Réflexions sur l’ambivalence du progrès technique (par Jacques Ellul)

Le texte sui­vant est tiré de : La Revue admi­nis­tra­tive, juillet-août 1965, 18e Année, No. 106, pp. 380–391. Il y était intro­duit comme suit : 

Pro­fes­seur à la Facul­té de droit de Bor­deaux, M. Jacques Ellul s’in­ter­roge depuis long­temps sur le pro­blème du siècle : le pro­grès tech­nique. Ses pré­oc­cu­pa­tions rejoignent de trop près les nôtres pour que nous ne lui sachions pas un gré par­ti­cu­lier d’a­voir bien vou­lu nous expo­ser ici sa réflexion per­son­nelle sur la dia­lec­tique du « pro­grès ». Démys­ti­fier, démy­thi­fier les ques­tions ne suf­fit certes pas à les résoudre, mais il est bon de com­men­cer par-là, ne serait-ce que pour évi­ter d’être dupes des mots et pour réflé­chir avant de par­ler et d’a­gir… La poli­tique des fins et les fins de la poli­tique impliquent cet effort d’a­na­lyse, actuel­le­ment à peine ébau­ché, et sans lequel il ne sau­rait y avoir de pla­ni­fi­ca­tion « humaniste ».


Le grand débat sans cesse repris sur l’excel­lence ou le dan­ger du pro­grès tech­nique n’est pas près de s’a­che­ver. Il faut bien recon­naître que le plus sou­vent les prises de posi­tion sont pas­sion­nelles. Il y a des admi­ra­teurs du pro­grès tech­nique pour tout ce qu’il per­met à l’homme de réa­li­ser, pour la fatigue épar­gnée, pour l’élé­vation du niveau de vie, pour la lon­gé­vi­té assu­rée. Cela est jus­tice. Mais ces admi­ra­teurs se trans­forment aus­si­tôt en croyants et ne tolèrent plus la moindre cri­tique, la moindre remise en ques­tion. Il y a les cri­tiques du pro­grès, à cause des dan­gers évi­dents, à cause de la perte des valeurs anciennes, à cause d’une sorte de mise en ques­tion glo­bale de l’homme. Mais ces cri­tiques se trans­forment eux aus­si en croyants néga­tifs, ré­cusant toute valeur à ce mou­ve­ment et se réfu­giant soit dans le pas­sé (un pas­sé géné­ra­le­ment idéa­li­sé) soit dans un pes­si­misme inac­tif. Même ceux qui pré­tendent étu­dier sim­ple­ment les faits, consi­dé­rer les réa­li­tés concrètes, obéissent à l’une de ces deux atti­tudes. Toutes les études concer­nant la tech­nique que je connais actuel­le­ment reposent tou­jours sur des pré­sup­po­si­tions rela­tives à la nature de l’homme, ou au sens de l’his­toire, ou à l’é­thique, ou à l’É­tat… et par­fois bien sûr à la méta­phy­sique. Les ana­lyses apparem­ment les plus rigou­reuses, construites sur des sta­tis­tiques, et ne fai­sant aucune allu­sion à ces pro­blèmes sont les plus dan­ge­reuses en ce sens. Car elles sont aus­si bien que les autres éla­bo­rées en fonc­tion d’i­déo­lo­gies, mais elles se donnent pour pure­ment scien­ti­fiques, et prennent une appa­rence de rigueur que l’on récuse aux études plus rhé­to­riques, mais qui sont en réa­li­té plus hon­nêtes. Car dans ce domaine, où l’on sent bien que le tout de l’homme est aujourd’­hui en­gagé, il est impos­sible d’être pure­ment scienti­fique et plei­ne­ment dés­in­té­res­sé. Nous savons tous que tout dépen­dra fina­le­ment de l’is­sue de l’a­ven­ture tech­nique. Com­ment pour­rions-nous gar­der la tête abso­lu­ment froide et ne pas pren­dre par­ti ? L’en­jeu est trop grand ! et nous sommes tous trop direc­te­ment pris à par­tie, im­pliqués dans ce mou­ve­ment. La trans­for­ma­tion est à la fois glo­bale (concer­nant l’en­semble de l’hu­ma­ni­té, tous les aspects de la socié­té, de la civi­li­sa­tion) et per­son­nelle (modi­fiant nos idées, nos modes de vie, nos com­por­te­ments). Et l’on ne peut pas ne pas se deman­der ce que nous allons deve­nir dans ce bouleversement.

Or, aucune réponse sim­ple­ment logique n’est pos­sible. Nous ne connais­sons pas tous les faits. Nous sommes inca­pables de pro­cé­der à une véri­table pros­pec­tive syn­thé­tique : ce qu’elle doit être, iné­luc­ta­ble­ment, parce que toutes les pièces du sys­tème tech­nique se tiennent étroi­te­ment — et aus­si parce que, si nous vou­lons répondre à la ques­tion : « qu’al­lons-nous deve­nir », cela ne peut résul­ter que d’une appré­hen­sion glo­bale et non d’une addi­tion de pré­vi­sions frag­men­taires. Nous nous lais­sons aller, dès lors, soit à des espé­rances déme­su­rées, en fai­sant le sacri­fice aisé de ce qui jus­qu’a­lors était tenu pour la véri­té même de l’homme (cer­taines valeurs, ou encore le déga­ge­ment pro­gres­sif de l’in­di­vi­dua­li­té par rap­port à la col­lec­ti­vi­té), soit à des déses­poirs, de diverses teintes (absur­di­té du monde, déshu­manisation d’Al­pha­ville, ou catas­trophe ato­mique) sans tenir compte des chances que nous avons encore. La par­tie n’est pas finie de jouer. C’est dans ce contexte qui ne peut pas ne pas être pas­sion­nel que je vou­drais atti­rer l’at­ten­tion sur un des carac­tères les plus impor­tants du pro­grès tech­nique, son ambi­va­lence. J’en­tends par là que le déve­lop­pe­ment de la tech­nique n’est ni bon, ni mau­vais, ni neutre — mais qu’il est fait d’un mélange com­plexe d’élé­ments posi­tifs et néga­tifs — « bons » et « mau­vais » si on veut adop­ter un voca­bu­laire moral. J’en­tends encore par là qu’il est impos­sible de dis­so­cier ces fac­teurs, de façon à obte­nir une tech­nique pure­ment bonne et qu’il ne dépend abso­lu­ment pas de l’u­sage que nous fai­sons de l’ou­tillage tech­nique d’a­voir des résul­tats exclu­si­ve­ment bons. En effet, dans cet usage même nous sommes à notre tour modi­fiés. Dans l’en­semble du phéno­mène tech­nique, nous ne res­tons pas intacts, nous sommes non seule­ment orien­tés indi­rec­te­ment par cet appa­reillage lui-même, mais en outre adap­tés en vue d’une meilleure uti­li­sa­tion de la tech­nique grâce aux moyens psy­cho­lo­giques d’a­daptation. Ain­si nous ces­sons d’être indépen­dants : nous ne sommes pas un sujet au milieu d’ob­jets sur les­quels nous pour­rions avoir une influence auto­nome, à l’é­gard des­quels nous pour­rions libre­ment déci­der de notre conduite : nous sommes étroi­te­ment impli­qués par cet uni­vers tech­nique, condi­tion­nés par lui. Nous ne pou­vons plus poser d’un côté l’homme — de l’autre l’ou­tillage. — Nous sommes obli­gés de consi­dé­rer comme un tout « l’homme — dans l’u­ni­vers tech­nique ». — Autre­ment dit l’u­sage fait de cet appa­reillage n’est pas déci­dé par un homme spi­ri­tuel, éthique et auto­nome, mais par cet homme là — et par consé­quent, cet usage est tout autant le résul­tat d’une option de l’homme que d’une déter­mi­na­tion tech­nique : cet uni­vers tech­ni­cien com­porte aus­si des déter­minations qui ne dépendent pas de nous et qui dictent un cer­tain usage. Il faut en outre com­prendre au sujet de cet « usage » bon ou mau­vais, que nous par­lons for­cé­ment de l’homme à titre indi­vi­duel, de l’homme qui a l’u­sage de tel objet tech­nique. Nous pou­vons donc choi­sir au sujet d’un élé­ment, au sujet d’un usage : mais la civi­li­sa­tion tech­ni­cienne est faite d’un ensem­ble non sépa­rable de fac­teurs tech­niques. Et ce n’est pas le bon usage de l’un d’entre eux qui chan­ge­rait quoi que ce soit. — Il s’a­gi­rait d’un com­por­te­ment géné­ral de tous les hommes. — Nous n’in­sis­te­rons pas là-des­sus, mais il ne sem­ble pas que nous soyons prêts d’ar­ri­ver à cette situation-là.

Il fau­drait enfin, pour que le pro­blème du « bon usage » soit réso­lu que l’homme moderne se trouve en pré­sence de fins claires et adap­tées à notre situa­tion pour réduire la tech­nique à l’é­tat de moyens purs et simples. Or, dans notre situa­tion actuelle, les fins sont ou bien for­mu­lées de façon antique, et par consé­quent tota­le­ment inadap­tées à notre situa­tion — ou bien complè­tement vagues. — Il ne suf­fit pas de par­ler de « bon­heur de l’hu­ma­ni­té » pour avoir posé quel­que fin signi­fi­ca­tive pour l’u­sage de la Technique.

