Nous reproduisons, ci-après, un entretien accordé par Pièces et Main d’Oeuvre (PMO) à la revue Écologie Politique (2016/2 N° 53 | pages 129 à 146), trouvé sur le site de PMO.
UNE EXPÉRIENCE DE RÉSISTANCE À LA TYRANNIE DU CAPITALISME TECHNOLOGIQUE
Écologie Politique : Pensez-vous que le « capitalisme vert » ait une quelconque chance de relancer la croissance, ou nous dirigeons-nous inéluctablement vers l’effondrement du monde industriel ?
PMO : Plus qu’industriel, le capitalisme d’aujourd’hui est technologique. Certes, des pans de l’économie reposent encore sur l’industrie (ne serait-ce que pour produire les outils et machines numériques), mais la « quatrième révolution industrielle » — suivant les importants de Davos —, celle de la robotique et du numérique, vient déjà chasser la « troisième », la révolution informatique. Autrement dit, l’économie de la connaissance — en fait les technologies de l’information et des données —, transforme l’ancien monde industriel et propulse le capitalisme dans l’ère post-industrielle. La vente de services immatériels et l’économie des « usages » accroissent leur part du PIB — voyez Google, Facebook, Uber.
Le capitalisme technologique doit résoudre deux problèmes pour enclencher un nouveau cycle de croissance. D’une part, son besoin exponentiel d’énergie et l’épuisement des ressources naturelles. C’est tout l’enjeu des investissements massifs dans les nanotechnologies et biotechnologies. Il s’agit de remplacer les minerais par des matériaux artificiels, tels les nanotubes de carbone fabriqués à partir d’atomes de carbone, présents en quantité infinie sur la planète. Ou les plastiques et l’essence par de prétendus « biomatériaux », produits à partir de la biomasse (produits végétaux et agricoles) par des bactéries de synthèse ou des micro-organismes génétiquement modifiés. Mais le défi majeur est de parvenir à une photosynthèse artificielle, afin de transformer la lumière du soleil en énergie de façon optimale. Les capteurs nanostructurés font déjà des prouesses et augmentent continuellement les rendements de l’industrie solaire. Ces technologies dites « vertes » n’ont rien d’écologique. Elles polluent, consomment des ressources, de l’énergie, et poursuivent la fuite en avant technologique, alimentant ainsi de nouveaux cycles de croissance (pollution-dépollution, destruction-remplacement). Arriveront-elles à temps pour éviter un crash économique ? Nul ne peut le dire. Chaque semaine qui passe nous découvre de nouveaux gisements de gaz et de pétrole, qui pourraient laisser le temps aux énergies dites « alternatives » de prendre le relais. Mais s’il fallait encore démontrer le rôle décisif de la technologie dans l’économie planétaire, voilà une partie de la réponse.
Le second problème se résume à une question : que faire des populations superflues ? De plus en plus inutiles à la production (où ils sont remplacés par les machines) et de moins en moins solvables comme consommateurs, des millions d’individus sont semble-t-il voués à disparaître. Le capitalisme trouve toujours des solutions. Ce ne sera pas la première fois que des classes sociales ou des peuples entiers passeront aux poubelles de l’histoire.
Dans quelle mesure la crise écologique généralisée peut-elle permettre de créer un état d’urgence légitimant, du point de vue même des « masses », l’incarcération dans un « monde-machine » organisé par l’État ?
L’effondrement écologique, annoncé à partir des années 1930 par les penseurs de l’écologie (Charbonneau, Ellul, Illich, entre autres), est désormais admis, y compris par ses coupables — industriels, décideurs, gestionnaires — et par leurs relais médiatiques chargés d’« alerter » les masses. La réponse à cette situation d’urgence passe par la cybernétique, autrement dit l’usage de la « machine à gouverner », selon l’expression forgée en 1948 par Pierre Dubarle. Il ne s’agit pas d’une métaphore. La gestion optimale de notre fonctionnement — optimale du point de vue de la consommation de ressources et d’énergie — s’effectue à travers une planification et une rationalisation ne laissant nulle place au hasard, grâce aux machines. Numérisation de chaque aspect de nos vies (déplacements, habitudes, fréquentations, consommation, opinions) ; collecte de ces données par des aspirateurs disséminés partout (ordinateurs et objets connectés, capteurs, puces RFID, caméras, réseaux sans fil) ; analyse et traitement des données (architectures logicielles, systèmes de calcul hyperpuissants) ; outils de décisions (alertes, déclenchement automatique de procédures). Tout existe déjà. Les programmes de recherche-développement et les règlements votés au nom de la « transition écologique » consistent tous à nous incarcérer plus étroitement dans une machine pilotée de façon centrale. Cet « enfer vert[1] » est la solution, prônée notamment par les élus écologistes (les meilleurs techniciens du système) pour gérer au mieux les stocks et les flux de la machine totale.
Du point de vue du pouvoir, administrer une population par le truchement des machines (du puçage des poubelles et du compteur d’électricité à la surveillance des communications électroniques en passant par la « dématérialisation » des formalités administratives) présente un double avantage. Les masses d’en bas sont reléguées plus loin encore de leurs maîtres, désormais virtuels, plus que jamais intouchables, irresponsables, voire inconnus. Si le monde-machine est le produit impersonnel d’un progrès-qu’on-n’arrête-pas, à qui s’en prendre ? Sous le masque de la technologie, que les techno-furieux et les naïfs persistent à croire neutre, le pouvoir dissimule mieux que jamais ses intérêts et ses plans.
La « machine à gouverner » rend ce pouvoir ubiquitaire, jusqu’au sein des foyers. Votre compteur Linky en révèle bien plus sur votre vie que vos aveux approximatifs. La « planète intelligente », comme la nomme IBM, est celle du technototalitarisme, sans issue de secours.
La mutation que vous décrivez du capitalisme industriel au capitalisme post-industriel semble recouvrir l’intégration de la « machine-corps » à la « machine-cerveau », qui vient consolider et radicaliser « l’obsolescence de l’homme ». Elle semble également se caractériser par une autonomisation de la technoscience conduisant, en particulier, à son hégémonie sur les pouvoirs politiques et économiques. Pensez-vous que cela soit le cas ?
La machine a d’abord remplacé les fonctions manuelles de l’homme aidé de ses outils : machines agricoles, machines-outils, robots ménagers et robots-pistoletteurs des usines, aujourd’hui robots-chirurgiens, guichets automatiques, etc. La convergence des technologies (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) fait franchir un saut qualitatif à cette éviction de l’homme, en intervenant dans le domaine de la cognition et du cerveau.
Les progrès de ce que l’on nomme « intelligence artificielle » favorisent la création de machines capables de battre un champion au jeu de go, c’est-à-dire de prendre des décisions adaptées à une situation, en triant parmi des milliards de données (data mining). Dans la vie quotidienne, ce sont désormais des algorithmes qui investissent en bourse ou qui vous recommandent vos prochaines lectures : les logiciels d’Amazon sont les premiers prescripteurs de livres. Le super-ordinateur d’IBM, « Watson », établit des diagnostics médicaux. Des logiciels écrivent des brèves dans les journaux. Les machines remplacent les fonctions cognitives de l’homme — plus que son intelligence, qui est un processus trop riche et complexe pour être mécanisé.
