Ne laissons pas s’installer le monde sans contact

Ne laissons pas s’installer le monde sans contact

Appel au boy­cott de l’application Stop-COVID19

Du point de vue sani­taire, l’épidémie de COVID-19 met­tra du temps à livrer tous ses mys­tères. Le brouillard qui entoure l’origine de la mala­die, sa dif­fu­sion et sa léta­li­té ne pour­ra se dis­si­per que lorsqu’elle ces­se­ra de frap­per dans autant de pays à la fois. À ce jour, per­sonne n’a l’air de savoir quand une telle accal­mie se pro­dui­ra. D’ici là, pour conti­nuer de vivre, nous ne devons ni sous-esti­mer, ni sur­es­ti­mer cette épi­dé­mie en tant que telle.

Par contre, ce que nous sen­tons très clai­re­ment, c’est que la crise sani­taire a des chances impor­tantes de pré­ci­pi­ter l’avènement d’un nou­veau régime social : un régime basé sur une peur et une sépa­ra­tion accrues, encore plus inéga­li­taire et étouf­fant pour la liber­té. Si nous pre­nons la peine de lan­cer cet appel, c’est que nous pen­sons que cela n’est pas joué d’avance et que des pos­si­bi­li­tés vont se pré­sen­ter, pour les popu­la­tions, de l’empêcher. Mais alors que nous, simples citoyens, res­sen­tons vio­lem­ment la fra­gi­li­té de nos exis­tences face à la menace du virus et d’un confi­ne­ment long, l’ordre poli­tique et éco­no­mique en vigueur semble, lui, à la fois ébran­lé et ren­for­cé par la secousse en cours. Il paraît en même temps fra­gile, et très solide sur ses bases les plus « modernes », c’est-à-dire les plus des­truc­trices socialement.

Bien sûr, il n’a pas échap­pé à grand-monde que la situa­tion pré­sente a per­mis aux gou­ver­ne­ments de nom­breux pays de téta­ni­ser, pour un temps indé­ter­mi­né, les contes­ta­tions par­fois extrê­me­ment vives dont ils fai­saient l’objet depuis plu­sieurs mois. Mais ce qui est tout aus­si frap­pant, c’est que les mesures de dis­tan­cia­tion inter­per­son­nelle et la peur du contact avec l’autre géné­rées par l’épidémie entrent puis­sam­ment en réso­nance avec des ten­dances lourdes de la socié­té contem­po­raine. La pos­si­bi­li­té que nous soyons en train de bas­cu­ler vers un nou­veau régime social, sans contact humain, ou avec le moins de contacts pos­sibles et régu­lés par la bureau­cra­tie, est notam­ment déce­lable dans deux évo­lu­tions pré­ci­pi­tées par la crise sani­taire : l’aggravation effrayante de l’emprise des Tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC) sur nos vies ; et son corol­laire, les pro­jets de tra­çage élec­tro­nique des popu­la­tions au nom de la néces­si­té de limi­ter la conta­gion du COVID-19.

« Restez chez vous »… sur Internet

Dès les pre­miers jours du confi­ne­ment, il était clair qu’une des consé­quences sociales immé­diates de la pan­dé­mie, en Espagne et en France, serait la radi­ca­li­sa­tion de notre dépen­dance à l’informatique. Au train où allaient les choses, il sem­blait pour­tant dif­fi­cile d’accélérer ! Mais avec l’enfermement au domi­cile, pour beau­coup, les écrans deviennent un mode qua­si-exclu­sif d’accès au monde ; le com­merce en ligne explose, et même l’organisation de réseaux d’approvisionnements locaux en légumes et pro­duits frais passe sou­vent par des sites Inter­net ; la consom­ma­tion de jeux vidéo s’envole ; le nombre de consul­ta­tions de « télé­mé­de­cine » montent en flèche (alors qu’elles n’apportent rien de plus en géné­ral qu’une conver­sa­tion télé­pho­nique) ; la « conti­nui­té péda­go­gique » se fait aus­si par ordi­na­teur, au mépris de toutes les recom­man­da­tions médi­cales de limi­ter l’exposition des enfants aux écrans ; et des mil­lions de per­sonnes se retrouvent à tra­vailler chez elles – non plus « métro-bou­lot-dodo », mais direc­te­ment « du lit à l’ordi ».