Il y a quelques années, une enquête avait été menée auprès de Savants, tous prix Nobel de Sciences phy­siques, chi­miques, bio­lo­giques pour leur deman­der com­ment ils voyaient l’a­ve­nir. Leurs réponses étaient pas­sion­nantes lors­qu’ils décri­vaient l’é­vo­lu­tion pro­bable de leurs recher­ches, lors­qu’ils ouvraient les pos­si­bi­li­tés d’ac­tion sur la nature ou sur l’homme. Mais elles étaient d’au­tant plus déce­vantes lorsque l’on arri­vait au niveau des signi­fi­ca­tions et des fins. Il s’agis­sait de façon très incer­taine d’é­vo­ca­tion de la liber­té, de mul­ti­pli­ca­tion des pou­voirs de l’homme… mais tout ceci n’é­tait en rien lié de façon étroite avec le déve­lop­pe­ment concret des tech­niques. On se trou­vait au contraire en pré­sence d’une sorte de vœu, de sou­hait mais situé à une dis­tance qua­li­ta­tive infi­nie de ce qui était concrè­te­ment décrit. Il faut bien dire que ce que des hommes aus­si pro­di­gieux que Ein­stein ont écrit à ce sujet est par­fai­te­ment déce­vant. Ain­si plus le choix du bon usage devient dif­fi­cile, plus s’ef­facent les cri­tères effec­tifs d’a­près les­quels on devrait pro­cé­der à ce choix. Pour ces di­verses rai­sons, je ne pense pas que le pro­blème du bon usage soit une vraie question.

Ce qui nous reste, c’est d’être situé dans un uni­vers ambi­gu, dans lequel chaque pro­grès tech­nique accen­tue la com­plexi­té du mélange des élé­ments posi­tifs et néga­tifs. Plus il y a de pro­grès dans ce domaine, plus la rela­tion du « bon » et du « mau­vais » est inex­tri­cable — plus le choix devient impos­sible — et plus la situa­tion est ten­due, c’est à dire moins nous pou­vons échap­per aux effets ambi­va­lents du système.

C’est ce que nous vou­drions mettre ici en lu­mière, en expo­sant quatre pro­po­si­tions : Tout pro­grès tech­nique se paie. — Le pro­grès tech­nique sou­lève plus de pro­blèmes qu’il n’en résout. — Les effets néfastes du pro­grès tech­nique sont insépa­rables des effets favo­rables. — Tout pro­grès tech­nique com­porte un grand nombre d’ef­fets imprévisibles.

I. Tout progrès technique se paie

Je veux dire par là qu’il n’y a pas de pro­grès tech­nique abso­lu. Certes nous pou­vons dire que le pro­grès tech­nique se paie déjà par des efforts intel­lec­tuels consi­dé­rables, et aus­si par des im­mobilisations de capi­taux. Il n’est pas tou­jours cer­tain qu’il soit vrai­ment ren­table. On sait que dans bien des cas on prend la déci­sion de lan­cer une entre­prise tech­nique, même si elle n’est pas éco­no­mi­que­ment ren­table. Et dans ce cas l’ac­tion pri­vée étant défi­ciente, ce sera la collecti­vité qui se char­ge­ra du tra­vail pré­ci­sé­ment parce que per­sonne ne vou­drait s’en char­ger par inté­rêt. Le pro­grès tech­nique per­met la créa­tion de nou­velles indus­tries, mais il fau­drait, pour avoir une vue exacte consi­dé­rer ce qui se détruit, par ce même pro­grès éco­no­mique, comme res­sources anté­rieures. On connaît les dis­cus­sions qui eurent lieu entre 1959 et 1961 au sujet de l’en­tre­prise de Lacq. Est-il abso­lu­ment cer­tain, d’a­bord, que les res­sources en gaz et en soufre (la poche de gaz étant beau­coup plus réduite que ce qui avait été annon­cé) couvre les immo­bilisations gigan­tesques ; non seule­ment la cons­truction d’une ville nou­velle, dont l’u­sage sera peu durable si la poche de gaz doit se vider rela­tivement vite — mais encore l’é­norme réseau de fee­ders. En outre, et cela est plus impor­tant, les gaz sul­fu­reux causent un dom­mage grave aux cultures : ceci a été sou­vent contes­té ; il ne faut pas oublier que le fait a été recon­nu offi­ciellement en 1960 par le Ministre de l’É­co­no­mie, et que l’é­va­lua­tion des dom­mages agri­coles fut de deux mil­liards. Fait-on entrer cela en considé­ration quand on éva­lue le pro­grès que repré­sente Lacq ? Or les dom­mages cau­sés à l’a­gri­cul­ture risquent d’être très durables. Faut-il rap­pe­ler (sans que cela puisse chez nous prendre cette ampleur) le drame de la val­lée de Ten­nes­see, qui a eu une cause iden­tique ? Or, il est de tra­dition, quand on veut éva­luer le pro­grès techni­que de ne jamais tenir compte de ce qui a dis­paru : c’est ain­si que lors­qu’on éva­lue la progres­sion en consom­ma­tion de tex­tiles, on ne place dans les sta­tis­tiques que les tex­tiles actuel­le­ment uti­li­sés (laine, et tex­tiles arti­fi­ciels) mais on ne place jamais en com­pa­rai­son les tex­tiles dont l’u­sage a dis­pa­ru (lin, chanvre) : or il était beau­coup plus consi­dé­rable qu’on ne le croit. Ceci ne conduit nul­le­ment à nier la crois­sance de la consom­ma­tion mais on s’a­per­ce­vrait qu’elle est beau­coup moins consi­dé­rable qu’on ne le croit si on tenait compte de tous les élé­ments, au lieu d’ou­blier les pro­duits dont la consom­ma­tion a été éliminée.

Il faut aller plus loin. Si on essaie de considé­rer d’une façon plus géné­rale la situa­tion, on s’a­per­çoit que, bien évi­dem­ment d’un côté, la tech­nique apporte des valeurs indis­cu­tables — mais que du même coup elle détruit des valeurs non moins impor­tantes — sans qu’il soit pos­sible de dire qu’elles sont plus nom­breuses, ou plus impor­tantes. Nous ne pou­vons jamais con­clure à un véri­table pro­grès, (sans com­pen­sa­tion) ou le nier — et encore moins le chiffrer !

Bien enten­du, il ne faut pas entendre notre for­mule dans un sens strict : Je ne veux pas dire que le pro­grès tech­nique se paie exac­te­ment. Valeur pour Valeur. Je ne dis pas qu’il y a au­tant de des­truc­tions qu’il y a de créa­tions : à ce moment il n’y aurait rigou­reu­se­ment aucune pro­gres­sion. Il y aurait seule­ment des change­ments. Or, dans le domaine maté­riel ou moins, il est évident qu’il y a des crois­sances — donc, au sens actuel, des pro­grès. Il est évident qu’il y a plus de puis­sance éner­gé­tique, plus de consom­mation, plus de culture… Je ne sou­tien­drai donc pas que tout se paie à son prix — d’au­tant plus que le prix en ques­tion est dif­fi­ci­le­ment estima­ble. Mais ce qui paraît évident, c’est que le pro­grès tech­nique est beau­coup moins consi­dé­rable, à son niveau même de consom­ma­tion, etc., qu’on ne le dit habi­tuel­le­ment, sans tenir compte de tous les faits de ce domaine. Et bien plus si l’on consi­dère non pas seule­ment cet aspect, mais la situa­tion glo­bale. Car, dans la plu­part des cas, le prix à payer n’est pas de la même nature que l’ac­qui­si­tion faite. Il faut alors pren­dre le phé­no­mène dans son entier pour sai­sir les com­pen­sa­tions qui s’ef­fec­tuent. Or, cela ne se pra­tique jamais : on envi­sage uni­que­ment les faits de même caté­go­rie. Mais cette atti­tude n’est pas de bonne méthode : car nous sommes en pré­sence avec le pro­grès tech­nique d’une mu­tation de civi­li­sa­tion. Or, une civi­li­sa­tion n’est pas faite d’élé­ments sim­ple­ment jux­ta­po­sés, mais inté­grés. Dès lors il faut tenir compte de • tout l’en­semble des réac­tions qui se pro­duisent à l’oc­ca­sion d’un pro­grès tech­nique. C’est pour­quoi l’é­tude vraie du phé­no­mène est si déli­cate. Mais c’est à ce niveau de glo­ba­li­té que nous pou­vons affir­mer que tout pro­grès se paie : seule­ment il est effec­ti­ve­ment dif­fi­cile d’ap­pré­cier la valeur qui paraît par rap­port à celles qui dispa­raissent car elles ne sont pas de même nature et n’ont pas de com­mune mesure. Mais il ne faut pas se lais­ser prendre au piège, ni de la néces­si­té ni de la pos­si­bi­li­té des mesures exactes dans ce domaine.

