ou L’art de ne rien comprendre aux problèmes de notre temps
& de revendiquer n’importe quoi
Difficile de passer à côté de l’annonce de la sortie du nouvel iPhone X d’Apple : les médias grand public en parlent quasiment tous. En parallèle de cet évènement, certains médias grand public (Le Monde, Capital), ou soi-disant « alternatifs/indépendants/libres » (Basta Mag) et d’autres encore (comme Les Numériques) relaient l’appel d’un collectif réuni sous le hashtag IphoneRevolt (#IphoneRevolt), qui constitue aussi le nom de leur campagne[1].
Voici ce qu’on peut lire dans un article[2] du journal Le Monde, consacré à cette campagne, intitulé « « La vraie révolution serait qu’Apple produise des smartphones socialement, écologiquement et fiscalement soutenables » » :
« La sortie de l’iPhone X est l’occasion d’enquêter sur le côté obscur des dernières nouveautés technologiques.
C’est aussi l’occasion pour les médias de dépasser le matraquage marketing qui accompagne la sortie des nouveaux iPhone et d’enquêter sur le côté obscur de la production des dernières nouveautés technologiques. Ce serait autant de grains de sable dans une mécanique apparemment bien huilée et mettrait la pression sur les pouvoirs publics afin qu’ils mettent un terme à la course au moins-disant fiscal et aux atteintes aux droits humains et environnementaux.
Et pourquoi pas d’amorcer un changement plus profond de nos représentations et de nos attitudes par rapport aux géants du web et des technologies, premier pas vers une reprise de contrôle sur nos vies. »
(Ne faites pas attention aux fautes, aux mots oubliés et aux mauvaises formulations, il ne s’agit ici que du plus célèbre quotidien français.)
Parmi les signataires de cet appel qui sont mis en avant, on retrouve, comme souvent, des adeptes de l’objection dérisoire, ceux dont la critique est tolérée et autorisée dans les médias grand public précisément parce qu’elle est superficielle : Christophe Alévêque, Dominique Bourg, Guillaume Meurice, Bernard Stiegler, Mr Mondialisation, la CGT, Attac, etc.
Leur espérance est à peu près celle du journaliste de LCI qui se demandait, dans un article[3] récemment publié sur leur site : « Que faire en attendant l’arrivée du premier téléphone bio ? »

Comme toute critique superficielle, celle-ci comporte une part de vérité : l’appel a le mérite de dénoncer « les effets pervers de l’omniprésence des écrans » sur le « développement cérébral » et les « relations sociales », et quelques problèmes liés à la production des smartphones : « extraction polluante de métaux, exploitation des travailleurs·euses, course à la consommation, évasion fiscale, obsolescence programmée ». Il souligne également à juste titre que « Leurs concepteurs·trices travaillent dans des bureaux écologiques ultramodernes en Californie, quand les ouvriers·ères chinois·e·s qui les fabriquent travaillent dans des conditions indignes et manipulent des produits toxiques. »
Le problème se situe au niveau de son exigence principale : « que des multinationales de l’électronique comme Apple produisent des smartphones socialement, écologiquement et fiscalement soutenables. »
Qu’est-ce que cette exigence sinon un énième plaidoyer en faveur du « développement durable », une nouvelle illustration de la croyance (et de l’espérance) progressiste en un avenir où l’éco-innovation aura permis de conserver la société technologique grosso modo telle qu’elle est actuellement ?
Dans cet appel, la naïveté qui consiste à croire qu’il est possible de produire industriellement (en masse) un objet, qui plus est hautement technologique, de manière véritablement soutenable (c’est-à-dire qui respecte les équilibres écologiques, le monde naturel) et socialement juste (qui respecte les êtres humains), va de pair avec la carence perceptuelle qui consiste à ne pas se rendre compte que ce n’est, en premier lieu, même pas souhaitable.
La reconnaissance des problèmes écologiques et sociaux étant particulièrement lacunaire dans la sphère médiatique grand public, quelques rappels s’imposent.
La société industrielle surexploite les « ressources » non-renouvelables de la planète à un rythme extrêmement rapide. Même chose en ce qui concerne les « ressources » renouvelables. La production en masse d’objets est, du fait de certaines lois physiques élémentaires, nécessairement destructrice, insoutenable.
Le téléphone portable (y compris le Fairphone, promu dans l’appel) s’inscrit dans la catégorie des « techniques autoritaires » décrite par l’historien Lewis Mumford[4]. Les « techniques autoritaires » sont celles « qui émergent de structures de pouvoir autoritaires et les renforcent » (Derrick Jensen), celles qui requièrent des structures sociales hiérarchiques à grande échelle. Les « techniques autoritaires » s’opposent aux « techniques démocratiques » qui peuvent être entièrement contrôlées (durant toutes les étapes de leur conception) par une communauté à taille humaine.
