La véritable histoire de Sa Majesté des mouches (par Rutger Bregman)

Le texte sui­vant est une tra­duc­tion d’un article ini­tia­le­ment publié, en anglais, sur le site du quo­ti­dien bri­tan­nique The Guar­dian, le 9 mai 2020. Il s’a­git d’un extrait adap­té du livre du jour­na­liste néer­lan­dais Rut­ger Breg­man inti­tu­lé Huma­ni­té. Une his­toire opti­miste (2020, Seuil).


La véritable histoire de Sa Majesté des mouches :

Ce qu’il s’est pas­sé lorsque six ado­les­cents se sont échoués et ont vécu 15 mois durant sur une île déserte…

En 1965, un groupe d’écoliers a vécu iso­lé sur une île, or, ain­si que le rap­porte Rut­ger Breg­man, les choses ne se sont pas du tout pas­sées comme dans le roman de William Golding.

Depuis des siècles, la culture occi­den­tale se fonde sur l’idée selon laquelle les humains sont des êtres égoïstes. Cette concep­tion cynique de la nature humaine est pro­mue dans des films et des romans, dans des livres d’his­toire et des recherches scien­ti­fiques. Mais depuis près de vingt ans, une vision plus posi­tive de l’humanité com­mence à se répandre dans le milieu scien­ti­fique. Ce chan­ge­ment de para­digme est encore si récent que les dif­fé­rents cher­cheurs qui le défendent, dans dif­fé­rents domaines scien­ti­fiques, ne se connaissent sou­vent pas.

Quand j’ai com­men­cé la rédac­tion de ce livre, dont le sujet est cette vision plus posi­tive de l’humanité, je savais qu’il me fau­drait exa­mi­ner une his­toire bien par­ti­cu­lière, qui se déroule sur une île déserte per­due quelque part dans le Paci­fique, où un avion s’écrase, dont les seuls sur­vi­vants sont un groupe d’écoliers anglais qui ont du mal à en croire leur chance. Autour d’eux, rien d’autre que de la plage, des coquillages et de l’eau à perte de vue. Et mieux encore : aucun adulte.

Dès le pre­mier jour, ils ins­taurent une sorte de démo­cra­tie. L’un d’entre eux, Ralph, est élu chef du groupe. Ath­lé­tique, beau et cha­ris­ma­tique, son pro­jet est simple :

  1. s’a­mu­ser ;
  2. sur­vivre ;
  3. faire des signaux de fumée pour les navires qui passent.

Le pre­mier point est un suc­cès. Les autres ? Beau­coup moins. Les nau­fra­gés s’in­té­ressent davan­tage à man­ger et à jouer qu’à entre­te­nir le feu. Rapi­de­ment, ils com­mencent à se peindre le visage, se débar­rassent de leurs vête­ments et déve­loppent des pul­sions irré­sis­tibles : pin­cer, don­ner des coups de pied, mordre.

Lorsqu’arrive enfin un offi­cier de la marine bri­tan­nique, l’île est un désert fumant, et trois enfants sont morts. « J’aurais cru qu’un groupe de gar­çons bri­tan­niques », dit l’of­fi­cier, « aurait réus­si à mieux se débrouiller. » C’est alors que Ralph fond en larmes et que nous lisons : « Ralph pleu­rait la perte de l’in­no­cence » et « la noir­ceur du cœur humain ».

Cette his­toire est une pure inven­tion. Elle a été ima­gi­née en 1951 par William Gol­ding, un ins­ti­tu­teur anglais, dont le roman Sa majes­té des mouches (Lord of the Flies), ven­du à des dizaines de mil­lions d’exem­plaires, tra­duit dans plus de trente langues, est consi­dé­ré comme un des clas­siques du XXe siècle. Rétros­pec­ti­ve­ment, les rai­sons de ce suc­cès sont simples : Gol­ding a magis­tra­le­ment dépeint les plus sombres aspects de l’hu­ma­ni­té. Il était en accord avec l’air du temps, avec les jeunes des années 60 qui s’inquiétaient des rai­sons ayant conduit la géné­ra­tion de leurs parents à com­mettre les atro­ci­tés de la Seconde Guerre mon­diale. Le camp d’Auschwitz était-il une ano­ma­lie ? Un nazi se cache-t-il en cha­cun de nous ? Ils vou­laient savoir.

