La guerre mondiale contre la nature (par Armand Farrachi)

LA GUERRE MONDIALE CONTRE LA NATURE

Les diri­geants nous rap­pellent régu­liè­re­ment que nous sommes en guerre : en guerre contre le ter­ro­risme, en guerre contre les virus, en guerre contre le chô­mage. Mais la véri­table guerre d’aujourd’hui, la guerre mon­diale, totale, la guerre de plus de cent ans, c’est la guerre menée non contre une nation ou un fléau mais contre la nature et contre ceux qui la défendent, avec, pour armes de des­truc­tion mas­sive, le com­merce inter­na­tio­nal et la tech­no­lo­gie. Cer­tains chefs d’États (comme Trump ou Bol­so­na­ro) l’ont ouver­te­ment décla­rée, mais tous la mènent. À cette échelle, la des­truc­tion de la nature n’est plus un évé­ne­ment, et encore moins une crise, c’est un âge, une époque, une ère.

La guerre commerciale

La guerre, telle qu’on l’a jusqu’alors pra­ti­quée, oppose des puis­sances rivales et vise à détruire des hommes, du maté­riel, des milieux, entraî­nant diverses cala­mi­tés (cap­ti­vi­té, viols, pillages, dépor­ta­tions, sac­cages, humi­lia­tions diverses…) par quoi l’un des bel­li­gé­rants maté­ria­lise sa vic­toire sur l’ennemi. L’art de la guerre, comme on l’appelle, s’enseigne encore dans des écoles mili­taires et entend for­mer des vir­tuoses de « l’attaque de flancs », de la « prise en tenaille », ou du « mou­ve­ment tour­nant ou débor­dant ». Cette guerre dite conven­tion­nelle méri­te­rait plu­tôt d’être qua­li­fiée d’archaïque tant, selon moi, elle appar­tient déjà au passé.

Seuls y ont encore recours non pas de puis­sants États mais des groupes réduits qui ne peuvent se battre qu’avec des armes à feu, lors de gué­rillas ou de guerres intes­tines bien­tôt infec­tées en conflits plus « conven­tion­nels ». Pour les grandes nations, l’affrontement phy­sique est deve­nu un luxe inutile, pas seule­ment, évi­dem­ment, à cause de ce qu’il coûte en vies, en maté­riel, en des­truc­tions, mais bel et bien en éner­gie, en argent, et en « image ». Il oblige par ailleurs à entre­te­nir des sol­dats, des casernes, des arse­naux, à mobi­li­ser des jeunes gens qui seraient plus utiles ailleurs, et, même en cas de vic­toire, à sur­veiller des ter­ri­toires conquis, à répri­mer des révoltes, à défendre de nou­velles fron­tières, à conclure des alliances sus­pectes, tout ce à quoi pour­rait se résu­mer l’histoire des empires.

Un pay­sage d’avenir sur Terre : une mine à ciel ouvert au Cana­da (Fig. 1)