L’industrie de la téléphonie mobile, même considérée isolément, à l’image de la production d’un téléphone portable, quel qu’il soit, même d’un Fairphone, n’est pas soutenable. Les matières premières nécessaires à la fabrication du Fairphone proviennent de mines au Pérou (Or), au Congo (Cobalt), et ainsi de suite.
Il n’y a pas de mine respectueuse du monde naturel et le travail dans une mine, même payé correctement, reste une forme d’esclavage. L’asservissement salarial imposé qui oblige les êtres humains à vendre leur temps et leurs vies sur un marché du travail est une forme d’esclavage. « L’abolition du servage et l’affranchissement des noirs marquèrent seulement la disparition d’une ancienne forme vieillie et inutile de l’esclavage, et l’avènement immédiat d’une forme nouvelle plus solide, plus générale et plus oppressive » (Tolstoï, L’esclavage moderne).
Se contenter de réclamer de meilleures conditions d’esclavage c’est toujours se soumettre à une organisation sociale imposée (et perpétuée) de longue date dans la violence et à l’aide de nombreuses techniques de propagande et d’ingénierie sociale, par des classes de privilégiées, des élites encore au pouvoir aujourd’hui.
Il n’existe pas d’exploitation salariale équitable ou juste (les visages souriants sur les paquets de sucre issus du « commerce équitable » relèvent évidemment d’une propagande particulièrement grotesque).
Le transport international est une catastrophe anti-écologique, pour de multiples raisons (parce qu’il émet des gaz à effet de serre et est une source de nombreux autres types de pollutions, parce que les routes terrestres fragmentent actuellement les biomes au-delà de ce qu’ils peuvent supporter, parce qu’il participe au phénomène destructeur de la nouvelle Pangée[5], qu’il consomme des quantités phénoménales de ressources, etc.).
Si tous ceux qui possèdent un smartphone décidaient d’acheter un Fairphone, toutes ses prétentions écologiques et sociales seraient flagramment exposées pour l’illusion qu’elles sont (imaginez ce « petit » producteur de smartphones « alternatifs », « équitables » et « écolos » face à une demande de 3 milliards de téléphones… on comprend immédiatement que son industrie deviendrait, à l’image de cette demande, colossale, et qu’il deviendrait automatiquement le géant de la téléphonie mobile qu’il se proposait de combattre).
Et quid des ondes 4G ? Quand est-ce que nos défenseurs d’un monde meilleur exigeront que les ondes 4G (et 3G, et 5G, etc.) soient écologiquement soutenables, bonnes pour la santé, en un mot : bio ? Et quid des data centers, de toutes les infrastructures dont dépendent le fonctionnement de la téléphonie mobile (antennes relais, satellites, etc.) et celui d’internet ? Et quid des brosses à dents, des éponges, des fours micro-ondes, des voitures, des routes, des trottoirs, etc. ? Ils ne sont pas bio ! À quand une production « socialement, écologiquement et fiscalement soutenable » pour les ballons de football, les tapis de yoga, les bières et les stylos BIC ? La quasi-totalité des produits et des objets que nous utilisons au quotidien, au sein de nos sociétés industrielles, ne sont ni fabriqués de manière écologique, ni de manière socialement juste ou équitable. Et, par définition, dans cette société de masse (dont la taille dépasse la mesure humaine, la mesure écologique, la mesure démocratique), ils ne peuvent pas l’être. On en revient à l’impossibilité et à l’absurdité d’exiger d’un système intrinsèquement et structurellement générateur de nuisances et de destructions qu’il fonctionne d’une manière « socialement, écologiquement et fiscalement soutenable ».
Une société de consommation mondialisée, hautement technologique, à 8 milliards d’habitants, véritablement démocratique et écologique, ça n’existe pas, ça ne peut pas exister et ça n’est même pas souhaitable.
La « vraie révolution » serait plutôt que les rédacteurs et les signataires de cette campagne comprennent cela, qu’ils cessent de croire au mythe du progrès qui sous-tend leur rhétorique, qu’ils réalisent qu’il « n’y a probablement pas de solution au sein de la société industrielle telle qu’elle nous est donnée [imposée, plutôt] » (Bernard Charbonneau), et qu’ils exigent dès lors l’arrêt des industries polluantes (à peu près toutes) et le démantèlement des structures sociales inégalitaires, hiérarchiques et coercitives.