Pendant que progressent les machines-cerveaux, les laboratoires de neurotechnologies s’affairent à fabriquer des cerveaux-machines. À Grenoble, la clinique expérimentale Clinatec, créée par le centre Minatec, implante des neurodispositifs électroniques miniaturisés dans le cerveau de malades de Parkinson pour calmer leurs tremblements. Elle s’est rapidement tournée vers le marché plus prometteur de la psycho-électronique : implants pour anorexiques et boulimiques, pour dépressifs et personnes atteintes de troubles obsessionnels compulsifs, bientôt pour les dépendants au tabac, à l’alcool, aux drogues. Incorporée dans notre for intérieur, la machine contrôle humeurs et comportements indésirables.
Tandis que les machines deviennent plus « intelligentes », notre intelligence devient machinale. Sans aller jusqu’aux implants, chacun constate les effets sur son propre cerveau de l’usage de prothèses électroniques : perte de mémoire, baisse de l’attention profonde, dispersion de la capacité de concentration, etc. Comme nos corps ont perdu en musculature et en résistance en transférant les tâches manuelles aux machines, il est normal que nos cerveaux perdent en acuité en déléguant la résolution de problèmes intellectuels aux ordinateurs.
Pour autant, assistons-nous à un phénomène d’« autonomisation de la technoscience » ? Nous ne partageons pas l’idée de Jacques Ellul d’une autonomie de la technologie, au sens où elle serait un processus sans sujet, une sorte de Frankenstein ayant échappé à ses créateurs. Que la technologie impose ses procédures, des types de comportements et d’organisation sociale est une évidence, et c’est pourquoi il est inepte de la considérer comme « neutre ». Elle change le monde, nos vies, nos villes, nos corps.
Cependant, cela ne tombe pas du ciel. La fabrication de bactéries artificielles ou de nanorobots n’est possible qu’en vertu de programmes de recherche décidés, planifiés et financés. La Commission européenne a défini des « technologies clés génériques » (key enabling technologies) à développer en priorité pour le bénéfice de l’industrie et de la puissance de l’Europe : nanotechnologies, micro et nanoélectronique, biotechnologies, photonique, matériaux avancés, systèmes de production avancés. En décembre 2013, la Grenobloise Geneviève Fioraso, alors ministre de la Recherche, a donné le coup d’envoi d’« Horizon 2020 », le nouveau programme de financement de la recherche et de l’innovation de l’Union européenne pour les années 2014–2020 : nous parlons ici de 79 milliards d’euros de crédits distribués, via des appels à projets, aux laboratoires et aux industriels associés, dans les domaines définis comme stratégiques. Rien n’est plus orienté que la recherche scientifique.
Pour finir, ces technologies clés sont définies avec l’aide d’un « high level group » composé de représentants de la technocratie : patrons d’entreprises, d’instituts ou de plates-formes de recherche, d’institutions financières. Des humains, responsables de leurs choix, qui nous les imposent. Le président de ce groupe d’experts se nomme Jean Therme et nous le connaissons bien : il est le patron du Commissariat atomique de Grenoble, responsable de la création de Minatec et de Clinatec. Ce qu’il a fait à notre ville, il le fera à l’Europe. Il est vrai que nul n’a élu ce technocrate, ni à Grenoble ni à Bruxelles, pour décider ainsi de nos vies. Mais rien n’oblige le pouvoir politique à lui obéir plutôt qu’à nous, le peuple qu’il est censé représenter, sinon le rapport de forces qui fait de Therme un puissant et nous, des sans-pouvoir.
À l’aube de l’ère industrielle, les briseurs de machines ont démontré le rôle prépondérant du système technique dans l’assujettissement au capitalisme, sa violence (sociale et policière) et la conscience aiguë qu’en avaient ceux qui la subissaient. Cette conscience semble avoir disparu, laminée par le fétichisme de la technique qui anime aujourd’hui la majorité des personnes qui en sont pourtant victimes. Quelle forme est-il encore envisageable de donner à la résistance ? Quels sentiments retirez-vous, dans cette perspective, de l’expérience de vos propres luttes ?
Les résistances à la machine — et surtout à la machination subséquente des hommes — précèdent de beaucoup la révolte luddite (1810–1814) à laquelle vous faites allusion. Nous avons repéré l’exemple, à Lyon, de la plus grande grève de l’Ancien Régime, 15 000 émeutiers, durant une semaine, en août 1744, contre l’introduction des métiers mécaniques conçus par le Grenoblois, Jacques Vaucanson[2] […].
Il est remarquable que les ouvriers lyonnais, souvent des artisans indépendants, à domicile, se soient moins dressés contre la machine que contre les changements de règlement qu’elle entraînait, et qui les pliaient désormais aux diktats de l’industrie naissante. Des machines à leur main, des outils perfectionnés, après tout, ils en avaient, ils en fabriquaient, mais ils restaient leurs propres maîtres et celui de leurs machines. Ils n’en étaient pas les esclaves, ils n’étaient pas directement subordonnés aux patrons des fabriques ni soumis à la discipline de fabrique.
Cette résistance, sensible lors de multiples épisodes de la Révolution française, perdura longtemps au XIXe siècle [.]. Cette conscience que l’on doit dire humaine — par opposition à l’inconscience machinale — a disparu de deux façons. Matériellement, avec les hommes qui la portaient. Intellectuellement, avec le marxisme et le léninisme qui éliminèrent du mouvement ouvrier les éléments de critique endogènes et autonomes, pour y substituer la dictature de leurs théories technocratiques[3].
Comme le dit Staline, pas d’hommes, pas de problème. Les émeutes de Lyon, en 1744, se terminent par des pendaisons et des condamnations aux galères. De même le soulèvement luddite entraîne le vote d’une loi punissant de mort le bris de machines et nombre de luddites sont déportés en Australie.
Cette classe ouvrière, battue et rebattue lors de multiples et héroïques insurrections, durant 150 ans, décimée de ses chefs et meneurs, spécialement assassinés, s’est trouvée noyée par l’immigration paysanne de masse qui a fourni la nouvelle classe ouvrière de masse, sans métier, sans tradition, sans conscience. Les manœuvres, les OS, directement ajustables aux machines.
[Au regard de la résistance actuelle,] notre idée était de susciter des nuées d’enquêteurs autant que de fournir des moissons d’enquêtes. L’enquête critique se développe en enquête action au fur et à mesure de l’établissement des faits, de leur explication, de leur publication, de l’implication des individus qui en prennent connaissance. Elle permet d’élaborer des théories, toujours provisoires, toujours à revoir en fonction de l’évolution incessante des faits rapportés par l’enquête perpétuelle. Par théorie, nous n’entendons pas prédiction, ni prescription, mais ce que les Grecs entendaient eux-mêmes : une suite, une vision ordonnée par opposition au bruit, au chaos du monde, produit par des myriades d’émetteurs. Et à la fin s’impose le bruit du plus gros, ou du plus grand nombre d’émetteurs.