Dans cette orien­ta­tion, M. G. Fried­mann a déjà mon­tré clai­re­ment com­ment les trans­for­ma­tions de la Grande indus­trie sup­priment d’an­ciennes acti­vi­tés et modi­fient les com­por­te­ments et les habi­tudes du tra­vailleur, ce qui conduit à la des­truction de valeurs ou de biens tenus pour essen­tiels dans la socié­té tra­di­tion­nelle. Comme le sou­ligne M. Fran­cas­tel « des notions posi­tives comme celles de fatigue ou de pré­ci­sion ont chan­gé de sens et de forme ». La plas­ti­ci­té du cer­veau humain fait face à des condi­tions iné­dites qui excluent toute pos­si­bi­li­té de sur­vie d’un type d’homme iden­tique à celui qui a pro­duit, par exemple, le sou­rire de Mona Lisa. D’autres fonc­tions, comme celle de l’at­ten­tion ne s’exercent plus comme jadis » (Art et Tech­nique p. 123).

Pre­nons quelques exemples de détails simples et que l’on peut consi­dé­rer comme incontesta­bles. Il est bien connu que l’homme moderne grâce à l’hy­giène et à l’en­semble des pro­grès tech­niques, a beau­coup plus de chances de vie qu’au­tre­fois. Admet­tons qu’en France la moyenne de vie ait été de 30 ans vers 1800 et qu’elle soit de 60 ans aujourd’­hui. Compte tenu que je reste abso­lu­ment scep­tique sur les moyennes d’âge don­nées pour le XIIIe, pour le XVIIIe siècle et même pour le début du XIXe siè­cle. Les élé­ments du cal­cul sont beau­coup trop rares et aléa­toires, et de plus au cours de l’his­toire cette moyenne d’âge a consi­dé­ra­ble­ment chan­gé. Nous ne vivons pas la seule période où, appa­rem­ment, la moyenne d’âge se soit éle­vée (il en fut de même pro­ba­ble­ment au XIIe et au XVIe siècle). Mais sans vou­loir dis­cu­ter ces éva­luations plus ou moins fan­tai­sistes nous accep­tons comme une évi­dence cet allon­ge­ment moyen de la vie.

Mais toutes les études bio­lo­giques et médi­cales montrent que, au fur et à mesure que l’on conserve davan­tage d’êtres humains en vie, on vit d’une façon infi­ni­ment plus pré­caire. Notre san­té est beau­coup plus fra­gile. C’est un fait bien connu que, conser­vant en vie des enfants de san­té déli­cate, qui auraient été éli­mi­nés sans les pro­grès de la méde­cine et de l’hy­giène, nous mul­ti­plions les hommes faibles et ceux-ci auront des enfants plus faibles encore. L’être humain aujourd’­hui n’a plus la même résis­tance, et ceci dans tous les domaines : résis­tance à la dou­leur (les études du Pr. Leriche entre 1930 et 1940 ont mis en évi­dence cette déca­dence de l’homme oc­cidental) à la fatigue, à la pri­va­tion (l’homme n’a plus la même endu­rance à l’é­gard du manque de nour­ri­ture, des varia­tions de tem­pé­ra­ture, etc..) résis­tance aux mala­dies (les études du Dr. Car­ton ont mon­tré que le déve­lop­pe­ment des immu­ni­tés arti­fi­cielles n’est pas un accrois­sement de l’im­mu­ni­té natu­relle, mais une substi­tution). De même nous assis­tons à une diminu­tion de sen­si­bi­li­té de tous les sens, de l’a­cui­té de la vision ou de l’au­di­tion. L’homme actuel est beau­coup plus fra­gile ou point de vue ner­veux (insom­nies, angoisses). Dans l’ensem­ble on peut par­ler d’une dimi­nu­tion de vita­li­té géné­rale : l’homme est obli­gé de prendre beau­coup plus de pré­cau­tions, il est arrê­té pour très peu de choses. Ain­si nous avons davan­tage de chances de vie, nous vivons plus long­temps, mais nous vivons une vie plus réduite, nous n’a­vons plus la même puis­sance vitale, mal­gré les sports, etc… Sans cesse on est obli­gé de com­pen­ser de nou­velles défi­ciences par des pro­cé­dés arti­fi­ciels qui à leur tour créent des déficiences.

Autre exemple : il est bien connu, et c’est un des grands titres de gloire de la tech­nique, que les machines modernes éco­no­misent à l’homme une effort mus­cu­laire consi­dé­rable dans son tra­vail. C’est évi­dem­ment un bien lorsque l’on se trouve en pré­sence d’un tra­vail exploi­té, d’où épui­sant, et dépas­sant le seuil de fati­ga­bi­li­té. Mais on peut se deman­der si l’é­co­no­mie abso­lue de dépense mus­cu­laire dans le tra­vail est un bien : ce qui sem­ble­rait prou­ver le contraire, c’est que l’on est obli­gé de com­pen­ser ce défaut par le sport. On dira que dans un cas c’est une contrainte, dans l’autre un jeu. Mais le sport vrai­ment pra­ti­qué cesse d’être un jeu.

Or s’il est évident que pour le tra­vail affreux, pénible à l’ex­cès (par exemple les chauf­feurs des navires à char­bon), ou dan­ge­reux, nous soyons en pré­sence d’un pro­grès ; si pour le tra­vail alié­né du régime capi­ta­liste, il en est de même, est-il cer­tain qu’il soit bon de sup­pri­mer tout l’ef­fort mus­cu­laire et quel que soit le régime éco­no­mique ? D’au­tant plus que cette éco­no­mie de dépense mus­cu­laire ne joue pas seule­ment dans le tra­vail, mais dans tous les domaines (au­tomobile) : y a t‑il vrai­ment progrès ?

Il est bien connu que cette absence d’ef­fort mus­cu­laire qui tend à carac­té­ri­ser notre socié­té et qui est l’un des objec­tifs du déve­lop­pe­ment des tech­niques se paie de tout un ensemble d’in­convénients, phy­sio­lo­giques, psy­cho­lo­giques et même socio­lo­giques. Incon­vé­nients dont cha­cun est sans doute moins grave, pris iso­lé­ment, que l’é­pui­se­ment du mineur de fond en 1880, mais qui sont plus nom­breux et géné­ra­li­sés : et nous attei­gnons ici l’un des carac­tères de ce « prix » à payer, de cette « com­pen­sa­tion » : il s’a­git tou­jours de phé­no­mènes dif­fus, impor­tants seu­lement par leur masse et leur géné­ra­li­té, ne pré­sen­tant que rare­ment un aspect explo­sif ou tra­gique, mais qui finissent par don­ner un cer­tain style néga­tif à la vie de l’homme par l’accumu­lation de détails allant dans le même sens.

Il est en outre bien connu que l’u­sage des moyens tech­niques et la vie dans un milieu tech­nique exigent une ten­sion ner­veuse crois­sante. L’homme se trouve dans un uni­vers exi­geant des réflexes plus rapides, une atten­tion sou­te­nue en per­ma­nence, une tolé­rance du bruit constant, une adap­ta­tion à des situa­tions et des enjeux tou­jours nou­veaux : c’est à dire une usure ner­veuse qui com­pense le repos mus­cu­laire. Il faut d’ail­leurs bien conce­voir que cette usure ner­veuse n’est pas le fait des condi­tions de tra­vail seules, ni de l’a­dap­ta­tion à une ou des machines : il s’a­git de l’ef­fet pro­ve­nant de l’en­semble de nos condi­tions de vie pro­duites par des tech­niques irré­pres­sibles. C’est par exemple, le fait que dans tous les domaines, et pas seule­ment dans celui de la cir­cu­la­tion, on aille de plus en plus vite, on soit obli­gé de sou­mettre toute acti­vi­té à des rythmes croissants :

Ain­si la rapi­di­té des contacts humains de l’homme d’af­faire, du méde­cin, de l’a­vo­cat, etc., or, voir cin­quante per­sonnes par jour, et rece­voir cin­quante coups de télé­phone pro­duit un épui­sement ner­veux. La mul­ti­pli­ci­té des rela­tions hu­maines pro­ve­nant de l’en­semble des condi­tions de vie est une des causes de ten­sion ner­veuse inévi­table et tra­gique. On recon­naît une autre cause dans le fait de vivre avec des horaires de plus en plus ser­rés et ten­dus — dans un uni­vers où tout est cal­cu­lé à la minute — où dans le tra­vail il ne peut y avoir de détente — car les machines ne se détendent pas. Le fait que ce chro­no­mé­trage s’ap­plique dès l’é­cole, et que les élèves sont sou­mis à la ten­sion ner­veuse d’un bour­rage extrême, de matières crois­sant tou­jours plus rapi­de­ment en fonc­tion du pro­grès techni­que et en vue de la pré­pa­ra­tion des enfants à vivre dans un milieu tech­nique est d’au­tant plus inquié­tant. Enfin on peut citer un der­nier fac­teur de l’u­sure ner­veuse : la vie noc­turne. À par­tir du moment où l’homme vit autant la nuit que le jour, ce qui lui est assu­ré par l’é­clai­rage arti­ficiel, un des rythmes de vie les plus essen­tiels se trouve rom­pu. Il s’en­suit un épui­se­ment inévi­table. Or, lorsque nous indi­quons som­mai­re­ment ces causes de l’u­sure ner­veuse, il ne s’a­git pas d’une hypo­thèse : on sait que c’est une des réali­tés tra­giques de notre temps. Et l’on se trouve en pré­sence d’une menace, liée au pro­grès tech­nique, et dont il n’est pas facile de pré­voir la solu­tion, car c’est une remise en cause de toutes les struc­tures d’une socié­té orga­ni­sée en fonc­tion du pro­grès tech­nique. Les remèdes que l’on peut y trou­ver sont pour le moment des pal­lia­tifs : les tran­quilli­sants per­mettent de sup­por­ter cette ten­sion ner­veuse tout en conti­nuant à vivre de la même façon, c’est à dire que cela ne peut qu’aug­men­ter le dés­équi­libre, et pro­duire à la longue une crise plus grave. Nous sommes donc vrai­ment en pré­sence d’un méca­nisme de com­pensation d’un incon­vé­nient par un autre.