Les grands médias ne voient en géné­ral rien d’inquiétant à cette réduc­tion de toutes les acti­vi­tés humaines à une seule. Au contraire, ils applau­dissent d’autant plus les ini­tia­tives de soli­da­ri­té qu’elles passent par un site, une pla­te­forme, un groupe sur mes­sa­ge­rie… Ils encou­ragent tout un cha­cun à se rési­gner au fait de prendre l’apéritif seuls-ensemble[1], « par » Skype, et trouvent même des croyants ravis de com­mu­nier pour Pâques par écrans interposés.

À cette cam­pagne inces­sante de pro­mo­tion de la vie numé­rique ne répond aucune alarme dans le débat d’idées : l’informatisation totale ne semble un pro­blème pour per­sonne. Des jour­na­listes, des éco­no­mistes, des hommes d’État, des deux côtés des Pyré­nées, nous serinent qu’il fau­dra à l’avenir ne pas res­ter si dépen­dants de l’industrie chi­noise pour les médi­ca­ments, le tex­tile, etc. ; mais leur sou­ci d’indépendance natio­nale les amène rare­ment à se pré­oc­cu­per du fait que le sec­teur du numé­rique tout entier repose sur les mines et les usines asia­tiques, sou­vent de véri­tables bagnes indus­triels qu’il est très dif­fi­cile d’imaginer « relo­ca­li­ser ». D’autres voix s’élèvent, qui ne s’en tiennent pas à la cri­tique de la mon­dia­li­sa­tion des échanges, et réclament un chan­ge­ment pro­fond de « notre modèle de déve­lop­pe­ment ». Mais elles éludent la place cen­trale du numé­rique dans ce modèle, et ne signalent pas que rien ne pour­ra chan­ger en matière de pré­ca­ri­sa­tion sociale et d’écologie si nous conti­nuons de tout faire par Internet.

Le pré­sident Macron, quant à lui, se per­met de faire des allu­sions répé­tées au pro­gramme du Conseil natio­nal de la Résis­tance et à son esprit de com­pro­mis social ; mais dans les faits, le pro­jet de conver­sion de la France en start-up nation n’est nul­le­ment en pause, au contraire il connaît un grand bond en avant. Cette nou­velle ère de tra­vail sans contact per­met de com­plé­ter l’offensive contre les sala­riés enta­mée bien avant le coro­na­vi­rus : sup­pres­sion mas­sive de postes au pro­fit d’applications, de pla­te­formes et de robots ; réduc­tion du tra­vail rela­tion­nel au pro­fit de réponses auto­ma­ti­sées pilo­tées par algo­rithmes ; perte de sens du tra­vail sup­plan­té par d’absurdes rou­tines bureau­tiques ; exploi­ta­tion accrue, et affai­blis­se­ment des capa­ci­tés de résis­tance des sala­riés, de plus en plus iso­lés les uns des autres.

Le confi­ne­ment est ain­si une aubaine pour s’approcher de l’objectif de rem­pla­ce­ment de tous les ser­vices publics par des por­tails en ligne, fixé par le plan Action publique 2022. Comme on le voit avec la sup­pres­sion des gui­chets SNCF, cette numé­ri­sa­tion accé­lère la pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics, par le trans­fert de leur tra­vail à des pla­te­formes com­mer­ciales aux pra­tiques opaques, fon­dées sur le pro­fi­lage mas­sif des indi­vi­dus. Elle évince vio­lem­ment l’ensemble des usa­gers peu ou pas connec­tés – un cin­quième de la popu­la­tion, par­mi les­quels les per­sonnes âgées, les plus vul­né­rables éco­no­mi­que­ment et les récal­ci­trants. Elle oblige désor­mais des caté­go­ries en voie de pau­pé­ri­sa­tion mas­sive à s’acheter par­fois autant d’équipements infor­ma­tiques « de base » (PC, smart­phone, impri­mante, scan­ner…) que le foyer compte de membres Elle nous fait bas­cu­ler dans un monde pro­fon­dé­ment déshu­ma­ni­sé et kafkaïen.

