PMO : « Que la technologie impose ses procédures, des types de comportements et d’organisation sociale est une évidence »

Nous repro­dui­sons, ci-après, un entre­tien accor­dé par Pièces et Main d’Oeuvre (PMO) à la revue Éco­lo­gie Poli­tique (2016/2 N° 53 | pages 129 à 146), trou­vé sur le site de PMO.


UNE EXPÉRIENCE DE RÉSISTANCE À LA TYRANNIE DU CAPITALISME TECHNOLOGIQUE

Éco­lo­gie Poli­tique : Pen­sez-vous que le « capi­ta­lisme vert » ait une quel­conque chance de relan­cer la crois­sance, ou nous diri­geons-nous iné­luc­ta­ble­ment vers l’ef­fon­dre­ment du monde industriel ?

PMO : Plus qu’in­dus­triel, le capi­ta­lisme d’au­jourd’­hui est tech­no­lo­gique. Certes, des pans de l’é­co­no­mie reposent encore sur l’in­dus­trie (ne serait-ce que pour pro­duire les outils et machines numé­riques), mais la « qua­trième révo­lu­tion indus­trielle » — sui­vant les impor­tants de Davos —, celle de la robo­tique et du numé­rique, vient déjà chas­ser la « troi­sième », la révo­lu­tion infor­ma­tique. Autre­ment dit, l’é­co­no­mie de la connais­sance — en fait les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et des don­nées —, trans­forme l’an­cien monde indus­triel et pro­pulse le capi­ta­lisme dans l’ère post-indus­trielle. La vente de ser­vices imma­té­riels et l’é­co­no­mie des « usages » accroissent leur part du PIB — voyez Google, Face­book, Uber.

Le capi­ta­lisme tech­no­lo­gique doit résoudre deux pro­blèmes pour enclen­cher un nou­veau cycle de crois­sance. D’une part, son besoin expo­nen­tiel d’éner­gie et l’é­pui­se­ment des res­sources natu­relles. C’est tout l’en­jeu des inves­tis­se­ments mas­sifs dans les nano­tech­no­lo­gies et bio­tech­no­lo­gies. Il s’a­git de rem­pla­cer les mine­rais par des maté­riaux arti­fi­ciels, tels les nano­tubes de car­bone fabri­qués à par­tir d’a­tomes de car­bone, pré­sents en quan­ti­té infi­nie sur la pla­nète. Ou les plas­tiques et l’es­sence par de pré­ten­dus « bio­ma­té­riaux », pro­duits à par­tir de la bio­masse (pro­duits végé­taux et agri­coles) par des bac­té­ries de syn­thèse ou des micro-orga­nismes géné­ti­que­ment modi­fiés. Mais le défi majeur est de par­ve­nir à une pho­to­syn­thèse arti­fi­cielle, afin de trans­for­mer la lumière du soleil en éner­gie de façon opti­male. Les cap­teurs nano­struc­tu­rés font déjà des prouesses et aug­mentent conti­nuel­le­ment les ren­de­ments de l’in­dus­trie solaire. Ces tech­no­lo­gies dites « vertes » n’ont rien d’é­co­lo­gique. Elles pol­luent, consomment des res­sources, de l’éner­gie, et pour­suivent la fuite en avant tech­no­lo­gique, ali­men­tant ain­si de nou­veaux cycles de crois­sance (pol­lu­tion-dépol­lu­tion, des­truc­tion-rem­pla­ce­ment). Arri­ve­ront-elles à temps pour évi­ter un crash éco­no­mique ? Nul ne peut le dire. Chaque semaine qui passe nous découvre de nou­veaux gise­ments de gaz et de pétrole, qui pour­raient lais­ser le temps aux éner­gies dites « alter­na­tives » de prendre le relais. Mais s’il fal­lait encore démon­trer le rôle déci­sif de la tech­no­lo­gie dans l’é­co­no­mie pla­né­taire, voi­là une par­tie de la réponse.

Le second pro­blème se résume à une ques­tion : que faire des popu­la­tions super­flues ? De plus en plus inutiles à la pro­duc­tion (où ils sont rem­pla­cés par les machines) et de moins en moins sol­vables comme consom­ma­teurs, des mil­lions d’in­di­vi­dus sont semble-t-il voués à dis­pa­raître. Le capi­ta­lisme trouve tou­jours des solu­tions. Ce ne sera pas la pre­mière fois que des classes sociales ou des peuples entiers pas­se­ront aux pou­belles de l’histoire.

Dans quelle mesure la crise éco­lo­gique géné­ra­li­sée peut-elle per­mettre de créer un état d’ur­gence légi­ti­mant, du point de vue même des « masses », l’in­car­cé­ra­tion dans un « monde-machine » orga­ni­sé par l’État ?

L’ef­fon­dre­ment éco­lo­gique, annon­cé à par­tir des années 1930 par les pen­seurs de l’é­co­lo­gie (Char­bon­neau, Ellul, Illich, entre autres), est désor­mais admis, y com­pris par ses cou­pables — indus­triels, déci­deurs, ges­tion­naires — et par leurs relais média­tiques char­gés d’« aler­ter » les masses. La réponse à cette situa­tion d’ur­gence passe par la cyber­né­tique, autre­ment dit l’u­sage de la « machine à gou­ver­ner », selon l’ex­pres­sion for­gée en 1948 par Pierre Dubarle. Il ne s’a­git pas d’une méta­phore. La ges­tion opti­male de notre fonc­tion­ne­ment — opti­male du point de vue de la consom­ma­tion de res­sources et d’éner­gie — s’ef­fec­tue à tra­vers une pla­ni­fi­ca­tion et une ratio­na­li­sa­tion ne lais­sant nulle place au hasard, grâce aux machines. Numé­ri­sa­tion de chaque aspect de nos vies (dépla­ce­ments, habi­tudes, fré­quen­ta­tions, consom­ma­tion, opi­nions) ; col­lecte de ces don­nées par des aspi­ra­teurs dis­sé­mi­nés par­tout (ordi­na­teurs et objets connec­tés, cap­teurs, puces RFID, camé­ras, réseaux sans fil) ; ana­lyse et trai­te­ment des don­nées (archi­tec­tures logi­cielles, sys­tèmes de cal­cul hyper­puis­sants) ; outils de déci­sions (alertes, déclen­che­ment auto­ma­tique de pro­cé­dures). Tout existe déjà. Les pro­grammes de recherche-déve­lop­pe­ment et les règle­ments votés au nom de la « tran­si­tion éco­lo­gique » consistent tous à nous incar­cé­rer plus étroi­te­ment dans une machine pilo­tée de façon cen­trale. Cet « enfer vert[1] » est la solu­tion, prô­née notam­ment par les élus éco­lo­gistes (les meilleurs tech­ni­ciens du sys­tème) pour gérer au mieux les stocks et les flux de la machine totale.

Du point de vue du pou­voir, admi­nis­trer une popu­la­tion par le tru­che­ment des machines (du puçage des pou­belles et du comp­teur d’élec­tri­ci­té à la sur­veillance des com­mu­ni­ca­tions élec­tro­niques en pas­sant par la « déma­té­ria­li­sa­tion » des for­ma­li­tés admi­nis­tra­tives) pré­sente un double avan­tage. Les masses d’en bas sont relé­guées plus loin encore de leurs maîtres, désor­mais vir­tuels, plus que jamais intou­chables, irres­pon­sables, voire incon­nus. Si le monde-machine est le pro­duit imper­son­nel d’un pro­grès-qu’on-n’ar­rête-pas, à qui s’en prendre ? Sous le masque de la tech­no­lo­gie, que les tech­no-furieux et les naïfs per­sistent à croire neutre, le pou­voir dis­si­mule mieux que jamais ses inté­rêts et ses plans.

La « machine à gou­ver­ner » rend ce pou­voir ubi­qui­taire, jus­qu’au sein des foyers. Votre comp­teur Lin­ky en révèle bien plus sur votre vie que vos aveux approxi­ma­tifs. La « pla­nète intel­li­gente », comme la nomme IBM, est celle du tech­no­to­ta­li­ta­risme, sans issue de secours.

La muta­tion que vous décri­vez du capi­ta­lisme indus­triel au capi­ta­lisme post-indus­triel semble recou­vrir l’in­té­gra­tion de la « machine-corps » à la « machine-cer­veau », qui vient conso­li­der et radi­ca­li­ser « l’ob­so­les­cence de l’homme ». Elle semble éga­le­ment se carac­té­ri­ser par une auto­no­mi­sa­tion de la tech­nos­cience condui­sant, en par­ti­cu­lier, à son hégé­mo­nie sur les pou­voirs poli­tiques et éco­no­miques. Pen­sez-vous que cela soit le cas ?

La machine a d’a­bord rem­pla­cé les fonc­tions manuelles de l’homme aidé de ses outils : machines agri­coles, machines-outils, robots ména­gers et robots-pis­to­let­teurs des usines, aujourd’­hui robots-chi­rur­giens, gui­chets auto­ma­tiques, etc. La conver­gence des tech­no­lo­gies (nano­tech­no­lo­gies, bio­tech­no­lo­gies, infor­ma­tique, sciences cog­ni­tives) fait fran­chir un saut qua­li­ta­tif à cette évic­tion de l’homme, en inter­ve­nant dans le domaine de la cog­ni­tion et du cerveau.

Les pro­grès de ce que l’on nomme « intel­li­gence arti­fi­cielle » favo­risent la créa­tion de machines capables de battre un cham­pion au jeu de go, c’est-à-dire de prendre des déci­sions adap­tées à une situa­tion, en tri­ant par­mi des mil­liards de don­nées (data mining). Dans la vie quo­ti­dienne, ce sont désor­mais des algo­rithmes qui inves­tissent en bourse ou qui vous recom­mandent vos pro­chaines lec­tures : les logi­ciels d’A­ma­zon sont les pre­miers pres­crip­teurs de livres. Le super-ordi­na­teur d’IBM, « Wat­son », éta­blit des diag­nos­tics médi­caux. Des logi­ciels écrivent des brèves dans les jour­naux. Les machines rem­placent les fonc­tions cog­ni­tives de l’homme — plus que son intel­li­gence, qui est un pro­ces­sus trop riche et com­plexe pour être mécanisé.

