Le « citoyen augmenté » (par Aurélien Berlan)

Le texte ci-après, repro­duit à par­tir de sa publi­ca­tion sur le blog sniadecki.wordpress.com, est un article paru dans la revue L’Inventaire n°6, automne 2017, aux édi­tions La Lenteur.


Le « citoyen augmenté »

Un nou­veau seuil dans l’aspiration à se déli­vrer de la politique.

Il y a peu, l’expression « citoyen aug­men­té » est appa­rue pour sug­gé­rer ce que pour­rait deve­nir la citoyen­ne­té au XXIe siècle. On l’entend de plus en plus, certes de manière dis­crète, mais on peut s’attendre à ce qu’elle ait un suc­cès média­tique crois­sant, à l’image des autres syn­tagmes construits avec l’adjectif « aug­men­té » : « réa­li­té aug­men­tée », « homme aug­men­té », « ter­ri­toire aug­men­té », etc[1]. Toutes ces notions ont été for­gées dans le sillage du mou­ve­ment trans­hu­ma­niste qui, en 2008, s’est don­né pour sigle la lettre « h » (pour huma­ni­ty), sui­vie du signe « plus », le tout insé­ré dans une aro­base sym­bo­li­sant l’internet. Le mes­sage est lim­pide : grâce au web, sym­bole conve­nu des Nou­velles Tech­no­lo­gies de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion (NTIC), l’humanité de demain aura « quelque chose de plus ».

Par­ler de « citoyen aug­men­té », c’est donc abor­der la ques­tion de l’impact poli­tique des NTIC, et plus pré­ci­sé­ment celle des réper­cus­sions qu’elles pour­raient avoir sur le citoyen, figure cen­trale de l’imaginaire démo­cra­tique occi­den­tal. Dans la mesure où l’on sait, depuis Aris­tote (Poli­tique, Livre III, cha­pitre 1), qu’il n’y a de citoyen au plein sens du terme qu’en démo­cra­tie, c’est se confron­ter aux ques­tions nou­velles posées à la démo­cra­tie. Ou plu­tôt, c’est esquis­ser, sur le mode de l’espérance, ce que la révo­lu­tion numé­rique pour­rait faire au régime sous lequel nous vivons, qu’il reste mal­gré tout conve­nu de qua­li­fier de « démo­cra­tie » (gageons que bien­tôt sur­gi­ra la notion de « démo­cra­tie aug­men­tée », déjà attes­tée dans cer­tains tweets, pour dési­gner le résul­tat de cet aggior­na­men­to tech­no­lo­gique). Sur le mode de l’espérance dans la mesure où cette expres­sion véhi­cule bien sûr un juge­ment posi­tif : le « citoyen aug­men­té » aura quelque chose de plus que les « simples citoyens » que nous sommes (cen­sés être), quelque chose que nous n’avons pas et qui concerne la citoyen­ne­té en tant que dimen­sion poli­tique de la vie. Ce « quelque chose de plus » ne doit pas être pris en un sens seule­ment quan­ti­ta­tif. Si la citoyen­ne­té se défi­nit par un cer­tain nombre de droits et de devoirs, son « aug­men­ta­tion » pour­rait signi­fier qu’elle sera enri­chie de nou­veaux droits et devoirs (comme le reve­nu mini­mum garan­ti, reven­di­qué par James Hughes, pré­sident de l’Association trans­hu­ma­niste mon­diale[2]). Mais sous le cla­vier de celles et ceux qui emploient cette expres­sion, on sent bien que l’« aug­men­ta­tion » en ques­tion relève plus du chan­ge­ment qua­li­ta­tif, qu’il ne s’agit pas sim­ple­ment d’accroître les attri­buts du citoyen d’aujourd’hui, mais de for­ger une nou­velle citoyen­ne­té – à l’image de cette « huma­ni­té aug­men­tée » qui n’est pas reven­di­quée comme un simple enri­chis­se­ment, mais comme un dépas­se­ment de la condi­tion humaine, le pas­sage au « post-humain[3] » ou au « plus qu’humain[4] ». La ques­tion se pose de savoir si le « citoyen aug­men­té », pour autant qu’il voie le jour, ne risque pas de faire le lit du « post-citoyen ».

Avant d’en arri­ver là, la pre­mière ques­tion que pose cette expres­sion est de savoir sur quoi se fondent ce juge­ment posi­tif et cette espé­rance. Le syn­tagme « citoyen aug­men­té » exprime au moins deux choses : d’une part, une vision posi­tive de la tech­no­lo­gie, la croyance dans la capa­ci­té des NTIC à résoudre les pro­blèmes aux­quels nous sommes confron­tés ; d’autre part, un diag­nos­tic néga­tif en ce qui concerne la démo­cra­tie actuelle, une conscience des pro­blèmes qui se posent à nos régimes poli­tiques. Car l’expression « citoyen aug­men­té » n’aurait guère de sens si « tout allait pour le mieux dans la meilleure des démo­cra­ties pos­sibles », si la figure du citoyen ne souf­frait pas, aujourd’hui, de cer­tains défi­cits. Autre­ment dit, elle fait fond sur une crise de la citoyen­ne­té, sur le sen­ti­ment dif­fus que cette der­nière est pas­sa­ble­ment dimi­nuée ou res­treinte. Impuis­sance poli­tique face à des orga­ni­sa­tions bureau­cra­tiques tou­jours plus écra­santes, dés­in­té­rêt indi­vi­dua­liste pour la chose publique, fos­sé crois­sant entre déci­deurs et citoyens réduits au rôle d’électeurs (c’est-à-dire au mieux de contrô­leurs des diri­geants, au pire de spec­ta­teurs des poli­tiques), dépo­li­ti­sa­tion de la citoyen­ne­té ten­dant à être réduite à la civi­li­té[5], perte de confiance dans les organes de repré­sen­ta­tion : la liste est longue des phé­no­mènes qui concourent à mettre en ques­tion la figure du citoyen et l’ambition démo­cra­tique de nos régimes. Sup­po­sées ou avé­rées, ce sont ces lacunes qui donnent sens à la notion de « citoyen aug­men­té » et expliquent l’engouement qu’elle sus­cite. Il en va de même de la rhé­to­rique « citoyen­niste » appa­rue avec l’adjectivation du sub­stan­tif dans les années 1990 : seule la conscience dif­fuse d’une pro­fonde crise de la citoyen­ne­té explique la pro­li­fé­ra­tion de ces injonc­tions, fusant autant des ins­ti­tu­tions éta­tiques que des mou­ve­ments sociaux (qui se rebap­tisent sou­vent « mou­ve­ments citoyens »), à faire preuve d’un sur­saut d’esprit civique, à par­ti­ci­per et à s’engager plus, à être plus citoyen.

L’expression de « citoyen aug­men­té » cris­tal­lise ain­si l’espoir que les NTIC pour­raient consti­tuer une solu­tion à la « crise de la citoyen­ne­té » que tra­versent nos régimes, qu’elles pour­raient offrir un « sup­plé­ment de citoyen­ne­té » à un monde où la figure du citoyen se réduit comme peau de cha­grin. Ce qui revien­drait à ren­ver­ser le sens d’une évo­lu­tion qui va plu­tôt dans le sens d’une dépo­li­ti­sa­tion de la citoyen­ne­té. Toute la ques­tion est de savoir si cet espoir est fon­dé. Com­ment le déter­mi­ner ? C’est une ques­tion déli­cate dans la mesure où le « citoyen aug­men­té » est un objet fic­tif ou seule­ment en germe : il s’agit pour l’instant d’un pro­jet ou d’un dis­cours plus que d’une réa­li­té. On peut ima­gi­ner trois méthodes pour y don­ner des élé­ments de réponse. La pre­mière est la pros­pec­tive tech­no­lo­gique : il s’agit d’examiner les tech­no­lo­gies exis­tantes et les grands axes de la recherche tech­nos­cien­ti­fique pour ima­gi­ner quelles seront les tech­no­lo­gies dis­po­nibles dans les décen­nies à venir et quels seront leurs usages poli­tiques, afin de cer­ner l’impact qu’elles pour­raient avoir sur la citoyen­ne­té. C’est la démarche, hypo­thé­ti­co-spé­cu­la­tive, du jour­na­lisme d’anticipation et des pro­mo­teurs du « citoyen aug­men­té ». Elle abou­tit en géné­ral à des pro­nos­tics uni­la­té­ra­le­ment posi­tifs, venant confir­mer ce qui en est le pos­tu­lat de base : la tech­no­lo­gie peut résoudre tous les problèmes.

Plus convain­cante est la démarche du diag­nos­tic socio­lo­gique consis­tant à exa­mi­ner les logiques de la crise de la citoyen­ne­té, puis les ten­dances du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, pour déter­mi­ner si les secondes ont plus de chance de ren­for­cer ou de contre­dire les pre­mières. Si l’on rap­porte, comme tant d’analystes, la dépo­li­ti­sa­tion actuelle à l’élargissement de l’échelle de nos socié­tés (qui dimi­nue le poids poli­tique de cha­cun), à la mul­ti­pli­ca­tion des agré­ments mar­chands de la vie indi­vi­duelle (qui détourne des affaires publiques) et à leur bureau­cra­ti­sa­tion crois­sante (qui scelle l’impuissance poli­tique des indi­vi­dus comme des peuples), alors on peut dou­ter que le déve­lop­pe­ment des NTIC puisse ren­ver­ser la vapeur, tant il émane et fait le jeu de ces ten­dances struc­tu­relles. C’est ce que nous avons mon­tré, avec le groupe Mar­cuse, dans La liber­té dans le coma : l’informatique per­met d’élargir l’échelle des acti­vi­tés sociales et consti­tue la base tech­no­lo­gique de la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale ; elle ouvre des pers­pec­tives miri­fiques au déve­lop­pe­ment éco­no­mique et indi­vi­duel, en inci­tant à « tout faire » sans sor­tir de chez soi ; elle est intrin­sè­que­ment liée, pour les résoudre, aux pro­blèmes de ges­tion posés par la « socié­té de masse » issue de la révo­lu­tion indus­trielle : loin de débu­reau­cra­ti­ser la socié­té, comme on avait pu l’espérer à l’aube de la révo­lu­tion numé­rique, l’informatique ren­force la bureau­cra­ti­sa­tion qui réduit la poli­tique à la ges­tion et le citoyen à l’administré[6]. Contrai­re­ment aux attentes, l’infor­ma­tique réel­le­ment exis­tante se révèle consti­tuer un sys­tème cen­tra­li­sé de tra­çage, de fichage et de contrôle des popu­la­tions[7], ce qui en fait le prin­ci­pal inté­rêt pour ses pro­mo­teurs haut pla­cés[8].

C’est une troi­sième voie que je vou­drais prendre, celle de la généa­lo­gie his­to­rique de l’imaginaire infor­ma­tique. Le déve­lop­pe­ment numé­rique, avions-nous noté dans La liber­té dans le coma, n’est pas seule­ment lié aux néces­si­tés éco­no­miques et poli­tiques de la socié­té de masse moderne : comme toute tech­no­lo­gie, il s’enracine aus­si dans des rêves et des fan­tasmes. En décryp­tant l’imaginaire trans­hu­ma­niste qui nimbe le « citoyen aug­men­té », on pour­ra voir s’il est com­pa­tible avec l’objectif affi­ché d’un renou­veau de la citoyen­ne­té. Or, cet ima­gi­naire est tra­ver­sé par un désir de se déli­vrer de la poli­tique et des maux qui lui sont asso­ciés. Loin d’inciter à une reprise en main de la poli­tique par la base, il témoigne plu­tôt d’une han­tise de la poli­tique et du fan­tasme de son dépas­se­ment. Der­rière le « citoyen aug­men­té », c’est une citoyen­ne­té « vir­tuelle » (dans les deux sens de l’adjectif) qui se profile.

Je pré­sen­te­rai d’abord la notion de citoyen aug­men­té, ses divers usages et ses concepts appa­ren­tés, ain­si que le mou­ve­ment trans­hu­ma­niste et son aspi­ra­tion à nous déli­vrer de la condi­tion humaine, dans le sillage de cer­taines pré­oc­cu­pa­tions reli­gieuses (I). Ensuite, j’analyserai plus pré­ci­sé­ment les conver­gences éton­nantes entre les deux grandes reli­gions ayant pro­po­sé le salut sous forme d’une déli­vrance de la condi­tion ter­restre (chris­tia­nisme et boud­dhisme), avec leur carac­tère apo­li­tique voire anti­po­li­tique, et le « culte de l’internet » qui a nour­ri la cyber­cul­ture trans­hu­ma­niste, elle aus­si mar­quée par la han­tise du poli­tique (II). Enfin, je revien­drai sur la notion de citoyen­ne­té, son ambi­va­lence et son évo­lu­tion, afin de mon­trer à quel point l’aspiration à être déli­vré de la poli­tique tra­verse l’histoire de l’Occident et tra­vaille l’imaginaire moderne, tout par­ti­cu­liè­re­ment celui de la cyber­cul­ture (III).