« La numé­ri­sa­tion de tout ce qui peut l’être est le moyen pour le capi­ta­lisme du XXIe siècle d’obtenir de nou­velles baisses de coût […] Cette crise sani­taire appa­raî­tra peut-être rétros­pec­ti­ve­ment comme un moment d’accélération de cette vir­tua­li­sa­tion du monde. Comme le point d’inflexion du pas­sage du capi­ta­lisme indus­triel au capi­ta­lisme numé­rique, et de son corol­laire, l’effondrement des pro­messes huma­nistes de la socié­té [de ser­vices]. »[2]

Cette ana­lyse de bon sens n’est pas le fait d’un contemp­teur du néo­li­bé­ra­lisme, en colère contre les choix poli­tiques faits depuis qua­rante ans sous la pres­sion des milieux d’affaires. Elle est d’un éco­no­miste de centre-gauche, par­ti­ci­pant au Conseil de sur­veillance du jour­nal Le Monde. Elle suf­fit pour com­prendre que si « stra­té­gie du choc »[3] il y a, dans le contexte actuel, elle se trouve en bonne par­tie sous nos yeux, dans ce sur­croît de numé­ri­sa­tion de la vie domes­tique et économique.

Il nous semble juste de par­ler de stra­té­gie du choc numé­rique, au sens où la crise sani­taire crée l’occasion de ren­for­cer la dépen­dance aux outils infor­ma­tiques, et de déployer des pro­jets éco­no­miques et poli­tiques pré-exis­tants : ensei­gne­ment à dis­tance, recours mas­sif au télé­tra­vail, « e‑santé », Inter­net des objets et robo­ti­sa­tion, éli­mi­na­tion de l’argent liquide au pro­fit de la mon­naie élec­tro­nique, pro­mo­tion de la 5G, smart city… On peut aus­si faire figu­rer dans ce tableau les pro­jets de sui­vi des indi­vi­dus par leur smart­phone, au-delà de ce qui se pra­ti­quait déjà en matière de sur­veillance poli­cière, de mar­ke­ting, ou de ren­contres amou­reuses par appli­ca­tions dédiées. Ain­si le risque n’est-il pas seule­ment que les choses res­tent « comme avant », mais qu’elles empirent nettement.

Quand la Chine s’éveille en nous ?

Il est à peu près acquis que plu­sieurs gou­ver­ne­ments euro­péens vont mettre en place de nou­veaux dis­po­si­tifs de sur­veillance par smart­phone, en contre­par­tie de la sor­tie, ou du relâ­che­ment, du confi­ne­ment. Alors qu’à la peur de tom­ber malade s’ajoute la las­si­tude et l’impossibilité éco­no­mique de res­ter confi­nés pen­dant des mois, c’est un véri­table chan­tage auquel les popu­la­tions sont soumises.

Pre­nons la mesure de l’imposture : dans un contexte de pénu­rie grave des moyens ordi­naires pour lut­ter contre la conta­gion (trop peu de masques et de blouses à l’hôpital, manque de soi­gnants et de lits à l’hôpital et en dehors, peu de tests), on nous pro­pose à la place un gad­get de science-fic­tion, les appli­ca­tions de détec­tion élec­tro­nique de la trans­mis­sion du coro­na­vi­rus. Aucune annonce claire n’est faite dans le sens d’un sou­tien finan­cier mas­sif et struc­tu­rel aux hôpi­taux publics pour faire face à une crise qui va durer ; par contre, on s’apprête à fran­chir un nou­veau cap dans la tra­ça­bi­li­té sys­té­ma­tique des dépla­ce­ments et des rela­tions sociales – au moins, dans un pre­mier temps, pour ceux qui l’acceptent. Les résul­tats sani­taires sont plus qu’incertains ; les consé­quences poli­tiques, elles, ne font pas de doute.

Car le fait de se savoir tra­cé en per­ma­nence est source de confor­misme et de sou­mis­sion aux auto­ri­tés, même quand on ne vit pas sous une dic­ta­ture[4]. Les élé­ments de lan­gage gou­ver­ne­men­taux assurent que les infor­ma­tions don­nées par les appli­ca­tions de tra­çage des per­sonnes por­teuses du COVID-19 seront ano­ny­mi­sées puis détruites, mais il suf­fit de lire les mémoires d’Edward Snow­den à pro­pos de la sur­veillance élec­tro­nique pour voir que ce genre de garan­tie ne tient pas[5]. Qui plus est, un coup d’œil à l’histoire récente des tech­no­lo­gies montre qu’il n’y a pra­ti­que­ment jamais de retour en arrière avec les dis­po­si­tifs liber­ti­cides intro­duits en temps de crise : si elles sont mises en œuvre à grande échelle sous l’égide de l’État, les appli­ca­tions de tra­çage res­te­ront, et il sera dif­fi­cile d’en empê­cher l’extension à toute la popu­la­tion. Pen­sons au fichage ADN, intro­duit à la fin des années 1990 suite à une série de meurtres à carac­tère sexuel et dont les ministres de l’époque juraient qu’il res­te­rait tou­jours limi­té aux grands cri­mi­nels – de nos jours, il est deve­nu qua­si-auto­ma­tique, quand on est arrê­té pour être res­té un peu tard en mani­fes­ta­tion. Pen­sons aus­si, tout sim­ple­ment, que nous n’avons aucune idée de la durée de l’épisode épi­dé­mique où nous sommes entrés début mars – six mois ? trois ans ? bien plus ?