La pre­mière fois que j’ai lu Sa majes­té des mouches, j’étais ado­les­cent. Je me sou­viens d’a­voir été déçu par la nature humaine. Il ne m’est pas venu à l’esprit de dou­ter de la vision de Gol­ding. C’est en étu­diant la vie de l’auteur, des années plus tard, que j’ai com­men­cé à dou­ter. J’ai décou­vert sa nature à lui : un alcoo­lique dépres­sif qui bat­tait ses enfants. « J’ai tou­jours com­pris les nazis », avoue-t-il, « parce que je suis de la même nature ». Et c’est « en par­tie à cause de cette triste connais­sance de soi » qu’il écri­vit Sa majes­té des mouches.

Je me deman­dai alors : quel­qu’un a‑t-il déjà étu­dié le com­por­te­ment d’enfants ayant vécu seuls sur une île déserte ? Je com­men­çai d’abord par écrire un article sur le sujet, dans lequel je confron­tais l’histoire de Sa majes­té des mouches aux connais­sances scien­ti­fiques modernes. J’en conclus que, selon toute pro­ba­bi­li­té, les enfants agi­raient très dif­fé­rem­ment. Les lec­teurs, scep­tiques, me repro­chaient de n’avoir pris en compte que le com­por­te­ment des enfants à la mai­son, à l’é­cole ou en camps de vacances. Je par­tis alors en quête d’une expé­rience simi­laire à Sa majes­té des mouches mais bien réelle. Après un cer­tain temps pas­sé à faire des recherches sur le web, je décou­vrai une his­toire sai­sis­sante, rap­por­tée sur un blog incon­nu : « Un jour de 1977, six gar­çons sont par­tis des Ton­ga pour une expé­di­tion de pêche… Pris dans une énorme tem­pête, les gar­çons ont fait nau­frage sur une île déserte. Qu’a donc fait cette petite tri­bu ? Ils se sont juré de ne jamais se disputer. »

L’ar­ticle n’était pas sour­cé. Mais par­fois, tout ce qu’il vous faut, c’est un petit peu de chance. C’est ain­si qu’un jour, en fouillant dans les archives du jour­nal aus­tra­lien The Age, je me trom­pai dans la date. Un titre daté du 6 octobre 1966 me sau­ta aux yeux : « Les nau­fra­gés des Ton­ga seront pré­sents dimanche ». La date de 1977 était donc une faute de frappe. L’ar­ticle en ques­tion rela­tait l’histoire de six gar­çons retrou­vés trois semaines plus tôt sur un îlot rocheux au sud des Ton­ga, un groupe d’îles de l’o­céan Paci­fique. Les gar­çons avaient été secou­rus par un capi­taine aus­tra­lien, après avoir vécus seuls sur l’île d’A­ta pen­dant plus d’un an. D’après l’ar­ticle, le capi­taine avait même deman­dé à une chaîne de télé­vi­sion de réa­li­ser un film à par­tir de l’a­ven­ture des garçons.