La notion de « citoyen augmenté » et le mouvement transhumaniste

La notion de « citoyen aug­men­té », en vogue actuel­le­ment, fait l’objet d’usages variés sans qu’un concept et une « théo­rie uni­fiée » en ait été, à ma connais­sance, pro­po­sés (contrai­re­ment à d’autres notions voi­sines, plus anciennes et mieux défi­nies, comme celles de « e‑citoyenneté », de « citoyen­ne­té numé­rique » ou de « citoyen cyborg[9] »). Pour le moment, elle est essen­tiel­le­ment aux mains de pro­mo­teurs de la « révo­lu­tion numé­rique » qui tiennent des dis­cours très dif­fé­rents. Pre­nons deux exemples en France.

D’un côté, Thier­ry Crou­zet part d’une cri­tique de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, sys­tème oli­gar­chique de « monar­chie tour­nante », pour défendre l’idée que les « êtres-réseaux » ou « cyborgs » que nous sommes deve­nus (bien loin des « indi­vi­dus » que nous étions) pour­raient, en accrois­sant leur inter­con­nexion, consti­tuer un « cin­quième pou­voir » sus­cep­tible de faire le lit d’une « démo­cra­tie non repré­sen­ta­tive ». Le « citoyen aug­men­té par les réseaux sociaux » serait ain­si l’élément de base d’une forme révo­lu­tion­naire de démo­cra­tie dépas­sant la repré­sen­ta­tion (néces­sai­re­ment oli­gar­chique) et même la domi­na­tion – une démo­cra­tie sans chef que l’auteur ne qua­li­fie pas pour autant de « directe », vu qu’elle sera média­ti­sée par les NTIC. Selon lui, les révo­lu­tions arabes sont une pre­mière mani­fes­ta­tion de ce « cin­quième pou­voir[10] ». Bref, la tech­no­lo­gie va nous déli­vrer de l’individualisme et nous per­mettre de réa­li­ser enfin l’idéal démocratique.

C’est une toute autre pers­pec­tive que défend Pas­cale Lucia­ni-Boyer, membre du Conseil natio­nal du numé­rique et vice-pré­si­dente de l’association des maires d’Île-de-France. Selon elle, le citoyen aug­men­té est la syn­thèse des figures déjà dépas­sées du « e‑citoyen » et du « citoyen numé­rique ». Le e‑citoyen est celui qui accède via le net aux ser­vices clas­siques de l’administration (selon le modèle de la décla­ra­tion d’impôts en ligne) : ici, la rela­tion est encore des­cen­dante, elle va de l’administration vers le citoyen. L’étape sui­vante fut le « citoyen numé­rique » qui com­mu­nique par Inter­net avec l’administration selon une rela­tion allant de bas en haut (selon le modèle du maire que cha­cun peut joindre par e‑mail). Le « citoyen aug­men­té », lui, appa­raît avec les réseaux sociaux et les sys­tèmes de géo­lo­ca­li­sa­tion : un sys­tème « double flux » (des­cen­dant et ascen­dant) se met­trait en place fai­sant que, désor­mais, les infor­ma­tions que les « citoyens numé­riques » ne fai­saient remon­ter qu’à l’administration sont direc­te­ment acces­sibles à tous leurs conci­toyens (Lucia­ni-Boyer prend le modèle de la ges­tion des pro­blèmes de voi­rie : alors que le citoyen numé­rique fai­sait savoir par e‑mail à l’administration qu’il y avait un trou quelque part, le citoyen aug­men­té met cette infor­ma­tion sur une pla­te­forme en ligne acces­sible à tous). Lucia­ni-Boyer en conclut que le « citoyen aug­men­té » est « direc­te­ment acteur de la cité », qu’il est « en co-ges­tion et co-admi­nis­tra­tion de la ville » avec les élus et les fonc­tion­naires. Dans ce cadre, la « citoyen­ne­té aug­men­tée » n’est pas l’utopie anar­chi­sante d’un cyber-dépas­se­ment du régime actuel, mais le rêve tech­no­cra­tique de son per­fec­tion­ne­ment : grâce aux outils numé­riques, on va com­bler le fos­sé qui s’est creu­sé entre les citoyens d’un côté, et les repré­sen­tants et fonc­tion­naires de l’autre, les­quels gardent toute leur place. Le citoyen pour­ra sor­tir de son atti­tude pas­sive d’administré et se faire le coges­tion­naire actif de sa cité, dite pour cela « connec­tée », « aug­men­tée » ou « intel­li­gente[11] ».

Mal­gré les écarts frap­pants de pers­pec­tive poli­tique entre ces deux visions du « citoyen aug­men­té », elles s’inscrivent dans un conti­nuum idéo­lo­gique qui place toutes sortes d’espoirs dans la tech­no­lo­gie en géné­ral et la révo­lu­tion numé­rique en par­ti­cu­lier, et culmine dans le « trans­hu­ma­nisme ». Ce mou­ve­ment est cli­vé entre une branche « de droite », ultra­li­bé­rale et par­fois ouver­te­ment anti­hu­ma­niste, pour laquelle les humains qui refu­se­ront de s’hybrider avec les machines consti­tue­ront les « chim­pan­zés du futur[12] », et une branche « de gauche », qui se dit « hyper­hu­ma­niste » (terme plus poli­ti­que­ment cor­rect, qui situe le mou­ve­ment dans le pro­lon­ge­ment de l’humanisme) et « tech­no-pro­gres­siste », et a pris en 2008, en la per­sonne de James Hughes, la tête de l’Association Trans­hu­ma­niste Mon­diale (WTA) en la réorien­tant vers l’idée d’« huma­ni­té aug­men­tée ». Depuis, l’idéologie trans­hu­ma­niste se dif­fuse de plus en plus, au gré des inno­va­tions tech­no­lo­giques qu’elle génère, comme la « réa­li­té aug­men­tée » (pro­jet lié notam­ment aux Google Glass visant à com­bi­ner dans le même espace visuel les per­cep­tions du monde réel et les infor­ma­tions du monde vir­tuel, infor­ma­tions pou­vant per­mettre une inter­pré­ta­tion plus rapide et pré­cise des per­cep­tions du monde réel).

Depuis sa fon­da­tion en 1998, le pro­pos de la WTA est de mettre à pro­fit le pro­grès tech­nos­cien­ti­fique pour « amé­lio­rer l’humanité », au sens d’« étendre les capa­ci­tés humaines[13] ». Comme l’explique le phi­lo­sophe sué­dois Nick Bos­trom, membre fon­da­teur de l’association, le trans­hu­ma­nisme est « le mou­ve­ment intel­lec­tuel et cultu­rel qui affirme la pos­si­bi­li­té et la dési­ra­bi­li­té d’augmenter fon­da­men­ta­le­ment la condi­tion humaine à tra­vers les nou­velles tech­no­lo­gies[14] ». En hybri­dant l’humain avec les machines, il s’agit d’augmenter ses per­for­mances (accroître sa lon­gé­vi­té, son intel­li­gence, sa force phy­sique, etc.) et dépas­ser cer­tains aspects indé­si­rables de la condi­tion humaine : le han­di­cap, la souf­france, la mala­die et la mort, dans une nette pers­pec­tive hédo­niste[15]. Ce point de fuite uto­pique, dépas­ser la condi­tion humaine et notam­ment la mor­ta­li­té, est très média­ti­sé actuel­le­ment : « tuer la mort », telle est la nou­velle ambi­tion du géant du web Google[16] qui a lar­ge­ment ouvert ses bras aux ténors du trans­hu­ma­nisme (comme Ray Kurz­weil, pré­cur­seur dans les années 1980, nom­mé pré­sident de la Sin­gu­la­ri­ty Uni­ver­si­ty fon­dée par Google) – et ce slo­gan est repris par le cher­cheur en méde­cine et affai­riste trans­hu­ma­niste fran­çais Laurent Alexandre[17].

Ce point de fuite n’est pas ano­din. Il place le trans­hu­ma­nisme dans la longue his­toire, reli­gieuse jusqu’à pré­sent, de la quête d’immortalité et de vie éter­nelle – l’expression même de « la mort de la mort » se retrou­vant dans cer­tains textes chré­tiens[18]. Et de fait, le pro­gramme trans­hu­ma­niste semble vou­loir déli­vrer l’humanité des malé­dic­tions divines qui défi­nissent la condi­tion humaine sur terre, après la Chute : le tra­vail pénible, la souf­france et la mort – à quoi il faut ajou­ter une der­nière malé­dic­tion, celle du pou­voir poli­tique. Si celle-ci n’apparaît pas telle quelle dans La Genèse, elle sera ensuite thé­ma­ti­sée par la phi­lo­so­phie chré­tienne pour qui c’est jus­te­ment la condi­tion déchue de l’humanité qui jus­ti­fie le pou­voir poli­tique, mal­gré tout ce qu’il a de contra­dic­toire avec le mes­sage évan­gé­lique : il faut s’y sou­mettre parce que c’est une puni­tion de la créa­ture consé­cu­tive au péché originel.

Cette sur­pre­nante conver­gence de vues entre la visée chré­tienne de déli­vrance et le pro­gramme tech­nos­cien­tiste d’amélioration de l’humanité a déjà été sou­li­gnée : « ce que pro­clament aujourd’hui tout haut les tech­no-pro­phètes amé­ri­cains », c’est leur désir de « per­mettre à l’être humain de sur­mon­ter les consé­quences de la Chute, de le pré­pa­rer à la rédemp­tion et de retrou­ver le bon­heur d’Adam au para­dis ter­restre[19] ». C’est à par­tir de cette conver­gence que je vou­drais remettre en cause l’idée que le « citoyen aug­men­té » pour­rait incar­ner un renou­veau de la citoyen­ne­té. Car si l’on y regarde de plus près, on ver­ra que l’imaginaire chré­tien de la déli­vrance et le désir cyber­né­tique de repro­gram­mer l’humanité se rejoignent dans leur dimen­sion apo­li­tique et même antipolitique.

Le saint, le citoyen et le cyborg : les tensions entre politique et quête de délivrance

Pour mieux com­prendre les enjeux poli­tiques de la conver­gence géné­rale notée entre le trans­hu­ma­nisme et le chris­tia­nisme, je vou­drais reve­nir sur la dimen­sion apo­li­tique et anti­po­li­tique du chris­tia­nisme et, plus géné­ra­le­ment, des reli­gions pro­po­sant le salut sous la forme d’une déli­vrance à l’égard du monde. Ce fai­sant, je m’appuierai sur deux auteurs, Han­nah Arendt et Max Weber, qui ont iden­ti­fié le pro­blème que pose le désir de déli­vrance de la poli­tique, sans tou­te­fois par­ta­ger le même point de vue sur le poli­tique, ni donc sur ce qui est poli­tique et ce qui ne l’est pas – à bien des égards, ils en avaient même des concep­tions oppo­sées, Arendt asso­ciant la poli­tique à l’action et à la parole, et non à la domi­na­tion et à la vio­lence comme Weber. Ce fai­sant, nous pour­rons conti­nuer à appro­fon­dir la ques­tion de l’aspiration à être déli­vré de la poli­tique et de la forme qu’elle a prise dans la cyber­cul­ture, avec son ima­gi­naire reli­gieux, sans pré­ju­ger d’une notion trop étroite de politique.

Han­nah Arendt a sou­vent dénon­cé « le carac­tère non poli­tique, non public de la com­mu­nau­té chré­tienne[20] », et même les « ten­dances pro­pre­ment anti­po­li­tiques du mes­sage chré­tien lui-même », avec son expé­rience propre de ce qui est essen­tiel à la com­mu­nau­té humaine[21]. Avant de déve­lop­per ses argu­ments, pré­ci­sons qu’elle n’a pas une vision mono­li­thique du chris­tia­nisme : c’est au chris­tia­nisme pri­mi­tif, celui du Nou­veau Tes­ta­ment et des pre­miers écrits chré­tiens, auquel elle pense dans ces pas­sages, esti­mant qu’après la chute de l’empire romain, l’Église chré­tienne a endos­sé son héri­tage et assu­mé la ques­tion poli­tique[22]. Si le cre­do chré­tien ori­gi­nel entre tel­le­ment en ten­sion avec la poli­tique, c’est avant tout parce son inno­va­tion déci­sive, la croyance en une vie indi­vi­duelle après la mort, a détour­né l’homme du monde et de la poli­tique. La croyance en l’au-delà dépré­cie l’ici-bas des affaires humaines : « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Comme le disait Ter­tul­lien, convo­qué par Arendt : « Rien ne nous est plus étran­ger, à nous chré­tiens, que les affaires publiques[23] ». Ce « mépris du monde » se décline sur dif­fé­rents plans qui touchent autant de dimen­sions consti­tu­tives et de condi­tions de la poli­tique. Le mes­sage chré­tien dis­cré­dite le sou­ci de la cité et favo­rise la pri­va­ti­sa­tion de l’existence ; il dépré­cie l’ancrage dans la com­mu­nau­té civique et mine ain­si la facul­té d’action poli­tique ; au nom de la bon­té, il déva­lo­rise l’espace public et la plu­ra­li­té ; il sacra­lise la vie aux dépens du monde politique.