En tous cas, cet épi­sode est mar­qué par l’idée que l’efficacité, en matière de lutte contre les coro­na­vi­rus, serait à cher­cher du côté de l’Asie en géné­ral et de la Chine en par­ti­cu­lier. En France, médias et poli­tiques portent plu­tôt leur regard vers la Corée du Sud, Taï­wan ou Sin­ga­pour, dont l’hyper-modernité tech­no­lo­gique n’est pas asso­ciée (à tort ou à rai­son) au des­po­tisme poli­tique. En Espagne, par contre, le début de la crise sani­taire a vu la presse domi­nante se deman­der ouver­te­ment si la « démo­cra­tie » n’est pas un far­deau qui condamne à l’inefficacité, tan­dis que de vieux poli­ti­ciens « libé­raux » fai­saient part de leur admi­ra­tion pour l’autoritarisme chi­nois high tech : géo­lo­ca­li­sa­tion des télé­phones mobiles, sys­tèmes de nota­tion sociale [social ran­king] ali­men­tée par les don­nées recueillies en per­ma­nence sur les citoyens avec Inter­net, recon­nais­sance faciale, usage de drones pour sur­veiller et sanc­tion­ner la popu­la­tion. C’est un des élé­ments du tour­nant que nous vivons peut-être : nous avons été habi­tués depuis des décen­nies à lire notre ave­nir dans les évo­lu­tions de la socié­té nord-amé­ri­caine, et tout à coup, c’est la Chine post-maoïste qui semble deve­nir notre hori­zon – elle qui fait un usage véri­ta­ble­ment décom­plexé des inno­va­tions de la Sili­con Valley.

La surenchère technologique ne peut que nourrir les effondrements écologiques et sanitaires

Pour l’heure, le recours par les auto­ri­tés poli­tiques euro­péennes aux appli­ca­tions de tra­çage des smart­phones pour tra­quer le COVID-19 relève d’une forme de bluff[6]. C’est une mesure d’accompagnement psy­cho­lo­gique, pour don­ner l’impression qu’elles agissent, qu’elles peuvent quelque chose, qu’elles ont des idées pour maî­tri­ser la situa­tion. Alors qu’il est mani­feste qu’elles ne maî­trisent rien, en tous cas dans des pays comme les nôtres ou comme l’Italie. Par contre, dans toute l’Europe, elles emboîtent le pas aux milieux d’affaire qui réclament la reprise du tra­vail et la relance de l’économie ; il est donc d’autant plus urgent de sor­tir des « applis » magiques de leurs cha­peaux, puisqu’elles n’ont visi­ble­ment rien d’autre à leur dis­po­si­tion pour pro­té­ger les populations.

Des dis­po­si­tifs comme la géo­lo­ca­li­sa­tion élec­tro­nique servent en fait à assu­rer le main­tien d’une orga­ni­sa­tion sociale patho­lo­gique, tout en pré­ten­dant limi­ter l’impact de l’épidémie que nous connais­sons aujourd’hui. Le tra­çage du coro­na­vi­rus vise à sau­ver (momen­ta­né­ment) un type de monde où l’on se déplace beau­coup trop, pour notre san­té et celle de la Terre ; où l’on tra­vaille de plus en plus loin de chez soi, en côtoyant au pas­sage des mil­liers de gens qu’on ne connaît pas ; où l’on consomme les pro­duits d’un com­merce mon­dial dont l’échelle exclut toute régu­la­tion morale. Ce que les pro­mo­teurs de la géo­lo­ca­li­sa­tion cherchent à pré­ser­ver, ce n’est donc pas d’abord notre san­té, ni notre « sys­tème de san­té » : c’est la socié­té de masse. C’est même une socié­té de masse ren­for­cée, au sens où les indi­vi­dus qui la com­posent seront encore plus esseu­lés et ren­fer­més sur eux-mêmes, par la peur et par la technologie.