Nos idées se sont vérifiées dans les faits. Notre enquête s’est développée en action, impliquant des individus et des groupes qui, jamais, « n’ont fait partie » de Pièces et main-d’œuvre, mais que nous avons croisés à certains moments, pour des objectifs précis et limités. Nous ne voulions pas être prisonniers d’un collectif, ni porter le fardeau d’un comitas. Cela répondait par ailleurs à un axiome antibureaucratique : ce n’est pas l’organisation qui agit, c’est l’action qui organise. […]
L’attention critique que nous avons portée au Laboratoire grenoblois, à son activité, à son mode de fonctionnement (« la liaison recherche-industrie-pouvoirs publics »), à ses innovations, nous a parfois permis d’anticiper : sur la gestion informatique de tout et de tous, par exemple (puces RFID, biométrie), sur les nanotechnologies et technologies convergentes, les neurotechnologies, la biologie de synthèse, etc. Elle nous a permis d’alimenter des campagnes, de tenir des réunions publiques, d’organiser en 2006, contre l’inauguration du centre Minatec, une manifestation demeurée fameuse, de saboter en 2010 la campagne d’acceptabilité des nanotechnologies de la Commission nationale du débat public. Elle nous a permis d’attirer, sur le transhumanisme et le technototalitarisme, l’attention d’une frange de militants, de journalistes et d’universitaires — et surtout de nombre d’isolés qui se croyaient seuls à voir le monstre-machine. De même qu’un paléozoologue reconstitue l’anatomie, l’alimentation et le milieu d’un dinosaure à partir d’un os, nous avons pu, à partir de la technopole grenobloise, reconstituer le technocapitalisme mondialisé (le stade Silicon Valley du capitalisme), désigner et décrire au fil d’une quinzaine de livres et de centaines de textes, nombre de concepts et de phénomènes associés : la police totale (gestion et contention), la société de contrainte (implants cérébraux), la technocratie (l’alliage du capital et de l’expertise), la reproduction artificielle de l’humain, etc. Nous avons reçu un accueil mondain, la reconnaissance rechignée d’un étroit milieu d’initiés, et un échec politique ; les enquêteurs, les producteurs d’idées et les idées ne se sont pas multipliés à la vitesse nécessaire. La conscience du désastre traîne loin derrière l’emballement technologique. Nous-mêmes, qui y passons notre temps et nos efforts, nous peinons à saisir « ce qui se passe », « en temps réel ». Et encore plus à le dire, et à y répondre.
Certes, nous avons parlé avec beaucoup de gens. Nous avons suscité des écrits et des écriveurs, mais finalement nous n’avons rencontré que ceux qui nous cherchaient. Ou plutôt qui cherchaient un accès à l’écriture, à la publication, etc. Des convaincus. Et si ce n’était PMO, ce sont d’autres qu’ils auraient trouvés.
Nous avions effroyablement sous-estimé les ravages de la « fabrique des crétins » et de l’« enseignement de l’ignorance ». La destruction de l’école et de l’éducation depuis 68, afin de priver les enfants du peuple des moyens d’intelligence et d’expression claires, de leur situation. Pardon de notre naïveté, nous avons rencontré tant de diplômés, désireux de « nous aider », de « faire quelque chose », en proie à la panique et à la procrastination dès lors qu’on leur proposait, non pas d’écrire, mais de rédiger sur tel ou tel sujet qui leur tenait à cœur. Ils en étaient simplement incapables ; et aussi humiliés que les illettrés à qui l’on demande soudain de lire ou de remplir un document.
Nous avions également surestimé la volonté de penser de la basse intelligentsia ; associative ou politique, citoyenniste ou radicaliste. Celle-ci inverse la formule d’Ellul : elle pense local et agit global. […] Elle ne fait que répéter, souvent de manière indigente, ce qui se dit de source autorisée — quelques auteurs, revues, médias, maisons d’édition, départements universitaires — et qui finit par percoler, via des conférences et des soirées-débats, jusque dans les cerveaux du café citoyen et du squat anarchiste. Outre le rôle de chambre d’échos, ces endroits remplissent une fonction paroissiale de sociabilité. On s’y retrouve entre soi pour se distraire ou se disputer devant un verre de vin bio et une quiche aux légumes. Ce qui n’est jamais dit, ni discuté, c’est l’existence réelle de ce centre idéologique, de ce parti fantôme qui tient lieu de parti officiel, mais dont le fonctionnement est encore plus opaque, oligarchique que celui du vieux parti, avec un recrutement par cooptation et une absence totale de règles et de contrôle de la direction par les dirigés.
Il y a en fait un immense besoin inexprimé — et inexprimable — de prise en charge. Le bas clergé n’a jamais prétendu penser à la place des théologiens, ni demandé l’abolition du pape, des évêques, de l’Église. Mais simplement qu’on lui laisse jouer son rôle de truchement, de porte-parole du peuple et des fidèles auprès des princes, et d’enseignant de la parole divine auprès du peuple et des fidèles. Les sous-officiers et les contremaîtres n’ont jamais voulu l’abolition des stratèges, des ingénieurs, des généraux ni des patrons. Ils souhaitent tous, au contraire, de bons chefs et de bonnes têtes, compétents dans leurs fonctions et qui reconnaissent leur propre compétence spécifique de connaissance et d’encadrement de la foule ; leur expertise du terrain. Chacun sa mission. Tout le monde ne peut pas tout faire à la fois.
Plus le territoire est vaste et la population nombreuse, plus s’exprime un besoin d’organisation publique pour prendre en charge ce qui dépasse les capacités et les compétences individuelles : la défense, les infrastructures. Et puis ce qui fut longtemps l’apanage de la gauche, les services publics : transports, santé, enseignement, sécurité ; le social. C’est que, contrairement aux intellectuels, « les gens » ont un vif souci, émouvant, du commun et de l’intérêt général. Ils se respectent. Ils se font une haute idée de leurs devoirs, de leurs missions, de leur conscience professionnelle — y compris quand leurs supérieurs négligent et sabotent. Lâchons le gros mot : ils ont de la morale.
Il est cruel de demander à des gens privés de moyens, de structures, de directions, de penser et d’agir par eux-mêmes, afin de pallier l’abandon dont ils sont victimes, sous couvert de lutte contre l’État, l’autoritarisme, « les appareils verticaux », etc. Si l’État manque à ses devoirs, surgissent des États dans l’État pour s’y substituer, mobilisant des particularismes réactionnaires et des méthodes encore plus autoritaires, afin de s’imposer.
[…] Notre action ne pouvait que susciter une réaction de force égale. Elle a vivement stimulé la sociologie des « controverses technoscientifiques », officines d’acceptabilité, agences de communication et budgets de tout ce petit personnel de sociologues, créatifs, etc. Elle a suscité un silence assourdissant, une surdité forcenée des partis et associations progressistes, y compris à Grenoble, malgré l’ampleur et la précision de notre enquête sur la technopole et nos multiples interpellations. Une force d’inertie fascinante, capable d’absorber n’importe quel choc, retranchée dans sa fausse conscience et sa routine abrutissante. Toutes sortes de facteurs s’imbriquent dans cette résistance passive : la misère intellectuelle, la mesquinerie de boutique, le calcul politicien et l’intérêt de classe. Après tout, le personnel politique et associatif de la technopole est lié idéologiquement et matériellement à la technocratie locale, quand il n’en est pas issu. Il parle donc d’autre chose : le Chiapas, la Palestine, les sans-papiers, les migrants, le Front national, etc. Du PS à certains anarchistes, en passant par le PC, le NPA, Les Alternatifs, Les Verts et compagnie, tous les techniciens de la gauche grenobloise rivalisent en bonnes recettes de gestion de STMicroelectronics. Le mieux que l’on puisse en espérer, ce sont de rarissimes embarras quant aux effets des causes qu’ils soutiennent, et des sortes de concours Lépine pour conserver les bonnes causes, tout en atténuant leurs mauvais effets.