Pri­mo, la croyance en l’immortalité de l’âme et le renon­ce­ment chré­tien aux choses de ce monde induisent un chan­ge­ment dans l’idée de bien com­mun : ce n’est plus le monde comme domaine public et « com­mu­nau­té d’objets qui ras­semblent les hommes », mais le salut de l’âme en tant que « pré­oc­cu­pa­tion com­mune de tous[24] ». Être libre, c’est être libre de se consa­crer à son salut, désor­mais consi­dé­ré comme plus impor­tant que la gran­deur de la cité. Et pour ce faire, il faut être déli­vré des sou­cis poli­tiques. Paul incite ain­si à « mener une vie stric­te­ment pri­vée et à se gar­der des acti­vi­tés politiques ».

« La morale chré­tienne […] a tou­jours affir­mé que cha­cun doit s’occuper de ses affaires et que la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique est avant tout un far­deau, dont on se charge exclu­si­ve­ment pour le bien-être et le salut des autres ain­si déli­vrés du sou­ci des affaires publiques[25]. »

Secun­do, l’appel à tout quit­ter pour suivre le Christ, l’imi­ta­tio chris­ti, et la concep­tion du chré­tien comme « apa­tride sur terre », libre de tout ancrage dans une com­mu­nau­té poli­tique défi­nie, ont conduit à une perte radi­cale de la facul­té d’action (col­lec­tive), ren­for­cée par la dévo­tion au bien, les « bonnes œuvres ».

Ter­tio, Arendt sou­ligne que si l’action poli­tique a besoin d’un espace public pour appa­raître, le chris­tia­nisme a dis­cré­di­té la sphère publique au nom de la fra­ter­ni­té et de la bon­té qui s’expérimentent dans des rela­tions per­son­nelles et n’ont pas besoin de lumière. Le rejet de l’espace public a conduit les chré­tiens à se conce­voir unis autre­ment, comme des « frères » au sein d’une grande famille, et à mode­ler leur vie com­mune « sur les rela­tions fami­liales parce que ces der­nières étaient notoi­re­ment apo­li­tiques et même anti­po­li­tiques[26] ». Le chris­tia­nisme a tou­jours valo­ri­sé l’unité et la concorde, au mépris de la plu­ra­li­té humaine et de sa dimen­sion ago­nis­tique, consti­tu­tive du poli­tique. Enfin, la croyance en l’au-delà a (para­doxa­le­ment) conduit à sacra­li­ser la vie individuelle :

« Car la “bonne nou­velle” de l’immortalité de la vie indi­vi­duelle avait ren­ver­sé l’ancien rap­port entre l’homme et le monde, et éle­vé ce qu’il y a de plus mor­tel, la vie humaine, au pri­vi­lège de l’immortalité déte­nu jusqu’alors par le cos­mos[27]. »

Il en résulte une dépré­cia­tion de la poli­tique et un chan­ge­ment de son sens : alors que la poli­tique était pour les Anciens vouée à la pro­tec­tion du monde com­mun et non, comme la famille, aux néces­si­tés de la vie (d’où la valeur poli­tique émi­nente du cou­rage, comme capa­ci­té à ris­quer sa vie), le chris­tia­nisme la voue à assurer :

« …tout ce qui est néces­saire à la vie en com­mun des hommes, pour leur per­mettre ensuite en tant qu’individu ou en tant que com­mu­nau­té nou­velle une liber­té au-delà de la sphère poli­tique et des néces­si­tés[28]. »

À par­tir de tout autres pos­tu­lats poli­tiques, Max Weber a éga­le­ment sou­li­gné la dimen­sion apo­li­tique et même anti­po­li­tique du mes­sage évan­gé­lique, avec ses « exi­gences acos­miques » au sens où, selon Weber, l’amour du pro­chain et l’éthique de la fra­ter­ni­té uni­ver­selle conduit au « rejet du monde » et, éven­tuel­le­ment, à la « fuite hors du monde[29] ». Cela res­sort en par­ti­cu­lier du Ser­mon sur la mon­tagne qui pres­crit de s’abstenir de toute vio­lence, même pour résis­ter au mal – or, dans la mesure où la vio­lence est pour Weber le moyen qui défi­nit la poli­tique, s’y refu­ser, c’est reje­ter la poli­tique en tant que telle[30]. Bien sûr, Weber n’a pas plus qu’Arendt une vision figée des rap­ports entre chris­tia­nisme et poli­tique. Il sou­ligne que le « rejet anti­po­li­tique du monde » ori­gi­nel a conduit le chris­tia­nisme à oscil­ler entre diverses atti­tudes : le rejet radi­cal de la poli­tique (l’Empire comme incar­na­tion de l’Antéchrist) ; l’indifférence totale à son égard, condui­sant à une sou­mis­sion pas­sive (« Rendre à César ce qui appar­tient à César ») ; l’abstentionnisme poli­tique com­plet, asso­cié à une recon­nais­sance posi­tive de l’autorité comme puni­tion vou­lue par Dieu ; l’évaluation posi­tive de l’autorité comme moyen de « répri­mer les péchés[31] ». Mais l’originalité de Weber est de sou­li­gner que rien de cela n’est spé­ci­fi­que­ment chré­tien : on retrouve le rejet de la poli­tique et l’exigence « acos­mique » de fra­ter­ni­té uni­ver­selle dans d’autres reli­gions, notam­ment celles qui pro­mettent le salut sous la forme d’une déli­vrance (Erlö­sung) dans l’au-delà, laquelle peut avoir trois conte­nus essen­tiels : la « déli­vrance des souf­frances phy­siques, spi­ri­tuelles ou sociales de l’existence ter­restre », celle de « l’agitation insen­sée et du carac­tère éphé­mère de la vie en tant que telle » et celle de « l’imperfection de l’individu » (qu’elle soit consi­dé­rée comme une souillure, le résul­tat du péché ou l’effet de l’ignorance)[32]. Tout cela rap­pelle les divers fan­tasmes du mou­ve­ment trans­hu­ma­niste qui, en quelque sorte, sécu­la­rise ces espoirs en pro­met­tant leur réa­li­sa­tion ici-bas par la technologie.

Au sens large, le désir de déli­vrance remonte très loin « si l’on entend par là la libé­ra­tion de la misère, de la faim, de la séche­resse, de la mala­die et – pour finir – de la souf­france et de la mort », il est presque aus­si ancien que l’autre grande concep­tion du salut comme renais­sance, c’est-à-dire comme acqui­si­tion magique d’une âme nou­velle[33]. S’il varie beau­coup en fonc­tion de ce de quoi et de ce pour quoi on veut être déli­vré, il sup­pose tou­jours une prise de posi­tion néga­tive face à un aspect du monde res­sen­ti comme « dépour­vu de sens », dont le para­digme est la souf­france en géné­ral. En ce sens, le besoin de déli­vrance touche avant tout les intel­lec­tuels, avec leur besoin de sens qui les met en ten­sion avec le monde ; peu à peu, ils vont le subli­mer et faire du salut un « état per­ma­nent capable de le [le fidèle] rendre inté­rieu­re­ment invul­né­rable à la souf­france[34] ». En revanche, il laisse les classes domi­nantes le plus sou­vent indif­fé­rentes, de sorte que ce sont les masses vic­times de l’oppression sociale qui vont le plus être récep­tives au désir de déli­vrance. Dans la mesure où les intel­lec­tuels sont en géné­ral issus des classes domi­nantes, Weber en déduit que les couches spé­ci­fi­que­ment por­teuses de la quête de déli­vrance sont les « couches culti­vées qui se dés­in­té­ressent de la poli­tique parce qu’elles étaient dénuées d’influence ou qu’elles en étaient dégoû­tées[35] ». Bref, il y a un lien entre le désir de déli­vrance et la situa­tion de dépo­li­ti­sa­tion des intellectuels.

Ce lien entre la quête de déli­vrance et l’intellectualisme est par­ti­cu­liè­re­ment patent en ce qui concerne l’Asie et notam­ment le boud­dhisme, sur lequel je vou­drais m’arrêter vu son influence sur la cyber­cul­ture (comme le fon­da­teur d’Apple Steve Jobs, le phi­lo­sophe trans­hu­ma­niste James Hughes a été moine boud­dhiste)[36]. Weber défi­nit le boud­dhisme comme « l’“art” reli­gieux, spé­ci­fi­que­ment apo­li­tique et même anti­po­li­tique, d’un ordre de moines men­diants errants dotés d’une for­ma­tion intel­lec­tuelle[37] ». S’il incarne à ses yeux « la forme la plus radi­cale d’aspiration à la déli­vrance », il pro­pose une autre déli­vrance que le chris­tia­nisme. Dans les deux cas, il y a bien rejet de la vie mon­daine et même, par­fois, fuite hors du monde. Cho­qué par l’absurdité de la vie sou­mise aux « trois maux de la mala­die, de la vieillesse et de la mort », Sid­dhar­tha aban­donne le foyer fami­lial pour entrer dans la soli­tude : c’est le « grand renon­ce­ment (au monde) », moment fon­da­teur du boud­dhisme[38]. Il faut se déli­vrer de tout ce qui nous attache à la vie et donc, pour le boud­dhisme, de la « croyance en une “âme” enten­due comme une enti­té pérenne », c’est-à-dire de la croyance en l’immortalité de l’individu. « Ce qui est dési­ré, ce n’est pas la déli­vrance per­met­tant d’accéder à une vie éter­nelle, mais celle qui mène à la paix per­pé­tuelle de la mort[39] ». Cela conduit à une concep­tion pure­ment indi­vi­duelle de la déli­vrance qui dépend uni­que­ment du com­por­te­ment libre de l’individu, invi­té à « “errer seul comme le rhi­no­cé­ros” – ce qui signi­fie aus­si : avoir une peau aus­si dure que la sienne pour se pro­té­ger contre les sen­ti­ments[40] ». Le boud­dhisme a ain­si mini­mi­sé tous les liens unis­sant l’individu aux autres et les a même rom­pus en pres­cri­vant l’errance soli­taire. Der­nière dif­fé­rence : la déli­vrance n’est pas tant obte­nue par l’action éthique que par l’illumination contem­pla­tive condui­sant au « repos divin[41] ».

Rejet du monde et han­tise de la poli­tique, refus de toute ins­crip­tion com­mu­nau­taire, déva­lo­ri­sa­tion de l’action, notam­ment col­lec­tive : les paral­lèles sont nom­breux avec le chris­tia­nisme. Com­ment Weber les inter­prète-t-il ? Dans le cadre d’une « théo­rie des degrés et des orien­ta­tions du refus reli­gieux du monde » : plus les reli­gions de salut-déli­vrance radi­ca­lisent leurs exi­gences éthiques, plus elles entrent en ten­sion struc­tu­relle avec le monde et ses diverses sphères, les­quelles obéissent de plus en plus consciem­ment à leurs propres lois : l’économie, la poli­tique, l’art, l’érotisme et la science. La volon­té de dépas­se­ment de la condi­tion ter­restre et de sa dimen­sion poli­tique va donc bien au-delà de la reli­gion chré­tienne. Elle résulte du pro­ces­sus géné­ral de ratio­na­li­sa­tion de la vie qui engendre des ten­sions entre l’homme et le monde, et se ren­force à mesure que le der­nier s’objective en un sens étran­ger aux exi­gences éthiques de fra­ter­ni­té reli­gieuse[42]. En ce sens, elle consti­tue une ten­dance struc­tu­relle qui des­sine une condi­tion his­to­rique carac­té­ri­sée par un conflit latent entre, d’un côté, l’éthique, et de l’autre l’État, le capi­ta­lisme, la vie sexuelle, etc., ce qui explique la per­sis­tance de la quête de déli­vrance et ses mani­fes­ta­tions esca­pistes modernes[43].

Avec Arendt et Weber, on com­prend mieux la dimen­sion apo­li­tique et même anti­po­li­tique des reli­gions pro­po­sant le salut sous la forme d’une déli­vrance à l’égard de ce monde et de la condi­tion qui nous y est faite : le rejet éthique du monde et la foca­li­sa­tion sur le salut indi­vi­duel conduisent au mépris des affaires publiques, tou­jours rela­tives au monde com­mun ; la volon­té d’unité et de concorde reviennent à nier la plu­ra­li­té humaine dans sa dimen­sion conflic­tuelle, qui est au cœur du poli­tique ; et la han­tise de la vio­lence poussent à se reti­rer de la sphère poli­tique, dont elle consti­tue une dimen­sion indé­pas­sable, au moins à titre latent.