Et avec quel pro­fit ? Quel besoin y a t‑il aujourd’hui d’étendre sans fin un ter­ri­toire, d’y plan­ter son dra­peau, d’y lever des impôts, d’y recru­ter des sol­dats, d’y impo­ser sa langue et ses mœurs par la force, alors qu’il est si simple de par­ve­nir au même but par des moyens aus­si paci­fiques que lucra­tifs ? L’intérêt des empires mar­chands d’aujourd’hui, comme celui des mul­ti­na­tio­nales, est bel et bien de conqué­rir non pas des ter­ri­toires mais des mar­chés, et d’assurer par là leur puis­sance et leur pros­pé­ri­té. Plus besoin de sol­dats ni de canons pour exer­cer ce qu’on appelle le « soft power », qui consiste à séduire plus qu’à ter­ro­ri­ser. Plu­tôt des res­tau­rants, des ciné­mas, des « busi­ness mana­gers » et direc­teurs d’opinion média­tiques, des modes ali­men­taires, ves­ti­men­taires ou com­por­te­men­tales, des « séries ». C’est en tout cas le régime que les États-Unis ont choi­si d’imposer au monde occi­den­tal à la fin de la der­nière guerre, alors que l’Union sovié­tique pré­fé­rait inves­tir dans les chars d’assaut et la police secrète, se condam­nant ain­si à un pro­chain effon­dre­ment. Il n’était plus ques­tion d’humilier des vain­cus, d’annexer des pro­vinces, mais plu­tôt de faire régner un ordre éco­no­mique et cultu­rel, ce qui, avec un peu de patience, revient exac­te­ment au même. Le Plan Mar­shall de 1947 ren­flouait les États rui­nés par la guerre, y com­pris les États vain­cus, à condi­tion qu’ils se four­nissent aux États-Unis. Dès lors, com­men­çait la troi­sième guerre mon­diale, qui consiste à lan­cer des marques plu­tôt que des obus, et à impo­ser aus­si loin et aus­si long­temps que pos­sible une pra­tique, une idéo­lo­gie, un sys­tème, une tech­nique, un ordre. Sur cet empire com­mer­cial, le soleil ne se couche jamais. Ain­si que le disait déjà Sun Tzu, le véri­table art de la guerre consiste à vaincre sans com­battre. C’est chose faite. Depuis le VIe siècle av. JC on a d’ailleurs fait mieux que vaincre sans com­bat : on triomphe en diver­tis­sant, sous les accla­ma­tions des vaincus.

Dans cette guerre sans mis­siles, que tentent à pré­sent de gagner la Chine et les États-Unis, et que l’Europe a déjà per­due, aucun sol­dat n’oriente les foules vers les comp­toirs ou les fourches du vain­queur : elles se ruent spon­ta­né­ment dans les fast food ou à Dis­ney­land, se livrent avec joie au jog­ging, lisent des news­let­ters ou des E‑books. Vain­queurs et vain­cus com­mu­nient ensemble dans le culte du bon­heur, de la liber­té de consom­mer, impa­tients du pro­grès des sciences et des tech­niques, qui leur pro­met un monde encore meilleur, ou tout sim­ple­ment « moderne ». Le phé­no­mène n’est d’ailleurs pas nou­veau. En voyant les Bre­tons sou­mis par les Romains adop­ter le port de la toge, le théâtre, la posi­tion cou­chée pour les repas ou l’usage du latin, Tacite remar­quait déjà : « Ils appellent civi­li­sa­tion les marques de leur asser­vis­se­ment. »[1]

On pour­rait dire en copiant Clau­se­witz que le com­merce (y com­pris sous sa forme diver­tis­sante), c’est la guerre par d‘autres moyens, et l’on voit d’ailleurs que le voca­bu­laire guer­rier est deve­nu celui de l’entreprise, qui déve­loppe des « stra­té­gies », se flatte de « conquêtes », s’occupe de « logis­tique », parle de « cibles », d’ « impact », ce qui ne relève plus du tout de la méta­phore. Alors que les Lumières, Mon­tes­quieu, Vol­taire, voyaient dans le « doux com­merce » un fac­teur de paix entre les peuples, seul Jean-Jacques Rous­seau dénon­çait dans l’échange de mar­chan­dises une logique guer­rière, en quoi, une fois encore, il se mon­trait non pas vision­naire mais lucide.

À chaque époque son emblème : ici l’aigle romaine (Fig. 2)