Au fond, nous avons, comme Ellul, fait des choix ignobles par opposition aux choix tenus pour nobles par la militance et l’intelligentsia. Nous sommes partis d’en bas, des faits, du local et du phénomène technologique, réputé aride et apolitique ; alors que l’intellectuel de gauche part d’en haut, de la théorie, du global et de la politique, de la Grande Politique, voire de la géopolitique et singe les sommités du Monde diplomatique. Nul ne méprise davantage la province et le concret que l’intellectuel de province.
Il en fut de même de cette frange de la jeunesse, issue du mouvement antimondialisation (Seattle en 1999, Gênes en 2001), privée de mémoire, de culture et de tradition par la honteuse défaillance de La Génération (celle des soixante-huitartes)[4] [.]. La plupart de ces jeunes radicalistes que nous avons croisés ne s’intéressaient pas plus au local et aux technologies que les vieux citoyennistes. Ils cherchaient surtout des thèmes d’activisme pour se mettre en valeur, [.] voire dans leur plus cher désir, de prétextes à une émeute réglementaire, avec cagoules, black bloc et bris de vitrines. Il nous incombait de fournir le discours, les faits, les arguments, les textes, justifiant ces envies d’esclandres. [.] Peu d’entre eux ont vraiment compris ce qu’étaient les nanotechnologies, les technologies convergentes, ni ce que signifiait l’emballement technologique. Nous étions pour eux, comme pour les gauchistes du NPA, une sorte de commission spécialisée, dans un domaine ésotérique et abscons. On ne s’y investit que lorsqu’on n’a rien de plus urgent ou de plus gratifiant à faire ; et on y fait appel quand on a besoin d’une explication ou d’un intervenant sur le sujet. Gauchistes et postgauchistes n’ont jamais admis que nous étions des généralistes de la politique et non pas des spécialistes des technologies. Il aurait fallu d’abord comprendre que la technologie était devenue la politique de notre temps — la réelle politique du capital et de la technocratie — et non pas un simple moyen, susceptible de « dérives » et de « dysfonctionnements ».
[…] A‑t-on jamais vu, malgré des décennies d’appels et de propagande, la France d’en bas défiler en masse contre les nuisances qui frappent davantage les quartiers populaires ? Le bruit, l’air et l’eau empoisonnés, la malbouffe, les pesticides, les engrais qui infectent et abrègent la vie. A‑t-on jamais vu la jeunesse des cités ou la vieillesse des cantons se soucier de l’intérêt général et se joindre aux protestations contre le nucléaire, les chimères génétiques et l’artificialisation du territoire ? Pour toutes les critiques qu’on leur adresse, et qu’ils méritent, les petits-bourgeois « écolos » restent les seuls, et les derniers, à ne pas séparer leurs intérêts de l’intérêt commun, à faire preuve d’idéalisme et à se battre pour tous, en même temps que pour eux. Qu’ils gagnent et qu’ils s’y prennent bien pour rallier l’ensemble du peuple à la cause commune est une autre affaire. Mais pour en parler, il faut avoir tenté, une fois, d’éveiller un canton d’éleveurs de porcs ou les banlieusards d’une métropole à la critique radicale.
Demandez à n’importe quel ancien établi, maoïste ou marxiste-léniniste. Aux derniers prêtres ouvriers et curés des cités. Cela suppose d’y habiter. De se lier aux habitants. D’enquêter. De ne pas suivre les idées et les revendications aliénées, aussi populaires soient-elles. De ne pas émettre un langage et un programme tout fait, aussi justes soient-ils dans l’abstrait, mais étranges et incompréhensibles pour la population. De se plonger dans le milieu sans s’y perdre, mais sans heurter. Cela suppose d’écouter, d’observer, de comprendre — « l’analyse concrète de la situation concrète ». De synthétiser les griefs pour produire des idées radicales (et non pas extrémistes), dont les habitants puissent s’emparer, etc. L’expérience de l’établissement (« aller au peuple ») et de l’enquête de masse, depuis le XIXe siècle, a accumulé là-dessus de multiples règles et leçons qu’on ne discutera pas ici. Mais si vous connaissez des volontaires, on ne demande qu’à leur en faire part.
Sans présager du futur, peut-on espérer voir se lever les populations superflues contre le capitalisme technologique et ses soutiens politiques ?
[Cette question est] de celles qui remplissent les bibliothèques de livres et les penseurs d’angoisse, depuis 1945. Votre formulation même reflète ce pessimisme. Un siècle plus tôt, vous auriez demandé : « Quelle forme prendra la révolution ? Comment soulever la classe ouvrière et ses alliés contre le capitalisme ? » C’est-à-dire : que faire ? Question à laquelle Lénine avait répondu en 1902, avec ses implacables pragmatisme et détermination, dans le livre programme du bolchevisme. Nous sommes loin d’avoir un pareil plan d’action à vous proposer, mais à défaut, voici quelques directions dont nous sommes sûrs, jusqu’à ce que les faits les contredisent.
Tout d’abord, on ne peut parler de « soulèvement des populations superflues contre le capitalisme technologique » sans préciser qui sont les superflus et à quelle échelle on envisage leur soulèvement. Nous avons désigné les superflus comme des prolétaires ne servant plus à rien (même pas à fournir de la chair à servir), et des consommateurs n’ayant plus de quoi consommer. L’immense classe des sans-rien à la charge et à la merci de la technocratie planétaire.
Nous avons désigné l’infime classe technocratique comme l’alliage indissoluble du capital et de l’expertise dont le but est de régner sans fin, en concentrant et en accroissant sans cesse les moyens de sa puissance. Les technosciences lui offrent les moyens de cette puissance et de se passer du travail humain. La technocratie peut substituer la recherche de la puissance et de l’efficacité à celle du profit capitaliste, comme moteur de son développement, dans le cadre d’une organisation collective (ordre ou caste), limitée à ses rangs.
La question pendante reste celle du sort des superflus. Peuvent-ils retrouver une existence autonome, livrés à eux-mêmes dans les « zones grises » ? Vont- ils s’éteindre « naturellement » sous la combinaison de fléaux divers et d’une stérilité galopante ? Seront-ils exterminés, plus ou moins violemment, par la technocratie ?
Nous forçons le trait bien sûr. Beaucoup diront que nous versons dans la science-fiction catastrophiste. Mais il y aurait lieu de s’interroger sur l’existence et la croissance de ce courant prophétique, sur ce qu’il peut exprimer de conscience réelle de l’évolution historique. Si nous voulons sortir du sempiternel retard de la conscience sur le désastre, il faut cesser de passer de « on n’en est pas là » à « de toutes façons, c’est trop tard ».