II. Le Progrès Technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout

Nous savons bien que chaque pro­grès de la tech­nique est des­ti­né à résoudre un cer­tain nom­bre de pro­blèmes ou plus exac­te­ment : en face d’une dif­fi­cul­té, pré­cise, déli­mi­tée, on trouve le pro­cé­dé tech­nique adé­quat. Ceci pro­vient de ce que c’est là le mou­ve­ment même de la tech­nique, mais cela répond aus­si à notre convic­tion pro­fonde : nous sommes convain­cus qu’il n’y a gé­néralement autour de nous que des pro­blèmes tech­niques, que toute ques­tion peut trou­ver sa réponse grâce à la tech­nique. Nous ne conce­vons plus les phé­no­mènes de l’homme que sous leur aspect tech­nique, et il est bien exact que la tech­nique per­met de résoudre la plu­part des pro­blèmes aux­quels nous nous heur­tons. Mais on ne remarque pas assez sou­vent que chaque évo­lution tech­nique sou­lève à son tour des diffi­cultés. Nous ne sommes pas en pré­sence, en somme, d’un pro­grès tech­nique limi­té, déter­mi­né, s’ap­pli­quant à un pro­blème anté­rieu­re­ment non réso­lu, mais d’un mou­ve­ment beau­coup plus com­plexe : une tech­nique résout un pro­blème et en pose de nou­veaux. Ce qui, fré­quem­ment, em­pêche de se rendre compte de cette réa­li­té, c’est que la solu­tion appor­tée par une décou­verte tech­nique est tou­jours frag­men­taire, loca­li­sée, con­cernant une ques­tion — alors que le pro­blème sou­le­vé est géné­ra­le­ment beau­coup plus vaste, indé­ter­mi­né et n’ap­pa­rais­sant qu’a­près un cer­tain délai. Évi­dem­ment la dif­fi­cul­té ne parait qu’a­près la géné­ra­li­sa­tion du pro­grès tech­nique en ques­tion, et après une assez longue durée d’ap­pli­ca­tion : donc, lorsque, de toute façon le phé­no­mène est deve­nu irré­ver­sible. De plus ce qui rend la consta­ta­tion dif­fi­cile, c’est que géné­ralement le pro­blème sou­le­vé n’est pas du même ordre que le pro­blème réso­lu : il se situe dans un autre domaine de la vie de l’homme. On aper­çoit mal dès lors la relation.

Là encore nous pren­drons quelques exemples simples : Marx ana­lyse à très juste titre la créa­tion du pro­lé­ta­riat comme résul­tant de la divi­sion du tra­vail et de la méca­ni­sa­tion : c’est à dire deux pro­grès tech­niques. On peut même dire, les deux pro­grès de base sur les­quels tout le reste s’est construit. On oublie trop sou­vent que pour Marx, le capi­ta­lisme n’est pas le fait de méchants exploi­teurs qui veulent réduire l’ou­vrier à l’in­di­gence, mais que c’est la struc­ture inévi­table pro­duite par le pas­sage d’une socié­té non tech­ni­ci­sée (indus­trielle) à une so­ciété tech­ni­ci­sée. Il a par­fai­te­ment mon­tré la rela­tion rigou­reuse entre le phé­no­mène tech­nique et la pro­duc­tion d’un pro­lé­ta­riat. Le capi­ta­liste n’é­tant que l’agent inter­mé­diaire, des­ti­né à mettre en œuvre les forces de pro­duc­tion. Or, cette ana­lyse s’ap­plique même hors du régime capi­ta­liste tra­di­tion­nel. On a bien vu que la tech­nicisation de l’U.R.S.S. a exi­gé la créa­tion d’un pro­lé­ta­riat au moins aus­si mal­heu­reux que le pro­lé­ta­riat Fran­co-Anglais de 1850. On peut dire seule­ment que la durée a été plus brève. Et nous devons nous attendre à voir paraître un proléta­riat de même type dans tous les pays du Tiers Monde que l’on est en train d’in­dus­tria­li­ser. Ain­si le départ de la socié­té tech­ni­cienne, des­ti­née à résoudre le pro­blème du besoin vital, et d’assu­rer le bon­heur maté­riel s’ef­fec­tue en créant un pro­blème nou­veau, celui d’une classe plus exploi­tée, plus mal­heu­reuse, déra­ci­née, plon­gée dans une situa­tion inhu­maine. La rela­tion semble im­possible à rompre. Il serait trop long d’ex­pli­quer ici le pour­quoi de ce rap­port, mais les rai­sons en sont par­fai­te­ment expli­cites. Certes la méca­nisation a appor­té à l’homme beau­coup, a ré­pondu à un grand nombre de ses besoins. Mais on ne peut nier qu’elle ait pro­vo­qué la dif­fi­cul­té majeure de la socié­té occi­den­tale pour tout le XIXe siècle. Et il était impos­sible de faire autre­ment comme le montrent les expé­riences ré­centes, et comme le pen­sait Marx lui-même. Je pense qu’il n’est pas exa­gé­ré de dire que le pro­blème sou­le­vé était plus consi­dé­rable que ceux réso­lus. Mais jus­te­ment il était trop consi­dé­rable pour qu’on puisse le mettre en rela­tion directe avec le pro­grès technique.

Il en est de même, et ce sera un deuxième exemple, avec la menace la plus grave de notre temps : la sur­po­pu­la­tion. Là encore nous sommes en pré­sence de l’ef­fet de l’ap­pli­ca­tion des tech­niques, pure­ment et sim­ple­ment. Il s’a­git de tech­niques élé­men­taires, car ce n’est pas le résul­tat de pro­grès médi­caux extra­or­di­naires ni d’opéra­tions chi­rur­gi­cales spec­ta­cu­laires. Ce sont les décou­vertes simples concer­nant l’ac­cou­che­ment et l’hy­giène des pre­miers jours, les vac­ci­na­tions et l’ap­pli­ca­tion de règles d’hy­giène élé­men­taires qui ont pro­duit cette crois­sance de la popu­la­tion. Puis a joué dans une cer­taine mesure l’é­lé­va­tion rela­tive du niveau de vie. Si le pas­sage à un ni­veau éle­vé pro­duit un cer­tain mal­thu­sia­nisme (véri­té tou­jours recon­nue quoique for­te­ment contes­tée récem­ment) en tous cas le pas­sage du niveau de vie le plus bas à un niveau de consom­ma­tion amé­lio­ré, pro­duit une explo­sion de nais­sances. Ce sont donc des pro­grès tech­niques des­tinés à résoudre des pro­blèmes pré­cis (fièvre puer­pé­rale par exemple) qui entraî­ne­ront par leur com­bi­nai­son des consé­quences monu­men­tales. Ce sont de plus des tech­niques posi­tives, il faut in­sister là-des­sus, qui pro­voquent la pire situa­tion : il ne s’a­git pas de tech­niques de guerre, de des­truction, etc., mais au contraire de tech­niques « bonnes », des­ti­nées à ser­vir l’homme, à le pro­té­ger : c’est cela qui nous met dans une im­passe. Or, les don­nées de ce pro­blème sont d’une extrême com­plexi­té. On recon­naît aujourd’­hui par exemple que les tra­vaux de M. Cas­tro sont com­plè­te­ment dépas­sés — et qu’il faut tenir compte d’un nombre crois­sant de fac­teurs. L’am­pleur du pro­blème fait que les tech­ni­ciens, qui ne sont pas habi­tués à résoudre des ques­tions de cet ordre, mais plus sou­vent des ques­tions pré­cises n’ar­rivent pas à se mettre d’ac­cord. Pour les uns, il existe encore une sur­face arable ex­ploitable impor­tante (deux fois plus de terres poten­tiel­le­ment uti­li­sables que de terres exploi­tées), mais pour les autres, c’est une folie d’es­sayer de mettre en culture la plu­part des terres indi­quées, car cela impli­que­rait des déboi­sements mas­sifs qui seraient désas­treux à tous les points de vue. Il faut d’ailleurs remar­quer que si dans les 25 ans qui viennent on arrive à dou­bler la sur­face culti­vée, la popu­la­tion du globe, selon toutes les pré­vi­sions aura aus­si dou­blé. Donc, en chiffre abso­lu, il y aura deux fois plus de sous ali­men­tés qu’au­jourd’­hui. Pour les uns il existe des res­sources inépui­sables de nour­ri­ture dans les océans (algues, planc­ton) mais pour les autres, le taux de radio­ac­ti­vi­té de l’o­céan aug­mente très rapi­de­ment (et pas seule­ment à cause des explo­sions ato­miques, beau­coup plus du fait de l’ir­ri­ga­tion des piles), et la radio­ac­ti­vi­té se fixe de pré­fé­rence sur les algues et planc­tons, qui d’i­ci quelques années seront ren­dues totale­ment impropres à la consom­ma­tion. Si l’on admet géné­ra­le­ment qu’il faut arri­ver à tri­pler la pro­duction ali­men­taire en 25 ans, per­sonne ne sait com­ment : on espère en des pro­grès de le chi­mie — qui certes sont pos­sibles. En atten­dant, la crois­sance de la popu­la­tion dépasse tous les cal­culs : puisque d’a­près les cal­culs pré­vi­sion­nels faits en 1936 nous sommes aujourd’­hui en avance de dix ans sur ce que l’on pou­vait attendre. En pré­sence de l’é­nor­mi­té du phé­no­mène, on n’en est même pas arri­vé à conce­voir une ligne de conduite, puisque les experts se par­tagent entre ceux pour qui l’ef­fort doit consis­ter à enrayer par tous les moyens cette crois­sance, et ceux qui res­tent confiants dans une pos­si­bi­li­té de dévelop­pement ali­men­taire. Nous sommes donc là en pré­sence du cas type de ces pro­blèmes gigan­tesques sou­le­vés par la tech­nique, et par elle seule s’ap­pli­quant à des pro­blèmes réduits.