Pen­dant que pro­gressent les machines-cer­veaux, les labo­ra­toires de neu­ro­tech­no­lo­gies s’af­fairent à fabri­quer des cer­veaux-machines. À Gre­noble, la cli­nique expé­ri­men­tale Cli­na­tec, créée par le centre Mina­tec, implante des neu­ro­dis­po­si­tifs élec­tro­niques minia­tu­ri­sés dans le cer­veau de malades de Par­kin­son pour cal­mer leurs trem­ble­ments. Elle s’est rapi­de­ment tour­née vers le mar­ché plus pro­met­teur de la psy­cho-élec­tro­nique : implants pour ano­rexiques et bou­li­miques, pour dépres­sifs et per­sonnes atteintes de troubles obses­sion­nels com­pul­sifs, bien­tôt pour les dépen­dants au tabac, à l’al­cool, aux drogues. Incor­po­rée dans notre for inté­rieur, la machine contrôle humeurs et com­por­te­ments indésirables.

Tan­dis que les machines deviennent plus « intel­li­gentes », notre intel­li­gence devient machi­nale. Sans aller jus­qu’aux implants, cha­cun constate les effets sur son propre cer­veau de l’u­sage de pro­thèses élec­tro­niques : perte de mémoire, baisse de l’at­ten­tion pro­fonde, dis­per­sion de la capa­ci­té de concen­tra­tion, etc. Comme nos corps ont per­du en mus­cu­la­ture et en résis­tance en trans­fé­rant les tâches manuelles aux machines, il est nor­mal que nos cer­veaux perdent en acui­té en délé­guant la réso­lu­tion de pro­blèmes intel­lec­tuels aux ordinateurs.

Pour autant, assis­tons-nous à un phé­no­mène d’« auto­no­mi­sa­tion de la tech­nos­cience » ? Nous ne par­ta­geons pas l’i­dée de Jacques Ellul d’une auto­no­mie de la tech­no­lo­gie, au sens où elle serait un pro­ces­sus sans sujet, une sorte de Fran­ken­stein ayant échap­pé à ses créa­teurs. Que la tech­no­lo­gie impose ses pro­cé­dures, des types de com­por­te­ments et d’or­ga­ni­sa­tion sociale est une évi­dence, et c’est pour­quoi il est inepte de la consi­dé­rer comme « neutre ». Elle change le monde, nos vies, nos villes, nos corps.

Cepen­dant, cela ne tombe pas du ciel. La fabri­ca­tion de bac­té­ries arti­fi­cielles ou de nano­ro­bots n’est pos­sible qu’en ver­tu de pro­grammes de recherche déci­dés, pla­ni­fiés et finan­cés. La Com­mis­sion euro­péenne a défi­ni des « tech­no­lo­gies clés géné­riques » (key enabling tech­no­lo­gies) à déve­lop­per en prio­ri­té pour le béné­fice de l’in­dus­trie et de la puis­sance de l’Eu­rope : nano­tech­no­lo­gies, micro et nano­élec­tro­nique, bio­tech­no­lo­gies, pho­to­nique, maté­riaux avan­cés, sys­tèmes de pro­duc­tion avan­cés. En décembre 2013, la Gre­no­bloise Gene­viève Fio­ra­so, alors ministre de la Recherche, a don­né le coup d’en­voi d’« Hori­zon 2020 », le nou­veau pro­gramme de finan­ce­ment de la recherche et de l’in­no­va­tion de l’U­nion euro­péenne pour les années 2014–2020 : nous par­lons ici de 79 mil­liards d’eu­ros de cré­dits dis­tri­bués, via des appels à pro­jets, aux labo­ra­toires et aux indus­triels asso­ciés, dans les domaines défi­nis comme stra­té­giques. Rien n’est plus orien­té que la recherche scientifique.

Pour finir, ces tech­no­lo­gies clés sont défi­nies avec l’aide d’un « high level group » com­po­sé de repré­sen­tants de la tech­no­cra­tie : patrons d’en­tre­prises, d’ins­ti­tuts ou de plates-formes de recherche, d’ins­ti­tu­tions finan­cières. Des humains, res­pon­sables de leurs choix, qui nous les imposent. Le pré­sident de ce groupe d’ex­perts se nomme Jean Therme et nous le connais­sons bien : il est le patron du Com­mis­sa­riat ato­mique de Gre­noble, res­pon­sable de la créa­tion de Mina­tec et de Cli­na­tec. Ce qu’il a fait à notre ville, il le fera à l’Eu­rope. Il est vrai que nul n’a élu ce tech­no­crate, ni à Gre­noble ni à Bruxelles, pour déci­der ain­si de nos vies. Mais rien n’o­blige le pou­voir poli­tique à lui obéir plu­tôt qu’à nous, le peuple qu’il est cen­sé repré­sen­ter, sinon le rap­port de forces qui fait de Therme un puis­sant et nous, des sans-pouvoir.

À l’aube de l’ère indus­trielle, les bri­seurs de machines ont démon­tré le rôle pré­pon­dé­rant du sys­tème tech­nique dans l’as­su­jet­tis­se­ment au capi­ta­lisme, sa vio­lence (sociale et poli­cière) et la conscience aiguë qu’en avaient ceux qui la subis­saient. Cette conscience semble avoir dis­pa­ru, lami­née par le féti­chisme de la tech­nique qui anime aujourd’­hui la majo­ri­té des per­sonnes qui en sont pour­tant vic­times. Quelle forme est-il encore envi­sa­geable de don­ner à la résis­tance ? Quels sen­ti­ments reti­rez-vous, dans cette pers­pec­tive, de l’ex­pé­rience de vos propres luttes ?

Les résis­tances à la machine — et sur­tout à la machi­na­tion sub­sé­quente des hommes — pré­cèdent de beau­coup la révolte lud­dite (1810–1814) à laquelle vous faites allu­sion. Nous avons repé­ré l’exemple, à Lyon, de la plus grande grève de l’An­cien Régime, 15 000 émeu­tiers, durant une semaine, en août 1744, contre l’in­tro­duc­tion des métiers méca­niques conçus par le Gre­no­blois, Jacques Vau­can­son[2] […].

Il est remar­quable que les ouvriers lyon­nais, sou­vent des arti­sans indé­pen­dants, à domi­cile, se soient moins dres­sés contre la machine que contre les chan­ge­ments de règle­ment qu’elle entraî­nait, et qui les pliaient désor­mais aux dik­tats de l’in­dus­trie nais­sante. Des machines à leur main, des outils per­fec­tion­nés, après tout, ils en avaient, ils en fabri­quaient, mais ils res­taient leurs propres maîtres et celui de leurs machines. Ils n’en étaient pas les esclaves, ils n’é­taient pas direc­te­ment subor­don­nés aux patrons des fabriques ni sou­mis à la dis­ci­pline de fabrique.

Cette résis­tance, sen­sible lors de mul­tiples épi­sodes de la Révo­lu­tion fran­çaise, per­du­ra long­temps au XIXe siècle [.]. Cette conscience que l’on doit dire humaine — par oppo­si­tion à l’in­cons­cience machi­nale — a dis­pa­ru de deux façons. Maté­riel­le­ment, avec les hommes qui la por­taient. Intel­lec­tuel­le­ment, avec le mar­xisme et le léni­nisme qui éli­mi­nèrent du mou­ve­ment ouvrier les élé­ments de cri­tique endo­gènes et auto­nomes, pour y sub­sti­tuer la dic­ta­ture de leurs théo­ries tech­no­cra­tiques[3].

Comme le dit Sta­line, pas d’hommes, pas de pro­blème. Les émeutes de Lyon, en 1744, se ter­minent par des pen­dai­sons et des condam­na­tions aux galères. De même le sou­lè­ve­ment lud­dite entraîne le vote d’une loi punis­sant de mort le bris de machines et nombre de lud­dites sont dépor­tés en Australie.

Cette classe ouvrière, bat­tue et rebat­tue lors de mul­tiples et héroïques insur­rec­tions, durant 150 ans, déci­mée de ses chefs et meneurs, spé­cia­le­ment assas­si­nés, s’est trou­vée noyée par l’im­mi­gra­tion pay­sanne de masse qui a four­ni la nou­velle classe ouvrière de masse, sans métier, sans tra­di­tion, sans conscience. Les manœuvres, les OS, direc­te­ment ajus­tables aux machines.

[Au regard de la résis­tance actuelle,] notre idée était de sus­ci­ter des nuées d’en­quê­teurs autant que de four­nir des mois­sons d’en­quêtes. L’en­quête cri­tique se déve­loppe en enquête action au fur et à mesure de l’é­ta­blis­se­ment des faits, de leur expli­ca­tion, de leur publi­ca­tion, de l’im­pli­ca­tion des indi­vi­dus qui en prennent connais­sance. Elle per­met d’é­la­bo­rer des théo­ries, tou­jours pro­vi­soires, tou­jours à revoir en fonc­tion de l’é­vo­lu­tion inces­sante des faits rap­por­tés par l’en­quête per­pé­tuelle. Par théo­rie, nous n’en­ten­dons pas pré­dic­tion, ni pres­crip­tion, mais ce que les Grecs enten­daient eux-mêmes : une suite, une vision ordon­née par oppo­si­tion au bruit, au chaos du monde, pro­duit par des myriades d’é­met­teurs. Et à la fin s’im­pose le bruit du plus gros, ou du plus grand nombre d’émetteurs.