Un éventuel soulèvement, quelle que soit sa forme, commencerait forcément quelque part, comme tous ceux qui l’ont précédé dans l’histoire du monde. Mais pour réussir, il doit s’étendre partout, au monde entier. C’était déjà l’avis des révolutionnaires de la Belle Époque que les bolcheviques outrepassèrent dès qu’ils eurent entrevu la possibilité de prendre le pouvoir. Malgré les acrobaties théoriques de Lénine, Trotski et compagnie, malgré leur volontarisme et le forçage des circonstances, il n’y eut pas, il ne pouvait y avoir, de « socialisme dans un seul pays ». Et encore moins de communisme. Déjà, l’immense Russie rouge ne pouvait vivre en autarcie, protégée des échanges commerciaux, des progrès technologiques, des conflits internationaux. Le « camp socialiste », lui-même, étendu de la Corée à l’Allemagne, ne put résister au dynamisme du capitalisme technologique. Il ne put en produire qu’une caricature toujours plus retardataire, où le bâton de la contrainte l’emportait sur la carotte de la consommation. Ce qui était vrai à l’époque de l’impérialisme et des colonies l’est plus encore à celle du capitalisme mondialisé et de la « gouvernance mondiale ». Il n’y aura pas plus de « jardin d’Éden » — au-delà des minuscules communautés et phalanstères déjà expérimentés depuis deux siècles — que de « socialisme en un seul pays ». Le capitalisme mondialisé par la technologie n’a aucune raison d’épargner des enclaves luddites qui seraient à la fois un gaspillage de ressources matérielles et un mauvais exemple politique. Les seuls paradis possibles sont les paradis fiscaux, les îles, les zones à riches et les cités artificielles que les entrepreneurs de la Silicon Valley projettent de construire offshore. C’est-à-dire des lieux hors de portée des superflus, redoutables et inattaquables, et d’où les technoploutocrates, invisibles et immortels, pourront gérer leurs affaires à distance, par liaisons électroniques.
Si ce monde est trop petit pour deux classes, pour la technocratie et les superflus, la première est concentrée ; coordonnée ; consciente d’elle-même. Elle jouit de la continuité de l’État, d’une unité de volonté, d’une immense supériorité économique, technologique et militaire. Les seconds sont faibles, dispersés et leur conscience ne va guère au-delà des péripéties de la vie pratique et quotidienne. Malgré les moyens de communication modernes, il n’y a pas encore d’unité de vue, d’intérêts, de pensée, entre les néoprolétaires d’Asie et d’Afrique, les paysans indiens, les superflus du Maghreb, d’Europe et des Amériques : tout au plus un début de connaissance de leurs intérêts et de leurs rapports mutuels. Et il faudra longtemps avant que cette connaissance ne produise une conscience commune. Or notre affaire n’est pas de renverser un gouvernement, ni un régime, mais une civilisation en voie d’intégration à l’échelle mondiale, qui est l’échelle contemporaine.
Les espérances d’un soulèvement des superflus […] se heurtent également aux obstacles anciens que le mouvement ouvrier avait dû découvrir et apprendre à franchir — à essayer du moins. Et avant lui, les mouvements paysans et les révoltes serviles. L’obstacle de la dispersion et des discordes tout d’abord, entre individus et groupes dont les consciences spécifiques l’emportent sur la conscience unitaire et s’entrechoquent sans cesse. L’ennemi commun — la technocratie, le capitalisme technologique — est trop loin, trop abstrait (« virtuel »), pour unifier les superflus contre lui, au-delà des plaintes contre « le système ». Concrètement, au jour le jour, ce sont leurs proches, leurs voisins, leurs rivaux (ceux de l’autre rive), qui irritent les superflus et qu’ils haïssent. Ainsi, délinquants et oppresseurs de proximité « qui pourrissent la vie des gens » sont infiniment plus ressentis et haïs, malgré les sermons de la gauche, que les oppresseurs de l’État, du gouvernement et les délinquants en cols blancs, traders, spéculateurs et affairistes, qui n’apparaissent qu’à la télévision, quand bon le semble à leurs conseillers en communication.
La fin est dans les moyens. La direction d’un soulèvement — ses chefs — dépend de ses moyens subjectifs et objectifs. Employez la violence révolutionnaire, ce sont les violents et les experts en violence qui s’emparent du soulèvement. Employez le discours religieux, ou nationaliste, ou social et — pour peu qu’il prenne ou que le peuple en soit déjà imprégné —, les religieux, les nationalistes ou les socialistes (anarchistes, communistes, etc.), s’emparent du soulèvement. Mais, à quoi bon, pour nous, un printemps radical, s’il doit tourner à l’hiver sans fin et sanguinaire. Peut-on, dans l’hypothèse d’une sécession de masse — non-coopération, désobéissance civile — éviter la confrontation armée, la prise en tenailles entre les violences étatiques et extrémistes ? L’armée et les groupes armés sont par définition des minorités agissantes, avant tout des jeunes hommes en bandes organisées, qui n’obéissent qu’à leurs chefs et ne respectent que les rapports de forces. Ils se moquent d’être minoritaires et méprisés. Ils peuvent ensanglanter le plus irénique des soulèvements et s’en emparer ; forcer la population à suivre leur exemple et à choisir entre leurs fureurs jumelles. Peut-on, à l’échelle mondiale, éviter la mobilisation et susciter des myriades de libres penseurs, capables d’agir sans le support d’une structure autoritaire, ni le combustible d’une idéologie mystifiante ? Le pronostic semble désespéré, mais l’instinct des superflus et le rôle des radicaux sont de chercher sans cesse la minuscule issue de secours. Elle existe. Elle est là. Et quand on la voit, on ne voit plus qu’elle, tant elle paraît évidente.
Quant à la résistance aux nouvelles formes d’inhumanité, technologiques ou djihadistes, nous partageons l’avis de Rabelais, de Pascal et de Marx. Elles ne progressent pas du fait de leur force matérielle mais de notre faiblesse spirituelle, de ce dégoût de soi qui sape toute résistance vitale. Nous devons nous réhumaniser. Nous ne pouvons nous relever que de la pensée et du passé : non pas commencer une œuvre nouvelle, mais réaliser l’œuvre ancienne avec conscience. Nous devons, au rebours du malheur et des calamités, qui mettent à sac toute bonne littérature depuis que « nous sommes tous américains », restaurer les humanités et la connaissance des langues mères (les français anciens, langues d’oc et d’oïl, latin, grec, etc.) ; restaurer la transmission, qui est d’abord la transmission du rêve, de l’œuvre et de la mémoire de l’humanité. Or la conscience n’est rien d’autre que cette mémoire continue de soi, d’être et d’avoir été. Sans passé, pas d’avenir. C’est pourquoi les islamistes détruisent les idées du passé, sculptées dans la pierre de Bamyan, Mossoul et Palmyre, inscrites sur les parchemins de Tombouctou. C’est pourquoi les inquisiteurs, les nazis et les pompiers de Fahrenheit 451 brûlent les livres, tandis que les résistants les apprennent par cœur. C’est pourquoi C. P. Snow, porte-parole de la technocratie triomphante, appelle à l’oubli et à l’inhumation de la culture et des humanités, au profit d’un savoir-faire efficace et absurde, n’ayant d’autre fin que son propre fonctionnement circulaire.
[…] Il ne suffit pas de protester contre la destruction de l’école, de la langue, de la pensée, de la culture, de la mémoire, ni de se réfugier, chacun pour soi, dans la lecture. Il s’agit de créer un réseau de maisons vouées à la conservation et à la transmission de l’œuvre ancienne de l’humanité. Il faut de la pierre : des bâtiments, des librairies, des salles d’étude. Il faut des programmes, des maîtres, des élèves et de l’argent.
Il n’a jamais suffi de la réunion mensuelle du « café citoyen » ou du « lieu alternatif », avec son film-débat ou son conférencier en tournée.
Il faut, partout, des centres de recherches sauvages qui analysent constamment, concrètement, la situation et lâchent des essaims d’enquêteurs dans toutes les situations concrètes.