Or, il est frap­pant de consta­ter que l’on retrouve des ten­dances simi­laires dans « le culte de l’internet » tel que l’a ana­ly­sé Phi­lippe Bre­ton[44] – culte qui est au cœur de la cyber­cul­ture trans­hu­ma­niste et consti­tue le ter­reau sur lequel a ger­mé l’idée de « citoyen aug­men­té ». Comme d’autres[45], Bre­ton note les liens entre le monde avant-gar­diste de la micro-infor­ma­tique et la contre-culture New Age, mâti­née de spi­ri­tua­li­té asia­tique et de boud­dhisme zen. Mais il sou­ligne en outre que, dès ses débuts, l’informatique a bai­gné dans un dis­cours qua­si mys­tique. C’est ain­si que le fon­da­teur de la cyber­né­tique, Nor­bert Wie­ner (qui pré­ten­dait être le des­cen­dant du rab­bin Loew, créa­teur du Golem de Prague…[46]) défi­nis­sait l’information en l’opposant à l’entropie qu’il assi­mi­lait au « diable », pris au sens sui­vant : « Non le démon mali­cieux, posi­tif, des mani­chéens, mais le démon néga­tif de Saint Augus­tin, celui qu’il appelle l’Imperfection[47] ». On retrouve cette dimen­sion reli­gieuse chez d’autres pré­cur­seurs et ins­pi­ra­teurs de la cyber­cul­ture, comme le père jésuite Teil­hard de Char­din et son concept de « noo­sphère », Mar­shall McLu­han (conver­ti au catho­li­cisme) et son « vil­lage glo­bal », ou encore Pierre Lévy qui s’inspire de l’idée de « noo­sphère » pour for­mu­ler son rêve d’une « recon­nexion glo­bale de l’espèce humaine avec elle-même[48] ».

Au-delà de ces ori­gines intel­lec­tuelles, Bre­ton montre que l’engouement pour l’internet a tous les carac­tères d’une doc­trine reli­gieuse. Les fana­tiques d’Internet et les poli­tiques qui leur ont emboî­té le pas tiennent le même dis­cours : ils pro­mettent tous un « monde meilleur […] où se réa­li­se­rait une nou­velle har­mo­nie pour une com­mu­nau­té humaine enfin récon­ci­liée avec elle-même ». Si le point de fuite uto­pique de ce dis­cours est la réuni­fi­ca­tion spi­ri­tuelle et pla­né­taire de l’humanité, la pro­messe porte d’abord sur deux choses : d’une part, l’élimination de la vio­lence et plus géné­ra­le­ment de la conflic­tua­li­té humaine, comme si l’internet avait le pou­voir de paci­fier la socié­té ; d’autre part, l’espoir « de “pou­voir tout faire de chez soi”, sans bou­ger de son fau­teuil[49] ». Pour Bre­ton, ces deux pro­messes vont ensemble et tiennent à une seule et même han­tise : celle de l’autre comme fac­teur d’altercation et, in fine, de vio­lence. Or, si l’on admet que la poli­tique tient à la néces­si­té de « faire avec les autres » (en quelque sens que ce soit), c’est une han­tise de la poli­tique qui se mani­feste ici. S’il faut trans­fé­rer, comme nous y invitent les thu­ri­fé­raires de l’internet, toutes nos acti­vi­tés dans le cybe­res­pace, au risque de créer un monde où il n’y aura plus de ren­contre directe entre les humains, c’est que l’autre fait peur, que sa ren­contre est un dan­ger. Voi­là ce qui res­sort, selon Bre­ton, des visions de la socié­té mon­diale de l’information que pro­pose la lit­té­ra­ture d’anticipation. Elle part tou­jours de la ques­tion de la vio­lence liée à l’existence d’autrui et, « dans tous les cas, Inter­net repré­sente la fin de la ten­sion insup­por­table pro­vo­quée par les autres[50] ». C’est par­ti­cu­liè­re­ment lim­pide dans le roman d’Isaac Asi­mov Face aux feux du soleil qui décrit un uni­vers obsé­dé par le tabou de la ren­contre phy­sique, iden­ti­fiée à l’animalité et à la bru­ta­li­té, et cen­tré sur un sys­tème de télé­com­mu­ni­ca­tion per­met­tant aux humains de com­mu­ni­quer sans avoir à se fré­quen­ter, ce qui pré­fi­gure l’internet[51]. Ce fai­sant, Asi­mov révèle l’horizon socio­po­li­tique de la cyber­cul­ture, que Bre­ton résume ainsi :

« Le cybe­res­pace, comme monde de lumière et de trans­pa­rence, incarne l’utopie de la paci­fi­ca­tion. La vio­lence y est iden­ti­fiée : elle est reje­tée du côté du corps, de l’animalité, de la maté­ria­li­té. Le prix de la paix est une double sépa­ra­tion, d’une part entre le corps et l’esprit, d’autre part entre les corps eux-mêmes[52]. »

On com­prend dès lors le « noyau dur de croyances » que Bre­ton iden­ti­fie au cœur du « culte de l’internet[53] ». Si la vio­lence est pour Wie­ner le « comble de l’entropie[54] », seule la cir­cu­la­tion sans entrave de l’information pour­ra assu­rer la paix. Il en résulte un idéal de trans­pa­rence abso­lue qui conduit à toute une série de refus tou­chant des aspects fon­da­men­taux de la vie poli­tique, notam­ment démo­cra­tique : refus de la dis­tinc­tion privée/public et, par consé­quent, dis­so­lu­tion de la notion d’espace public enten­du, avec Arendt, comme espace de mani­fes­ta­tion de ce qui est digne d’apparaître en public ; refus de la loi, des limites et des fron­tières au nom d’un idéal de libre cir­cu­la­tion uni­ver­selle qui conduit à reje­ter tout ancrage dans une com­mu­nau­té défi­nie ; refus de la « parole incar­née », indi­vi­dua­li­sée, au nom d’une valo­ri­sa­tion exclu­sive de l’esprit supra-indi­vi­duel, seul trait d’union entre les humains[55].

Tous ces refus, en lien avec l’aspiration à un dépas­se­ment radi­cal de la conflic­tua­li­té, des­sinent une idéo­lo­gie apo­li­tique et même anti­po­li­tique en ce qu’elle nie les condi­tions fon­da­men­tales du poli­tique : la plu­ra­li­té humaine et sa conflic­tua­li­té poten­tielle, l’intégration dans une com­mu­nau­té ter­ri­to­riale, l’existence d’un espace public où se dis­cutent les affaires humaines, la vio­lence comme ulti­ma ratio[56] du pou­voir. Rien de cela ne laisse augu­rer, der­rière le « citoyen aug­men­té », un véri­table sur­saut de citoyen­ne­té au sens d’une reprise en main active des ques­tions poli­tiques. Ce qui se mani­feste ici, c’est bien plu­tôt le rejet du monde, la volon­té de se déli­vrer de la poli­tique et des maux qui lui sont asso­ciés – une volon­té qui se mani­feste dans nombre de reli­gions et tra­verse éga­le­ment, on va le voir, presque toute l’histoire poli­tique occidentale.

Se délivrer de la politique : brève généalogie d’un vieux fantasme occidental

Pour mieux com­prendre la force de l’aspiration à se déli­vrer de la poli­tique qui pour­rait se pro­fi­ler der­rière le « citoyen aug­men­té », je vou­drais en appro­fon­dir la généa­lo­gie, au-delà de ses racines reli­gieuses. Si les paral­lèles sont frap­pants entre la cyber­cul­ture trans­hu­ma­niste et les reli­gions pro­po­sant le salut sous la forme d’une déli­vrance à l’égard du monde, il faut éga­le­ment remettre la cyber­cul­ture dans l’histoire longue de la han­tise occi­den­tale de la poli­tique, qui ne s’est pas seule­ment nour­rie de motifs reli­gieux, mais aus­si de logiques sociales (qui ont elles-mêmes condi­tion­né les idées reli­gieuses). Pour ce faire, il faut d’abord reve­nir sur la notion de citoyen, si impor­tante dans l’imaginaire poli­tique occi­den­tal, puisqu’elle semble contre­dire le fan­tasme de déli­vrance poli­tique que je mets au cœur de la tra­di­tion occi­den­tale moderne, en déno­tant un fort désir d’engagement poli­tique et même de réap­pro­pria­tion du poli­tique. En réa­li­té, elle a tou­jours oscil­lé entre une concep­tion active et une défi­ni­tion pas­sive, tout se pas­sant comme si la citoyen­ne­té active res­sur­gis­sait pério­di­que­ment avant de refluer dans une citoyen­ne­té pas­sive confi­nant à la simple sujé­tion[57]. Ensuite, je revien­drai avec Max Weber sur la séquence médié­vale de cette his­toire pour cer­ner les logiques sociales du reflux de la citoyen­ne­té active à l’aube des Temps modernes. On com­pren­dra ain­si pour­quoi la liber­té, autre­fois attri­but fon­da­men­tal du citoyen, a pu être recen­trée autour de la volon­té libé­rale de « libé­ra­tion à l’égard du poli­tique ». Enfin, je m’appuierai sur Arendt pour pro­po­ser une généa­lo­gie en trois temps de l’aspiration occi­den­tale à se déli­vrer de la poli­tique et sou­li­gner l’importance du rêve de dépas­ser le « gou­ver­ne­ment des hommes », ce qui nous ramè­ne­ra aux ori­gines de la cyberculture.

La citoyen­ne­té est une notion équi­voque qui, tout au long de son his­toire, a été écar­te­lée entre deux pôles : un ver­sant actif, l’exercice (d’une part) du pou­voir sou­ve­rain en tant que « citoyen », et un ver­sant pas­sif, la pro­tec­tion juri­dique par des lois valables pour tous les conci­toyens, qui défi­nit plu­tôt ce qu’on appelle un « res­sor­tis­sant ». D’un côté, la citoyen­ne­té désigne la par­ti­ci­pa­tion directe au corps poli­tique sou­ve­rain qui décide de la guerre et de la paix, déli­bère et pro­mulgue les lois, admi­nistre les affaires publiques et exerce la jus­tice – autre­ment dit, elle est l’autre nom de la sou­ve­rai­ne­té démo­cra­tique dans ses diverses com­po­santes : légis­la­tive, exé­cu­tive, judi­ciaire et mili­taire. De l’autre, elle désigne la simple appar­te­nance à une com­mu­nau­té civile fai­sant que l’on jouit tous des mêmes droits (dont des droits de par­ti­ci­pa­tion limi­tée au pro­ces­sus de déci­sion poli­tique) dans nos rela­tions avec le pou­voir sou­ve­rain (qu’il soit monar­chique, aris­to­cra­tique ou repré­sen­ta­tif). Gros­so modo, le pre­mier modèle est asso­cié à l’émergence en Grèce antique de la démo­cra­tie et a fait ensuite diverses irrup­tions dans l’histoire occi­den­tale, au gré des révo­lu­tions médié­vales et modernes. Le second modèle est moins spé­ci­fié his­to­ri­que­ment et se réfère à ce que tend à deve­nir cette notion de citoyen quand elle se vide de son conte­nu, en rai­son de la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir. Il s’accompagne sou­vent d’un dis­cours cos­mo­po­li­tique fai­sant l’éloge de la figure, cou­pée de tout ancrage poli­tique, du « citoyen du monde » (très en vogue à l’ère actuelle du nomade connec­té, il l’avait été sous l’Empire romain et à l’époque du des­po­tisme éclairé).

Le citoyen grec se défi­nit, comme le rap­pelle Aris­tote (Poli­tique, III, 1275 et sui­vantes), non par l’appartenance à la polis au sens géo­gra­phique, mais par la par­ti­ci­pa­tion à la polis au sens poli­tique, en pre­nant part au pou­voir sou­ve­rain. En ce sens, il n’y a de citoyen au plein sens du terme que dans les régimes démo­cra­tiques où la citoyen­ne­té se défi­nit par l’alternance entre gou­ver­ner et être gou­ver­né. Pour être citoyen, il faut par­ti­ci­per au culte de la cité, pos­sé­der une mai­son et régner des­sus, et por­ter les armes. La citoyen­ne­té était donc le sta­tut pri­vi­lé­gié d’une mino­ri­té de la popu­la­tion. Gros­so modo, tout cela est éga­le­ment valable pour la citoyen­ne­té dans la Rome répu­bli­caine, avec cette nuance que les simples citoyens y ont tou­jours eu moins d’emprise sur le pou­voir sou­ve­rain, mono­po­li­sé de fac­to par une classe poli­tique oli­gar­chique – et que cette dif­fé­rence s’est de plus en plus accu­sée avec le temps. Logi­que­ment, les juristes romains ont fini par déve­lop­per l’idée de civi­tas sine suf­fra­gio, de citoyen­ne­té sans par­ti­ci­pa­tion poli­tique, puis celle de « démo­cra­tie sous tutelle de l’empereur[58] ». Ain­si redé­fi­nie, la citoyen­ne­té pour­ra être élar­gie à des caté­go­ries de popu­la­tions qui n’en jouis­saient pas jusque-là. En 212 après J.-C., elle est accor­dée à tous les sujets de l’Empire. Mais ces der­niers sont alors bien plus des « res­sor­tis­sants » que des citoyens au sens aris­to­té­li­cien : ils jouissent de droits pro­té­gés par la loi, mais ne sont plus les dépo­si­taires de la sou­ve­rai­ne­té. Dans la mesure où il n’y a plus de dif­fé­rence entre citoyens et non-citoyens, ce concept est peu à peu rem­pla­cé par celui de « sujet » qui devient cen­tral dans l’antiquité tar­dive, notam­ment byzan­tine[59].