Pour prendre un autre phé­no­mène tech­nique plus limi­té, actuel­le­ment mais dont les consé­quences ne sont pas encore déve­lop­pées, pen­sons à l’au­to­ma­ti­sa­tion. Sitôt que l’on pro­nonce ce terme, paraît l’i­déo­lo­gie de la socié­té de loi­sirs, de l’a­bon­dance pour tous, et à la limite de la « civi­li­sa­tion presse bouton ».

Il est bien vrai qu’existe l’i­déal de l’homme à vivre bien sans tra­vailler. Mais lorsque l’on re­garde le phé­no­mène de plus près, et sous son aspect éco­no­mique ou stric­te­ment socio­lo­gique, on s’a­per­çoit qu’il nous conduit dans des diffi­cultés inex­tri­cables pour le moment. Les spécia­listes en sont tel­le­ment conscients, d’ailleurs, que l’on freine un peu par­tout l’ap­pli­ca­tion de l’auto­matisation, de façon volon­taire, pour essayer d’é­vi­ter les évo­lu­tions bru­tales. Il ne faut pas croire que ce trouble, cette inquié­tude soient le fait des seuls éco­no­mistes capi­ta­listes. En réa­li­té, la situa­tion paraît aus­si dif­fi­cile pour les Éco­no­mistes Sovié­tiques. Des hommes aus­si connus que Var­ga, Kli­men­ko, Rakovs­ki (l’é­co­no­miste) consi­dèrent que le sys­tème éco­no­mique sovié­tique ne peut pas sup­por­ter les consé­quences d’un infu­sion mas­sive d’u­sines auto­ma­ti­sées. Les moyens de la pla­ni­fi­ca­tion ne sont pas assez com­plets en même temps que le sys­tème de pla­ni­fi­ca­tion n’est pas assez souple. Énu­mé­rons seule­ment quelques-uns des pro­blèmes recon­nus : la pro­duc­tion par séries conti­nues (avec d’une part une stabilisa­tion de longue durée des types, d’autre part l’ou­ver­ture de mar­chés, actuel­le­ment imprévisi­bles pour absor­ber les résul­tats de cette produc­tion). La dif­fé­ren­cia­tion entre les caté­go­ries de tra­vailleurs des sec­teurs auto­ma­ti­sés — et des sec­teurs non auto­ma­ti­sés (car il y a des tra­vaux qui ne pour­ront jamais être auto­ma­ti­sés. Il n’y a donc pas éco­no­mie de tra­vail pour l’en­semble des tra­vailleurs : il y a créa­tion de dés­équi­libre de l’emploi). Impos­si­bi­li­té de recon­ver­sion véri­table des tra­vailleurs « libé­rés » — impos­si­bi­li­té de conti­nuer à appli­quer les modes tra­di­tion­nels de paie­ment des tra­vailleurs (décro­chage néces­saire du salaire aus­si bien du temps de tra­vail que du pro­duit du tra­vail) dis­tor­sion entre les dif­fé­rents sec­teurs de l’Économie et crois­sance de plus en plus inégale des com­po­santes de la vie économi­que (en par­ti­cu­lier écla­te­ment de la rela­tion industrie-agriculture).

Voi­là quelques dif­fi­cul­tés, dont on peut dire que cha­cune d’elle est à elle seule un pro­blème pour le moment, inso­luble. Si bien qu’un écono­miste amé­ri­cain, Théo­bald, spé­cia­li­sé dans cette ques­tion de l’au­to­ma­ti­sa­tion tire des conséquen­ces, seules logiques, du phé­no­mène, mais si radi­calement révo­lu­tion­naires à l’é­gard de toutes les formes éco­no­miques actuel­le­ment pra­ti­quées (y com­pris com­mu­niste) qu’elles sont inac­cep­tables psy­cho­lo­gi­que­ment et inap­pli­cables politiquement.

Et nous attei­gnons ici un des aspects de ces troubles pro­vo­qués par la crois­sance tech­nique : sans doute ils ne sont pas inso­lubles. Si l’on pou­vait pré­voir les consé­quences (et cer­taines d’entre elles sont déjà dis­cer­nées ; ex. : pour l’au­to­ma­ti­sa­tion) on pour­rait pré­voir les réponses. Mais celles-ci concernent l’en­semble des indi­vi­dus, la struc­ture de toute la socié­té, et c’est là une caractéris­tique même du phé­no­mène tech­nique moderne. Or, les hommes dans leur ensemble ne voient pas ces consé­quences qui ne sont per­çues que par les spé­cia­listes. Dès lors, ils ne sont pas prêts à accep­ter les trans­for­ma­tions néces­saires. Et les intel­lec­tuels moins que les autres. Lorsque ceux-ci se pré­parent à « entrer dans le XXe siècle » selon le titre d’un ouvrage connu, on s’a­per­çoit que ce qu’ils conçoivent comme étant les pro­blèmes de leur socié­té est en réa­li­té parfaite­ment dépas­sé, et que leurs réponses sont inadé­quates. Autre­ment dit, l’ap­pré­hen­sion des phéno­mènes est de plus en plus retar­da­taire même lors­qu’on fait de la pros­pec­tive, et pré­tend pen­ser pour l’a­ve­nir (c’est l’as­pect le plus impor­tant de l’i­na­dap­ta­tion de l’homme au rythme de crois­sance des tech­niques). Par consé­quent les pro­blèmes sou­le­vés sont de plus en plus dif­fi­ciles parce qu’ils n’ap­pa­raissent au niveau de la cons­cience col­lec­tive que lors­qu’ils sont déjà inextri­cables et mas­sifs. C’est dans ce cadre que nous pou­vons dire que chaque pro­grès tech­nique (car nous pour­rions mul­ti­plier ces exemples à l’in­fi­ni) crée des situa­tions plus glo­ba­le­ment dif­fi­ciles à domi­ner. Appa­rem­ment ce pro­ces­sus ne fait que s’accélérer.

III. Les Effets néfastes de la Technique sont inséparables des effets positifs

Comme nous l’é­cri­vons au début, l’homme juge habi­tuel­le­ment qu’il y a des tech­niques bonnes et des tech­niques mau­vaises. Par exemple les tech­niques de guerre sont mau­vaises, mais les tech­niques de pro­duc­tion sont bonnes. Il y a des tech­niques pro­duc­tives, qui servent l’homme en exploi­tant les richesses de la pla­nète, et des tech­niques condam­nables qui n’ap­portent rien à l’homme. Il y a des tech­niques qui per­mettent le déve­lop­pe­ment de la socié­té, son équi­libre, et celles qui pro­voquent des des­truc­tions dans la socié­té. Vu d’une façon géné­rale, la clas­si­fi­ca­tion est simple. On y ajoute éga­le­ment, en géné­ral, le pro­blème de l’u­sage, sup­po­sant que l’homme est libre de faire l’u­sage qu’il veut d’un ins­tru­ment neutre. Je ne revien­drai pas sur ce point. Tout se com­plique dès l’ins­tant où l’on cesse de consi­dérer une abs­trac­tion, et de phi­lo­so­pher, mais où l’on regarde concrè­te­ment telle ou telle tech­nique pré­cise, dans son fonc­tion­ne­ment et son déve­lop­pe­ment réels. Alors on s’a­per­çoit que les clas­se­ments ne sont pas aisés, car une tech­nique com­porte une mul­ti­tude d’ef­fets qui ne vont pas tous dans le même sens. Il n’est pas aisé de sé­parer des tech­niques de paix et des tech­niques de guerre mal­gré l’ap­pa­rence. Il y a quelques an­nées, j’a­vais essayé de mon­trer concrè­te­ment que la bombe ato­mique n’é­tait pas le pro­duit de quel­ques méchants bel­li­cistes, mais un résul­tat nor­mal du déve­lop­pe­ment des recherches ato­miques, une étape indis­pen­sable — et que réciproque­ment les effets redou­tables pour l’homme de l’af­faire ato­mique sont beau­coup moins immé­diatement la bombe, que le résul­tat des appli­cations paci­fiques de la dés­in­té­gra­tion de l’ato­me. Je n’y revien­drai pas.