Il faut sauver tout ce qui peut l’être. Il faut des jardins, des vergers, des potagers ; des semences paysannes et des arches animales. Il faut des ateliers où réapprendre les techniques vernaculaires et autonomes, par opposition aux systèmes technologiques et autoritaires. Il faut donc tout ce qui se fait déjà, depuis des années, de manière éparse et multiple, et qui nourrit ce fond de conscience humaine et vitale, hostile à la mort machine. Mais il le faut de façon beaucoup mieux pensée, beaucoup plus dense et rayonnante. Beaucoup plus sérieuse.
Il s’agit en somme d’instituer une véritable éducation populaire, du meilleur niveau et pour le plus grand nombre. D’ouvrir des écoles partout.
Les résistances n’ont attendu personne pour se donner leurs propres formes, individuelles, collectives, passives, actives, spontanées, réfléchies. Elles couvrent l’éventail qui va de la dissidence intérieure et à la mauvaise volonté (« Je préférerais ne pas. »), à la défiance déclarée (« Je suis contre. » ou « Je n’achète pas de conserves industrielles ») ; de la sécession individuelle (« Je pars faire du miel en Ardèche ») à l’opposition active (« Tous à Malville ! », « Tous à Notre-Dame-des-Landes ! ») ; de la pétition à la sédition (émeutes, sabotages), des actions éclairs à celles de longue durée (occupation). Toutes sont utiles, voire nécessaires ; aucune n’est suffisante, ni même leur ensemble. Cependant, chacun des résistants « fait ce qu’il peut », et même « tout ce qu’il peut », « c’est mieux que rien ». On nous pose souvent la question redoutable de « ce qu’il faut faire » ou de « ce qu’il faudrait faire ». Si nous avons l’imprudence de répondre (l’enquête critique, etc.), les résistants lèvent les bras au ciel et soupirent, « vous, ce n’est pas pareil », « vous êtes jeunes », « vous êtes nombreux », « vous avez du temps », « des moyens » ; réactions toutes plus flatteuses mais toutes plus fausses les unes que les autres, hélas. Ce que les résistants attendent, c’est un tour de magie qui ne leur demande rien de plus que « tout ce qu’ils font déjà », un simple vœu ; un acte d’opinion. « Ils font partie », « ils soutiennent ». […]
Cependant, cette attente apocalyptique qui se coule dans le moule culturel et religieux de nombreux peuples, façonne une mentalité anxieuse et désespérée. Elle sature l’esprit du temps et tourmente, de façon latente, celui des superflus. Ainsi s’accumule un fond de désespoir et d’abattement, telle une nappe de naphte, prête à nourrir des feux spontanés, lorsqu’elle affleure la surface, ou à s’embraser en incendie gigantesque, à la suite d’un accident de forage. Aussi attendu soit-il, l’événement, sur le vif, surprend et stupéfie. Après coup, assez vite, les commentateurs rappellent qu’on s’y attendait, que « ça ne pouvait pas durer » ; même si, en fait, « ça durait » depuis si longtemps qu’on ne voyait pas pourquoi « ça » ne pourrait pas durer aussi longtemps — et même toujours —, quoiqu’on s’interdit de le dire par piété révolutionnaire. Ainsi vont les catastrophes dont la théorie n’est plus à faire. Soit la catastrophe provoque la révolution, soit la révolution prévient la catastrophe.
Les radicaux ne choisissent pas les circonstances, ni leurs contemporains. Ils ne choisissent pas les difficultés qu’ils ont à résoudre. Elles sont données. S’ils y échouent, ce n’est pas la faute des difficultés, mais la leur. Si les superflus ne s’emparent pas de leurs idées, c’est qu’elles sont mal formées, c’est-à-dire mal fondées. Et si elles sont mal fondées, c’est que nous n’avons pas assez enquêté. Que nous n’avons pas identifié les obstacles, ni les moyens de les franchir. Ainsi, selon une idée commune chez les superflus, « les écolos » défendent la nature au détriment des hommes. Les arbres, les tritons, les paysages, au détriment des ouvriers, des exploitants agricoles et des commerçants ; de l’économie et de l’emploi. Ils y voient une sensiblerie esthétique de citadins parasites (« assistés ») ou privilégiés. Le parti technocratique, gauche et droite confondues, stimule cette opinion afin de maintenir son emprise sur les masses et leur soutien à ses projets. Il aurait fallu dès le début se donner le nom, c’est-à-dire le drapeau, qui nous désignait vraiment et qui était propre à rallier le peuple. Les amis de la nature sont d’abord les amis de l’homme, et c’est parce qu’ils défendent celui-ci, qu’ils défendent celle-là. Nous sommes le vrai parti de l’homme. C’est nous qui défendons les peuples aborigènes contre la destruction de leurs milieux, eaux et forêts, par le progrès technoindustriel. C’est nous qui défendons les paysans du monde contre la destruction de leurs campagnes. C’est nous qui défendons les ouvriers des usines et les habitants des mégapoles contre les nuisances mortifères. Partout et toujours, depuis la révolution industrielle, c’est nous, les esthètes romantiques et les théoriciens radicaux, qui défendons les conditions de vie des hommes ; leur liberté ; leur possibilité, non seulement formelle, mais réelle, de subvenir à leurs besoins par eux-mêmes, sans dépendre d’un patron, d’un propriétaire, ni d’un dirigeant.
Si nous sommes le vrai parti de l’homme, nous devons le dire aux hommes et reprendre le nom et le drapeau volés par les partis communistes, socialistes, etc. Nous devons leur dire que leur vie est liée à celle de la nature, et qu’ils meurent quand elle meurt. Que le parti technocratique n’a rien à leur offrir qu’une survie artificielle et machinale, à la merci de ses besoins et de ses systèmes. Et nous devons le dire avec respect, c’est-à-dire hautement et simplement. Le peuple déteste qu’on le méprise et qu’on lui parle mal sous prétexte de « se mettre à sa portée », comme il déteste qu’on use de la novlangue technocratique pour l’impressionner.
Et si nous devons perdre, perdons au moins sous notre nom et nos couleurs ; et en tenant notre discours. Nous (Pièces et main-d’œuvre), ne tenons pas plus que ça à nous identifier et à être réduits à une étiquette — à un prédicat comme disent les ânes savants. Nous nous sommes dits « simples citoyens » par opposition aux technocrates et aux radicalistes, aux extrémistes libertaires, plus proches en effet des libéraux et des libertariens que de la critique radicale. Nous avons encore régressé en revendiquant notre qualité d’« animaux politiques » suivant la définition d’Aristote, au moment où transhumanistes, postféministes, cyberféministes et théoriciens queer nous expliquaient conjointement : 1) qu’il n’y avait pas de nature, 2) que, d’ailleurs, « la nature, c’est fasciste » (Clémentine Autain), 3) que nous étions voués à devenir des cyborgs ou les « chimpanzés du futur ».

Naturellement, nous nous sommes ralliés aux chimpanzés. Nous aurions pu dire « anarchistes conservateurs », comme Orwell. Nous acceptons provisoirement le terme « luddite », que peu de gens revendiquent, comme synonyme d’esprit libre et critique. Il nous va tant qu’il n’est pas galvaudé, même si, pas un instant, nous ne mettons nos activités à la même hauteur que celle des briseurs de machines anglais ; si dénigrés, si méprisés par la gauche progressiste.