Je bouillon­nais de ques­tions. Les gar­çons étaient-ils encore vivants ? Était-il pos­sible de retrou­ver les images de la recons­ti­tu­tion ? Je dis­po­sais d’un bon point de départ pour enta­mer des recherches : Peter War­ner, le nom du capi­taine. Une seconde fois, la chance me vint en aide. Je tom­bais sur un article d’un récent numé­ro d’un petit jour­nal local de Mac­kay, en Aus­tra­lie, inti­tu­lé : « Les cama­rades fêtent une rela­tion de 50 ans ». Une petite pho­to de deux hommes sou­riants, bras des­sus bras des­sous, illus­trait l’article qui com­men­çait ain­si : « Au fin fond d’une bana­ne­raie à Tul­le­ra, près de Lis­more, se retrouvent deux impro­bables com­pa­gnons… L’aî­né, âgé de 83 ans, est le fils d’un riche indus­triel. Le plus jeune, 67 ans, était, lit­té­ra­le­ment, un enfant de la nature. » Leurs noms ? Peter War­ner et Mano Totau. Où s’é­taient-ils ren­con­trés ? Sur une île déserte.

Ma femme Maartje et moi avons loué une voi­ture à Bris­bane. Trois heures plus tard, nous étions sur place, un endroit per­du au milieu de nulle part, incon­nu de Google Maps. Néan­moins, c’était bien là, devant une mai­son basse et sur un che­min de terre, qu’était assis l’homme qui, 50 années plus tôt, avait secou­ru six gar­çons nau­fra­gés : le capi­taine Peter Warner.

Peter était le plus jeune fils d’Ar­thur War­ner, un des hommes les plus riches et les plus puis­sants d’Aus­tra­lie. En 1930, Arthur diri­geait le vaste empire d’Electronic Indus­tries qui domi­nait le mar­ché de la radio dans ce pays. Peter avait été for­mé pour suivre les traces de son père. Mais à 17 ans, il s’en­fuit en mer en quête d’a­ven­ture et pas­sa les années sui­vantes à navi­guer de Hong Kong à Stock­holm et de Shan­ghai à Saint-Péters­bourg. À son retour, cinq ans plus tard, le fils pro­digue pré­sen­ta fiè­re­ment à son père un bre­vet sué­dois de capi­taine de la marine. Peu impres­sion­né, M. War­ner exi­gea que son fils apprenne un métier utile. « Quel est le plus facile ? » deman­da Peter. « Comp­table », men­tit Arthur.

Peter par­tit tra­vailler dans l’en­tre­prise de son père, mais la mer ne ces­sait de l’appeler, alors, dès qu’il le pou­vait, il se ren­dait en Tas­ma­nie, où il entre­te­nait sa propre flotte de pêche. C’est ain­si qu’il se trou­vait près des Ton­ga durant l’hi­ver 1966. Sur le che­min du retour, il fit un détour et vit une petite île sur la mer bleue, ‘Ata. L’île était habi­tée, autre­fois, jus­qu’à ce jour sombre de 1863, lorsqu’un bateau d’es­claves appa­rut à l’ho­ri­zon qui empor­ta les indi­gènes. Depuis lors, ‘Ata était un lieu aban­don­né, mau­dit et oublié.

Mais ce jour-là Peter remar­qua une chose étrange. En regar­dant dans ses jumelles, il vit des par­celles brû­lées sur les vertes falaises. « Sous les tro­piques, il est rare que les incen­dies se déclenchent spon­ta­né­ment », nous dit-il, un demi-siècle plus tard. Il aper­çut ensuite un gar­çon. Nu. Les che­veux jus­qu’aux épaules. Cette créa­ture sau­vage sau­ta du bord de la falaise et plon­gea dans l’eau. Sou­dain, d’autres gar­çons sui­virent, criant à tue-tête. Il fal­lut peu de temps au pre­mier gar­çon pour atteindre le bateau. « Mon nom est Ste­phen », s’é­cria-t-il dans un anglais par­fait. « Nous sommes six et nous pen­sons que nous sommes ici depuis 15 mois. »