Mais on peut se situer à tous les niveaux, les plus humbles et les plus éle­vés de la techni­que, et l’on s’a­per­çoit que rien n’est uni­voque. Les tech­niques d’ex­ploi­ta­tion des richesses sont bonnes pour l’homme ? Sans doute ! Mais lors­qu’elles conduisent à l’é­pui­se­ment de ces ri­chesses ? Les tech­niques de pro­duc­tion sont bonnes, sans doute. Mais pro­duc­tion de quoi ? Comme ces tech­niques per­mettent de pro­duire n’im­porte quoi, si on laisse l’homme libre, il s’ap­pliquera à des pro­duc­tions absurdes, vaines, inu­tiles, condui­sant à cette inon­da­tion de gad­gets à laquelle nous assis­tons. Ceci pré­sente un as­pect remar­quable : pro­duire est bon en soi — quelle que soit la pro­duc­tion. Le seul rôle de la tech­nique est d’aug­men­ter la pro­duc­tion. Et comme la seule affaire impor­tante de l’homme, c’est de tra­vailler, que sa par­ti­ci­pa­tion à ce dé­veloppement de la pro­duc­tion est son moyen de vivre, le voi­ci donc enga­gé dans un tra­vail de pro­duc­tion de choses inutiles, absurdes et vaines, mais infi­ni­ment sérieux, car il y consacre une vie d’homme, il y voue son tra­vail, il y gagne sa vie. Que l’on ne dise pas que ce n’est pas un effet de la tech­nique et qu’il pour­rait en être au­trement… Effec­ti­ve­ment avec un gou­ver­ne­ment tota­li­taire et une orga­ni­sa­tion auto­ri­taire de la pro­duc­tion, on ne pro­dui­ra pas ce genre d’ob­jets (plu­tôt des chars d’as­saut et des fusées à ogive nucléaire). Mais la dic­ta­ture ne paraît pas un effet sou­hai­table de la tech­nique. Or, dans un régime non dic­ta­to­rial, les tech­niques de pro­duction agissent dans tous les sens. Et que l’on n’ob­jecte pas que c’est en défi­ni­tive la faute de l’homme… car enfin il faut voir l’homme tel qu’il est. C’est une des fai­blesses les plus grandes de ceux qui estiment que l’on peut sépa­rer les effets bons et mau­vais de la tech­nique : on sup­pose tou­jours une col­lec­ti­vi­té d’hommes sages, rai­son­nables, maî­tri­sant leurs dési­rs et leurs ins­tincts, sérieux et moraux. Jus­qu’i­ci l’ex­pé­rience a plu­tôt mon­tré que la crois­sance des pou­voirs tech­niques n’a pas conduit l’homme à plus de ver­tu. Dire à ce moment « Il suf­fit de faire un bon usage… » c’est ne rien dire du tout. Mais je vou­drais mon­trer com­ment le cœur même des méca­nismes tech­niques pro­duit insé­pa­ra­ble­ment, et sans que l’homme puisse y inter­ve­nir effica­cement, des effets bons et des effets néfastes.

Là encore je pro­cé­de­rai par exemples. J’en pren­drai deux. L’un des carac­tères constants de la tech­nique c’est la crois­sance des rythmes et des com­plexi­tés. Toute opé­ra­tion éco­no­mique, admi­nis­tra­tive, tout ce qui est ges­tion, urbanis­me, devient de plus en plus com­plexe du fait de la mul­ti­pli­ca­tion des tech­niques. Chaque do­maine est l’ob­jet de plu­sieurs tech­niques qu’il faut connaître. Cette extra­or­di­naire ampleur des tech­niques pro­voque une spé­cia­li­sa­tion de plus en plus pous­sée. Il est en effet impos­sible pour un homme de bien connaître plu­sieurs techni­ques, plu­sieurs méthodes. Les pro­cé­dés deviennent de plus en plus fins, com­plexes, déli­cats, il faut s’ap­pli­quer à un seul d’entre eux pour bien le pos­séder. Or, il est indis­pen­sable, dans ce milieu, de connaître par­fai­te­ment la tech­nique dont on use, car celle-ci donne une plus grande effi­ca­ci­té et une plus grande rapi­di­té : donc toute erreur de­vient consi­dé­rable et peut être catas­tro­phique. Plus la machine est rapide, plus l’ac­ci­dent est grave. Plus la machine est déli­cate, plus l’er­reur est impar­don­nable. Ce qui est évident à ce ni­veau méca­nique est éga­le­ment vrai dans tous les autres domaines tech­niques. Les tech­ni­ciens de­viennent des spé­cia­listes de plus en plus étroits. Or, le sys­tème ne peut fonc­tion­ner que si les opé­rations par­cel­laires accom­plies par des techni­ciens spé­cia­li­sés sont étroi­te­ment en rela­tion les unes avec les autres, lit­té­ra­le­ment connec­tées. De même que pour les diverses opé­ra­tions d’une chaîne auto­ma­ti­sée, chaque opé­ra­tion com­mande et déter­mine plu­sieurs autres suc­ces­sives, de même dans une socié­té tech­ni­ci­sée, tout tra­vail d’un tech­ni­cien spé­cia­li­sé doit être coor­don­né à d’autres pour rece­voir son effi­ca­ci­té et sa signification.

Et l’on ne doit pas consi­dé­rer ceci comme un sys­tème clos, c’est à dire s’ap­pli­quant à tel sec­teur de pro­duc­tion : nous sommes en pré­sence d’un pro­blème concer­nant l’en­semble des acti­vités. Dès lors entre ces tech­ni­ciens spé­cia­li­sés, doit exis­ter un sys­tème de cor­ré­la­tion et de coor­di­na­tion — c’est à dire des tech­niques n’ayant pour objet que d’or­ga­ni­ser les opé­ra­tions techni­ques. Mais la crois­sance de ces sys­tèmes d’orga­nisation, inté­grant les acti­vi­tés spé­cia­li­sées, pro­voque la créa­tion, à son tour de nou­velles techni­ques de contrôle, de conser­va­tion des docu­ments, de clas­se­ment… Autre­ment dit, plus les techni­ques appli­quées s’af­finent, se spé­cia­lisent, plus elles pro­voquent l’ap­pa­ri­tion de tech­niques secon­daires qui n’existent qu’en fonc­tion des pre­mières, n’ont de sens que par rap­port à elles. Et celles-ci, (nous en sommes là), pro­duisent des tech­niques ter­tiaires : ain­si se mul­ti­plient les acti­vi­tés qui, à la véri­té, n’ont plus aucun objet réel, mais sont condi­tion­nées par la crois­sance tech­nique pure, car elles ont une fonc­tion rela­tive aux tech­niques pri­maires deve­nues trop com­plexes pour coexis­ter à l’é­tat libre. C’est tout cet ensemble que l’on appelle fina­le­ment la bureau­cratisation de la société.

On peut d’ailleurs exa­mi­ner d’autres aspects de cette crois­sance des rythmes et des complexi­tés : est-il néces­saire d’in­sis­ter sur le pro­blème des trans­ports — moyen de trans­port, éva­sion, liber­té, connais­sance du monde, etc… — et en même temps den­si­té de la cir­cu­la­tion parfaite­ment inso­luble, bruit, perte de temps dans les tra­jets « domi­cile-lieu de tra­vail » : l’en­tre­mê­le­ment des effets posi­tifs et néga­tifs paraît ici évident.

Il l’est moins, mais il est plus tra­gique, si l’on consi­dère dans le domaine du tra­vail, les effets de cette crois­sance des rythmes et com­plexi­tés. Sans doute c’est cela qui assure l’ef­fi­ca­ci­té, le déve­loppement de la pro­duc­tion, etc., mais c’est éga­lement cela qui aug­mente de façon impression­nante ce que l’on est obli­gé d’ap­pe­ler des déchets humains. Nous ren­con­trons dans nos socié­tés tech­ni­ciennes, un nombre crois­sant d’hommes et de femmes inca­pables de s’a­dap­ter à ces spéciali­sations, inca­pables de suivre le rythme géné­ral de la vie moderne. Ceci ne se pro­duit pas seule­ment dans les pays capi­ta­listes, comme l’at­teste le rap­port Ruden­ko, au Minis­tère du Tra­vail So­viétique en 1961. Ceci n’est pas seule­ment le fait des per­sonnes âgées : c’est en par­tie cela qu’ex­prime la crois­sance du nombre des jeunes « inadap­tés ». Nous sommes en pré­sence main­tenant de toute une popu­la­tion de « demi-in­­ca­pables ». Or, remar­quons bien que cela ne tient pas à leur être même : c’est à dire qu’ils ne sont pas inca­pables « en soi » — mais par rap­port au contexte de la socié­té tech­ni­cienne. Hommes et femmes épui­sés, ner­veu­se­ment sur­ten­dus, aptes à faire un tra­vail à mi-temps (on sait que la ques­tion du tra­vail à mi-temps est lar­ge­ment posée, pas seule­ment pour les femmes mariées), mais inca­pables de l’at­ten­tion sou­te­nue, de la pré­ci­sion de gestes, pen­dant une trop longue du­rée. Dés­équi­li­brés légers, capables de faire des tra­vaux simples et lents, mais qui n’existent plus dans notre monde. Per­sonnes « âgées », compte tenu que, pour ce rythme de tra­vail et ce re­nouvellement constant des tech­niques, on est âgé à 50 ans. Et qu’auparavant l’on a du déjà subir plu­sieurs stages de recy­clage pour apprendre les nou­velles tech­niques de son propre métier. Or, dans une socié­té tra­di­tion­nelle, il n’y a pas un aus­si grand nombre de « déchets » humains, parce que les condi­tions du tra­vail non tech­nique per­mettent d’employer un peu n’im­porte qui : il y a tou­jours une pos­si­bi­li­té d’u­ti­li­ser. Alors que notre socié­té sépare de plus en plus rigoureuse­ment les aptes et les inaptes. Entre­te­nir même gra­tui­te­ment un monde consi­dé­rable d’i­naptes, est sans doute pos­sible dans une socié­té haute­ment pro­duc­tive, mais humai­ne­ment condamnable.