La notion grecque de citoyen actif res­sur­git dans les com­munes médié­vales, dans un contexte nou­veau qui va en inflé­chir le sens : alors que le citoyen antique est avant tout un sol­dat, ten­dan­ciel­le­ment déli­vré du tra­vail, le bour­geois médié­val est un arti­san et un com­mer­çant, ten­dan­ciel­le­ment désar­mé[60]. Comme le résume Weber dans La ville, si le pre­mier est un homo poli­ti­cus, le second est un homo œco­no­mi­cus[61]. Certes, les « droits de bour­geoi­sie » étaient à l’origine liés à des obli­ga­tions mili­taires et à des droits de par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Mais alors que la dimen­sion poli­ti­co-mili­taire était au cœur de la citoyen­ne­té antique, elle tend à dis­pa­raître dans la cité médié­vale typique, la ville indus­trielle du Nord de l’Europe. Pour­quoi ? Pour toute une série de rai­sons conver­gentes dont Weber nous donne une idée quand il ana­lyse les fac­teurs qui ont empê­ché les citoyens des villes ita­liennes – qui avaient pour­tant gar­dé une dimen­sion mili­taire accu­sée, à mi-che­min entre les villes du Nord et les villes antiques – de résis­ter à la mise en place de tyran­nie per­son­nelle à la fin du Moyen Âge. D’une part, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique engendre une indis­po­ni­bi­li­té crois­sante pour la vie poli­tique et un « raf­fi­ne­ment crois­sant des besoins » qui détourne de la poli­tique. D’autre part, la ratio­na­li­sa­tion des tech­niques de guerre entraîne une « déqua­li­fi­ca­tion mili­taire » des citoyens et l’apparition d’armées de métier (et même de mer­ce­naires, la guerre deve­nant une entre­prise lucra­tive pour les condot­tieres ven­dant leurs ser­vices aux plus offrants), ce qui condamne les bour­geois à l’impuissance[62]. Enfin, la ratio­na­li­sa­tion bureau­cra­tique de l’administration tend, selon Weber, à favo­ri­ser l’apathie poli­tique – or, ce sont les com­munes médié­vales qui ont posé les pre­mières bases de l’État ration­nel moderne[63].

Pri­va­ti­sa­tion de l’existence, désar­me­ment de la popu­la­tion, bureau­cra­ti­sa­tion de l’administration : logi­que­ment, les théo­ri­ciens de l’État moderne en ges­ta­tion contes­tèrent le concept antique, actif, de citoyen pour lui sub­sti­tuer celui de « sujet[64] ». L’impuissance poli­tique crois­sante et l’importance accrue accor­dée à l’économie vont aus­si conduire à l’apparition d’un nou­veau sens de la liber­té, enten­due comme « libé­ra­tion à l’égard du “poli­tique”[65] ». Comme le remarque Sis­mon­di, alors que « jusqu’au XVIIe siècle, la liber­té du citoyen fut tou­jours consi­dé­rée comme une par­ti­ci­pa­tion à la sou­ve­rai­ne­té de son pays », les Anglais et plus géné­ra­le­ment les modernes vont assi­mi­ler de plus en plus la liber­té à « la pro­tec­tion du repos, du bon­heur, et de l’indépendance domes­tique ». La liber­té poli­tique, facul­té active de par­ti­ci­pa­tion, cède la place à la liber­té civile, « facul­té toute pas­sive, garan­tie contre les abus de pou­voir[66] ». Connais­sant moins l’histoire médié­vale, Ben­ja­min Constant oppose de la même manière la « liber­té des modernes » à la « liber­té des anciens ». S’il ren­voie ain­si dans l’Antiquité les pra­tiques poli­tiques de démo­cra­tie directe, c’est parce que son pro­pos est de mon­trer qu’elles sont ana­chro­niques, que l’heure est à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Pour Constant, la liber­té poli­tique n’est plus le but pre­mier des modernes : compte tenu du déve­lop­pe­ment des échanges mul­ti­pliant les pos­si­bi­li­tés d’agrémenter sa vie pri­vée et de l’échelle des socié­tés modernes diluant le poids poli­tique de cha­cun, les modernes recherchent les jouis­sances et le repos. La liber­té poli­tique n’est pour eux qu’un moyen de jouir de cette « liber­té civile », et elle doit être redé­fi­nie comme un ensemble de garan­ties appor­tées au droit de se consa­crer aux « jouis­sances pri­vées ». Selon Constant, voi­là ce qui explique la néces­si­té moderne de la repré­sen­ta­tion poli­tique : elle per­met à une nation qui a d’autres choses à faire de se déchar­ger des fonc­tions publiques sur quelques-uns[67].

La liber­té des modernes consiste au final, comme le sou­ligne Ste­phen Holmes, dans la pos­si­bi­li­té d’« évi­ter la poli­tique », de s’en « abs­traire » ou de s’en « lais­ser dis­traire », de s’en « abs­te­nir » ou d’y « res­ter étran­ger[68] ». Selon lui, Constant est ambi­va­lent à son égard, et même fluc­tuant – d’où les contra­dic­tions de ce texte fait de strates diverses, qui s’achève par un éloge vibrant de l’engagement dans la vie publique. Dans la pre­mière ver­sion du texte, écrite dans une France trau­ma­ti­sée par la guerre civile et fati­guée de la poli­tique, il voit d’un bon œil cet « absen­téisme poli­tique » comme anti­dote aux pas­sions qui ont conduit à la Ter­reur. Mais quand il reprend son texte en 1819, le tra­jet de Napo­léon lui a fait com­prendre que l’apathie peut aus­si faire le lit de la tyran­nie[69]. Le pro­pos de Constant n’est donc plus de congé­dier la liber­té des anciens, mais de la « com­bi­ner[70] » avec la liber­té des modernes, car la tyran­nie peut aus­si bien résul­ter d’un excès que d’un défaut de poli­ti­sa­tion. Ce fai­sant, il com­pre­nait le « dan­ger » que repré­sente poten­tiel­le­ment, pour la liber­té sous toutes ses formes, le désir moderne d’être entiè­re­ment déli­vré de la poli­tique – ne serait-ce que parce qu’il fait le jeu d’autorités ten­dan­ciel­le­ment pater­na­listes[71]. Vingt ans plus tard, Toc­que­ville pro­lon­ge­ra cette réflexion sur le dan­ger que repré­sente « l’individualisme » des modernes, le fait de se déchar­ger de la poli­tique[72].

Mal­gré les vœux de ces deux pen­seurs que l’on classe sou­vent par­mi les libé­raux[73], la volon­té d’être libé­ré de la poli­tique va s’approfondir et se mettre à domi­ner même le « libé­ra­lisme » du XXe siècle. Voi­là ce qui res­sort du concept de « liber­té néga­tive » d’Isaiah Ber­lin, défi­nie comme un espace pri­vé de non-ingé­rence[74]. S’il se réclame de Constant, les contre­sens qu’il fait sur sa pen­sée en disent long sur le ren­ver­se­ment qui s’est opé­ré, notam­ment quand il le situe dans le sillage du stoï­cisme alors que Constant a tou­jours cri­ti­qué sa concep­tion apo­li­tique de la « liber­té inté­rieure » et s’est à chaque fois qu’il l’a pu consa­cré à l’engagement poli­tique[75]. En fait, tout se passe comme si Ber­lin s’identifiait com­plè­te­ment à cette idée de « liber­té des modernes » à laquelle Constant acquies­çait certes, comme à un fait his­to­rique iné­luc­table, mais dont il vou­lait cor­ri­ger les tares.

Constant et Toc­que­ville ne sont pas les seuls pen­seurs à s’être inquié­tés de cette volon­té de se déli­vrer de la poli­tique. C’est aus­si le cas d’Arendt qui a au XXe siècle cher­ché à res­tau­rer le lien entre liber­té et poli­tique contre toutes les théo­ries et les expé­riences qui ont cher­ché ou conduit à le rompre, et notam­ment contre le libé­ra­lisme dont elle consi­dère, sans suf­fi­sam­ment de nuances sans doute (au vu de l’étiquetage fré­quent de Constant et Toc­que­ville comme « libé­raux »), qu’il est domi­né par l’aspiration à être déli­vré de la poli­tique. Dans son essai Qu’est-ce que la liber­té ?, elle pro­pose quelques élé­ments pour éta­blir, de manière frag­men­taire, une généa­lo­gie en trois étapes de cette aspi­ra­tion. Je vou­drais la com­plé­ter briè­ve­ment pour mon­trer à quel point la pho­bie du poli­tique est pro­fonde dans la culture occi­den­tale et s’approfondit à l’époque moderne.

Dans l’Antiquité, elle se mani­feste dans le chris­tia­nisme pour qui, on l’a vu, la vraie liber­té se cherche en dehors de l’espace public et se trouve à condi­tion d’être déli­vré de la poli­tique. La notion de chré­tien en vient donc à s’opposer à celle de citoyen[76]. Mais Han­nah Arendt sou­ligne aus­si que la phi­lo­so­phie grecque, qui a eu une cer­taine influence sur le chris­tia­nisme, avait déjà valo­ri­sé « l’abstention de la poli­tique chez le phi­lo­sophe comme pos­tu­lat du mode de vie le plus haut et le plus libre, la vita contem­pla­ti­va[77] ». Contrai­re­ment à leurs conci­toyens, les phi­lo­sophes grecs n’estimaient pas que la vie poli­tique, c’est-à-dire l’engagement dans la com­mu­nau­té civique démo­cra­tique, était le sou­ve­rain bien. Contre le sens com­mun des Grecs qui oppo­saient rigou­reu­se­ment espace public (la vie bonne) et pri­vé (les néces­si­tés de la vie), ils se sont mis à par­ler de la vie poli­tique en termes domes­tiques, en pre­nant leurs exemples « dans les expé­riences quo­ti­diennes de la vie pri­vée ». Pour Arendt, cette nou­veau­té révo­lu­tion­naire tient à ce que ces idées « ne pro­ve­naient pas d’une expé­rience réelle de la vie poli­tique, mais du désir de s’en libé­rer[78] ».

Au début des temps modernes, la « défi­ni­tion de la liber­té poli­tique comme pos­si­bi­li­té de libé­ra­tion de la poli­tique », comme le dit Arendt, a joué un grand rôle dans l’histoire de la théo­rie poli­tique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les phi­lo­sophes assignent à la poli­tique la mis­sion d’assurer la sécu­ri­té pour rendre pos­sible une liber­té se déployant essen­tiel­le­ment « en dehors du domaine poli­tique » – Arendt ren­voie à Hobbes, Spi­no­za et Mon­tes­quieu[79]. En fait, la volon­té d’être déli­vré de la poli­tique est au cœur du libé­ra­lisme dont elle estime que le cré­do est : « moins il y a de poli­tique, plus il y a de liber­té ». Pour le libé­ra­lisme, la liber­té n’est pas avant tout poli­tique, mais indi­vi­duelle, et « la poli­tique n’est com­pa­tible avec la liber­té que parce que et pour autant qu’elle garan­tit une pos­si­bi­li­té de se libé­rer de la poli­tique[80] ». Selon Arendt, le libé­ra­lisme a donc eu « sa part dans le ban­nis­se­ment du domaine poli­tique de la notion de liber­té » : en pro­mou­vant une concep­tion ges­tion­naire de la poli­tique cen­trée sur la sécu­ri­té et la pro­tec­tion de la vie – une concep­tion qui est en fait la néga­tion de la poli­tique –, il a accom­pa­gné et jus­ti­fié le déve­lop­pe­ment de la « sphère de la vie éco­no­mique et sociale dont l’administration a éclip­sé le domaine poli­tique depuis le début des temps modernes[81] ». C’est pour les mêmes rai­sons – l’indexation de la poli­tique sur la sécu­ri­té et non sur la liber­té – que, selon Arendt, « l’essor des sciences poli­tiques et sociales aux XIXe et XXe siècles a élar­gi le fos­sé entre la liber­té et la poli­tique[82] ». Mais la rai­son pour laquelle nous sépa­rons tous poli­tique et liber­té, la rai­son pour laquelle leur « coïn­ci­dence » ne va plus de soi à nos yeux, est avant tout l’expérience du tota­li­ta­risme : la subor­di­na­tion de « toutes les sphères de la vie aux exi­gences de la poli­tique » pousse l’individu à l’apolitisme esti­mant que « la liber­té com­mence là où la poli­tique finit[83] ». Ce fut le cas d’Isaiah Ber­lin après la Seconde Guerre Mon­diale, un peu comme Constant suite à la Révo­lu­tion (mais l’Empire lui a ensuite mon­tré le dan­ger que repré­sen­tait « l’absorption » dans la vie privée).