Une fois à bord, les gar­çons lui expli­quèrent qu’ils étaient élèves dans un pen­sion­nat de Nuku’a­lo­fa, la capi­tale des Ton­ga. Fati­gués des repas sco­laires, ils avaient déci­dé de sor­tir un jour avec un bateau de pêche, et s’étaient retrou­vés dans une tem­pête. Une his­toire cré­dible, pen­sa Peter qui appe­la par radio Nuku’a­lo­fa. « J’ai six enfants ici », dit-il à l’o­pé­ra­teur. « Atten­dez », lui répon­dit ce der­nier. Vingt minutes pas­sèrent. (Peter nous racon­ta cette par­tie de l’his­toire les yeux un peu embués.) Un opé­ra­teur, en larmes, répon­dit enfin à la radio : « Vous les avez trou­vés ! Ces gar­çons ont été décla­rés morts. Des funé­railles ont eu lieu. Si ce sont eux, c’est un miracle ! »

Les mois sui­vants, j’essayai de recons­ti­tuer aus­si pré­ci­sé­ment que pos­sible ce qui s’é­tait pas­sé sur ‘Ata. Mal­gré ses 90 ans, la mémoire de Peter était excel­lente. Tout ce qu’il racon­tait cor­res­pon­dait à ma prin­ci­pale source, Mano, âgé de 15 ans à l’é­poque et de 70 aujourd’hui, et qui vivait à quelques heures de route de chez Peter. La vraie Majes­té des mouches, nous racon­ta Mano, com­men­ça en juin 1965. Ses pro­ta­go­nistes étaient six gar­çons — Sione, Ste­phen, Kolo, David, Luke et Mano — tous élèves dans un inter­nat catho­lique inté­griste de Nuku’a­lo­fa. L’aî­né avait 16 ans, et le plus jeune 13 ans. Tous avaient en com­mun de s’ennuyer. Ils ima­gi­nèrent donc un plan d’é­va­sion : par­tir jusqu’aux Fid­ji, à près de 700 kilo­mètres, voire même jus­qu’en Nouvelle-Zélande.

Il n’y avait qu’un seul pro­blème. Aucun d’eux ne pos­sé­dait de bateau. Ils déci­dèrent donc d’en « emprun­ter » un à M. Tanie­la Uhi­la, un pêcheur qu’ils n’aimaient pas beau­coup. Les gar­çons pré­pa­rèrent rapi­de­ment le voyage, n’emportant avec eux que deux sacs de bananes, quelques noix de coco et un petit brû­leur à gaz. Il ne leur vint pas à l’es­prit de se munir d’une carte, et encore moins d’une boussole.

Per­sonne ne remar­qua la petite embar­ca­tion qui quit­ta le port ce soir-là. Le ciel était déga­gé, seule une légère brise agi­tait la mer calme. Mais cette nuit-là, les gar­çons com­mirent une grave erreur. Ils s’en­dor­mirent. Quelques heures plus tard, ils se réveillèrent au milieu de vagues qui s’é­cra­saient sur leurs têtes. Il fai­sait nuit. Ils his­sèrent la voile, que le vent déchi­ra aus­si­tôt en lam­beaux. Le gou­ver­nail se cas­sa. « Nous avons déri­vé pen­dant huit jours », me dit Mano. « Sans nour­ri­ture. Sans eau. » Ils essayèrent de pêcher du pois­son. Ils réus­sirent à recueillir un peu d’eau de pluie dans des coquilles de noix de coco évi­dées, qu’ils par­ta­gèrent entre eux, cha­cun buvant une gor­gée le matin et une autre le soir.