Nos idées se sont véri­fiées dans les faits. Notre enquête s’est déve­lop­pée en action, impli­quant des indi­vi­dus et des groupes qui, jamais, « n’ont fait par­tie » de Pièces et main-d’œuvre, mais que nous avons croi­sés à cer­tains moments, pour des objec­tifs pré­cis et limi­tés. Nous ne vou­lions pas être pri­son­niers d’un col­lec­tif, ni por­ter le far­deau d’un comi­tas. Cela répon­dait par ailleurs à un axiome anti­bu­reau­cra­tique : ce n’est pas l’or­ga­ni­sa­tion qui agit, c’est l’ac­tion qui organise. […] 

L’at­ten­tion cri­tique que nous avons por­tée au Labo­ra­toire gre­no­blois, à son acti­vi­té, à son mode de fonc­tion­ne­ment (« la liai­son recherche-indus­trie-pou­voirs publics »), à ses inno­va­tions, nous a par­fois per­mis d’an­ti­ci­per : sur la ges­tion infor­ma­tique de tout et de tous, par exemple (puces RFID, bio­mé­trie), sur les nano­tech­no­lo­gies et tech­no­lo­gies conver­gentes, les neu­ro­tech­no­lo­gies, la bio­lo­gie de syn­thèse, etc. Elle nous a per­mis d’a­li­men­ter des cam­pagnes, de tenir des réunions publiques, d’or­ga­ni­ser en 2006, contre l’i­nau­gu­ra­tion du centre Mina­tec, une mani­fes­ta­tion demeu­rée fameuse, de sabo­ter en 2010 la cam­pagne d’ac­cep­ta­bi­li­té des nano­tech­no­lo­gies de la Com­mis­sion natio­nale du débat public. Elle nous a per­mis d’at­ti­rer, sur le trans­hu­ma­nisme et le tech­no­to­ta­li­ta­risme, l’at­ten­tion d’une frange de mili­tants, de jour­na­listes et d’u­ni­ver­si­taires — et sur­tout de nombre d’i­so­lés qui se croyaient seuls à voir le monstre-machine. De même qu’un paléo­zoo­logue recons­ti­tue l’a­na­to­mie, l’a­li­men­ta­tion et le milieu d’un dino­saure à par­tir d’un os, nous avons pu, à par­tir de la tech­no­pole gre­no­bloise, recons­ti­tuer le tech­no­ca­pi­ta­lisme mon­dia­li­sé (le stade Sili­con Val­ley du capi­ta­lisme), dési­gner et décrire au fil d’une quin­zaine de livres et de cen­taines de textes, nombre de concepts et de phé­no­mènes asso­ciés : la police totale (ges­tion et conten­tion), la socié­té de contrainte (implants céré­braux), la tech­no­cra­tie (l’al­liage du capi­tal et de l’ex­per­tise), la repro­duc­tion arti­fi­cielle de l’hu­main, etc. Nous avons reçu un accueil mon­dain, la recon­nais­sance rechi­gnée d’un étroit milieu d’i­ni­tiés, et un échec poli­tique ; les enquê­teurs, les pro­duc­teurs d’i­dées et les idées ne se sont pas mul­ti­pliés à la vitesse néces­saire. La conscience du désastre traîne loin der­rière l’emballement tech­no­lo­gique. Nous-mêmes, qui y pas­sons notre temps et nos efforts, nous pei­nons à sai­sir « ce qui se passe », « en temps réel ». Et encore plus à le dire, et à y répondre.

Certes, nous avons par­lé avec beau­coup de gens. Nous avons sus­ci­té des écrits et des écri­veurs, mais fina­le­ment nous n’a­vons ren­con­tré que ceux qui nous cher­chaient. Ou plu­tôt qui cher­chaient un accès à l’é­cri­ture, à la publi­ca­tion, etc. Des convain­cus. Et si ce n’é­tait PMO, ce sont d’autres qu’ils auraient trouvés.

Nous avions effroya­ble­ment sous-esti­mé les ravages de la « fabrique des cré­tins » et de l’« ensei­gne­ment de l’i­gno­rance ». La des­truc­tion de l’é­cole et de l’é­du­ca­tion depuis 68, afin de pri­ver les enfants du peuple des moyens d’in­tel­li­gence et d’ex­pres­sion claires, de leur situa­tion. Par­don de notre naï­ve­té, nous avons ren­con­tré tant de diplô­més, dési­reux de « nous aider », de « faire quelque chose », en proie à la panique et à la pro­cras­ti­na­tion dès lors qu’on leur pro­po­sait, non pas d’é­crire, mais de rédi­ger sur tel ou tel sujet qui leur tenait à cœur. Ils en étaient sim­ple­ment inca­pables ; et aus­si humi­liés que les illet­trés à qui l’on demande sou­dain de lire ou de rem­plir un document.

Nous avions éga­le­ment sur­es­ti­mé la volon­té de pen­ser de la basse intel­li­gent­sia ; asso­cia­tive ou poli­tique, citoyen­niste ou radi­ca­liste. Celle-ci inverse la for­mule d’El­lul : elle pense local et agit glo­bal. […] Elle ne fait que répé­ter, sou­vent de manière indi­gente, ce qui se dit de source auto­ri­sée — quelques auteurs, revues, médias, mai­sons d’é­di­tion, dépar­te­ments uni­ver­si­taires — et qui finit par per­co­ler, via des confé­rences et des soi­rées-débats, jusque dans les cer­veaux du café citoyen et du squat anar­chiste. Outre le rôle de chambre d’é­chos, ces endroits rem­plissent une fonc­tion parois­siale de socia­bi­li­té. On s’y retrouve entre soi pour se dis­traire ou se dis­pu­ter devant un verre de vin bio et une quiche aux légumes. Ce qui n’est jamais dit, ni dis­cu­té, c’est l’exis­tence réelle de ce centre idéo­lo­gique, de ce par­ti fan­tôme qui tient lieu de par­ti offi­ciel, mais dont le fonc­tion­ne­ment est encore plus opaque, oli­gar­chique que celui du vieux par­ti, avec un recru­te­ment par coop­ta­tion et une absence totale de règles et de contrôle de la direc­tion par les dirigés.

Il y a en fait un immense besoin inex­pri­mé — et inex­pri­mable — de prise en charge. Le bas cler­gé n’a jamais pré­ten­du pen­ser à la place des théo­lo­giens, ni deman­dé l’a­bo­li­tion du pape, des évêques, de l’É­glise. Mais sim­ple­ment qu’on lui laisse jouer son rôle de tru­che­ment, de porte-parole du peuple et des fidèles auprès des princes, et d’en­sei­gnant de la parole divine auprès du peuple et des fidèles. Les sous-offi­ciers et les contre­maîtres n’ont jamais vou­lu l’a­bo­li­tion des stra­tèges, des ingé­nieurs, des géné­raux ni des patrons. Ils sou­haitent tous, au contraire, de bons chefs et de bonnes têtes, com­pé­tents dans leurs fonc­tions et qui recon­naissent leur propre com­pé­tence spé­ci­fique de connais­sance et d’en­ca­dre­ment de la foule ; leur exper­tise du ter­rain. Cha­cun sa mis­sion. Tout le monde ne peut pas tout faire à la fois.

Plus le ter­ri­toire est vaste et la popu­la­tion nom­breuse, plus s’ex­prime un besoin d’or­ga­ni­sa­tion publique pour prendre en charge ce qui dépasse les capa­ci­tés et les com­pé­tences indi­vi­duelles : la défense, les infra­struc­tures. Et puis ce qui fut long­temps l’a­pa­nage de la gauche, les ser­vices publics : trans­ports, san­té, ensei­gne­ment, sécu­ri­té ; le social. C’est que, contrai­re­ment aux intel­lec­tuels, « les gens » ont un vif sou­ci, émou­vant, du com­mun et de l’in­té­rêt géné­ral. Ils se res­pectent. Ils se font une haute idée de leurs devoirs, de leurs mis­sions, de leur conscience pro­fes­sion­nelle — y com­pris quand leurs supé­rieurs négligent et sabotent. Lâchons le gros mot : ils ont de la morale.

Il est cruel de deman­der à des gens pri­vés de moyens, de struc­tures, de direc­tions, de pen­ser et d’a­gir par eux-mêmes, afin de pal­lier l’a­ban­don dont ils sont vic­times, sous cou­vert de lutte contre l’É­tat, l’au­to­ri­ta­risme, « les appa­reils ver­ti­caux », etc. Si l’É­tat manque à ses devoirs, sur­gissent des États dans l’É­tat pour s’y sub­sti­tuer, mobi­li­sant des par­ti­cu­la­rismes réac­tion­naires et des méthodes encore plus auto­ri­taires, afin de s’imposer.

[…] Notre action ne pou­vait que sus­ci­ter une réac­tion de force égale. Elle a vive­ment sti­mu­lé la socio­lo­gie des « contro­verses tech­nos­cien­ti­fiques », offi­cines d’ac­cep­ta­bi­li­té, agences de com­mu­ni­ca­tion et bud­gets de tout ce petit per­son­nel de socio­logues, créa­tifs, etc. Elle a sus­ci­té un silence assour­dis­sant, une sur­di­té for­ce­née des par­tis et asso­cia­tions pro­gres­sistes, y com­pris à Gre­noble, mal­gré l’am­pleur et la pré­ci­sion de notre enquête sur la tech­no­pole et nos mul­tiples inter­pel­la­tions. Une force d’i­ner­tie fas­ci­nante, capable d’ab­sor­ber n’im­porte quel choc, retran­chée dans sa fausse conscience et sa rou­tine abru­tis­sante. Toutes sortes de fac­teurs s’im­briquent dans cette résis­tance pas­sive : la misère intel­lec­tuelle, la mes­qui­ne­rie de bou­tique, le cal­cul poli­ti­cien et l’in­té­rêt de classe. Après tout, le per­son­nel poli­tique et asso­cia­tif de la tech­no­pole est lié idéo­lo­gi­que­ment et maté­riel­le­ment à la tech­no­cra­tie locale, quand il n’en est pas issu. Il parle donc d’autre chose : le Chia­pas, la Pales­tine, les sans-papiers, les migrants, le Front natio­nal, etc. Du PS à cer­tains anar­chistes, en pas­sant par le PC, le NPA, Les Alter­na­tifs, Les Verts et com­pa­gnie, tous les tech­ni­ciens de la gauche gre­no­bloise riva­lisent en bonnes recettes de ges­tion de STMi­croe­lec­tro­nics. Le mieux que l’on puisse en espé­rer, ce sont de raris­simes embar­ras quant aux effets des causes qu’ils sou­tiennent, et des sortes de concours Lépine pour conser­ver les bonnes causes, tout en atté­nuant leurs mau­vais effets.