Je vou­drais déve­lop­per et com­plé­ter briè­ve­ment ces élé­ments de généa­lo­gie sociale et intel­lec­tuelle que pro­pose Arendt, car ils conduisent direc­te­ment à la nais­sance de la cyber­né­tique et du trans­hu­ma­nisme. Ils nous font com­prendre la pro­fon­deur de la volon­té de se déli­vrer de la poli­tique à l’époque moderne en nous sug­gé­rant qu’elle ne tra­verse pas seule­ment le libé­ra­lisme, mais éga­le­ment d’autres cou­rants poli­tiques, comme le socia­lisme par exemple, si étroi­te­ment lié au déve­lop­pe­ment du social et des sciences sociales. En effet, le rejet de la poli­tique se retrouve éga­le­ment chez Saint-Simon, l’un des fon­da­teurs du socia­lisme moderne et l’un des pré­cur­seurs de la cyber­né­tique[84]. Trau­ma­ti­sé lui aus­si par la Révo­lu­tion fran­çaise, il espé­rait sub­sti­tuer, selon une célèbre for­mule, « l’administration des choses » au « gou­ver­ne­ment des hommes » – ce qui revient à vou­loir rem­pla­cer la poli­tique, où tous les citoyens ont droit de cité, par la ges­tion qui est aux mains des experts.

Cette for­mule se retrouve ensuite sous la plume d’Engels, dans sa célèbre bro­chure « Socia­lisme scien­ti­fique et socia­lisme uto­pique », pour sug­gé­rer ce que pour­rait signi­fier le « dépé­ris­se­ment de l’État » lié à la révo­lu­tion com­mu­niste. Elle exprime un point de fuite uto­pique qui ne cesse de s’accentuer dans le texte, pour confi­ner au mys­tique. Pour Engels, la révo­lu­tion doit « déli­vrer » les forces pro­duc­tives de leurs entraves pour atteindre un « accrois­se­ment illi­mi­té de la pro­duc­tion » qui accorde à tous sub­sis­tance et liber­té. Ce serait une sor­tie du règne ani­mal et de l’empire de la néces­si­té, l’avènement du « règne de la liber­té ». Et Engels de conclure : « Accom­plir cet acte qui déli­vre­ra le monde, voi­là la mis­sion his­to­rique du pro­lé­ta­riat moderne[85] ». Ce fai­sant, ce n’est pas seule­ment une déli­vrance à l’égard de la poli­tique qui est pro­mise, mais plus géné­ra­le­ment une déli­vrance à l’égard de la néces­si­té et du tra­vail, c’est-à-dire, en termes reli­gieux, du « monde » – et cette volon­té de déli­vrance par­court toute la pen­sée socia­liste, de Marx à Mar­cuse en pas­sant par Mao, à côté d’une indé­niable valo­ri­sa­tion de l’autonomie[86].

Enfin, l’aspiration à dépas­ser la poli­tique par la ges­tion scien­ti­fique de la socié­té est éga­le­ment au cœur de la cyber­né­tique de Wie­ner, trau­ma­ti­sé quant à lui par les deux guerres mon­diales. Mais c’est par la régu­la­tion des flux d’informations qu’il veut et pense pou­voir rem­pla­cer le gou­ver­ne­ment des hommes. L’utopie cyber­né­tique d’une « machine à gou­ver­ner » qui ren­drait obso­lète la poli­tique est for­mu­lée dès 1948 par le père domi­ni­cain Domi­nique Dubarle dans un article inti­tu­lé : « Vers la machine à gou­ver­ner. Une nou­velle science : la cyber­né­tique[87] ». Depuis, elle tra­verse l’imaginaire cyber­cul­tu­rel ain­si que les pro­po­si­tions de « cyber­dé­mo­cra­tie » qui fusent ces der­nières années, éma­nant éga­le­ment de mou­ve­ments de base comme les « indignés ».

Informatique et politique, une question d’échelle

Sur la base des simi­li­tudes frap­pantes entre la cyber­cul­ture trans­hu­ma­niste et les reli­gions anti­po­li­tiques aspi­rant à se déli­vrer du monde, puis d’une généa­lo­gie du désir de se déli­vrer de la poli­tique qui en montre la force à l’époque moderne, j’ai contes­té l’idée que le « citoyen aug­men­té », qui n’est que l’habillage trans­hu­ma­niste du « citoyen assis­té par ordi­na­teur », puisse consti­tuer un renou­veau de la citoyen­ne­té. Ce fai­sant, la ques­tion qui m’importait n’était pas tant la notion de citoyen aug­men­té, qui ne sera peut-être qu’un idéo­lo­gème éphé­mère dans le nou­veau para­digme tech­no­lo­gi­co-poli­tique, que la volon­té bien ancrée de se déli­vrer de la poli­tique. Pour en décryp­ter les ori­gines intel­lec­tuelles et les res­sorts his­to­riques, je me suis appuyé sur des pen­seurs qui, sans par­ta­ger le même concept de poli­tique, par­ta­geaient le constat inquiet que l’humanité est ten­tée par l’idée de s’en déli­vrer. Pour Constant, Arendt et Weber, cette idée nait sur le ter­reau de l’impuissance civique : Constant montre qu’elle est liée à la dis­so­lu­tion du poids poli­tique de chaque citoyen dans les grands États, Weber que ce sont les intel­lec­tuels exclus ou dégoû­tés de la poli­tique qui la déve­loppent et Arendt qu’elle se dif­fuse dans les périodes impé­riales et tota­li­taires. La quête de déli­vrance poli­tique tient donc aux méca­nismes socio­lo­giques de dépo­li­ti­sa­tion des popu­la­tions. Si Constant sou­ligne l’importance de l’élargissement de l’échelle des socié­tés, il rejoint Arendt et Weber pour sou­li­gner le rôle de la bureau­cra­ti­sa­tion du pou­voir et de la pri­va­ti­sa­tion de l’existence liée au déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Sa concep­tion de la poli­tique conduit Weber à sou­li­gner en outre le rôle du désar­me­ment des popu­la­tions, vu l’importance consti­tu­tive de la dimen­sion mili­taire dans la citoyen­ne­té. Quant à Arendt, elle insiste sur le rôle des expé­riences poli­tiques trau­ma­ti­santes dans la dépo­li­ti­sa­tion des popu­la­tions. Comme ces méca­nismes sont encore à l’œuvre et vu l’importance de cette aspi­ra­tion dans l’imaginaire moderne, son rôle dans le libé­ra­lisme et le socia­lisme ain­si que sa pré­sence au cœur de la cyber­cul­ture, rien ne per­met de pen­ser que la repro­gram­ma­tion de la citoyen­ne­té par les NTIC puisse aller vers un renou­veau de la citoyen­ne­té au sens fort, actif – elle en sera tout au plus le rajeu­nis­se­ment, au sens d’un lif­ting. Le « citoyen aug­men­té », s’il vient au jour, risque moins d’être l’apothéose de la démo­cra­tie que le fos­soyeur du « simple citoyen ».

On pour­rait m’opposer que les outils se prêtent à toutes sortes d’usages, dont cer­tains sont de gros­siers « simu­lacres[88] » des pra­tiques authen­ti­que­ment poli­tiques (comme les appels à mani­fes­ter en ligne ou à se joindre vir­tuel­le­ment aux occu­pants réels d’un lieu), mais dont d’autres ne font que les trans­fé­rer dans un nou­vel espace, sans en affec­ter les carac­té­ris­tiques propres (comme les inter­ven­tions dans le débat d’idées par des textes en ligne). Et que vu la géné­ra­li­sa­tion presque uni­ver­selle de l’usage des ordi­na­teurs, leurs usa­gers ne baignent pas tous dans le même ima­gi­naire, et n’en ont pas for­cé­ment les mêmes usages – ils en font des usages pou­vant se situer à mille lieux de l’imaginaire de ceux qui ont inven­té ces outils. C’est oublier que le monde infor­ma­tique a ses spé­ci­fi­ci­tés qui entrent en conflit avec celles du monde poli­tique, et qu’il tend à s’y sub­sti­tuer par le simple fait qu’il acca­pare une part crois­sante de la dis­po­ni­bi­li­té humaine (les jour­nées ne fai­sant que vingt-quatre heures, tout le temps pas­sé devant un écran est ôté aux autres domaines). Même dans leurs acti­vi­tés poli­tiques infor­ma­ti­sées, les geeks res­tent face à leur écran, comme dans toute pra­tique infor­ma­tique. Autre­ment dit, l’ordinateur uni­for­mise les pra­tiques en les trans­po­sant sur un nou­veau plan, l’écran, où l’on n’est plus face aux autres. Les pra­tiques poli­tiques en sortent trans­fi­gu­rées puisqu’elles sup­posent la coexis­tence (et non la jux­ta­po­si­tion), c’est-à-dire la pré­sence incar­née et active de ces « autres » qu’il est dif­fi­cile de sup­por­ter, mais avec les­quels il faut bien s’entendre et s’organiser, ou s’affronter. Comme le dit Joëlle Zask :

« Jusqu’à aujourd’hui, les dis­po­si­tifs des­ti­nés à rendre pos­sible une par­ti­ci­pa­tion plus active et moins théo­rique que celle consis­tant à être pré­sent et à voter une fois de temps en temps sont ancrés dans un lieu pré­cis où les gens se ren­contrent en “face-à-face” ».

Voi­là pour­quoi la plu­part des défen­seurs d’une « démo­cra­tie forte », qui ne réduise pas la par­ti­ci­pa­tion au vote, ont fait comme Jef­fer­son et Toc­que­ville de la com­mune et de l’autonomie locale le creu­set des mœurs démo­cra­tiques, l’espace où la liber­té est la plus grande[89]. Ce n’est peut-être pas un hasard si la notion de poli­tique fait réfé­rence à la polis, notion arti­cu­lant la réfé­rence à un espace géo­gra­phique pré­cis et à un mode d’organisation poli­tique, comme si ce mode d’organisation col­lec­tive avait pour condi­tion de s’inscrire dans un espace loca­li­sé, ni trop petit, ni trop grand – comme si la poli­tique au sens fort où elle s’identifie à la démo­cra­tie était elle aus­si une « ques­tion de taille[90] ». Or l’informatique, quel qu’en soit l’usage, délo­ca­lise les indi­vi­dus, les détache de leur ancrage social local ; en per­met­tant leur com­mu­ni­ca­tion sur une échelle beau­coup plus vaste, elle les met en pra­tique à dis­tance les uns des autres, dans le pro­lon­ge­ment des grandes ten­dances socio­lo­giques de la moder­ni­té. Pour culti­ver la citoyen­ne­té démo­cra­tique, il semble plus per­ti­nent de « relo­ca­li­ser l’action poli­tique[91] », c’est-à-dire de revi­ta­li­ser les petites échelles de l’engagement, là où il s’insère dans les actes les plus ordi­naires de la vie quo­ti­dienne, plu­tôt que de le diluer dans les réseaux de fibre optique. En tout cas, la simple pru­dence invite à pen­ser que ce n’est pas l’homme qu’il faut « aug­men­ter » pour l’adapter à l’échelle déme­su­rée de nos socié­tés : c’est au contraire cette échelle qu’il faut savoir mettre en ques­tion s’il s’avère qu’elle n’est plus com­pa­tible avec les capa­ci­tés humaines, notam­ment politiques.