Le hui­tième jour, un miracle se pro­dui­sit. À l’horizon, une petite île appa­rut. Il ne s’agissait pas d’un para­dis tro­pi­cal avec pal­miers ondu­lants et plages de sable, mais d’une masse de rochers s’élevant à plus de 300 mètres au-des­sus de l’o­céan. De nos jours, ‘Ata est jugée inha­bi­table. Mais « à notre arri­vée », écri­vit le capi­taine War­ner dans ses mémoires, « les gar­çons avaient créé une petite com­mu­nau­té avec un jar­din ali­men­taire, des troncs d’arbres évi­dés pour sto­cker l’eau de pluie, un gym­nase avec des poids étranges, un ter­rain de bad­min­ton, des pou­laillers et un feu per­ma­nent, le tout grâce à une vieille lame de cou­teau et beau­coup de déter­mi­na­tion. » Tan­dis que les gar­çons de Sa Majes­té des mouches souf­flaient sur le feu pour l’éteindre, les nau­fra­gés de la vraie vie entre­te­naient ses flammes afin qu’elles ne s’é­teignent jamais, et ce pen­dant plus d’un an.

Peter War­ner, troi­sième en par­tant de la gauche, avec son équi­page en 1968, com­pre­nant les sur­vi­vants d’A­ta. Pho­to­gra­phie : Fair­fax Media Archives/via Get­ty Images

Les gar­çons s’organisèrent pour tra­vailler par équipes de deux, res­pec­tant minu­tieu­se­ment un tableau de ser­vice pour le jar­din, la cui­sine et la garde. Par­fois, ils se dis­pu­taient, mais chaque fois que cela se pro­dui­sait, ils s’imposaient une pause pour résoudre le conflit. Leurs jour­nées com­men­çaient et se ter­mi­naient par des chants et des prières. Kolo fabri­qua une gui­tare de for­tune à par­tir d’un mor­ceau de bois flot­té, d’une demi-coque de noix de coco et de six fils d’a­cier récu­pé­rés sur leur bateau échoué. Il en jouait pour les aider à gar­der le moral et main­te­nir leur esprit éveillé. Peter a gar­dé l’instrument toutes ces années. Il ne plut pra­ti­que­ment pas de tout l’é­té, la soif les déses­pé­rait. Ils ten­tèrent de construire un radeau afin de quit­ter l’île, mais les flots défer­lants le brisèrent.

Pire encore, un jour, Ste­phen glis­sa, tom­ba d’une falaise et se cas­sa la jambe. Les autres gar­çons le rejoi­gnirent et l’aidèrent à remon­ter. Ils construi­sirent une attelle avec des bâtons et des feuilles pour lui main­te­nir la jambe. « Ne t’in­quiète pas », plai­san­tait Sione. « Nous ferons ton tra­vail, pen­dant que tu seras allon­gé là comme le roi Tau­fa’a­hau Tupou lui-même ! »

Ils sur­vé­curent d’abord grâce aux pois­sons, aux noix de coco, aux oiseaux appri­voi­sés ; ils buvaient le sang et man­geaient la viande ; ils aspi­raient cul sec les œufs d’oi­seaux de mer. Par la suite, lors­qu’ils se ren­dirent au som­met de l’île, ils y trou­vèrent un ancien cra­tère vol­ca­nique où, un siècle aupa­ra­vant, vivaient des indi­gènes. Les gar­çons y décou­vrirent du taro sau­vage, des bananes et des pou­lets (qui s’y repro­dui­saient depuis 100 ans, et le départ des der­niers habitants).

Ils furent fina­le­ment sau­vés le dimanche 11 sep­tembre 1966. Leurs corps mus­clés et la par­faite gué­ri­son de la jambe de Ste­phen stu­pé­fièrent le méde­cin local. Mais la petite aven­ture des gar­çons ne s’arrêtait pas là. Une fois reve­nus à Nuku’a­lo­fa, la police mon­ta à bord du bateau de Peter pour les arrê­ter et les jeter en pri­son. M. Tanie­la Uhi­la, dont les gar­çons avaient « emprun­té » le voi­lier 15 mois plus tôt, était tou­jours furieux, et avait déci­dé de por­ter plainte.