La destruction de la nature

La Troi­sième Guerre mon­diale c’est d’abord la guerre des matières pre­mières : le pétrole, la viande, le bois tro­pi­cal, le soja, l’huile de palme, le coton, les miné­raux, tout ce qui oblige à forer, à creu­ser, à défri­cher, à empoi­son­ner, à exter­mi­ner peuples indi­gènes et ani­maux sau­vages. Le pay­sage emblé­ma­tique de cette poli­tique, c’est la mine à ciel ouvert, sans herbe, sans habi­tants, sans vie, sans ave­nir, sans rien (fig.1). Un ter­ri­toire exploi­té est un ter­ri­toire sou­mis, et aus­si­tôt bali­sé. Son occu­pa­tion par les ham­bur­gers, les champs de maïs, Mickey-Big Bro­ther ou Coca-Cola, l’américanisation du lan­gage et des com­por­te­ments marquent une domi­na­tion sans équi­voque, que lui envient et lui dis­putent à chaque coin de rue trai­teurs chi­nois, vête­ments bon mar­ché et paco­tille élec­tro­nique mas­si­ve­ment déver­sés par l’Empire du milieu. Plus de dra­peau tri­co­lore devant les mai­ries d’Indochine ou d’Afrique occi­den­tale, ni de croix gam­mée sur l’arc de triomphe (fig.3), mais par­tout le grand M jaune de Mac Donald (fig.4) ou le chat porte-bon­heur avec bras arti­cu­lé (fig.5), comme autant d’aigles romaines (fig.2). De même que les Mèdes vic­to­rieux arra­chaient les oli­viers de Grèce ou jetaient du sel sur la terre pour la sté­ri­li­ser, les vain­queurs d’aujourd’hui, s’ils veulent s’établir dura­ble­ment en ter­rain conquis, s’acharnent à détruire ou à effa­cer non seule­ment le pas­sé his­to­rique des villes mais sur­tout la nature.

Tant que la nature exis­te­ra, la liber­té y pour­ra renaître, une résis­tance s’y déve­lop­per. Un pou­voir véri­table ne s’enracine que sur une terre dévas­tée. Les auto­routes, les aéro­ports, les mines, car­rières ou centres com­mer­ciaux ne sont pas situés en pleine nature mal­gré les forêts, les rivières et les pay­sages qu’ils détruisent, mais bel et bien et jus­te­ment contre ces forêts, ces rivières ou ces pay­sages, pour les détruire, parce que tout ce que perd la nature est gagné par la « civi­li­sa­tion » et ain­si livré au com­merce international.

Plus besoin de napalm pour anéan­tir les forêts tro­pi­cales : le com­merce du bois y réus­sit aus­si bien et sou­vent mieux. Et le napalm coû­tait alors que le bois rap­porte. C’est ce com­merce « mon­dia­li­sé » qui intro­duit les espèces inva­sives, la gre­nouille-tau­reau, la pyrale du buis, le fre­lon asia­tique ou la jacinthe d’eau, qui, en offrant un mar­ché illi­mi­té à la corne de rhi­no­cé­ros, à la peau de tigre ou à la défense d’éléphant, sub­ven­tionne les bra­con­niers et les cher­cheurs d’or, c’est lui qui ravage les éco­sys­tèmes, les océans, les fleuves, les arbres, les ani­maux, qui rem­place tout ce qui échappe encore au contrôle com­mer­cial par des « envi­ron­ne­ments » artificiels.

À chaque époque son emblèe, ici, la croix gam­mée sur l’arc de triomphe (Fig. 3)

Sur un pré natu­rel ne s’exercent que les lois de la nature : l’été ou l’hiver, la nuit et le jour, la pluie et le beau temps. Un renard peut y chas­ser, un che­vreuil y paître. Presque tout y est pos­sible. Que ce pré soit béton­né en parc de sta­tion­ne­ment, il n’accueillera plus que des véhi­cules sou­mis à la loi du pro­prié­taire : nombre de places, prix du sta­tion­ne­ment, signa­li­sa­tion au sol, règle­ment du par­king. Rien d’autre n’y est pos­sible. Ce prin­cipe a été appli­qué à grande échelle aux États-Unis pen­dant la conquête de l’Ouest sau­vage, lorsqu’on a brû­lé la prai­rie pour exter­mi­ner les bisons et les Indiens qui en dépen­daient, pour exploi­ter enfin une nature sou­mise, hor­mis quelques poches aus­si­tôt ren­ta­bi­li­sées en parcs natu­rels pour le tou­risme. Un grand bar­rage ne per­met pas seule­ment de contrô­ler le débit des eaux mais aus­si les popu­la­tions qui en dépendent.