[…]
Il faut pour agir un but et des moyens. Quant au but, nous reprenons notre bien : l’usage partagé des biens communs (de ce qu’il en reste), qui était l’exigence des vrais socialistes et anarchistes du jeune XIXe siècle.
L’usage prudent, frugal, des biens communs, qui était celle des vrais « écologistes » du jeune XXe siècle (Ellul, Charbonneau et compagnie) ; le contrôle des naissances revendiqué par Armand Robin et les anarchistes des années 1920 (les « néomalthusiens ») ; la décroissance qui est, en ce début de XXIe siècle, l’autre nom, le « nom obus », du combat contre la société de consommation engagé par les contestataires des années 1960 (situs, beatnicks, hippies, etc.) ; tous ces buts et ces moyens participent de cet épicurisme, de cet art choisi et délicat de la vie sur Terre, dont le monde porte depuis longtemps le rêve. N’en déplaise aux pieux natalistes, il ne suffit pas de réduire la consommation ostentatoire de quelques-uns pour préserver notre jardin, il faut aussi réduire le nombre des consommateurs. Aussi viable que serait une fourmilière humaine, elle n’en serait pas pour autant vivable, ni enviable. Nous sommes des animaux politiques et non pas des insectes sociaux.
Avec cette idée, et seulement avec cette idée d’un art de vivre sur Terre — le rêve, en fait, de l’âge d’or et du jardin d’Éden que le monde porte en lui depuis qu’il rêve — pouvons-nous l’appeler à réaliser consciemment son œuvre ancienne. Jamais, d’ailleurs, ce rêve ne l’a autant hanté, comme l’endroit positif et poignant de l’envers réel et négatif. Cette seule idée — leur idée — est la force d’attraction la plus puissante pour soulever les superflus. Nécessaire, mais non suffisante. Quant aux chances de les voir tenter ou réussir un tel soulèvement, elles existent par définition tant qu’il y a de l’histoire. Au-delà, il y a trop de facteurs et d’interactions pour asséner des certitudes, sauf à jouer les dévots et les devins de « l’insurrection-qui-vient ».
[Notre époque est marquée par la] course de vitesse entre le désastre et la conscience du désastre. Autrement dit, le soulèvement est déjà en cours. Il suit la catastrophe comme son ombre, mais il ne fait que la suivre et rien ne dit qu’il atteindra ce seuil critique, ce point de bascule où surgit l’événement, la Catastrophe au sens courant. Nous avons également noté quelques signes de ce soulèvement des consciences (dépressions, dissidences intérieures, passives, sécessions actives, collectives, etc.), et certains moyens de l’accroître, de saturer le monde de l’attente consciente de son rêve immémorial. Son « horizon eschatologique » en termes religieux. Peut-on, au-delà, proposer aux superflus et aux résistants des tactiques de lutte, comme l’ancien mouvement ouvrier en avait inventé durant son histoire ?
En fait, nous pouvons toutes les transposer — grèves, sabotages, occupations, blocages, boycottages — de l’usine à la vie quotidienne, en sachant qu’aucune ne constitue l’arme absolue (aujourd’hui comme hier), et que toutes peuvent être récupérées et retournées par la technocratie.
Il est ainsi possible pour les radicaux de se lier aux superflus en faisant une propagande intense et constante aux entrées des grandes surfaces, aux sorties des gares, aux arrêts de bus, etc., partout où ils passent et consomment en masse des produits et des services, afin de les informer concrètement des vices de ces marchandises, les inciter au boycottage, leur proposer des alternatives d’achat, et surtout, des alternatives à la consommation. Ces boycottages peuvent cibler d’abord certains produits particulièrement nocifs, socialement et sanitairement, faciles à éviter, et s’étendre ensuite. Le refus d’achat est beaucoup plus facile que le refus de travail : on ne perd pas d’argent, on en gagne. À moins de restaurer la vente forcée, comme celle du sel sous l’Ancien Régime (la gabelle), on ne peut obliger les clients à acheter. Les partisans de la décroissance, ennemis de la « consommation patriotique » et saboteurs du « moral des ménages », devraient répandre cette tactique, au lieu de la confiner de manière anecdotique et symbolique à leur seul usage. Mais il faut oser parler et apprendre à parler aux superflus. Leur parler en vrai, de vive voix dans le monde réel, et non pas seulement par le biais d’Internet et de publications internes aux milieux « écolos ». Nous pouvons par ce moyen mettre des entreprises à genoux. Nous pourrions, à titre de mythe radical, lancer l’idée d’une grève générale des achats, réminiscence de la grève générale du travail. En fait, les clients qui agissent avec leur porte-monnaie — en le gardant bien fermé — dérangent davantage le système depuis quelques années, que les grèves de transports qui enragent surtout les voyageurs. Ni les prix, ni les salaires, ni la croissance, ne bougent beaucoup. Le taux de profit tend vers son étiage ; les profiteurs se dédommagent sur le dos des contribuables (subventions, abattements fiscaux), et sur celui des citoyens (coupes des dépenses sociales). L’État du bien-être s’en remet aux groupes d’entraide, aux associations humanitaires et charitables pour remplir ses missions. C’est une membrane qui sépare les initiatives d’autogestion alternative, de l’exploitation par l’État du sentiment de fraternité.
De même qu’autour de l’usine en grève pouvait se développer une « société autogérée », piquets de grèves, fêtes, approvisionnements, occupation et production « sauvage », préfigurant « le monde à venir », le boycottage peut mener à la grève des achats et celle-ci à la mise en place d’autres circuits, et de proche en proche à l’instauration d’une économie parallèle gérée par des conseils populaires. Sourdement, c’est à quoi tendent les AMAP, les SEL, les ZAD, etc., quels que soient leurs défauts par ailleurs.
[…] Nous l’avons dit maintes fois, nous n’avons pas de « projet » au sens des programmes et théories des vieilles avant-gardes surplombantes, nous n’avons que des rejets. Nous proposons d’agir par soustraction, d’examiner collectivement, une à une, toutes les activités économiques suivant leur utilité ou leur nocivité, et de décider de leur maintien ou de leur abolition. À titre d’échantillons, nous pourrions examiner le sort de l’industrie publicitaire, de la grande distribution, de l’agrochimie, de l’industrie nucléaire, de la spéculation financière, des médias de masse, etc. Et ainsi, pièce par pièce, en démanteler des pans entiers. Ce qui resterait de ce passage au crible ne serait nullement la société socialiste ou communiste des traités marxiens, mais un pis-aller. Un capitalisme rabougri, ramené des décennies en arrière, et laissant à la société le loisir de débattre au fond, consciemment, de ses formes d’organisation. Ce serait un peu d’air.
Les modalités de ces examens et l’application de leurs verdicts impliquent le plus haut degré de conscience des individus et d’accord social. C’est dans la conscience de chacun et l’accord du plus grand nombre que réside notre force, et non pas dans la mobilisation sous la direction ouverte ou occulte d’un quartier général, type parti-pas-si-imaginaire-que-cela. Nous n’avons cessé de dire, des luddites partout, plutôt qu’un parti luddite. Mieux vaut l’État que nous connaissons, que celui que nous ne connaissons pas. D’autant que les rapports de la société et de l’État ne sont pas de pur conflit. La société est dans l’État, comme l’État est dans la société. Ils se mêlent et se modèlent mutuellement de mille manières, par des myriades d’échanges quotidiens et les multiples individus à l’intersection de l’un et de l’autre. Il ne manque pas, aujourd’hui même, de fonctionnaires partisans d’un certain dépérissement de l’État — et qui joignent par leurs démissions, le geste à la parole ; ni d’individus voyant dans l’État l’instrument de la volonté générale, à épurer des intérêts particuliers, ceux des factions idéologiques et des groupes capitalistes.