Alors que la pan­dé­mie actuelle devrait nous inci­ter à trans­for­mer radi­ca­le­ment une socié­té où l’urbanisation galo­pante, la pol­lu­tion de l’air et la sur­mo­bi­li­té peuvent avoir des consé­quences aus­si incon­trô­lables, le décon­fi­ne­ment géré par big data menace de nous y enfon­cer un peu plus. L’émergence du COVID-19, comme celle des autres grands virus depuis l’an 2000, est reliée par de nom­breux cher­cheurs à la défo­res­ta­tion qui oblige beau­coup d’espèces ani­males à se retrou­ver en contact impré­vu avec les humains. D’autres mettent en cause les éle­vages inten­sifs concen­tra­tion­naires, arro­sés d’antibiotiques muta­gènes. Dire que la réponse au COVID-19 doit être tech­no­lo­gique (comme Sté­phane Richard, le PDG d’Orange dans Le Monde du 1er avril), c’est pour­suivre la fuite en avant dans une logique de puis­sance et de maî­trise illu­soire de la nature, dont la crise éco­lo­gique nous montre chaque jour l’échec. L’impact de l’industrie numé­rique sur les éco­sys­tèmes est déjà inte­nable. Elle a créé une ruée sur les métaux qui dévaste les zones les plus pré­ser­vées de la pla­nète. Elle s’appuie sur une indus­trie chi­mique par­ti­cu­liè­re­ment pol­luante et engendre des mon­tagnes de déchets. Du fait de la mul­ti­pli­ca­tion des data cen­ter et de l’augmentation per­ma­nente du tra­fic Inter­net, elle fait car­bu­rer les cen­trales élec­triques et émet autant de gaz à effet de serre que le tra­fic aérien[7].

Qui plus est, le mode de vie connec­té est glo­ba­le­ment nocif pour notre san­té. Addic­tions, dif­fi­cul­tés rela­tion­nelles et d’apprentissage chez les plus jeunes, mais aus­si élec­tro-hyper­sen­si­bi­li­té : l’Agence de sécu­ri­té sani­taire (Anses) estime ain­si à 3,3 mil­lions le nombre de Fran­çais qui disent en souf­frir (soit 5 % de la popu­la­tion), et affirme la néces­si­té d’importantes recherches pour com­prendre com­ment ces souf­frances se déclenchent et s’amplifient[8]. Ajou­tons à cela les doutes qui entourent le carac­tère can­cé­ro­gène des ondes élec­tro­ma­gné­tiques arti­fi­cielles, consi­dé­ré comme pos­sible par l’OMS. Les liens éta­blis entre tumeurs au cœur (chez des rats) et ondes 2G/3G par le Natio­nal Toxi­co­lo­gy Pro­gramm amé­ri­cain en 2018[9] ne font pas l’objet d’un consen­sus scien­ti­fique, mais le doute est tou­jours à décharge pour les indus­triels de la télé­pho­nie mobile : il sert de jus­ti­fi­ca­tion à la fuite en avant, jamais au prin­cipe de précaution.

D’ailleurs, au pre­mier rang de la stra­té­gie du choc menée par le gou­ver­ne­ment fran­çais figure l’installation sim­pli­fiée des antennes-relais, contes­tées par tant de rive­rains et d’associations, notam­ment pour motifs de san­té. La loi d’urgence du 25 mars 2020 per­met leur déploie­ment sans l’accord de l’Agence natio­nale des fré­quences. Dans le même temps, l’explosion du tra­fic Inter­net lié au confi­ne­ment jus­ti­fie la pour­suite du déploie­ment du réseau 5G – c’est en Ita­lie que les choses s’accélèrent le plus[10]. Alors que des scien­ti­fiques et des citoyens du monde entier s’y opposent depuis plu­sieurs années, la presse rabat les inquié­tudes qui s’expriment à ce sujet, en dif­fé­rents endroits du monde, sur des thèses impro­bables reliant la pro­pa­ga­tion du COVID-19 aux ondes 5G. Les Gafam vont jusqu’à envi­sa­ger ces der­niers jours de sup­pri­mer de nom­breuses publi­ca­tions en ligne qui alarment sur les effets de cette nou­velle étape dans l’intensification des champs élec­tro­ma­gné­tiques arti­fi­ciels. Or, ces alarmes sont sou­vent par­fai­te­ment légi­times : d’une part parce que déployer, sans en connaître les effets, une source de pol­lu­tion élec­tro­ma­gné­tique au moins deux fois supé­rieure à celle de tous les réseaux déjà exis­tants est une aber­ra­tion du point de vue du prin­cipe de pré­cau­tion ; d’autre part parce que le dan­ger le plus avé­ré du réseau 5G est qu’il doit ser­vir d’infrastructure à la pro­li­fé­ra­tion des objets connec­tés, des voi­tures auto­ma­tiques et, glo­ba­le­ment, d’une socié­té hyper­con­su­mé­riste dont les effets sociaux et éco­lo­giques sont intenables.