Grâce à cela, on peut non seule­ment piller les res­sources mais encore éta­blir une emprise poli­tique, et, puisqu’on n’arrête pas le pro­grès, plan­ter comme un dra­peau son ordre, hier méca­nique, puis tech­nique, et aujourd’hui numé­rique. Car (nous le répète-t-on assez !) la civi­li­sa­tion d’aujourd’hui, la « moder­ni­té », pour reprendre le concept offi­ciel, c’est la technologie.

Dictature technologique

Avant le triomphe de la civi­li­sa­tion méca­nique, on se méfiait des inno­va­tions, et on les refu­sait par­fois pour des rai­sons morales ou sociales (par exemple : le métier à tis­ser en Alle­magne à la Renais­sance, la machine hydrau­lique sous Ves­pa­sien, les armes à feu au Japon, la roue chez les Incas…). Aujourd’hui, grâce aux indus­triels, la tech­nique est toute puis­sante, uni­ver­selle, obli­ga­toire, inflexible, inexo­rable, à quelque prix que ce soit, y com­pris celui de la vie. Si tout le monde devait demain deve­nir élec­tro­sen­sible et souf­frir phy­si­que­ment des champs magné­tiques à en perdre le som­meil, (ce qui arri­ve­ra peut-être avec la 6G, la 7G, la 8G, et les autres) la télé­pho­nie mobile n’en serait pas limi­tée pour autant, pas plus que ne l’ont été les pes­ti­cides ou le nucléaire.

À chaque époque son emblème : ici l’aigle de Mac Donald’s (Fig. 4)

En 1789, les cahiers de doléances regret­taient déjà les « prai­ries arti­fi­cielles », les forges ou « les machines nou­velles inven­tées pour filer le coton » (cahier de Fre­nelle la Grande, Mire­court, Rouen…). Trente ans plus tard, l’ordre tech­nique s’imposait, d’abord en Angle­terre, avec les métiers à tis­ser, après qu’on a tout sim­ple­ment pen­du ceux qui les détrui­saient, puis dans le monde (fig.6). Car la tech­no­lo­gie triomphe tou­jours. Il n‘y a pas d’exemple, à ma connais­sance, d’une seule « inno­va­tion » tech­no­lo­gique qui ait dû céder aux inté­rêts natu­rels ou humains, y com­pris lorsque cette inno­va­tion ren­dait pos­sible la des­truc­tion de la la pla­nète, comme la fis­sion ato­mique. Les classes labo­rieuses ont conti­nué de s’opposer au pou­voir méca­nique jusqu’à son triomphe défi­ni­tif, vers 1850. La machine, par défi­ni­tion, est res­tée et res­te­ra supé­rieure à la force humaine ou ani­male et ne peut qu’être mise au ser­vice des plus puis­sants. Se pas­ser de voi­ture, d’internet ou de « smart­phone », est deve­nu impos­sible à qui veut ou doit vivre encore par­mi ses semblables.

La « moder­ni­té » si chère aux bien-pen­sants est d’abord le nom de l’extension, de la pres­sion accrue des tech­niques. Elle s’adapte en per­ma­nence aux « inno­va­tions » conti­nuelles comme on court der­rière l’autobus de peur de man­quer le pro­chain. Qui cesse de cou­rir dis­pa­raît. Les tech­no­lo­gies « modernes », à savoir numé­riques, dites « de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion » (TIC), qui pro­duisent des télé­phones « por­tables », des ordi­na­teurs, des navi­ga­teurs par satel­lite, des biens et ser­vices « imma­té­riels », qui pré­tendent « déma­té­ria­li­ser », abo­lir les dis­tances et les trans­ports, « sau­ver » des arbres en rem­pla­çant le papier par des écrans, comme si l’électronique tom­bait du ciel, détruisent davan­tage encore, har­cèlent les gorilles de mon­tagne en cher­chant du cobalt sur leur ter­ri­toire, menacent la san­té publique en aug­men­tant mas­si­ve­ment les risques de can­cer, d’asthme ou de satur­nisme, affectent nos capa­ci­tés cog­ni­tives et notre ima­gi­naire en nous accou­tu­mant aux écrans et au vir­tuel. La fibre optique immer­gée au fond des océans déso­riente les céta­cés et les fait s’échouer sur les rivages (fig.7).