Au fond, nous avons, comme Ellul, fait des choix ignobles par oppo­si­tion aux choix tenus pour nobles par la mili­tance et l’in­tel­li­gent­sia. Nous sommes par­tis d’en bas, des faits, du local et du phé­no­mène tech­no­lo­gique, répu­té aride et apo­li­tique ; alors que l’in­tel­lec­tuel de gauche part d’en haut, de la théo­rie, du glo­bal et de la poli­tique, de la Grande Poli­tique, voire de la géo­po­li­tique et singe les som­mi­tés du Monde diplo­ma­tique. Nul ne méprise davan­tage la pro­vince et le concret que l’in­tel­lec­tuel de province.

Il en fut de même de cette frange de la jeu­nesse, issue du mou­ve­ment anti­mon­dia­li­sa­tion (Seat­tle en 1999, Gênes en 2001), pri­vée de mémoire, de culture et de tra­di­tion par la hon­teuse défaillance de La Géné­ra­tion (celle des soixante-hui­tartes)[4] [.]. La plu­part de ces jeunes radi­ca­listes que nous avons croi­sés ne s’in­té­res­saient pas plus au local et aux tech­no­lo­gies que les vieux citoyen­nistes. Ils cher­chaient sur­tout des thèmes d’ac­ti­visme pour se mettre en valeur, [.] voire dans leur plus cher désir, de pré­textes à une émeute régle­men­taire, avec cagoules, black bloc et bris de vitrines. Il nous incom­bait de four­nir le dis­cours, les faits, les argu­ments, les textes, jus­ti­fiant ces envies d’es­clandres. [.] Peu d’entre eux ont vrai­ment com­pris ce qu’é­taient les nano­tech­no­lo­gies, les tech­no­lo­gies conver­gentes, ni ce que signi­fiait l’emballement tech­no­lo­gique. Nous étions pour eux, comme pour les gau­chistes du NPA, une sorte de com­mis­sion spé­cia­li­sée, dans un domaine éso­té­rique et abs­cons. On ne s’y inves­tit que lors­qu’on n’a rien de plus urgent ou de plus gra­ti­fiant à faire ; et on y fait appel quand on a besoin d’une expli­ca­tion ou d’un inter­ve­nant sur le sujet. Gau­chistes et post­gau­chistes n’ont jamais admis que nous étions des géné­ra­listes de la poli­tique et non pas des spé­cia­listes des tech­no­lo­gies. Il aurait fal­lu d’a­bord com­prendre que la tech­no­lo­gie était deve­nue la poli­tique de notre temps — la réelle poli­tique du capi­tal et de la tech­no­cra­tie — et non pas un simple moyen, sus­cep­tible de « dérives » et de « dysfonctionnements ».

[…] A‑t-on jamais vu, mal­gré des décen­nies d’ap­pels et de pro­pa­gande, la France d’en bas défi­ler en masse contre les nui­sances qui frappent davan­tage les quar­tiers popu­laires ? Le bruit, l’air et l’eau empoi­son­nés, la mal­bouffe, les pes­ti­cides, les engrais qui infectent et abrègent la vie. A‑t-on jamais vu la jeu­nesse des cités ou la vieillesse des can­tons se sou­cier de l’in­té­rêt géné­ral et se joindre aux pro­tes­ta­tions contre le nucléaire, les chi­mères géné­tiques et l’ar­ti­fi­cia­li­sa­tion du ter­ri­toire ? Pour toutes les cri­tiques qu’on leur adresse, et qu’ils méritent, les petits-bour­geois « éco­los » res­tent les seuls, et les der­niers, à ne pas sépa­rer leurs inté­rêts de l’in­té­rêt com­mun, à faire preuve d’i­déa­lisme et à se battre pour tous, en même temps que pour eux. Qu’ils gagnent et qu’ils s’y prennent bien pour ral­lier l’en­semble du peuple à la cause com­mune est une autre affaire. Mais pour en par­ler, il faut avoir ten­té, une fois, d’é­veiller un can­ton d’é­le­veurs de porcs ou les ban­lieu­sards d’une métro­pole à la cri­tique radicale.

Deman­dez à n’im­porte quel ancien éta­bli, maoïste ou mar­xiste-léni­niste. Aux der­niers prêtres ouvriers et curés des cités. Cela sup­pose d’y habi­ter. De se lier aux habi­tants. D’en­quê­ter. De ne pas suivre les idées et les reven­di­ca­tions alié­nées, aus­si popu­laires soient-elles. De ne pas émettre un lan­gage et un pro­gramme tout fait, aus­si justes soient-ils dans l’abs­trait, mais étranges et incom­pré­hen­sibles pour la popu­la­tion. De se plon­ger dans le milieu sans s’y perdre, mais sans heur­ter. Cela sup­pose d’é­cou­ter, d’ob­ser­ver, de com­prendre — « l’a­na­lyse concrète de la situa­tion concrète ». De syn­thé­ti­ser les griefs pour pro­duire des idées radi­cales (et non pas extré­mistes), dont les habi­tants puissent s’emparer, etc. L’ex­pé­rience de l’é­ta­blis­se­ment (« aller au peuple ») et de l’en­quête de masse, depuis le XIXe siècle, a accu­mu­lé là-des­sus de mul­tiples règles et leçons qu’on ne dis­cu­te­ra pas ici. Mais si vous connais­sez des volon­taires, on ne demande qu’à leur en faire part.

Sans pré­sa­ger du futur, peut-on espé­rer voir se lever les popu­la­tions super­flues contre le capi­ta­lisme tech­no­lo­gique et ses sou­tiens politiques ?

[Cette ques­tion est] de celles qui rem­plissent les biblio­thèques de livres et les pen­seurs d’an­goisse, depuis 1945. Votre for­mu­la­tion même reflète ce pes­si­misme. Un siècle plus tôt, vous auriez deman­dé : « Quelle forme pren­dra la révo­lu­tion ? Com­ment sou­le­ver la classe ouvrière et ses alliés contre le capi­ta­lisme ? » C’est-à-dire : que faire ? Ques­tion à laquelle Lénine avait répon­du en 1902, avec ses impla­cables prag­ma­tisme et déter­mi­na­tion, dans le livre pro­gramme du bol­che­visme. Nous sommes loin d’a­voir un pareil plan d’ac­tion à vous pro­po­ser, mais à défaut, voi­ci quelques direc­tions dont nous sommes sûrs, jus­qu’à ce que les faits les contredisent.

Tout d’a­bord, on ne peut par­ler de « sou­lè­ve­ment des popu­la­tions super­flues contre le capi­ta­lisme tech­no­lo­gique » sans pré­ci­ser qui sont les super­flus et à quelle échelle on envi­sage leur sou­lè­ve­ment. Nous avons dési­gné les super­flus comme des pro­lé­taires ne ser­vant plus à rien (même pas à four­nir de la chair à ser­vir), et des consom­ma­teurs n’ayant plus de quoi consom­mer. L’im­mense classe des sans-rien à la charge et à la mer­ci de la tech­no­cra­tie planétaire.

Nous avons dési­gné l’in­fime classe tech­no­cra­tique comme l’al­liage indis­so­luble du capi­tal et de l’ex­per­tise dont le but est de régner sans fin, en concen­trant et en accrois­sant sans cesse les moyens de sa puis­sance. Les tech­nos­ciences lui offrent les moyens de cette puis­sance et de se pas­ser du tra­vail humain. La tech­no­cra­tie peut sub­sti­tuer la recherche de la puis­sance et de l’ef­fi­ca­ci­té à celle du pro­fit capi­ta­liste, comme moteur de son déve­lop­pe­ment, dans le cadre d’une orga­ni­sa­tion col­lec­tive (ordre ou caste), limi­tée à ses rangs.

La ques­tion pen­dante reste celle du sort des super­flus. Peuvent-ils retrou­ver une exis­tence auto­nome, livrés à eux-mêmes dans les « zones grises » ? Vont- ils s’é­teindre « natu­rel­le­ment » sous la com­bi­nai­son de fléaux divers et d’une sté­ri­li­té galo­pante ? Seront-ils exter­mi­nés, plus ou moins vio­lem­ment, par la technocratie ?

Nous for­çons le trait bien sûr. Beau­coup diront que nous ver­sons dans la science-fic­tion catas­tro­phiste. Mais il y aurait lieu de s’in­ter­ro­ger sur l’exis­tence et la crois­sance de ce cou­rant pro­phé­tique, sur ce qu’il peut expri­mer de conscience réelle de l’é­vo­lu­tion his­to­rique. Si nous vou­lons sor­tir du sem­pi­ter­nel retard de la conscience sur le désastre, il faut ces­ser de pas­ser de « on n’en est pas là » à « de toutes façons, c’est trop tard ».