Arrêter l’escalade

Bref, les tech­no­crates du monde entier pré­tendent nous pré­ser­ver du coro­na­vi­rus aujourd’hui, en accé­lé­rant un sys­tème de pro­duc­tion qui com­pro­met déjà notre sur­vie demain matin. C’est absurde, en plus d’être voué à l’échec.

Nous n’avons pas besoin de tech­no­lo­gies qui nous déres­pon­sa­bi­lisent, en disant et déci­dant à notre place où nous pou­vons aller. Ce dont nous avons besoin, c’est d’exercer notre res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, pour pal­lier les défaillances et le cynisme des diri­geants. Nous avons besoin de construire par le bas, avec l’aide des soi­gnants, des règles de pru­dence col­lec­tive rai­son­nables et tenables sur la longue durée. Et pour que les inévi­tables contraintes fassent sens, nous n’avons pas seule­ment besoin de savoir en temps réel quelle est la situa­tion dans les ser­vices d’urgence. Nous avons besoin d’une réflexion col­lec­tive et consé­quente sur notre san­té, sur les moyens de nous pro­té­ger des mul­tiples patho­lo­gies que génère notre mode de vie : les futurs virus, autant que leurs divers fac­teurs de « comor­bi­di­té », tels que l’asthme, l’obésité, les mala­dies car­dio­vas­cu­laires, le dia­bète et bien sûr le can­cer[11].

Cette crise met une fois de plus en évi­dence le pro­blème de la dépen­dance des peuples envers un sys­tème d’approvisionnement indus­triel qui sac­cage le monde et affai­blit notre capa­ci­té à nous oppo­ser concrè­te­ment aux injus­tices sociales. Nous per­ce­vons que seule une prise en charge col­lec­tive de nos besoins maté­riels, à la base de la socié­té, pour­rait per­mettre, dans les troubles à venir, de trou­ver à man­ger, de se soi­gner, d’accéder aux ser­vices de base. Il faut com­prendre que l’informatisation va à l’encontre de ces néces­saires prises d’autonomie : le sys­tème numé­rique est deve­nu la clé de voûte de la grande indus­trie, des bureau­cra­ties éta­tiques, de tous les pro­ces­sus d’administration de nos vies qui obéissent aux lois du pro­fit et du pou­voir.

Il se dit régu­liè­re­ment qu’à un moment don­né de cette crise, il fau­dra deman­der des comptes aux diri­geants. Et comme à l’accoutumée, les récla­ma­tions en matière de dota­tions bud­gé­taires, d’abus patro­naux et finan­ciers, de redis­tri­bu­tion éco­no­mique, ne man­que­ront pas. Mais à côté de ces indis­pen­sables reven­di­ca­tions, d’autres mesures sont à prendre nous-mêmes ou à arra­cher aux déci­deurs, si nous vou­lons pré­ser­ver notre liber­té – c’est-à-dire si nous vou­lons pré­ser­ver la pos­si­bi­li­té de com­battre les logiques de concur­rence et de ren­ta­bi­li­té, de construire un monde où la peur de l’autre et l’atomisation de la popu­la­tion ne dominent pas pour longtemps.