À chaque époque son emblème : ici le chat porte-bon­heur chi­nois (Fig. 5)

Cha­cun des uti­li­sa­teurs d’Internet consomme chaque année 200 kilos de gaz à effet de serre et 3000 litres d’eau, pour ne s’en tenir qu’à quelques désastres ordinaires.

Les tech­no­philes opposent aux récal­ci­trants des alter­na­tives tran­chées : le nucléaire ou la bou­gie, le hame­çon ou la pêche élec­trique, les OGM ou la famine, la tech­no­lo­gie ou la mort. Seuls les réac­tion­naires nos­tal­giques de l’Ancien Régime et des per­ruques pou­drées pour­raient s’opposer à la marche triom­phale du Pro­grès. Voi­ci donc reve­nu sous le nom de « moder­ni­té » le prin­cipe téléo­lo­gique du Tout est bien, Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pos­sibles. Ce qui est réel vaut for­cé­ment mieux que ce qui n’existe pas. Cette logique de la fina­li­té n’est pas loin du « des­sein intel­li­gent ». Il suf­fit d’employer à bon escient les ins­tru­ments « modernes », par exemple pour « sau­ver la planète ».

Mais la tech­nique n’est pas neutre, comme un simple outil bien ou mal uti­li­sé, par des gen­tils ou des méchants, c’est un pou­voir en soi, qui porte son idéo­lo­gie comme l’escargot sa coquille. Elle l’emporte tou­jours. « La machine, écri­vait Mar­cuse[2] vers 1968, est l’instrument poli­tique le plus effi­cace ». Et nous véri­fions, comme le remar­quait Haber­mas à la même époque, que la plu­part des décou­vertes tech­niques concernent « le contrôle du com­por­te­ment et de modi­fi­ca­tion de la per­son­na­li­té[3] ». De fait, la plu­part des nou­velles « avan­cées tech­no­lo­giques » amé­liorent des moyens de contrôle et de sur­veillance, et la plus grande dic­ta­ture du monde, la Chine, « innove » constam­ment avec des sys­tèmes de recon­nais­sance faciale, de sur­veillance de masse, des « points sociaux », des orga­nismes géné­ti­que­ment modi­fiés et des tech­niques dites « d’intelligence arti­fi­cielle » per­met­tant de détec­ter des com­por­te­ments suspects.

Bris de machine par les lud­dites en 1812 (Fig. 6)

« Il ne s’agit pas de gagner la guerre, disait George Orwell, mais de la pro­lon­ger » (1984). Et aus­si : « Le but de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes de ter­ri­toires mais de main­te­nir intacte la struc­ture de la socié­té (p.281). » Ou encore : « En deve­nant conti­nue la guerre a ces­sé d’exister. » Il pré­voyait aus­si le « déve­lop­pe­ment de la télé­vi­sion et le per­fec­tion­ne­ment de la tech­nique (qu’aurait-il dit de l’informatique !) comme « une pos­si­bi­li­té d’imposer non seule­ment une com­plète obéis­sance à la volon­té de l’État, mais une com­plète uni­for­mi­té sur tous les sujets »[4]. En effet, ce n’est pas seule­ment un pou­voir éco­no­mique et poli­tique qui s’impose avec la tech­nique mais aus­si une idéo­lo­gie : celle du pro­grès conti­nu, de la crois­sance sans limite, du génie humain, avec inter­dic­tion de cri­ti­quer « la moder­ni­té », puisque tout ce qui arrive devait arri­ver. Grâce à elle, cer­tains nous pro­mettent même l’immortalité ! Dieu et la moder­ni­té ont donc vou­lu le rem­pla­ce­ment de la forêt tro­pi­cale par des pal­miers à huile, l’élevage du tigre en bat­te­rie, les algues vertes, la recon­nais­sance faciale, la mani­pu­la­tion géné­tique, la fonte des ban­quises et toutes les cala­mi­tés « modernes » qui nous accablent. Dou­ter de « la science » c’est blasphémer.