Un éven­tuel sou­lè­ve­ment, quelle que soit sa forme, com­men­ce­rait for­cé­ment quelque part, comme tous ceux qui l’ont pré­cé­dé dans l’his­toire du monde. Mais pour réus­sir, il doit s’é­tendre par­tout, au monde entier. C’é­tait déjà l’a­vis des révo­lu­tion­naires de la Belle Époque que les bol­che­viques outre­pas­sèrent dès qu’ils eurent entre­vu la pos­si­bi­li­té de prendre le pou­voir. Mal­gré les acro­ba­ties théo­riques de Lénine, Trots­ki et com­pa­gnie, mal­gré leur volon­ta­risme et le for­çage des cir­cons­tances, il n’y eut pas, il ne pou­vait y avoir, de « socia­lisme dans un seul pays ». Et encore moins de com­mu­nisme. Déjà, l’im­mense Rus­sie rouge ne pou­vait vivre en autar­cie, pro­té­gée des échanges com­mer­ciaux, des pro­grès tech­no­lo­giques, des conflits inter­na­tio­naux. Le « camp socia­liste », lui-même, éten­du de la Corée à l’Al­le­magne, ne put résis­ter au dyna­misme du capi­ta­lisme tech­no­lo­gique. Il ne put en pro­duire qu’une cari­ca­ture tou­jours plus retar­da­taire, où le bâton de la contrainte l’emportait sur la carotte de la consom­ma­tion. Ce qui était vrai à l’é­poque de l’im­pé­ria­lisme et des colo­nies l’est plus encore à celle du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé et de la « gou­ver­nance mon­diale ». Il n’y aura pas plus de « jar­din d’É­den » — au-delà des minus­cules com­mu­nau­tés et pha­lan­stères déjà expé­ri­men­tés depuis deux siècles — que de « socia­lisme en un seul pays ». Le capi­ta­lisme mon­dia­li­sé par la tech­no­lo­gie n’a aucune rai­son d’é­par­gner des enclaves lud­dites qui seraient à la fois un gas­pillage de res­sources maté­rielles et un mau­vais exemple poli­tique. Les seuls para­dis pos­sibles sont les para­dis fis­caux, les îles, les zones à riches et les cités arti­fi­cielles que les entre­pre­neurs de la Sili­con Val­ley pro­jettent de construire off­shore. C’est-à-dire des lieux hors de por­tée des super­flus, redou­tables et inat­ta­quables, et d’où les tech­no­plou­to­crates, invi­sibles et immor­tels, pour­ront gérer leurs affaires à dis­tance, par liai­sons électroniques.

Si ce monde est trop petit pour deux classes, pour la tech­no­cra­tie et les super­flus, la pre­mière est concen­trée ; coor­don­née ; consciente d’elle-même. Elle jouit de la conti­nui­té de l’É­tat, d’une uni­té de volon­té, d’une immense supé­rio­ri­té éco­no­mique, tech­no­lo­gique et mili­taire. Les seconds sont faibles, dis­per­sés et leur conscience ne va guère au-delà des péri­pé­ties de la vie pra­tique et quo­ti­dienne. Mal­gré les moyens de com­mu­ni­ca­tion modernes, il n’y a pas encore d’u­ni­té de vue, d’in­té­rêts, de pen­sée, entre les néo­pro­lé­taires d’A­sie et d’A­frique, les pay­sans indiens, les super­flus du Magh­reb, d’Eu­rope et des Amé­riques : tout au plus un début de connais­sance de leurs inté­rêts et de leurs rap­ports mutuels. Et il fau­dra long­temps avant que cette connais­sance ne pro­duise une conscience com­mune. Or notre affaire n’est pas de ren­ver­ser un gou­ver­ne­ment, ni un régime, mais une civi­li­sa­tion en voie d’in­té­gra­tion à l’é­chelle mon­diale, qui est l’é­chelle contemporaine.

Les espé­rances d’un sou­lè­ve­ment des super­flus […] se heurtent éga­le­ment aux obs­tacles anciens que le mou­ve­ment ouvrier avait dû décou­vrir et apprendre à fran­chir — à essayer du moins. Et avant lui, les mou­ve­ments pay­sans et les révoltes ser­viles. L’obs­tacle de la dis­per­sion et des dis­cordes tout d’a­bord, entre indi­vi­dus et groupes dont les consciences spé­ci­fiques l’emportent sur la conscience uni­taire et s’en­tre­choquent sans cesse. L’en­ne­mi com­mun — la tech­no­cra­tie, le capi­ta­lisme tech­no­lo­gique — est trop loin, trop abs­trait (« vir­tuel »), pour uni­fier les super­flus contre lui, au-delà des plaintes contre « le sys­tème ». Concrè­te­ment, au jour le jour, ce sont leurs proches, leurs voi­sins, leurs rivaux (ceux de l’autre rive), qui irritent les super­flus et qu’ils haïssent. Ain­si, délin­quants et oppres­seurs de proxi­mi­té « qui pour­rissent la vie des gens » sont infi­ni­ment plus res­sen­tis et haïs, mal­gré les ser­mons de la gauche, que les oppres­seurs de l’É­tat, du gou­ver­ne­ment et les délin­quants en cols blancs, tra­ders, spé­cu­la­teurs et affai­ristes, qui n’ap­pa­raissent qu’à la télé­vi­sion, quand bon le semble à leurs conseillers en communication.

La fin est dans les moyens. La direc­tion d’un sou­lè­ve­ment — ses chefs — dépend de ses moyens sub­jec­tifs et objec­tifs. Employez la vio­lence révo­lu­tion­naire, ce sont les vio­lents et les experts en vio­lence qui s’emparent du sou­lè­ve­ment. Employez le dis­cours reli­gieux, ou natio­na­liste, ou social et — pour peu qu’il prenne ou que le peuple en soit déjà impré­gné —, les reli­gieux, les natio­na­listes ou les socia­listes (anar­chistes, com­mu­nistes, etc.), s’emparent du sou­lè­ve­ment. Mais, à quoi bon, pour nous, un prin­temps radi­cal, s’il doit tour­ner à l’hi­ver sans fin et san­gui­naire. Peut-on, dans l’hy­po­thèse d’une séces­sion de masse — non-coopé­ra­tion, déso­béis­sance civile — évi­ter la confron­ta­tion armée, la prise en tenailles entre les vio­lences éta­tiques et extré­mistes ? L’ar­mée et les groupes armés sont par défi­ni­tion des mino­ri­tés agis­santes, avant tout des jeunes hommes en bandes orga­ni­sées, qui n’o­béissent qu’à leurs chefs et ne res­pectent que les rap­ports de forces. Ils se moquent d’être mino­ri­taires et mépri­sés. Ils peuvent ensan­glan­ter le plus iré­nique des sou­lè­ve­ments et s’en empa­rer ; for­cer la popu­la­tion à suivre leur exemple et à choi­sir entre leurs fureurs jumelles. Peut-on, à l’é­chelle mon­diale, évi­ter la mobi­li­sa­tion et sus­ci­ter des myriades de libres pen­seurs, capables d’a­gir sans le sup­port d’une struc­ture auto­ri­taire, ni le com­bus­tible d’une idéo­lo­gie mys­ti­fiante ? Le pro­nos­tic semble déses­pé­ré, mais l’ins­tinct des super­flus et le rôle des radi­caux sont de cher­cher sans cesse la minus­cule issue de secours. Elle existe. Elle est là. Et quand on la voit, on ne voit plus qu’elle, tant elle paraît évidente.

Quant à la résis­tance aux nou­velles formes d’in­hu­ma­ni­té, tech­no­lo­giques ou dji­ha­distes, nous par­ta­geons l’a­vis de Rabe­lais, de Pas­cal et de Marx. Elles ne pro­gressent pas du fait de leur force maté­rielle mais de notre fai­blesse spi­ri­tuelle, de ce dégoût de soi qui sape toute résis­tance vitale. Nous devons nous réhu­ma­ni­ser. Nous ne pou­vons nous rele­ver que de la pen­sée et du pas­sé : non pas com­men­cer une œuvre nou­velle, mais réa­li­ser l’œuvre ancienne avec conscience. Nous devons, au rebours du mal­heur et des cala­mi­tés, qui mettent à sac toute bonne lit­té­ra­ture depuis que « nous sommes tous amé­ri­cains », res­tau­rer les huma­ni­tés et la connais­sance des langues mères (les fran­çais anciens, langues d’oc et d’oïl, latin, grec, etc.) ; res­tau­rer la trans­mis­sion, qui est d’a­bord la trans­mis­sion du rêve, de l’œuvre et de la mémoire de l’hu­ma­ni­té. Or la conscience n’est rien d’autre que cette mémoire conti­nue de soi, d’être et d’a­voir été. Sans pas­sé, pas d’a­ve­nir. C’est pour­quoi les isla­mistes détruisent les idées du pas­sé, sculp­tées dans la pierre de Bamyan, Mos­soul et Pal­myre, ins­crites sur les par­che­mins de Tom­bouc­tou. C’est pour­quoi les inqui­si­teurs, les nazis et les pom­piers de Fah­ren­heit 451 brûlent les livres, tan­dis que les résis­tants les apprennent par cœur. C’est pour­quoi C. P. Snow, porte-parole de la tech­no­cra­tie triom­phante, appelle à l’ou­bli et à l’in­hu­ma­tion de la culture et des huma­ni­tés, au pro­fit d’un savoir-faire effi­cace et absurde, n’ayant d’autre fin que son propre fonc­tion­ne­ment circulaire.

[…] Il ne suf­fit pas de pro­tes­ter contre la des­truc­tion de l’é­cole, de la langue, de la pen­sée, de la culture, de la mémoire, ni de se réfu­gier, cha­cun pour soi, dans la lec­ture. Il s’a­git de créer un réseau de mai­sons vouées à la conser­va­tion et à la trans­mis­sion de l’œuvre ancienne de l’hu­ma­ni­té. Il faut de la pierre : des bâti­ments, des librai­ries, des salles d’é­tude. Il faut des pro­grammes, des maîtres, des élèves et de l’argent.