  1. Ces jours-ci, il semble que de nom­breuses per­sonnes laissent leur smart­phone chez elles, quand elles quittent leur domi­cile. Nous appe­lons à la géné­ra­li­sa­tion de ce genre de geste et au boy­cott des appli­ca­tions pri­vées ou publiques de tra­çage élec­tro­nique. Au-delà, nous invi­tons cha­cun et cha­cune à réflé­chir sérieu­se­ment à la pos­si­bi­li­té d’abandonner son télé­phone intel­li­gent, et de réduire mas­si­ve­ment son usage des tech­no­lo­gies de pointe. Reve­nons enfin à la réalité.
  2. Nous appe­lons les popu­la­tions à se ren­sei­gner sur les consé­quences éco­no­miques, éco­lo­giques et sani­taires du déploie­ment pla­ni­fié du réseau dit 5G, et à s’y oppo­ser acti­ve­ment. Plus lar­ge­ment, nous invi­tons cha­cun et cha­cune à se ren­sei­gner sur les antennes de télé­pho­nie mobile qui existent déjà près de chez soi, et à s’opposer aux ins­tal­la­tions de nou­velles antennes-relais.
  3. Nous appe­lons à une prise de conscience du pro­blème de la numé­ri­sa­tion en cours de tous les ser­vices publics. Un des enjeux de la période d’après-confinement (ou des périodes entre deux confi­ne­ments ?) sera d’obtenir que des gui­chets phy­siques soient encore ou à nou­veau dis­po­nibles pour les habi­tants des villes et des cam­pagnes, dans les gares, à la Sécu­ri­té sociale, dans les pré­fec­tures et autres admi­nis­tra­tions. Des batailles méri­te­raient d’être enga­gées pour la défense du ser­vice pos­tal (essen­tiel par exemple à la cir­cu­la­tion d’idées sans numé­rique) et le main­tien d’un ser­vice de télé­phone fixe, bon mar­ché et indé­pen­dant des abon­ne­ments à Internet.
  4. Une autre bataille essen­tielle pour l’avenir de la socié­té est le rejet de l’école numé­rique. La période cri­tique que nous vivons est mise à pro­fit pour nor­ma­li­ser l’enseignement à dis­tance par Inter­net, et seule une réac­tion d’envergure des ensei­gnants et des parents pour­ra l’empêcher. Mal­gré toutes les cri­tiques qu’on peut faire de divers points de vue à l’institution sco­laire, la période actuelle devrait illus­trer aux yeux d’un grand nombre qu’il y a du sens à apprendre à plu­sieurs et qu’il est pré­cieux pour les enfants d’être au contact d’enseignants en chair et en os.
  5. L’économie n’est pas et n’a jamais été à l’arrêt ; les conflits sociaux ne doivent donc pas l’être non plus. Nous sou­te­nons toutes celles et ceux qui se sentent mis en dan­ger, du point de vue de la san­té, à leur poste de tra­vail habi­tuel ou dans leurs dépla­ce­ments. Mais nous atti­rons aus­si l’attention sur les abus et les souf­frances dans le cadre du télé­tra­vail, à domi­cile. Cer­tains d’entre nous dénoncent l’informatisation du tra­vail depuis des années ; il est clair que l’extension du télé­tra­vail contraint est un pro­ces­sus à endi­guer par de nou­velles formes de luttes, de boy­cott, de retrait.
  6. Du point de vue éco­no­mique, les mois à venir s’annoncent ter­ribles. Un appau­vris­se­ment très impor­tant des popu­la­tions est pos­sible, au même titre que des effon­dre­ments ban­caires et moné­taires. Face à ces périls, il nous faut pen­ser à com­ment man­ger et com­ment culti­ver des terres ; com­ment s’inscrire dans des réseaux d’approvisionnement de proxi­mi­té, et com­ment étendre ces pos­si­bi­li­tés au plus grand nombre ; com­ment sou­te­nir les agri­cul­teurs qui pro­duisent de la nour­ri­ture saine près de chez nous et com­ment aider d’autres à s’installer. Ce que nous avons dit plus haut explique pour­quoi nous pen­sons que le recours à la tech­no­lo­gie de pointe pour faire tout cela n’est pas une solu­tion humaine et pérenne.
  7. Enfin, il va nous fal­loir défendre les moyens de nous ren­con­trer phy­si­que­ment, inven­ter ou retrou­ver des lieux de dis­cus­sion publique dans ce contexte dif­fi­cile où vont se jouer des batailles déci­sives. Bien sûr, il fau­dra pré­voir des moda­li­tés qui prennent en compte les risques de conta­gion. Mais la vie connec­tée ne peut dura­ble­ment se sub­sti­tuer à la vie vécue, et les suc­cé­da­nés de débats par Inter­net ne rem­pla­ce­ront jamais la pré­sence en chair et en os, le dia­logue de vive voix. Cha­cune et cha­cun doit réflé­chir dès main­te­nant à la manière dont il est pos­sible de défendre ce droit à la ren­contre (réunions d’habitants, assem­blées popu­laires, mani­fes­ta­tions), sans lequel aucun droit poli­tique n’est pos­sible, et sans lequel aucun rap­port de force, pour quelque lutte que ce soit, ne peut jamais se constituer.