Il ne faut pas s’étonner que le bra­con­nage, l’abattage illé­gal d’arbres, la pol­lu­tion ou la sur­pêche soient si peu châ­tiés par les États. Chaque fois qu’un gué­pard est abat­tu, qu’un arbre tombe en forêt tro­pi­cale, qu’un corail blan­chit, que du pétrole s’échoue sur une plage ou qu’un dau­phin se noie dans un filet, chaque fois qu’un seul des 40 ours des Pyré­nées est empoi­son­né pour « pro­té­ger » un seul des 700 000 mou­tons fran­çais, c’est notre liber­té qui est non pas mena­cée mais direc­te­ment frap­pée, et pas seule­ment par d’occultes mul­ti­na­tio­nales sans visage, mais aus­si par des van­dales indi­vi­duels ou orga­ni­sés. Aux maximes para­doxales d’Orwell (« la liber­té c’est l’esclavage », « la guerre c’est la paix », ) il faut ajou­ter « détruire c’est pro­té­ger » : le patron du cha­lu­tier qui vide les mers « relance l’activité des ports som­no­lents », les chas­seurs du vil­lage qui tuent pour s’amuser les ani­maux sau­vages sont « les pre­miers éco­lo­gistes », les « ber­gers » tueurs des loups empêchent la « fer­me­ture » des pelouses d’estive, l’« exploi­tant agri­cole » qui arrache la haie « entre­tient la nature », et, de sur­croît, refuse toute cri­tique rele­vant de « l’agribashing » ! Tous les van­dales doivent désor­mais être recon­nus comme « pro­tec­teurs de la nature », « jar­di­niers du pay­sage » (fig.8), « défen­seurs pas­sion­nés de la bio­di­ver­si­té » et les « éco­los » dénon­cés comme des « aya­tol­lahs », des « khmers verts » des obs­cu­ran­tistes ou des réac­tion­naires, et, s’ils insistent, des « cas­seurs »… La phi­lo­so­phie des van­dales est des plus simples : « Il faut don­ner la prio­ri­té à l’homme », « Je suis chez moi je fais ce que je veux », « Si je ne le fais pas ce sera un autre », etc. Par chance pour eux, c’est aus­si ce que veut la loi et qu’imposeront les tribunaux.

Glo­bi­cé­phales échoués, Nou­velle-Zélande (Fig. 7)

« Parce qu’il faut pro­duire, écri­vait Artaud[5],

Il faut par tous les moyens de l’activité pos­sibles rem­pla­cer la nature par­tout où elle peut être remplacée (…)

Il faut que des champs d’activités nou­velles soient créés

Où ce sera le règne enfin de tous les faux pro­duits synthétiques

Où la belle nature n’a que faire ».

Fig. 8

En effet, on voit que tout ce qui était propre devient sale (comme l’air), que tout ce qui était gra­tuit devient payant (comme l’eau), que tout ce qui était natu­rel est ou sera fabri­qué (comme la neige). La terre pro­mise des hommes « modernes » est en vue : sans arbres, sans pois­sons, sans gla­ciers, sans ani­maux, sans eau douce, sans étoiles, mais avec des esca­liers rou­lants, des ascen­seurs, des écrans, des routes, des parcs et des ronds-points. La Troi­sième Guerre mon­diale fait donc rage. Il ne suf­fit plus de déser­ter. Il est urgent de résis­ter, car cette guerre, il faut qu’ils la perdent.

Armand Far­ra­chi

(Der­niers ouvrages parus : La Tec­to­nique des nuages (Cor­ti), Le Triomphe de la bêtise (Actes Sud))


  1. Vie d’Agricola
  2. (id. p. 29)
  3. La tech­nique et le science comme idéo­lo­gie, éd. essais/Galllmard, p. 65
  4. 1984, Folio, p. 292
  5. Pour en finir avec le juge­ment de Dieu

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