Il n’a jamais suf­fi de la réunion men­suelle du « café citoyen » ou du « lieu alter­na­tif », avec son film-débat ou son confé­ren­cier en tournée.

Il faut, par­tout, des centres de recherches sau­vages qui ana­lysent constam­ment, concrè­te­ment, la situa­tion et lâchent des essaims d’en­quê­teurs dans toutes les situa­tions concrètes.

Il faut sau­ver tout ce qui peut l’être. Il faut des jar­dins, des ver­gers, des pota­gers ; des semences pay­sannes et des arches ani­males. Il faut des ate­liers où réap­prendre les tech­niques ver­na­cu­laires et auto­nomes, par oppo­si­tion aux sys­tèmes tech­no­lo­giques et auto­ri­taires. Il faut donc tout ce qui se fait déjà, depuis des années, de manière éparse et mul­tiple, et qui nour­rit ce fond de conscience humaine et vitale, hos­tile à la mort machine. Mais il le faut de façon beau­coup mieux pen­sée, beau­coup plus dense et rayon­nante. Beau­coup plus sérieuse.

Il s’a­git en somme d’ins­ti­tuer une véri­table édu­ca­tion popu­laire, du meilleur niveau et pour le plus grand nombre. D’ou­vrir des écoles partout.

Les résis­tances n’ont atten­du per­sonne pour se don­ner leurs propres formes, indi­vi­duelles, col­lec­tives, pas­sives, actives, spon­ta­nées, réflé­chies. Elles couvrent l’é­ven­tail qui va de la dis­si­dence inté­rieure et à la mau­vaise volon­té (« Je pré­fé­re­rais ne pas. »), à la défiance décla­rée (« Je suis contre. » ou « Je n’a­chète pas de conserves indus­trielles ») ; de la séces­sion indi­vi­duelle (« Je pars faire du miel en Ardèche ») à l’op­po­si­tion active (« Tous à Mal­ville ! », « Tous à Notre-Dame-des-Landes ! ») ; de la péti­tion à la sédi­tion (émeutes, sabo­tages), des actions éclairs à celles de longue durée (occu­pa­tion). Toutes sont utiles, voire néces­saires ; aucune n’est suf­fi­sante, ni même leur ensemble. Cepen­dant, cha­cun des résis­tants « fait ce qu’il peut », et même « tout ce qu’il peut », « c’est mieux que rien ». On nous pose sou­vent la ques­tion redou­table de « ce qu’il faut faire » ou de « ce qu’il fau­drait faire ». Si nous avons l’im­pru­dence de répondre (l’en­quête cri­tique, etc.), les résis­tants lèvent les bras au ciel et sou­pirent, « vous, ce n’est pas pareil », « vous êtes jeunes », « vous êtes nom­breux », « vous avez du temps », « des moyens » ; réac­tions toutes plus flat­teuses mais toutes plus fausses les unes que les autres, hélas. Ce que les résis­tants attendent, c’est un tour de magie qui ne leur demande rien de plus que « tout ce qu’ils font déjà », un simple vœu ; un acte d’o­pi­nion. « Ils font par­tie », « ils soutiennent ». […] 

Cepen­dant, cette attente apo­ca­lyp­tique qui se coule dans le moule cultu­rel et reli­gieux de nom­breux peuples, façonne une men­ta­li­té anxieuse et déses­pé­rée. Elle sature l’es­prit du temps et tour­mente, de façon latente, celui des super­flus. Ain­si s’ac­cu­mule un fond de déses­poir et d’a­bat­te­ment, telle une nappe de naphte, prête à nour­rir des feux spon­ta­nés, lors­qu’elle affleure la sur­face, ou à s’embraser en incen­die gigan­tesque, à la suite d’un acci­dent de forage. Aus­si atten­du soit-il, l’é­vé­ne­ment, sur le vif, sur­prend et stu­pé­fie. Après coup, assez vite, les com­men­ta­teurs rap­pellent qu’on s’y atten­dait, que « ça ne pou­vait pas durer » ; même si, en fait, « ça durait » depuis si long­temps qu’on ne voyait pas pour­quoi « ça » ne pour­rait pas durer aus­si long­temps — et même tou­jours —, quoi­qu’on s’in­ter­dit de le dire par pié­té révo­lu­tion­naire. Ain­si vont les catas­trophes dont la théo­rie n’est plus à faire. Soit la catas­trophe pro­voque la révo­lu­tion, soit la révo­lu­tion pré­vient la catastrophe.

Les radi­caux ne choi­sissent pas les cir­cons­tances, ni leurs contem­po­rains. Ils ne choi­sissent pas les dif­fi­cul­tés qu’ils ont à résoudre. Elles sont don­nées. S’ils y échouent, ce n’est pas la faute des dif­fi­cul­tés, mais la leur. Si les super­flus ne s’emparent pas de leurs idées, c’est qu’elles sont mal for­mées, c’est-à-dire mal fon­dées. Et si elles sont mal fon­dées, c’est que nous n’a­vons pas assez enquê­té. Que nous n’a­vons pas iden­ti­fié les obs­tacles, ni les moyens de les fran­chir. Ain­si, selon une idée com­mune chez les super­flus, « les éco­los » défendent la nature au détri­ment des hommes. Les arbres, les tri­tons, les pay­sages, au détri­ment des ouvriers, des exploi­tants agri­coles et des com­mer­çants ; de l’é­co­no­mie et de l’emploi. Ils y voient une sen­si­ble­rie esthé­tique de cita­dins para­sites (« assis­tés ») ou pri­vi­lé­giés. Le par­ti tech­no­cra­tique, gauche et droite confon­dues, sti­mule cette opi­nion afin de main­te­nir son emprise sur les masses et leur sou­tien à ses pro­jets. Il aurait fal­lu dès le début se don­ner le nom, c’est-à-dire le dra­peau, qui nous dési­gnait vrai­ment et qui était propre à ral­lier le peuple. Les amis de la nature sont d’a­bord les amis de l’homme, et c’est parce qu’ils défendent celui-ci, qu’ils défendent celle-là. Nous sommes le vrai par­ti de l’homme. C’est nous qui défen­dons les peuples abo­ri­gènes contre la des­truc­tion de leurs milieux, eaux et forêts, par le pro­grès tech­noin­dus­triel. C’est nous qui défen­dons les pay­sans du monde contre la des­truc­tion de leurs cam­pagnes. C’est nous qui défen­dons les ouvriers des usines et les habi­tants des méga­poles contre les nui­sances mor­ti­fères. Par­tout et tou­jours, depuis la révo­lu­tion indus­trielle, c’est nous, les esthètes roman­tiques et les théo­ri­ciens radi­caux, qui défen­dons les condi­tions de vie des hommes ; leur liber­té ; leur pos­si­bi­li­té, non seule­ment for­melle, mais réelle, de sub­ve­nir à leurs besoins par eux-mêmes, sans dépendre d’un patron, d’un pro­prié­taire, ni d’un dirigeant.

Si nous sommes le vrai par­ti de l’homme, nous devons le dire aux hommes et reprendre le nom et le dra­peau volés par les par­tis com­mu­nistes, socia­listes, etc. Nous devons leur dire que leur vie est liée à celle de la nature, et qu’ils meurent quand elle meurt. Que le par­ti tech­no­cra­tique n’a rien à leur offrir qu’une sur­vie arti­fi­cielle et machi­nale, à la mer­ci de ses besoins et de ses sys­tèmes. Et nous devons le dire avec res­pect, c’est-à-dire hau­te­ment et sim­ple­ment. Le peuple déteste qu’on le méprise et qu’on lui parle mal sous pré­texte de « se mettre à sa por­tée », comme il déteste qu’on use de la nov­langue tech­no­cra­tique pour l’impressionner.

Et si nous devons perdre, per­dons au moins sous notre nom et nos cou­leurs ; et en tenant notre dis­cours. Nous (Pièces et main-d’œuvre), ne tenons pas plus que ça à nous iden­ti­fier et à être réduits à une éti­quette — à un pré­di­cat comme disent les ânes savants. Nous nous sommes dits « simples citoyens » par oppo­si­tion aux tech­no­crates et aux radi­ca­listes, aux extré­mistes liber­taires, plus proches en effet des libé­raux et des liber­ta­riens que de la cri­tique radi­cale. Nous avons encore régres­sé en reven­di­quant notre qua­li­té d’« ani­maux poli­tiques » sui­vant la défi­ni­tion d’A­ris­tote, au moment où trans­hu­ma­nistes, post­fé­mi­nistes, cyber­fé­mi­nistes et théo­ri­ciens queer nous expli­quaient conjoin­te­ment : 1) qu’il n’y avait pas de nature, 2) que, d’ailleurs, « la nature, c’est fas­ciste » (Clé­men­tine Autain), 3) que nous étions voués à deve­nir des cyborgs ou les « chim­pan­zés du futur ».

Voir : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=960

Natu­rel­le­ment, nous nous sommes ral­liés aux chim­pan­zés. Nous aurions pu dire « anar­chistes conser­va­teurs », comme Orwell. Nous accep­tons pro­vi­soi­re­ment le terme « lud­dite », que peu de gens reven­diquent, comme syno­nyme d’es­prit libre et cri­tique. Il nous va tant qu’il n’est pas gal­vau­dé, même si, pas un ins­tant, nous ne met­tons nos acti­vi­tés à la même hau­teur que celle des bri­seurs de machines anglais ; si déni­grés, si mépri­sés par la gauche progressiste.

[…]

Il faut pour agir un but et des moyens. Quant au but, nous repre­nons notre bien : l’u­sage par­ta­gé des biens com­muns (de ce qu’il en reste), qui était l’exi­gence des vrais socia­listes et anar­chistes du jeune XIXe siècle.