Confi­nés à dis­tance les uns des autres, nous avons éla­bo­ré cet appel par Inter­net et nous nous appuyons sur des revues et jour­naux en ligne, en France et en Espagne (tra­duc­tion en cours), pour le faire connaître. Nous le fai­sons tou­te­fois aus­si impri­mer, pour le faire cir­cu­ler dès ces jours-ci, de toutes les façons qui nous sem­ble­ront adap­tées à la situa­tion. Vous pou­vez deman­der le texte aux édi­tions La Len­teur, 13 rue du Repos, 75020 Paris (adresse de cir­cons­tance) : contri­bu­tion libre, en chèque à l’ordre des édi­tions ou tout sim­ple­ment en timbres postaux.

Texte ini­tié par 
le col­lec­tif Écran total
 (résis­ter à la ges­tion et l’informatisation de nos vies) 
et le groupe de tra­vail « digi­ta­li­za­cion, TIC y 5G » 
de l’organisation Eco­lo­gis­tas en accion. 

Contacts en France :
Écran total, Boîte pos­tale 8 ;
3 et 5 rue Robert Judet,
23 260 Crocq ;
ou <ecrantotal[-at-]riseup.net>

Publié sur le site de Ter­restres, revue des livres, des idées et des éco­lo­gies le 27 avril 2020.


  1. Réfé­rence à l’ouvrage de Sher­ry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus tech­no­lo­gie, de moins en moins de rela­tions humaines, tra­duc­tion fran­çaise éd. L’Echappée, 2015.
  2. Extrait de l’interview de Daniel Cohen, “La crise du coro­na­vi­rus signale l’accélération d’un nou­veau capi­ta­lisme : le capi­ta­lisme numé­rique”, Le Monde, 3 avril 2020. Cette cita­tion n’implique évi­dem­ment pas un accord pro­fond avec les caté­go­ries employées par Cohen : en réa­li­té, le numé­rique appro­fon­dit le carac­tère indus­triel du capi­ta­lisme, et la socié­té post-indus­trielle dont il parle n’existe pas.
  3. Réfé­rence à la for­mule et à l’ouvrage de Nao­mi Klein, La Stra­té­gie du choc : la mon­tée d’un capi­ta­lisme du désastre, tra­duc­tion fran­çaise éd. Actes Sud, 2008. Ce livre par­tait de l’exemple des oppor­tu­ni­tés ouvertes aux milieux d’affaires amé­ri­cains par l’ouragan Katri­na en Loui­siane, en 2005.
  4. Voir à ce sujet le cha­pitre 2 de l’ouvrage du Groupe MARCUSE, La Liber­té dans le coma. Essai sur l’identification élec­tro­nique et les motifs de s’y oppo­ser, Vaour, La Len­teur, 2019, notam­ment les pages 121 à 131.
  5. Edward Snow­den, Mémoires vives, Paris, Seuil, 2019. Pour être pré­cis, Snow­den insiste sur l’impossibilité de faire dis­pa­raître défi­ni­ti­ve­ment des don­nées enre­gis­trées. Quant à l’impossibilité de les ano­ny­mi­ser, on peut se réfé­rer aux ana­lyses de Luc Rocher, « Don­nées ano­nymes, bien trop faciles à iden­ti­fier », 17 sep­tembre 2019, sur le site The Conver­sa­tion <www.theconversation.com>.
  6. Voir l’analyse à ce pro­pos de l’association La Qua­dra­ture du Net, publiée sur leur site le 14 avril, qui sou­ligne entre autres le manque de fia­bi­li­té de la tech­no­lo­gie Blue­tooth, son manque de pré­ci­sion pour indi­quer des contacts avec des per­sonnes tes­tées « posi­tives » notam­ment dans les zones den­sé­ment peu­plées, et la dif­fi­cul­té à l’utiliser/l’activer pour beau­coup de gens.
  7. Voir entre autres la syn­thèse de Cécile Diguet et Fan­ny Lopez dans le cadre de l’Ademe, L’impact spa­tial et éner­gé­tique des data cen­ters sur les ter­ri­toires, en ligne sur <www.ademe.fr>.
  8. Voir l’article de Pierre Le Hir, « Elec­tro­sen­sibles : des symp­tômes réels qui res­tent inex­pli­qués », Le Monde, 27 mars 2018.
  9. Sur le site de l’association Priar­tem.
  10. En Espagne, au contraire, une pause a été décré­tée.
  11. Rap­pe­lons sim­ple­ment que selon une étude publiée dans le jour­nal scien­ti­fique The Lan­cet en 2017, la pol­lu­tion de l’eau, de l’air et des sols tue 9 mil­lions de per­sonnes chaque année ; voir Le Monde, 20 octobre 2017.

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