Car la « vraie révolution » ce ne sont pas ces impossibles et indésirables smartphones « socialement, écologiquement et fiscalement soutenables » ; ce serait plutôt le renoncement au délire destructeur et incontrôlé qu’on appelle « développement », « progrès » ou « croissance », la réalisation du fait que si la soutenabilité écologique et la justice sociale sont nos objectifs, alors nous devons lutter pour rien de moins que la dissolution de la société industrielle.
La « vraie révolution » serait surtout que les gens réalisent qu’ils n’ont pas besoin et qu’ils ne veulent pas d’un smartphone ; qu’ils n’ont plus envie d’obéir aux régimes anti-démocratiques de notre époque[6] ; qu’il est injuste de devoir se soumettre à l’asservissement salarial, à l’idéologie du travail[7] ; que le développement « durable » ou « soutenable » est un leurre[8] ; que toutes les technologies et tous les types de technologie ne se valent pas ; que certains types de technologie (notamment les hautes technologies) ne peuvent être conçus que par des sociétés très hiérarchiques, très inégalitaires, au travers, en outre, d’innombrables pratiques anti-écologiques[9] (qui nuisent à la vie sur Terre) ; que certains types de technologies (notamment les technologies-écrans) nuisent au bien-être, à la santé[10], à la vie en société, etc.
Mais, bien sûr, tout cela relève également du fantasme, de la même manière que les smartphones bio. Le système médiatique fonctionne de sorte que seules des critiques superficielles, insuffisantes, incomplètes ou simplement absurdes peuvent être diffusées (de temps en temps). Les critiques radicales, trop subversives, sont automatiquement ignorées.
Au point où nous en sommes rendus du désastre écologique multiséculaire, de l’aliénation technologique qui se propage inexorablement à travers la planète, tandis que l’Inde devient le deuxième marché mondial du smartphone avec 300 millions d’utilisateurs (sur les 650 millions d’habitants qui ont un téléphone mobile), que les déchets électroniques s’accumulent en millions de tonnes dans des décharges toujours plus nombreuses (au Ghana, en Chine, en Inde, au Brésil, au Bangladesh, etc.) en polluant les sols, l’air, les cours d’eau et tous les êtres vivants qui vivent près de ces immondices, tandis que les missionnaires de la religion toxique et totalitaire du progrès embrigadent toujours plus d’êtres humains, ceux qui cherchent la révolution dans des smartphones bio ne se situent pas, contrairement à ce qu’ils imaginent et à ce que suggère leur rhétorique, du côté de l’opposition, du côté de ceux qui se battent pour mettre un terme à la catastrophe. Au contraire, ceux-là accompagnent le « développement », le perfectionnement, de la société industrielle, ils garantissent l’hégémonie de son idéologie en incarnant une pseudo-contestation qui avalise la plupart de ses prémisses (le smartphone est une bonne chose, et donc tout ce qui va avec, la high-tech, internet, et donc l’industrialisme, et donc la société hyper-hiérarchique et mondialisée qui l’organise, etc.).
L’industrie du téléphone portable est une calamité, à l’instar de toutes les industries. Il n’y a pas de bonne exploitation en usine, pas plus que de production écologique de smartphone. Qu’Apple paie ou non l’intégralité de ses impôts, elle reste une corporation, une machine à exploiter et à produire du profit, sans égard pour le monde vivant. La lutte pour une société juste et écologiquement soutenable n’a rien à voir avec des smartphones bio.