L’u­sage pru­dent, fru­gal, des biens com­muns, qui était celle des vrais « éco­lo­gistes » du jeune XXe siècle (Ellul, Char­bon­neau et com­pa­gnie) ; le contrôle des nais­sances reven­di­qué par Armand Robin et les anar­chistes des années 1920 (les « néo­mal­thu­siens ») ; la décrois­sance qui est, en ce début de XXIe siècle, l’autre nom, le « nom obus », du com­bat contre la socié­té de consom­ma­tion enga­gé par les contes­ta­taires des années 1960 (situs, beat­nicks, hip­pies, etc.) ; tous ces buts et ces moyens par­ti­cipent de cet épi­cu­risme, de cet art choi­si et déli­cat de la vie sur Terre, dont le monde porte depuis long­temps le rêve. N’en déplaise aux pieux nata­listes, il ne suf­fit pas de réduire la consom­ma­tion osten­ta­toire de quelques-uns pour pré­ser­ver notre jar­din, il faut aus­si réduire le nombre des consom­ma­teurs. Aus­si viable que serait une four­mi­lière humaine, elle n’en serait pas pour autant vivable, ni enviable. Nous sommes des ani­maux poli­tiques et non pas des insectes sociaux.

Avec cette idée, et seule­ment avec cette idée d’un art de vivre sur Terre — le rêve, en fait, de l’âge d’or et du jar­din d’É­den que le monde porte en lui depuis qu’il rêve — pou­vons-nous l’ap­pe­ler à réa­li­ser consciem­ment son œuvre ancienne. Jamais, d’ailleurs, ce rêve ne l’a autant han­té, comme l’en­droit posi­tif et poi­gnant de l’en­vers réel et néga­tif. Cette seule idée — leur idée — est la force d’at­trac­tion la plus puis­sante pour sou­le­ver les super­flus. Néces­saire, mais non suf­fi­sante. Quant aux chances de les voir ten­ter ou réus­sir un tel sou­lè­ve­ment, elles existent par défi­ni­tion tant qu’il y a de l’his­toire. Au-delà, il y a trop de fac­teurs et d’in­te­rac­tions pour assé­ner des cer­ti­tudes, sauf à jouer les dévots et les devins de « l’insurrection-qui-vient ».

[Notre époque est mar­quée par la] course de vitesse entre le désastre et la conscience du désastre. Autre­ment dit, le sou­lè­ve­ment est déjà en cours. Il suit la catas­trophe comme son ombre, mais il ne fait que la suivre et rien ne dit qu’il attein­dra ce seuil cri­tique, ce point de bas­cule où sur­git l’é­vé­ne­ment, la Catas­trophe au sens cou­rant. Nous avons éga­le­ment noté quelques signes de ce sou­lè­ve­ment des consciences (dépres­sions, dis­si­dences inté­rieures, pas­sives, séces­sions actives, col­lec­tives, etc.), et cer­tains moyens de l’ac­croître, de satu­rer le monde de l’at­tente consciente de son rêve immé­mo­rial. Son « hori­zon escha­to­lo­gique » en termes reli­gieux. Peut-on, au-delà, pro­po­ser aux super­flus et aux résis­tants des tac­tiques de lutte, comme l’an­cien mou­ve­ment ouvrier en avait inven­té durant son histoire ?

En fait, nous pou­vons toutes les trans­po­ser — grèves, sabo­tages, occu­pa­tions, blo­cages, boy­cot­tages — de l’u­sine à la vie quo­ti­dienne, en sachant qu’au­cune ne consti­tue l’arme abso­lue (aujourd’­hui comme hier), et que toutes peuvent être récu­pé­rées et retour­nées par la technocratie.

Il est ain­si pos­sible pour les radi­caux de se lier aux super­flus en fai­sant une pro­pa­gande intense et constante aux entrées des grandes sur­faces, aux sor­ties des gares, aux arrêts de bus, etc., par­tout où ils passent et consomment en masse des pro­duits et des ser­vices, afin de les infor­mer concrè­te­ment des vices de ces mar­chan­dises, les inci­ter au boy­cot­tage, leur pro­po­ser des alter­na­tives d’a­chat, et sur­tout, des alter­na­tives à la consom­ma­tion. Ces boy­cot­tages peuvent cibler d’a­bord cer­tains pro­duits par­ti­cu­liè­re­ment nocifs, socia­le­ment et sani­tai­re­ment, faciles à évi­ter, et s’é­tendre ensuite. Le refus d’a­chat est beau­coup plus facile que le refus de tra­vail : on ne perd pas d’argent, on en gagne. À moins de res­tau­rer la vente for­cée, comme celle du sel sous l’An­cien Régime (la gabelle), on ne peut obli­ger les clients à ache­ter. Les par­ti­sans de la décrois­sance, enne­mis de la « consom­ma­tion patrio­tique » et sabo­teurs du « moral des ménages », devraient répandre cette tac­tique, au lieu de la confi­ner de manière anec­do­tique et sym­bo­lique à leur seul usage. Mais il faut oser par­ler et apprendre à par­ler aux super­flus. Leur par­ler en vrai, de vive voix dans le monde réel, et non pas seule­ment par le biais d’In­ter­net et de publi­ca­tions internes aux milieux « éco­los ». Nous pou­vons par ce moyen mettre des entre­prises à genoux. Nous pour­rions, à titre de mythe radi­cal, lan­cer l’i­dée d’une grève géné­rale des achats, rémi­nis­cence de la grève géné­rale du tra­vail. En fait, les clients qui agissent avec leur porte-mon­naie — en le gar­dant bien fer­mé — dérangent davan­tage le sys­tème depuis quelques années, que les grèves de trans­ports qui enragent sur­tout les voya­geurs. Ni les prix, ni les salaires, ni la crois­sance, ne bougent beau­coup. Le taux de pro­fit tend vers son étiage ; les pro­fi­teurs se dédom­magent sur le dos des contri­buables (sub­ven­tions, abat­te­ments fis­caux), et sur celui des citoyens (coupes des dépenses sociales). L’É­tat du bien-être s’en remet aux groupes d’en­traide, aux asso­cia­tions huma­ni­taires et cha­ri­tables pour rem­plir ses mis­sions. C’est une mem­brane qui sépare les ini­tia­tives d’au­to­ges­tion alter­na­tive, de l’ex­ploi­ta­tion par l’É­tat du sen­ti­ment de fraternité.

De même qu’au­tour de l’u­sine en grève pou­vait se déve­lop­per une « socié­té auto­gé­rée », piquets de grèves, fêtes, appro­vi­sion­ne­ments, occu­pa­tion et pro­duc­tion « sau­vage », pré­fi­gu­rant « le monde à venir », le boy­cot­tage peut mener à la grève des achats et celle-ci à la mise en place d’autres cir­cuits, et de proche en proche à l’ins­tau­ra­tion d’une éco­no­mie paral­lèle gérée par des conseils popu­laires. Sour­de­ment, c’est à quoi tendent les AMAP, les SEL, les ZAD, etc., quels que soient leurs défauts par ailleurs.

[…] Nous l’a­vons dit maintes fois, nous n’a­vons pas de « pro­jet » au sens des pro­grammes et théo­ries des vieilles avant-gardes sur­plom­bantes, nous n’a­vons que des rejets. Nous pro­po­sons d’a­gir par sous­trac­tion, d’exa­mi­ner col­lec­ti­ve­ment, une à une, toutes les acti­vi­tés éco­no­miques sui­vant leur uti­li­té ou leur noci­vi­té, et de déci­der de leur main­tien ou de leur abo­li­tion. À titre d’é­chan­tillons, nous pour­rions exa­mi­ner le sort de l’in­dus­trie publi­ci­taire, de la grande dis­tri­bu­tion, de l’a­gro­chi­mie, de l’in­dus­trie nucléaire, de la spé­cu­la­tion finan­cière, des médias de masse, etc. Et ain­si, pièce par pièce, en déman­te­ler des pans entiers. Ce qui res­te­rait de ce pas­sage au crible ne serait nul­le­ment la socié­té socia­liste ou com­mu­niste des trai­tés mar­xiens, mais un pis-aller. Un capi­ta­lisme rabou­gri, rame­né des décen­nies en arrière, et lais­sant à la socié­té le loi­sir de débattre au fond, consciem­ment, de ses formes d’or­ga­ni­sa­tion. Ce serait un peu d’air.

Les moda­li­tés de ces exa­mens et l’ap­pli­ca­tion de leurs ver­dicts impliquent le plus haut degré de conscience des indi­vi­dus et d’ac­cord social. C’est dans la conscience de cha­cun et l’ac­cord du plus grand nombre que réside notre force, et non pas dans la mobi­li­sa­tion sous la direc­tion ouverte ou occulte d’un quar­tier géné­ral, type par­ti-pas-si-ima­gi­naire-que-cela. Nous n’a­vons ces­sé de dire, des lud­dites par­tout, plu­tôt qu’un par­ti lud­dite. Mieux vaut l’É­tat que nous connais­sons, que celui que nous ne connais­sons pas. D’au­tant que les rap­ports de la socié­té et de l’É­tat ne sont pas de pur conflit. La socié­té est dans l’É­tat, comme l’É­tat est dans la socié­té. Ils se mêlent et se modèlent mutuel­le­ment de mille manières, par des myriades d’é­changes quo­ti­diens et les mul­tiples indi­vi­dus à l’in­ter­sec­tion de l’un et de l’autre. Il ne manque pas, aujourd’­hui même, de fonc­tion­naires par­ti­sans d’un cer­tain dépé­ris­se­ment de l’É­tat — et qui joignent par leurs démis­sions, le geste à la parole ; ni d’in­di­vi­dus voyant dans l’É­tat l’ins­tru­ment de la volon­té géné­rale, à épu­rer des inté­rêts par­ti­cu­liers, ceux des fac­tions idéo­lo­giques et des groupes capitalistes.