Je don­ne­rai un der­nier exemple de l’entrelace­ment de ces effets bons et néfastes : (Je choi­sis ces divers exemples dans des sec­teurs aus­si dif­férents que pos­sible, pré­ci­sé­ment pour mon­trer que le phé­no­mène de l’am­bi­va­lence concerne tous les sec­teurs du tech­nique). Il semble qu’il soit aisé de dis­tin­guer la Pro­pa­gande et l’informa­tion. Il semble éga­le­ment que la « bonne » infor­mation soit pos­sible, et que ce soit une affaire de l’homme : l’hon­nê­te­té dans le Juge­ment, le scru­pule dans l’ap­pré­cia­tion, l’im­par­tia­li­té, le sou­ci d’ob­jec­ti­vi­té de l’in­for­ma­teur, voi­là ce qui, dans la pen­sée cou­rante est la condi­tion de la bonne infor­ma­tion. Autre­ment dit, l’af­faire est pure­ment morale. La bonne mora­li­té de l’infor­mateur garan­tit la qua­li­té de l’in­for­ma­tion. Or, je pré­tends que c’est là un juge­ment parfaite­ment dépas­sé. La situa­tion de l’in­for­ma­teur a com­plè­te­ment chan­gé, du fait du pro­grès tech­nique : l’in­for­ma­tion actuel­le­ment est instanta­née, innom­brable, diver­si­fiée, mul­ti­po­laire. Elle implique un appa­reillage monu­men­tal et d’un prix inima­gi­nable, qui ne peut appar­te­nir qu’à des États ou à d’im­menses com­pa­gnies capitalis­tes. L’in­di­vi­du ne peut plus être source d’infor­mation — mais l’in­di­vi­du reste au stage de l’a­gence d’in­for­ma­tion, du jour­nal ou de la sta­tion d’é­mis­sion un inter­mé­diaire indis­pen­sable. C’est à dire que les moyens de trans­mis­sion per­mettent une col­lecte déme­su­rée de tous les faits pos­sibles, dif­fu­sés ins­tan­ta­né­ment auprès des jour­naux et agences de presse. Mais pour savoir ce qui fina­lement sera dif­fu­sé dans le public, l’in­ter­ven­tion de l’homme reste néces­saire. C’est lui qui choi­sit, qui met en pages, qui appré­cie… Or, com­ment ce tra­vail pour­rait-il se faire bien ? pour ne don­ner qu’un seul exemple, l’a­gence amé­ri­caine Asso­cia­ted Press, envoie presque chaque jour à ses abon­nés, 300 000 mots de nou­velles. Il faut rame­ner cela à un cin­quan­tième pour la subs­tance d’un jour­nal. Compte tenu que les nou­velles étant adres­sées en style télé­gra­phique, il faut les remettre au clair : donc en fait on retien­dra une nou­velle sur cent reçues. Mais, un jour­nal est abon­né à plu­sieurs agences, il ne reçoit pas les seules infor­ma­tions d’As­so­cia­ted Press, mais beau­coup d’autres. Le pro­blème se pose alors de la pos­si­bi­li­té d’un tra­vail sérieux sur cette masse innom­brable d’in­for­ma­tions. En quelques heures, il faut lire ces mil­liers d’an­nonces, choi­sir les plus impor­tantes, les ordon­ner. Il fau­drait pou­voir les véri­fier — mais leur nombre inter­dit toute véri­fi­ca­tion. Il fau­drait pou­voir leur don­ner un coef­fi­cient d’im­por­tance exact, mais là encore, sauf si l’on tra­vaille avec une concep­tion dog­ma­tique per­met­tant un clas­se­ment facile, com­ment arri­ver à esti­mer cor­rec­te­ment en quel­ques minutes l’in­for­ma­tion por­tant sur un fait vrai­ment déci­sif — et l’in­for­ma­tion à négli­ger… or, pour tout ce tra­vail, l’in­for­ma­teur n’a aucun cri­tère sûr, il juge selon ses connais­sances, ses pen­chants, sa bonne foi. Il est abso­lu­ment livré à tout ce qui lui arrive. Il fau­drait exa­mi­ner de façon plus détaillée la situa­tion exacte de l’in­formateur, et la vali­di­té de ces infor­ma­tions, qui sont de toute façon mani­pu­lées par quatre ou cinq per­sonnes dif­fé­rentes, à des stades divers de la trans­mis­sion. Mais on peut rete­nir comme élé­ment géné­ral, que plus on amé­liore le réseau tech­nique de trans­mis­sion des infor­ma­tions dans le monde, plus on applique aus­si ce que les Amé­ricains appellent le « free flow », et plus la quan­ti­té d’in­for­ma­tions répan­dues aug­mente. Plus la dif­fi­cul­té de choi­sir et de pré­sen­ter, croît. Plus il y a de chances de trans­mettre une nou­velle fausse, ou sans inté­rêt, en lais­sant de côté la plus impor­tante. On peut dire que, (jus­qu’au moment où les contrôles de véri­té, les choix qua­litatifs pour­ront être effec­tués par un cer­veau élec­tro­nique) plus il y a d’in­for­ma­tion, moins il y a de pos­si­bi­li­té d’a­voir une infor­ma­tion exacte. Ce n’est plus une affaire de bonne volon­té ni de morale, ni de concep­tion de l’homme, ni de vo­lonté tout court. Au milieu de ces pro­ces­sus, l’homme actuel­le­ment est obli­gé de rece­voir les consé­quences posi­tives et néga­tives indissoluble­ment liées.

IV. Tout Progrès Technique comporte un certain nombre d’effets imprévisibles

Cette der­nière consta­ta­tion vient considérable­ment com­pli­quer la direc­tion à don­ner à la re­cherche. Les esprits sim­plistes consi­dèrent qu’il est aisé d’o­rien­ter le pro­grès tech­nique, de lui assi­gner des fins éle­vées, posi­tives, construc­tives, etc… C’est ce que l’on entend dire constam­ment. Ain­si, affirme-t-on, la tech­nique ce n’est jamais qu’un ensemble de moyens, il faut l’or­don­ner à une fin, et c’est celle-ci qui donne au pro­grès tech­nique sa signi­fi­ca­tion. C’est grâce à la fin que l’on peut jus­ti­fier cette tech­nique, même si pour un temps, elle com­porte des incon­vé­nients. Même si la pla­ni­fi­ca­tion socia­liste conduit au tra­vail for­cé et à une demi-famine, néan­moins la fin, qui est le socia­lisme, légi­time cette techni­que. Ce n’est qu’une appli­ca­tion de la for­mule célèbre. Or, le phé­no­mène tech­nique ne pré­sente jamais cette sim­pli­ci­té d’é­pure. Tout pro­grès tech­nique com­porte trois sortes d’ef­fets : les effets vou­lus, les effets pré­vi­sibles et les effets impré­visibles. Lorsque des scien­ti­fiques pro­cèdent à des recherches dans un sec­teur tech­nique, ils cher­chent le plus sou­vent à atteindre un résul­tat, pré­cis, suf­fi­sam­ment clair et proche. Il y a en quelque sorte un pro­blème pré­cis qui est posé : com­ment forer à 3 000 mètres de pro­fon­deur pour accé­der à une nappe de pétrole — et l’on met en œuvre un ensemble de tech­niques, on en invente de nou­velles pour résoudre ce pro­blème : ce sont les effets vou­lus. En face d’une décou­verte, les scien­ti­fiques voient dans quel domaine elle peut s’ap­pli­quer, ils éla­borent les pro­cé­dés tech­niques d’ap­pli­ca­tion, ils en attendent un cer­tain nombre de résul­tats et ils les obtiennent. La Tech­nique est assez sûre, elle donne les effets escomp­tés. Bien enten­du, il peut y avoir aus­si des flot­te­ments, des échecs, mais on peut être assu­ré que le pro­grès tech­nique éli­mi­ne­ra la zone d’in­cer­ti­tude dans chaque domaine.