Nicolas Casaux
- https://www.iphonerevolt.org/ ↑
- http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/27/la-vraie-revolution-serait-qu-apple-produise-des-smartphones-socialement-ecologiquement-et-fiscalement-soutenables_5206614_3232.html?xtmc=iphone&xtcr=1 ↑
- VIDÉO — Pourquoi le smartphone que nous avons dans la poche est un désastre écologique pour la planète ! : http://www.lci.fr/high-tech/le-smartphone-que-vous-avez-dans-votre-poche-est-un-desastre-ecologique-pour-la-planete-2066176.html ↑
- Techniques autoritaires et démocratiques (par Lewis Mumford) : https://partage-le.com/2015/05/techniques-autoritaires-et-democratiques-lewis-mumford/ ↑
- La mondialisation et les ravages de la nouvelle Pangée (par Ray Grigg) : https://partage-le.com/2015/07/la-mondialisation-les-ravages-de-la-nouvelle-pangee-ray-grigg/ ↑
- Vidéo — « Démocratie : histoire d’un malentendu » avec le professeur Francis Dupuis-Déri : https://www.youtube.com/watch?v=KVW5ogGDlts ↑
- Jacques Ellul sur l’idéologie du travail : https://partage-le.com/2016/02/lideologie-du-travail-par-jacques-ellul/ ↑
- https://partage-le.com/2017/09/7654/ ↑
- « Les ravages de l’industrialisme : les impacts des nouvelles et des hautes technologies » : https://partage-le.com/2016/12/les-ravages-de-lindustrialisme-les-impacts-des-nouvelles-et-des-hautes-technologies/ & « Les nouvelles technologies : impacts sociaux et écologiques » (par Toby Miller et Richard Maxwell) : https://partage-le.com/2016/05/quels-sont-les-couts-humains-et-environnementaux-des-nouvelles-technologies-par-richard-maxwell-toby-miller/ ↑
- https://partage-le.com/2016/09/lheroine-electronique-comment-les-ecrans-transforment-les-enfants-en-drogues-psychotiques/ ↑
Cher Nicolas,
j’aimerais tant — et vous aussi je suppose — lire un commentaire de converti, à la suite d’un de vos textes pugnaces.
Hélas, les vraies bonnes choses se font rares…
Je constate d’autre part que la résistance s’amoindrit (en nombre) tandis qu’elle augmente en véhémence, frisant parfois le harcèlement. Preuve de volonté et de caractère, qualités qui foutent le camp tandis que la mollesse gangrène.
Je n’ai pas de smartphone, pas de télé, je pense actuellement au moyen de transport qui remplacera ma vieille automobile, à la place que tient l’internet dans ma vie.
J’achète très peu de nourriture, très peu d’objets. Je travaille parfois, dans le secteur du papier culturel principalement. J’évite de manger des animaux et utilise mes mains du mieux que je peux.
Et ma foi, je vis bien.
J’espère que votre attention se porte parfois sur d’autres thèmes, tel le survivalisme.
Bien cordialement !
Bienvenu au club !
J’ai fourgué ma télé à Emmaüs il y a vingt ans, je ne renouvelle plus depuis plusieurs années ce qui tombe en panne (aspirateur, four à micro-ondes, etc.) quand je peux m’en passer, processus qui s’accélère avec l’obsolescence programmée, et je n’ai pas ni ne veux de smartphone, sauf si mon intégrité physique se mettait à dépendre directement de son utilisation, et dans ce cas ce sera de l’occasion, ce qui est déjà le cas pour ma voiture. On appelle ça la création des conditions d’obligation, ce que la Standard Oil (devenue depuis Exxon Mobil et Chevron), Mack Trucks, General Motors et Firestone ont su si bien faire aux USA en se coalisant pour acheter les compagnies de tramways pour ensuite les laisser volontairement se délabrer, forçant ainsi les gens à recourir aux bus et aux voitures brûlant du pétrole et des pneus. Constat, rien ne change, car le système est strictement le même, que ce soit pour les tramways ou les smartphones, bio ou pas.
Quant au survivalisme, oui, il y a plein de choses intéressantes allant bien au-delà de la caricature du GGG (Guns, Gold and Gateway), ou Cans & Guns, et permettant d’être résilient à titre individuel ou en petits groupes — ce n’est donc pas une solution globale qui pourrait fondamentalement changer quoi que ce soit, mais je ne peux m’empêcher de penser à deux choses : survivre, pour quoi faire si tout est mort autour ? Si c’est la solitude et le silence qui attend les « heureux élus », les preppers qui auront su passer entre le gros des gouttes ? Voir de moins en moins de passereaux au fil des années m’attriste, et je comprends aujourd’hui que j’avais tort de râler quand il fallait que je nettoie à la raclette mon pare-brise constellé d’insectes. Et survivrons-nous tout court si le « syndrome vénusien » (voir James Hansen, ex climatologue de la NASA) devient finalement réalité, c’est à dire si le réchauffement climatique s’emballe ? 450° sur Vénus, même les survivalistes n’y survivraient pas ! (Pas plus que les utopistes technophiles qui sont déjà persuadés qu’ils pourront émigrer sur une autres planète). Un récent rapport parlait de zones de la planète qui allait devenir inhabitables ; s’il faut au final se battre avec des millions d’autres pour habiter au pôle nord, perso ça ne m’intéresse absolument pas.
Bonne chance quand même.
Tiens, je reviens de Diaspora* et justement j’y ai lu un post sympa pointant sur ce texte de Philippe Vallat que je relie à ce sujet.
(pour en finir avec l’innovation disruptive)