La plu­part des citoyens, ni plus naïfs ou mys­ti­fiés que les enne­mis de l’É­tat, ne se résignent pas à une quel­conque sujé­tion envers celui-ci. Ils recon­naissent plu­tôt que cet « appa­reil » — ce « char », ce « navire » — est le lieu d’un per­pé­tuel conflit entre les forts et les faibles, dont il convient de chas­ser les méchants et les fri­pons, d’oc­cu­per les postes de com­mande et notam­ment le « gou­ver­nail », afin de le pilo­ter au mieux des inté­rêts du plus grand nombre et d’empêcher l’emballement de la machine. C’est-à-dire son auto­no­mie vis-vis des pas­sa­gers et de l’é­qui­page. Ils se résignent en somme à une démo­cra­tie impar­faite, tou­jours à conqué­rir, sachant bien que nulle consti­tu­tion ni sys­tème social ne leur garan­ti­ront le repos civique. Mais « il faut choi­sir, être libres ou se repo­ser » (Thu­cy­dide). Quant aux « rap­ports de domi­na­tion », tant que les hommes font leur his­toire et ne sont pas fabri­qués indus­triel­le­ment à l’i­den­tique, ils renaissent constam­ment avec eux. L’ac­com­plis­se­ment de la démo­cra­tie lit­té­rale — le gou­ver­ne­ment du peuple, par le peuple, pour le peuple —, exempte de toute domi­na­tion, relève du mythe et du rocher de Sisyphe. Ima­gi­nons Sisyphe heu­reux et rou­lons notre rocher.

Les plus raides et lucides des anar­chistes […] recon­naissent avec tris­tesse et colère que le com­plexe tech­nos­cien­ti­fique a réus­si sa prise d’o­tages, en nous infli­geant à per­pé­tui­té, le dépôt, le trai­te­ment et la garde de ses ordures radio­ac­tives : soit l’ap­pa­reil admi­nis­tra­tif, scien­ti­fique et mili­taire qu’on désigne par le nom d’« État ». Mais si l’on veut lui don­ner un autre nom pour sau­ver la face, rien n’empêche de se payer de mots en dis­tin­guant lard et cochon. La mort sai­sit le vif. L’in­dus­trie nucléaire n’est que le pas­sif le plus lourd de l’hé­ri­tage tech­nos­cien­ti­fique que nous ne sommes plus libres de refu­ser. Il com­prend, outre nos cin­quante-huit réac­teurs à déman­te­ler, l’hydre immense et hideuse d’u­sines chi­miques, métal­lur­giques, etc., les filets de dis­tri­bu­tion des fluides (eau, gaz, pétrole, élec­tri­ci­té), toute l’or­ga­ni­sa­tion indus­trielle et tech­no­lo­gique qui tient nos socié­tés, et qu’on ne peut sim­ple­ment détruire ou igno­rer, sous peine de chaos meur­trier. L’An 01, ce serait plu­tôt le Siècle 01.

Un avan­tage de cette idée de « décons­truc­tion », som­mai­re­ment grif­fon­née, c’est qu’elle ne sort pas de la tête d’un uto­piste, déve­lop­pant son sys­tème en chambre pour l’ap­pli­quer ensuite, bon gré mal gré, à la socié­té qui n’en veut pas plus que d’une cami­sole de force. Elle lève plu­tôt de cette même socié­té qui exprime avec impa­tience, son aspi­ra­tion à s’oc­cu­per de ses propres affaires. Son incon­vé­nient, c’est la faci­li­té avec laquelle la tech­no­cra­tie peut la retour­ner. On sait com­ment l’as­pi­ra­tion des ouvriers à l’au­to­no­mie, leur dégoût du tay­lo­risme et du tra­vail en miettes (Georges Fried­mann), ont ser­vi l’ins­tau­ra­tion des cercles de qua­li­té et l’in­té­rio­ri­sa­tion des contraintes de pro­duc­tion. On voit déjà com­ment l’as­pi­ra­tion des super­flus à l’au­to­no­mie, leur dégoût du bureau­cra­tisme public et pri­vé, les rabattent en masse vers « l’au­to-entre­pre­na­riat » et l’é­co­no­mie « ubé­ri­sée » des plates-formes d’In­ter­net, avec inté­rio­ri­sa­tion des normes d’é­va­lua­tion, nota­tion, etc.

La tech­no­cra­tie pour­rait ain­si lâcher du lest dans les ser­vices qu’elle n’a plus l’in­ten­tion de finan­cer, en lais­sant aux super­flus le soin de gérer leur pénu­rie, sous cou­vert de démo­cra­ti­sa­tion et de « par­ti­ci­pa­tion citoyenne », voire d’« auto­ges­tion ». S’il est un point sur lequel les liber­ta­riens volent au-devant des post-anar­chistes liber­taires, c’est bien celui du moins d’É­tat pos­sible, au pro­fit de l’au­to-orga­ni­sa­tion spon­ta­née de la socié­té, au gré des dési­rs et besoins. Leur idée de la socié­té, c’est celle d’un agglo­mé­rat mul­ti­cel­lu­laire, en per­pé­tuelle muta­tion imma­nente, au flux des pul­sions qui le tra­versent. Il ne faut pas dire « corps social » ni « orga­nisme » parce qu’ils ont appris que c’é­tait une « méta­phore réac­tion­naire » (natu­ra­liste, essen­tia­liste), indui­sant la domi­na­tion trans­cen­dante du chef (caput, la tête). La pul­sion, oui ; le sur­moi, non. Et de fait, ils forment la conju­ra­tion des écer­ve­lés et des décérébrés.

[…] Il n’y aura pas plus de retour des temps méro­vin­giens et caro­lin­giens que des ours et des bisons. La des­truc­tion des condi­tions maté­rielles et sociales de ce demi-mil­lé­naire entre les grandes inva­sions et le cou­ron­ne­ment de Hugues Capet nous coupe toute retraite. Futu­ristes, nous le sommes tous de gré ou de force, par cela même qu’il nous faut à chaque ins­tant affron­ter ce futur.

On sait que les révo­lu­tion­naires de 1789 qui pro­je­tèrent la France et l’Eu­rope dans le plus gigan­tesque bond en avant de l’his­toire moderne, pen­saient à l’an­tique, en style romain et spar­tiate. C’est chez les Anciens qu’ils allaient cher­cher nombre de leurs idées et de leurs modèles. L’a­na­lo­gie est trop frap­pante entre l’é­poque de l’ef­fon­dre­ment de l’Em­pire romain et la nôtre, avec ce spectre de la civi­li­sa­tion à venir (chré­tienne) émer­geant des ruines et ces « migra­tions des peuples » sub­mer­geant les Gaules, pour que toutes sortes de gens ne retrouvent pas, consciem­ment ou incons­ciem­ment, les leçons de leurs manuels d’his­toire : désordre et insé­cu­ri­té géné­rale, exode et dépeu­ple­ment urbain, regrou­pe­ment autour des vil­las rurales et des domaines, restruc­tu­ra­tion admi­nis­tra­tive autour des évêques et de l’É­glise, conser­va­tion des savoir-faire et de la culture dans les mou­tiers. Le der­nier bison fut abat­tu dans les Vosges au temps de Char­le­magne, mais pour se par­ta­ger l’Em­pire, ses fils employaient un fran­çais pri­mi­tif et les his­to­riens parlent — déjà — d’une « renais­sance carolingienne ».

Nous ne savons rien de la civi­li­sa­tion qui tente de naître des décombres de notre temps. De ces paroxysmes de puis­sance et de déca­dence entre­mê­lés. Nous n’en connais­sons que les écri­tures, rouges, vertes, noires, qui annoncent sa venue et la pro­gramment. Mais com­pa­rez les textes du Nou­veau Tes­ta­ment et des pères de l’É­glise avec la chré­tien­té his­to­rique. Voyez comme le pro­jet d’une socié­té douce, paci­fique, fru­gale, éga­li­taire, en atten­dant le retour du Christ et le Juge­ment der­nier, fut, mal­gré de mer­veilleux élans, retour­né en son contraire par l’or­ga­ni­sa­tion ecclé­sias­tique et aris­to­cra­tique, « les puis­sances de ce monde ». Voyez com­ment le rêve chré­tien abou­tit à une réa­li­sa­tion anti­chré­tienne. Aus­si est-ce au nom de ce rêve chré­tien, tra­hi par les puis­sants, que se levèrent tant de mou­ve­ments mil­lé­na­ristes, de pauvres et de pay­sans. Tous éphé­mères et atro­ce­ment taillés en pièces par les sei­gneurs. Mais nous n’a­vons pas d’autre rêve, ni de meilleure idée à pro­po­ser, que ceux du pas­sé et du monde ancien. Quant à l’œuvre, elle reste à accomplir.


  1. Cf. Tom­jo, L’en­fer vert. Un pro­jet pavé de bonnes inten­tions, L’É­chap­pée, Paris, 2013.
  2. O. Serre, « Vau­can­son ou le pro­to­type de l’in­gé­nieur ».
  3. Cf. M. Blouin, « De la tech­no­cra­tie. 1 : Ludd contre Marx, 2 : Ludd contre Lénine ».
  4. Cf. H. Hamon et P. Rot­man, Géné­ra­tion, 2 t., Seuil, Paris, 1987–1988.

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Dans son dernier livre, Petit traité de résistance contemporaine, Cyril Dion explique que la société écolo idéale qu’il imagine correspond à la dystopie technocratique imaginée par Isabelle Delannoy dans son livre L’économie symbiotique. Il expose donc ainsi assez explicitement à la fois son soutien du capitalisme vert et du solutionnisme technologique. Pour bien le comprendre, voici une brève présentation de ce livre d’Isabelle Delannoy. [...]