La plupart des citoyens, ni plus naïfs ou mystifiés que les ennemis de l’État, ne se résignent pas à une quelconque sujétion envers celui-ci. Ils reconnaissent plutôt que cet « appareil » — ce « char », ce « navire » — est le lieu d’un perpétuel conflit entre les forts et les faibles, dont il convient de chasser les méchants et les fripons, d’occuper les postes de commande et notamment le « gouvernail », afin de le piloter au mieux des intérêts du plus grand nombre et d’empêcher l’emballement de la machine. C’est-à-dire son autonomie vis-vis des passagers et de l’équipage. Ils se résignent en somme à une démocratie imparfaite, toujours à conquérir, sachant bien que nulle constitution ni système social ne leur garantiront le repos civique. Mais « il faut choisir, être libres ou se reposer » (Thucydide). Quant aux « rapports de domination », tant que les hommes font leur histoire et ne sont pas fabriqués industriellement à l’identique, ils renaissent constamment avec eux. L’accomplissement de la démocratie littérale — le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple —, exempte de toute domination, relève du mythe et du rocher de Sisyphe. Imaginons Sisyphe heureux et roulons notre rocher.
Les plus raides et lucides des anarchistes […] reconnaissent avec tristesse et colère que le complexe technoscientifique a réussi sa prise d’otages, en nous infligeant à perpétuité, le dépôt, le traitement et la garde de ses ordures radioactives : soit l’appareil administratif, scientifique et militaire qu’on désigne par le nom d’« État ». Mais si l’on veut lui donner un autre nom pour sauver la face, rien n’empêche de se payer de mots en distinguant lard et cochon. La mort saisit le vif. L’industrie nucléaire n’est que le passif le plus lourd de l’héritage technoscientifique que nous ne sommes plus libres de refuser. Il comprend, outre nos cinquante-huit réacteurs à démanteler, l’hydre immense et hideuse d’usines chimiques, métallurgiques, etc., les filets de distribution des fluides (eau, gaz, pétrole, électricité), toute l’organisation industrielle et technologique qui tient nos sociétés, et qu’on ne peut simplement détruire ou ignorer, sous peine de chaos meurtrier. L’An 01, ce serait plutôt le Siècle 01.
Un avantage de cette idée de « déconstruction », sommairement griffonnée, c’est qu’elle ne sort pas de la tête d’un utopiste, développant son système en chambre pour l’appliquer ensuite, bon gré mal gré, à la société qui n’en veut pas plus que d’une camisole de force. Elle lève plutôt de cette même société qui exprime avec impatience, son aspiration à s’occuper de ses propres affaires. Son inconvénient, c’est la facilité avec laquelle la technocratie peut la retourner. On sait comment l’aspiration des ouvriers à l’autonomie, leur dégoût du taylorisme et du travail en miettes (Georges Friedmann), ont servi l’instauration des cercles de qualité et l’intériorisation des contraintes de production. On voit déjà comment l’aspiration des superflus à l’autonomie, leur dégoût du bureaucratisme public et privé, les rabattent en masse vers « l’auto-entreprenariat » et l’économie « ubérisée » des plates-formes d’Internet, avec intériorisation des normes d’évaluation, notation, etc.
La technocratie pourrait ainsi lâcher du lest dans les services qu’elle n’a plus l’intention de financer, en laissant aux superflus le soin de gérer leur pénurie, sous couvert de démocratisation et de « participation citoyenne », voire d’« autogestion ». S’il est un point sur lequel les libertariens volent au-devant des post-anarchistes libertaires, c’est bien celui du moins d’État possible, au profit de l’auto-organisation spontanée de la société, au gré des désirs et besoins. Leur idée de la société, c’est celle d’un agglomérat multicellulaire, en perpétuelle mutation immanente, au flux des pulsions qui le traversent. Il ne faut pas dire « corps social » ni « organisme » parce qu’ils ont appris que c’était une « métaphore réactionnaire » (naturaliste, essentialiste), induisant la domination transcendante du chef (caput, la tête). La pulsion, oui ; le surmoi, non. Et de fait, ils forment la conjuration des écervelés et des décérébrés.
[…] Il n’y aura pas plus de retour des temps mérovingiens et carolingiens que des ours et des bisons. La destruction des conditions matérielles et sociales de ce demi-millénaire entre les grandes invasions et le couronnement de Hugues Capet nous coupe toute retraite. Futuristes, nous le sommes tous de gré ou de force, par cela même qu’il nous faut à chaque instant affronter ce futur.
On sait que les révolutionnaires de 1789 qui projetèrent la France et l’Europe dans le plus gigantesque bond en avant de l’histoire moderne, pensaient à l’antique, en style romain et spartiate. C’est chez les Anciens qu’ils allaient chercher nombre de leurs idées et de leurs modèles. L’analogie est trop frappante entre l’époque de l’effondrement de l’Empire romain et la nôtre, avec ce spectre de la civilisation à venir (chrétienne) émergeant des ruines et ces « migrations des peuples » submergeant les Gaules, pour que toutes sortes de gens ne retrouvent pas, consciemment ou inconsciemment, les leçons de leurs manuels d’histoire : désordre et insécurité générale, exode et dépeuplement urbain, regroupement autour des villas rurales et des domaines, restructuration administrative autour des évêques et de l’Église, conservation des savoir-faire et de la culture dans les moutiers. Le dernier bison fut abattu dans les Vosges au temps de Charlemagne, mais pour se partager l’Empire, ses fils employaient un français primitif et les historiens parlent — déjà — d’une « renaissance carolingienne ».
Nous ne savons rien de la civilisation qui tente de naître des décombres de notre temps. De ces paroxysmes de puissance et de décadence entremêlés. Nous n’en connaissons que les écritures, rouges, vertes, noires, qui annoncent sa venue et la programment. Mais comparez les textes du Nouveau Testament et des pères de l’Église avec la chrétienté historique. Voyez comme le projet d’une société douce, pacifique, frugale, égalitaire, en attendant le retour du Christ et le Jugement dernier, fut, malgré de merveilleux élans, retourné en son contraire par l’organisation ecclésiastique et aristocratique, « les puissances de ce monde ». Voyez comment le rêve chrétien aboutit à une réalisation antichrétienne. Aussi est-ce au nom de ce rêve chrétien, trahi par les puissants, que se levèrent tant de mouvements millénaristes, de pauvres et de paysans. Tous éphémères et atrocement taillés en pièces par les seigneurs. Mais nous n’avons pas d’autre rêve, ni de meilleure idée à proposer, que ceux du passé et du monde ancien. Quant à l’œuvre, elle reste à accomplir.
- Cf. Tomjo, L’enfer vert. Un projet pavé de bonnes intentions, L’Échappée, Paris, 2013. ↑
- O. Serre, « Vaucanson ou le prototype de l’ingénieur ». ↑
- Cf. M. Blouin, « De la technocratie. 1 : Ludd contre Marx, 2 : Ludd contre Lénine ». ↑
- Cf. H. Hamon et P. Rotman, Génération, 2 t., Seuil, Paris, 1987–1988. ↑