Auré­lien Berlan


  1. Depuis une dizaine d’années, il y a une telle infla­tion de dis­cours, d’événements et de publi­ca­tions sur l’ « aug­men­ta­tion de l’humain » (c’est-à-dire sa modi­fi­ca­tion tech­no­lo­gique afin d’améliorer ses per­for­mances) que Nico­las Le Dévé­dec et Fany Guis parlent d’Enhan­ce­ment-Hype, d’« engoue­ment » pour l’augmentation. Voir Nico­las Le Dévé­dec et Fany Guis, « L’humain aug­men­té, un enjeu social », Socio­lo­gieS, 2012.
  2. James Hughes, « Le trans­hu­ma­nisme démo­cra­tique 2.0 ».
  3. Voir les mani­festes de Max More, pré­sident de l’Institut Extro­py (qui est au cœur du trans­hu­ma­nisme état­su­nien où ils s’y appellent les « extro­piens »), notam­ment “Extro­pian Prin­ciples 3.0. A Trans­hu­ma­nist Decla­ra­tion” et “On beco­ming Post­hu­man” qui pro­pose « des modi­fi­ca­tions fon­da­men­tales de la nature humaine […] en vue de son amé­lio­ra­tion » (cité par Klaus-Gerd Gie­sen, « Trans­hu­ma­nisme et géné­tique humaine », L’Observatoire de la géné­tique, n°16, 2004). Pour une cla­ri­fi­ca­tion des enjeux ter­mi­no­lo­giques sou­li­gnant que le « post-humain » s’accompagne d’une rup­ture totale avec la « pen­sée anthro­po­cen­trée », voir Mari­na Maes­trut­ti, « Humain, trans­hu­main, post-humain. Repré­sen­ta­tions du corps entre incom­plé­tude et amé­lio­ra­tion », Jour­nal inter­na­tio­nal de bioé­thique, 2011/3 (vol. 22). Sur le post-huma­nisme, voir Rober­to Mar­che­si­ni, Post-Human. Ver­so nuo­vi model­li di esis­ten­za, Bol­la­ti Borin­ghie­ri, Tori­no, 2002 ; Fre­de­ric Van­den­ber­ghe, Com­plexi­tés du post­hu­ma­nisme. Trois essais dia­lec­tiques sur la socio­lo­gie de Bru­no Latour, L’Harmattan, Paris, 2006.
  4. Cf. Naam Ramez, More than Human. Embra­cing the Pro­mise of Bio­lo­gi­cal Enhan­ce­ment, Broad­way Book, New-York, 2005.
  5. C’est-à-dire au res­pect des règles élé­men­taires du vivre ensemble (poli­tesse, res­pect d’autrui, etc.) – l’écocitoyenneté en vogue témoigne de la même réduc­tion, avec un sup­plé­ment vert. Sur cette sub­sti­tu­tion de la civi­li­té apo­li­tique au civisme, voir Ani­cet le Port, La citoyen­ne­té, PUF, 2011.
  6. Voir Groupe Mar­cuse, La liber­té dans le coma. Essai sur l’identification élec­tro­nique et les motifs de s’y oppo­ser, La Len­teur, 2013. L’emprise crois­sante de la bureau­cra­tie et son lien à l’informatique ont éga­le­ment été ana­ly­sés par Béa­trice Hibou, La bureau­cra­ti­sa­tion du monde à l’ère néo­li­bé­rale, La Décou­verte, 2012.
  7. Voir Éric Sadin, Sur­veillance Glo­bale. Enquête sur les nou­velles formes de contrôle, Cli­mats, 2009.
  8. Voir Eric Schmidt & Jared Cohen, The New Digi­tal Age. Resha­ping the future of people, nations and busi­ness, Knopf, New York, 2013.
  9. À pro­pos de cette der­nière notion, on peut lire le phi­lo­sophe trans­hu­ma­niste James Hughes, Citi­zen Cyborg : Why Demo­cra­tic Socie­ties Must Respond to the Rede­si­gned Human of the Future, West­view Press Boul­der, 2004. Les notions de « e‑citoyen » et de « citoyen numé­rique » sont défi­nies un peu plus loin.
  10. Thier­ry Crou­zet, « Le citoyen aug­men­té par les réseaux sociaux », confé­rence tenue en mars 2011 dans le cadre des ren­contres Mar­seille 2.0.
  11. Pro­pos tenus lors des Inter­con­nec­tés de Lyon en décembre 2012. Voir éga­le­ment Pas­cale Lucia­ni-Boyer, L’élu(e) face au numé­rique. De la puis­sance publique à la puis­sance citoyenne, un défi des ter­ri­toires, Ber­ger Levrault, 2015.
  12. Célèbre for­mule du cyber­né­ti­cien Kevin War­wick (voir cet article de Libé­ra­tion). Le phi­lo­sophe sué­dois Nick Bos­trom, qui enseigne à l’université d’Oxford, ne dit pas autre chose quand il spé­cule sur « les membres de la classe pri­vi­lé­giée de la socié­té qui s’amélioreront eux-mêmes et leur pro­gé­ni­ture à tel point que l’espèce humaine se par­ta­ge­ra […] en deux espèces, ou plus, n’ayant plus grand chose en com­mun, à l’exception de leur his­toire par­ta­gée ». Nick Bos­trom, Human Gene­tic Enhan­ce­ments – A Trans­hu­ma­nist Pers­pec­tive. Bien sûr, un tel pro­jet est tout à fait incom­pa­tible avec l’idée de citoyen­ne­té. Rap­pe­lons que la notion de citoyen pré­sup­pose l’égalité entre conci­toyens – voi­là pour­quoi, pen­dant la Révo­lu­tion, on ten­ta de sub­sti­tuer cette notion, pour inter­pel­ler autrui, à celle de Mon­sieur qui sug­gère défé­rence et inéga­li­té (Mon Sire). Cet aspect pro­fon­dé­ment inéga­li­taire du pro­jet trans­hu­ma­niste est au cœur de la cri­tique qu’en font les Gre­no­blois Pièce et main d’œuvre (voir notam­ment le texte inti­tu­lé « Trans­hu­ma­nisme : du pro­grès de l’inhumanité »).
  13. Voir la décla­ra­tion adop­tée par l’association en 2002. Avant la fon­da­tion de l’association, il y a bien sûr eu une pré­his­toire du trans­hu­ma­nisme. Le terme aurait été inven­té par Julian Hux­ley en 1957, théo­ri­cien de l’eugénisme invi­tant l’humanité à se « trans­cen­der » par la prise en main de son évo­lu­tion bio­lo­gique (Julian Hux­ley, In New Bot­tles for New Wines, Chat­to & Win­dus, Londres, 1957). Ensuite, l’idée d’une trans­for­ma­tion consciente de l’espèce humaine par le biais de la tech­no­lo­gie a incu­bé dans les années 1980 en étant por­tée par des scien­ti­fiques et des ingé­nieurs de renom comme le pion­nier des nano­tech­no­lo­gies Eric Drex­ler, fon­da­teur du Fore­sight Ins­ti­tut, le spé­cia­liste en intel­li­gence arti­fi­cielle Ray Kurz­weil ou le robo­ti­cien Hans Mora­vec, qui se reven­di­quaient de l’idée de « trans­hu­ma­nisme ».
  14. Nick Bos­trom, The Trans­hu­ma­nist FAQ. A Gene­ral Intro­duc­tion, 2003.
  15. Voir David Pearce, autre membre fon­da­teur de la WTA, L’impératif hédo­niste, 1995, (dis­po­nible sur le blog de l’auteur : http://david-pearce.com/).
  16. Plus pré­ci­sé­ment de sa filiale Cali­co LLC (Cali­for­nia Life Com­pa­ny).
  17. Laurent Alexandre, La mort de la mort, J. C. Lat­tès, 2011 ; « la mort de la mort » est le nom de la lettre men­suelle édi­tée par Tech­no­prog, l’association trans­hu­ma­niste fran­çaise. À pro­pos de ce fan­tasme, voir Céline Lafon­taine, La socié­té post­mor­telle, Le Seuil, 2008.
  18. « Nous fêtons la mort de la mort et le début d’une autre vie qui est éter­nelle ». Cité par Ivan Bou­nine, La Déli­vrance de Tol­stoï, l’Œuvre, 2010, p. 199. Ce bio­graphe de Tol­stoï estime que la volon­té de se déli­vrer de la mort est la clef de voute de l’œuvre du roman­cier russe, qui a fini conver­ti sur le tard par reve­nir à un chris­tia­nisme évan­gé­lique radi­cal. Voir éga­le­ment le « Son­net sacré » n°10 (1633) du pré­di­ca­teur John Donne : « la mort doit mou­rir ».
  19. Voir Domi­nique Lecourt, Humain, post­hu­main, PUF, 2003, p. 12.
  20. Han­nah Arendt, Condi­tion de l’homme moderne, trad. G. Fra­dier, Cal­mann-Lévy (Pocket), 1983, p. 93.
  21. Han­nah Arendt, Qu’est-ce que la poli­tique ? trad. S. Cour­tine-Dena­my, Seuil, 1995, p. 102–103.
  22. Han­nah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture. Huit exer­cices de pen­sée poli­tique, trad. P. Lévy et alii, Gal­li­mard (Folio), 1972, p. 164–165.
  23. Han­nah Arendt, Qu’est-ce que la poli­tique ? op. cit., p. 102.
  24. Han­nah Arendt, Condi­tion de l’homme moderne, op. cit., p. 95.
  25. Idem, p. 394 et 100–101.
  26. Ibi­dem, p. 94.
  27. Ibi­dem, p. 391.
  28. Han­nah Arendt, Qu’est-ce que la poli­tique ? op. cit., p. 101–102. Pour une ana­lyse plus com­plète et pous­sée des ten­sions entre chris­tia­nisme et poli­tique chez Arendt, voir Véro­nique Alba­nel, Amour du monde. Chris­tia­nisme et poli­tique chez Han­nah Arendt, Cerf, 2010, notam­ment p. 133–192.
  29. Max Weber, Le savant et le poli­tique, trad. C. Col­liot-Thé­lène, La Décou­verte, 2003, p. 189–199 ; Socio­lo­gie des reli­gions, trad. J.-P. Gros­sein, Gal­li­mard, 1996, p. 197–198 et 363.
  30. Max Weber, Le savant et le poli­tique, op. cit., p. 118–119 ; Socio­lo­gie des reli­gions, op. cit., p. 425 : le « recours à la vio­lence nue des moyens de coer­ci­tion » est « au prin­cipe même de tout grou­pe­ment poli­tique ».
  31. Max Weber, Éco­no­mie et socié­té, vol. 2, trad. J. Cha­vy et alii, Plon (Pocket), 1995, p. 363 et 369–369.
  32. Idem, p. 293.
  33. Max Weber, Socio­lo­gie des reli­gions, op. cit., p. 348–349. Sur la pola­ri­té de la déli­vrance et de la renais­sance, voir Éco­no­mie et socié­té, vol. 2, op. cit., p. 291–294. Sur la concep­tion wébé­rienne des reli­gions du « salut-déli­vrance » et son évo­lu­tion, voir Edith Hanke, “Erlö­sung­sre­li­gio­nen”, in Hans G. Kip­pen­berg & Mar­tin Rie­se­brodt, Max Webers Reli­gions­sys­te­ma­tik, J. C. B. Mohr (Sie­beck), Tübin­gen, 2001, p. 209–226.
  34. Max Weber, Socio­lo­gie des reli­gions, op. cit., p. 416.
  35. Max Weber, Éco­no­mie et socié­té, vol. 2, op. cit., p. 363 et 261–268.
  36. Idem, p. 263 et 265 : « Toutes les grandes doc­trines reli­gieuses de l’Asie ont été créées par des intel­lec­tuels » ; le boud­dhisme et le jaï­nisme étaient « l’expression tan­gible d’une atti­tude intel­lec­tuelle radi­ca­le­ment anti­po­li­tique, paci­fiste et de refus du monde ».
  37. Max Weber, Hin­douisme et boud­dhisme, trad. I. Kali­nows­ki & R. Lar­di­nois, Flam­ma­rion, Paris, 2003, p. 350. Weber parle d’art reli­gieux dans la mesure où c’est une éthique sans dieu et sans culte. Cet apo­li­tisme ori­gi­nel a bien sûr évo­lué ensuite, notam­ment sous le règne du roi Mau­rya Aso­ka, admis dans l’ordre des moines boud­dhistes, ce qui a conduit à l’élaboration d’une théo­rie poli­tique basée sur le monarque uni­ver­sel com­plé­tant « la puis­sance spi­ri­tuelle du Boud­dha, néces­sai­re­ment cou­pée de toute action tem­po­relle » (idem, p. 393).
  38. Idem, p. 346 et 350.
  39. Ibi­dem, p. 351.
  40. Ibi­dem, p. 353.
  41. Ibi­dem, p. 362 et 358.
  42. Max Weber, Éco­no­mie et socié­té, vol. 2, op. cit., p. 347–383 ; Socio­lo­gie des reli­gions, op. cit., p. 410–460.
  43. À ce pro­pos, voir Auré­lien Ber­lan, « Le savant et l’anarchie. Éthique et poli­tique de l’anarchisme selon Max Weber, ou “Mon royaume n’est pas de ce monde” », in Jean-Chris­tophe Angaut, Daniel Col­son & Mim­mo Puc­cia­rel­li (dir.), Phi­lo­so­phie de l’anarchie. Théo­ries liber­taires, pra­tiques quo­ti­diennes et onto­lo­gie, ACL, Lyon, 2012, p. 239–265.