Mais heu­reu­se­ment pour les gar­çons, Peter éla­bo­ra un plan. Il lui était venu à l’es­prit que leur nau­frage consti­tuait une par­faite his­toire hol­ly­woo­dienne. En tant que comp­table d’en­tre­prise pour son père, Peter déci­da de gérer les droits ciné­ma­to­gra­phiques et contac­ta des per­sonnes tra­vaillant pour la télé­vi­sion. Depuis les Ton­ga, il appe­la le direc­teur de Chan­nel 7 à Syd­ney. « Vous pou­vez avoir les droits aus­tra­liens », lui dit-il. « Mais don­nez-moi les droits mon­diaux. » Peter paya ensuite 150 £ à M. Uhi­la pour son vieux bateau, et obtint la libé­ra­tion des gar­çons à la condi­tion qu’ils par­ti­cipent au film. Quelques jours plus tard, une équipe de Chan­nel 7 arri­vait aux Tonga.

Lorsqu’ils retrou­vèrent leurs familles aux Ton­ga, l’ambiance fut à la fête. Presque tous les habi­tants de l’île de Haʻa­fe­va — 900 habi­tants — vinrent les accueillir. Peter fut décla­ré héros natio­nal, et reçut bien­tôt un mes­sage du roi Tau­fa’a­hau Tupou IV lui-même, l’invitant à une audience. « Mer­ci d’a­voir sau­vé six de mes sujets », décla­ra Son Altesse Royale. « Main­te­nant, puis-je faire quelque chose pour vous ? » Le capi­taine n’eut pas à réflé­chir long­temps. « Oui ! J’ai­me­rais pêcher le homard dans ces eaux, et créer une entre­prise ici. » Le roi y consen­tit. Peter retour­na à Syd­ney, démis­sion­na de l’en­tre­prise de son père et com­man­da un nou­veau navire. Puis il fit venir les six gar­çons, pour leur accor­der ce pour­quoi tout avait com­men­cé : une occa­sion de voir le monde au-delà des Ton­ga. Il les enga­gea dans l’équipage de son nou­veau bateau de pêche.

L’histoire vraie des gar­çons d’A­ta a été lar­ge­ment oubliée, tan­dis que le livre de Gol­ding est tou­jours lar­ge­ment lu. Les his­to­riens des médias lui attri­buent même la pater­ni­té invo­lon­taire d’un des genres de diver­tis­se­ment les plus popu­laires de la télé­vi­sion actuelle : la télé-réa­li­té. « J’ai lu et relu Sa majes­té des mouches », a décla­ré dans une inter­view le créa­teur de la série à suc­cès Sur­vi­vor.

Il est temps de racon­ter une autre his­toire. La vraie Majes­té des mouches est une his­toire d’a­mi­tié et de loyau­té illus­trant com­bien nous sommes plus forts quand nous nous aidons les uns les autres. Après que ma femme ait pris la pho­to de Peter, il s’est tour­né vers un meuble qu’il a fouillé pour en sor­tir une lourde pile de papiers, qu’il m’a ensuite remise. Il s’agissait de ses mémoires, qu’il avait consi­gnées pour ses enfants et ses petits-enfants. J’ai lu la pre­mière page. « La vie m’a beau­coup appris », com­men­çait-il, « y com­pris qu’il faut tou­jours cher­cher ce qui est bon et posi­tif chez les gens ».

Rut­ger Bregman


Tra­duc­tion : Ana Minski

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto

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2 comments
  1. Mer­ci pour votre article qui m’a émue aux larmes. Peut-on retrou­ver cette fabu­leuse his­toire sous forme de livre ?

  2. L’é­tho­lo­gie, la bio­lo­gie ou encore l’an­thro­po­lo­gie sont occu­pées déjà depuis un bon bout de temps à démo­lir cette repré­sen­ta­tion toxique de nature humaine que la pen­sée occi­den­tale s’est for­gée ; voir, par exemple, pour l’an­thro­po­lo­gie, Sah­lins, La nature humaine une illu­sion occi­den­tale, un bon petit texte de synthèse.

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