  44. Phi­lippe Bre­ton, Le Culte de l’internet. Une menace pour le lien social ? La Décou­verte, Paris, 2000.
  45. Voir Fred Tur­ner, Aux sources de l’utopie numé­rique : de la contre-culture à la cyber­cul­ture, Ste­ward Brand, un homme d’influence, C&F Edi­tions, Caen, 2012.
  46. Phi­lippe Bre­ton, Le Culte de l’internet, op. cit., p. 39.
  47. Nor­bert Wie­ner, Cyber­né­tique et socié­té [1950], 10/18, Paris, 1954, p. 11.
  48. Phi­lippe Bre­ton, Le Culte de l’internet, op. cit., p. 7 et 30–31 ; la cita­tion est tirée du livre de Pierre Lévy, World phi­lo­so­phie, Odile Jacob, Paris, 2000, p. 20.
  49. Phi­lippe Bre­ton, Le Culte de l’internet, op. cit., p. 22 et 30–31.
  50. Idem, p. 98.
  51. Ibi­dem, p. 101–104 ; Isaac Asi­mov, Face aux feux du soleil, Satel­lite, Paris, 1961.
  52. Ibi­dem, p. 92.
  53. Ibi­dem, p. 7.
  54. Ibi­dem, p. 93.
  55. Ibi­dem, cha­pitre 4, p. 48 et sui­vantes.
  56. Max Weber, Éco­no­mie et socié­té, vol. 1, trad. J. Cha­vy et alii, Plon (Pocket), Paris, 1995, p. 97. Ulti­ma ratio au sens où si la vio­lence n’est pas l’unique moyen de la poli­tique, ni même son moyen usuel, elle est son moyen propre et spé­ci­fique, tou­jours dis­po­nible en « der­nier recours ».
  57. Notons que ces deux pôles ont pu, au moins, dans le dis­cours, se che­vau­cher, comme dans la consti­tu­tion de 1791 qui dis­tin­guait entre citoyen­ne­té active et pas­sive – mais la citoyen­ne­té active dési­gnait alors les citoyens de plein droit, alors que celle dont je parle, on le ver­ra, désigne la par­ti­ci­pa­tion directe. En quelque sorte, la consti­tu­tion de 1791 dis­tingue entre deux formes de citoyen­ne­té pas­sive, celle de plein droit (don­nant le pri­vi­lège d’élire et d’être élu, réser­vée aux hommes) et celle au rabais (celles des femmes et des pros­crits, n’incluant pas les droits de par­ti­ci­pa­tion indi­recte, via l’élection de repré­sen­tants).
  58. Wil­fried Nip­pel, Liber­té antique, liber­té moderne. Les fon­de­ments de la démo­cra­tie de l’Antiquité à nos jours, trad. O. Man­no­ni, MSH/PUM, Paris/Toulouse, 2010, p. 71. Nip­pel com­mente en sou­li­gnant que la démo­cra­tie ne signi­fie plus que la sécu­ri­té juri­dique, c’est-à-dire l’État de droit.
  59. Man­fred Rie­del, “Bür­ger, Staatsbür­ger, Bür­ger­tum”, in Otto Brun­ner, Wer­ner Conze et Rein­hart Kosel­leck, Ges­chicht­liche Grund­be­griffe. His­to­risches Lexi­kon zur poli­tisch-sozia­len Sprache in Deut­schland, Band 1, Klett, Stutt­gart, 1972, p. 672–725, notam­ment p. 674.
  60. Idem, notam­ment p. 673 et 676.
  61. Max Weber, La ville, trad. A. Ber­lan, La Décou­verte, Paris, 2014, p. 212.
  62. Idem, p. 175–176.
  63. Ibi­dem., p. 177–178 et Auré­lien Ber­lan, La fabrique des der­niers hommes, op. cit., p. 276–285.
  64. Man­fred Rie­del, “Bür­ger, Staatsbür­ger, Bür­ger­tum”, in Otto Brun­ner, Wer­ner Conze et Rein­hart Kosel­leck, Ges­chicht­liche Grund­be­griffe, op. cit., p. 678–679.
  65. Voir Cathe­rine Audard, Qu’est-ce que le libé­ra­lisme. Ethique, poli­tique, socié­té, Gal­li­mard, Paris, 2009, p. 109 ‑118.
  66. Sis­mon­di, His­toire des répu­bliques ita­liennes au Moyen Age (1818), Treut­tel & Würtz, Paris, 1818, vol. 16, p. 358.
  67. Ben­ja­min Constant, « De la liber­té des modernes com­pa­rée à celle des anciens », Ecrits poli­tiques, Gal­li­mard, Paris, notam­ment p. 603 et 615–616.
  68. Ste­phen Holmes, Ben­ja­min Constant et la genèse du libé­ra­lisme moderne, PUF, Paris, 1994 p. 7, 56, 57 et 63.
  69. Idem, p. 49–56.
  70. Ben­ja­min Constant, « De la liber­té des modernes com­pa­rée à celle des anciens », op. cit., p. 618.
  71. Idem, p. 616–617.
  72. Alexis de Toc­que­ville, De la démo­cra­tie en Amé­rique. Tome II, Gar­nier-Flam­ma­rion, Paris, 1981, p. 125 : L’individualisme est un « sen­ti­ment réflé­chi et pai­sible qui dis­pose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses sem­blables et à se reti­rer à l’écart avec sa famille et ses amis », ce qui tarit la source des ver­tus publiques. Voir aus­si les célèbres pas­sages de la fin du livre sur le « des­po­tisme admi­nis­tra­tif » doux qui prend en charge tous les aspects de la vie sociale et dépos­sède les humains de leur liber­té « dans les petites affaires » (p. 384–387).
  73. Comme par exemple, Pierre Manent, His­toire intel­lec­tuelle du libé­ra­lisme. Dix leçons, Cal­mann-Lévy, Paris, 1987, p. 181–198 et 221–242.
  74. Isaiah Ber­lin, « Deux concep­tions de la liber­té », Éloge de la liber­té, trad. J. Car­naud et J. Laha­na, Cal­mann-Lévy, Paris, 1988, p. 175 et 190.
  75. Voir Ste­phen Holmes, Ben­ja­min Constant et la genèse du libé­ra­lisme moderne, op. cit., p. 46 et 102, qui sou­ligne éga­le­ment que Constant oppose en fait deux types posi­tifs de liber­té, qu’il s’agit de com­bi­ner.
  76. Man­fred Rie­del, “Bür­ger, Staatsbür­ger, Bür­ger­tum”, in Otto Brun­ner, Wer­ner Conze et Rein­hart Kosel­leck, Ges­chicht­liche Grund­be­griffe, op. cit., p. 675.
  77. Han­nah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture, op. cit., p. 195–196.
  78. Han­nah Arendt, Condi­tion de l’homme moderne, op. cit., p. 95.
  79. Han­nah Arendt (« Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture, op. cit., p. 195) note aus­si que cette concep­tion est en germe dans le « concept sécu­lier pré­mo­derne de liber­té », qui sépa­rait net­te­ment liber­té et par­ti­ci­pa­tion directe au gou­ver­ne­ment. Elle cite Charles Ier sur l’échafaud en 1649 : la liber­té du peuple consiste « à avoir le gou­ver­ne­ment des lois grâces aux­quelles sa vie et ses biens peuvent le plus être siens ; ce n’est pas de par­ti­ci­per au gou­ver­ne­ment, qui ne les concerne en rien ».
  80. Idem, p. 193–194.
  81. Ibi­dem, p. 201–202.
  82. Ibi­dem, 194. À ce pro­pos, voir Condi­tion de l’homme moderne, op. cit., p. 76–115.
  83. Ibid., p. 193. Sur l’expérience du tota­li­ta­risme, voir Han­nah Arendt, Les ori­gines du tota­li­ta­risme. Eich­mann à Jéru­sa­lem, Gal­li­mard (Quar­to), Paris, 2002, notam­ment p. 782–837, ain­si que Qu’est-ce que la poli­tique ?, op. cit., p. 80–81 : ce sont les « régimes tota­li­taires et leurs idéo­lo­gies cor­res­pon­dantes » qui ont les pre­miers rom­pu le « fil rouge » de la pen­sée euro­péenne (qui asso­ciait liber­té et poli­tique et défi­nis­sait la tyran­nie comme anti­po­li­tique) en esti­mant que « la liber­té doit être sacri­fiée à l’évolution his­to­rique » et en tâchant d’insérer l’homme dans le cours de l’histoire à tel point « qu’il ne peut plus jamais l’entraver ». Dans cette vision, la liber­té des hommes importe moins que celle de l’histoire (pen­sée comme un flux devant s’écouler libre­ment) et dis­pa­raît donc par­tout où le concept d’histoire rem­place celui de poli­tique.
  84. Sur les liens entre Saint-Simon et la cyber­né­tique, cf. Pierre Mus­so, Télé­com­mu­ni­ca­tions et phi­lo­so­phie des réseaux, PUF, Paris, 1998.
  85. Frie­drich Engels, Socia­lisme scien­ti­fique et socia­lisme uto­pique (1880), trad. P. Lafargue, Aden, Bruxelles, 2005, p. 101–108.
  86. En fait, le mou­ve­ment ouvrier dans son ensemble est aus­si bien tra­vaillé par la volon­té de déli­vrance, qui s’exprime dans l’idée d’une sor­tie du règne de la néces­si­té, que par son contraire, l’appel à l’autonomie consis­tant à prendre en charge soi-même les néces­si­tés, plu­tôt que de s’en déli­vrer. Voir Auré­lien Ber­lan, « Auto­no­mie et déli­vrance. Repen­ser l’émancipation à l’ère des domi­na­tions imper­son­nelles », Revue du Mauss semes­trielle n°48, 2016.
  87. Cité par Phi­lippe Bre­ton, Le culte de l’internet, op. cit., p. 41.
  88. Au sens de Jean Bau­drillard où le simu­lacre est à la fois la simu­la­tion du réel et son rem­pla­ce­ment vir­tuel (mais pas sa dis­si­mu­la­tion). Voir Simu­lacres et Simu­la­tion, Gali­lée, Paris, 1981.
  89. Joëlle Zask, Par­ti­ci­per. Essai sur les formes démo­cra­tiques de la par­ti­ci­pa­tion, Le bord de l’eau, Paris, 2011, p. 77–78 et 132–133. Elle montre que la par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique, pour ne pas être illu­soire (comme dans bien des dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs en vogue, qui se contentent de faire jouer un rôle pré­con­çu aux gens, à des fins de légi­ti­ma­tion), doit arti­cu­ler trois choses : « prendre part », « appor­ter une part » (contri­buer en pre­nant soi-même des ini­tia­tives) et « rece­voir une part ». Vu l’importance de la ques­tion de la contri­bu­tion, elle pré­fère par­ler de « démo­cra­tie contri­bu­tive » (voir p. 7–8 et 203 et sui­vantes). Elle défend donc une concep­tion forte de la démo­cra­tie, fon­dée sur la par­ti­ci­pa­tion locale et l’engagement au sein de sa pro­fes­sion (cf. p. 10 et 132). Sur la poli­tique au sens fort, c’est-à-dire au sens his­to­rique d’origine, voir Moses I. Fin­ley, L’Invention de la poli­tique, Flam­ma­rion, Paris, 1985. Arendt se rat­tache à ce concept qui met en avant la parole, contrai­re­ment à Weber qui emploie une caté­go­rie trans­his­to­rique fon­dée sur la vio­lence.
  90. Oli­vier Rey, Une ques­tion de taille, Stock, Paris, 2014. Han­nah Arendt va dans ce sens quand elle dit que pour les Grecs, « être libre et vivre-dans-une-polis étaient en un cer­tain sens une seule et même chose ». « Ce qui est déci­sif pour cette liber­té poli­tique, c’est qu’elle est liée à un espace », celui de la polis comme de plu­ra­li­té et d’égalité (Qu’est-ce que la poli­tique ?, op. cit., p. 76–79).
  91. Joëlle Zask, La démo­cra­tie aux champs. Du jar­din d’Eden aux jar­dins par­ta­gés, com­ment l’agriculture cultive les valeurs démo­cra­tiques, La Décou­verte, Paris, 2016, p. 214–217.

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Anéantissez la presse ! (par B. Traven)

Humains ! Vous n’avez qu’un ennemi. C’est le plus dépravé de tous. La tuberculose et la syphilis sont des fléaux terribles qui font souffrir l’homme. Mais il existe un fléau plus dévastateur que la peste qui ravage le corps et l’âme de l’homme, une épidémie incomparablement plus terrible, plus sournoise et plus pernicieuse : j’ai nommé la presse, cette catin publique.