Nous ren­con­trons une seconde série d’ef­fets atta­chés à toute opé­ra­tion tech­nique : des effets non recher­chés mais pré­vi­sibles. Par exemple, un grand chi­rur­gien actuel dit qu’« une interven­tion chi­rur­gi­cale consiste à rem­pla­cer une infir­mité par une autre ». Bien enten­du, il s’a­git d’une infir­mi­té gênante, par une qui l’est moins — ou une infir­mi­té qui menace la tota­li­té de l’être par une qui sera loca­li­sée : il y a là des effets que l’on aime­rait mieux ne pas avoir, qui sent néga­tifs, mais inévi­tables, connus, cer­nés — et dans toute opé­ra­tion tech­nique, il fau­drait être aus­si clair­voyant que ce chi­rur­gien et recon­naître les effets non recher­chés mais pré­vi­sibles (ce que l’on ne fait géné­ra­le­ment pas, nous l’a­vons vu dans notre pre­mier point) pour éva­luer cor­rec­te­ment ce que l’on est en train de faire et pro­cé­der à la balance des effets posi­tifs et néga­tifs. Mais il est une troi­sième caté­go­rie d’ef­fets, tota­le­ment impré­vi­sibles. Tou­te­fois, il faut encore dis­tin­guer entre des effets impré­vi­sibles mais atten­dus, et des effets à la fois im­prévisibles et inat­ten­dus. Les pre­miers se ramènent à notre inca­pa­ci­té à pré­voir avec exac­ti­tude un phé­no­mène dont nous entre­voyons la possi­bilité. Par exemple, dans le domaine de l’ha­bi­tat, en uti­li­sant le sys­tème des blocs d’ha­bi­ta­tion, on pou­vait conce­voir que ceci entraî­ne­rait des effets d’ordre psy­cho­lo­gique et socio­lo­gique assez pro­fonds. L’homme vivant dans l’im­mense uni­té de loge­ment se trans­forme, mais en quoi et com­ment, cela nous étions (et nous sommes tou­jours) inca­pables de le pré­voir exac­te­ment. Il y a une sorte de muta­tion dans le com­por­te­ment, dans les rela­tions, dans les dis­trac­tions, etc., mais finale­ment on peut tout dire à ce sujet, sans qu’une pré­vi­sion soit plus cer­taine que l’autre. Il est par exemple amu­sant de consta­ter que M. Fran­cas­tel tire des conclu­sions dia­mé­tra­le­ment oppo­sées à ce sujet, de celles de M. Le Cor­bu­sier. Ce qui est cer­tain, c’est qu’il y a chan­ge­ment. On peut pren­dre un autre exemple avec la ques­tion des loi­sirs. S’il est vrai (ce qui n’est pas abso­lu­ment cer­tain, mal­gré les affir­ma­tions qui me paraissent très hasar­deuses de M. Duma­ze­dier — et les prophé­ties déli­rantes du style Pla­nète) que nous avan­cions vers une ère — ou une civi­li­sa­tion (?) des loi­sirs, on peut être assu­ré que cela pro­dui­ra de grands chan­ge­ments dans l’homme mais aucune pré­vi­sion véri­table n’est pos­sible, nous sommes dans le domaine le plus hypo­thé­tique. Nos con­naissances concrètes de psy­cho-socio­lo­gie sont encore incer­taines, et l’on ne peut guère à par­tir de là pro­cé­der à une pré­vi­sion. Seules des extra­po­la­tions res­tent pos­sibles, mais à par­tir de don­nées limi­tées, rela­ti­ve­ment peu sûres, donc la réflexion reste très aléa­toire. Il est enfin d’autres résul­tats seconds, tota­le­ment impré­vi­sibles et to­talement inat­ten­dus. L’exemple des effets de la culture du maïs et du coton sur les sols est main­tenant bien connu, je le rap­pel­le­rai pour mémoire (je l’ai exa­mi­né dans un autre contexte, dans mon étude La Tech­nique ou l’en­jeu du Siècle). C’est sur­tout dans les domaines divers de la chi­mie que l’on ren­contre ce genre de résul­tats. Et d’a­bord dans l’u­ti­li­sa­tion des remèdes. Il est en effet incon­ce­vable, quels que soient le sérieux et la pru­dence des cher­cheurs, de pro­cé­der à la tota­lité des expé­ri­men­ta­tions ima­gi­nables pour dis­cerner la tota­li­té des effets pos­sibles d’un re­mède. Cer­tains effets d’ordre psy­chique par exemple ne peuvent être déce­lés sur les ani­maux. Mais des effets phy­siques sont éga­le­ment inat­tendus. De plus, aucune expé­ri­men­ta­tion n’est d’as­sez longue durée pour dire ce que pro­dui­ra à la longue le remède. Avec trois hypo­thèses sous cette for­mule : effets sur les des­cen­dants — ef­fets à la suite d’un long usage du remède (par exemple plu­sieurs années de consom­ma­tion d’un tran­quilli­sant) — effets au bout d’un délai assez long, après une cure d’un remède très puis­sant modi­fiant telle fonc­tion phy­sio­lo­gique. Faut-il rap­pe­ler les effets seconds et inat­ten­dus de la péni­cil­line ? Le scan­dale affreux de la Thalido­mide ? or, dans ce cas, il n’y a eu, contrai­re­ment à ce que l’on a affir­mé pour sau­ver la science, aucune négli­gence dans l’ex­pé­ri­men­ta­tion. Il y avait eu trois années d’ex­pé­ri­men­ta­tion sur ani­mal effec­tuées en labo­ra­toire. Mais on ne peut sim­ple­ment pas ima­gi­ner la tota­li­té des effets pos­sibles sur les­quels faire por­ter l’expérimenta­tion. Or, si le cas de la Tha­li­do­mide a été parti­culièrement connu, parce qu’il y a eu cam­pagne de presse, infan­ti­cide, pro­cès, etc., il ne faut pas oublier que le fait est beau­coup plus fré­quent qu’on ne l’i­ma­gine. En 1964, un autre médica­ment, (Tri­pa­ra­nol), cepen­dant lui aus­si mis au point par des labo­ra­toires très sérieux, devait être reti­ré du com­merce après consta­ta­tion d’acci­dents san­guins graves. Mais ce n’est pas le seul pro­blème des médi­ca­ments. Dans beau­coup d’au­tres domaines, le déve­lop­pe­ment de la chi­mie com­porte ces effets impré­vi­sibles très dan­ge­reux. Je dirai même davan­tage dans les autres do­maines : en effet, lors­qu’il s’a­git du médi­ca­ment ou d’un pro­duit nocif pour l’être vivant (D.D.T. par exemple) on pro­cède à des contrôles très mi­nutieux, qui n’empêchent pas ces effets imprévi­sibles[1], tan­dis que pour les pro­duits chi­miques qui ne se consomment pas, les contrôles sont beau­coup moins rigou­reux. Et ils com­portent aus­si des résul­tats, impré­vi­sibles mais inquié­tants : par exemple ce fut la décou­verte depuis 1962 que cer­tains plas­tiques ne sont pas stables et peuvent céder aux ali­ments embal­lés, notam­ment lors­qu’il s’a­git de matières grasses ou de pro­duits riches en lipides des traces de com­po­sants divers (mono­mères, plas­ti­fiants, stabili­sants, voire même des sub­stances non encore iden­ti­fiées au point de vue chi­mique) et produi­sant des effets éven­tuel­le­ment dan­ge­reux pour l’or­ga­nisme humain. De même les déter­gents ne sont pas du tout des pro­duits inof­fen­sifs. D’un côté, l’a­bus des déter­gents pro­duit des effets graves dans les cours d’eau : qu’il s’a­gisse des rési­dus déver­sés par les usines de fabri­ca­tion ou sim­ple­ment des eaux usées des grandes villes, les quan­ti­tés pro­di­gieuses de déter­gent dans les rivières anéan­tissent toute vie, et même d’a­près cer­tains experts menacent la conti­nui­té du cycle d’é­va­po­ra­tion. En ce qui concerne la toxi­ci­té des déter­gents (quel que soit le rin­çage, il en reste tou­jours), le « Comi­té fran­çais de la déter­gence » publiait un rap­port en 1963 sur ce pro­blème d’a­près lequel : « La toxi­ci­té aigüe est très fai­ble. La toxi­ci­té chro­nique n’est pas inquié­tante. Mais les nou­veaux déter­gents sur­ac­tifs n’ont pas encore été tes­tés à ce point de vue — d’autre part l’on peut dif­fi­ci­le­ment trans­po­ser à l’homme les résul­tats obte­nus sur les ani­maux — et l’on ne peut cal­cu­ler les effets à longue échéance ». On est obli­gé de recon­naître l’hon­nê­te­té de telles conclu­sions. Mais sur les deux pre­miers points, des contes­ta­tions ont été éle­vées par des spécia­listes de Toxi­co­lo­gie : il est vrai que la toxi­ci­té directe est rare : mais, si quelques-uns sou­tiennent les pro­prié­tés can­cé­ri­gènes de cer­tains déter­gents, presque tous sou­lignent un effet d’une impor­tance capi­tale : les déter­gents pos­sèdent la par­ti­cu­la­ri­té de pou­voir faire fran­chir à la bar­rière intes­ti­nale des agents qui d’or­di­naire ne la tra­versent pas. On mesure la gra­vi­té d’une telle constatation.

Enfin, dans ce domaine des effets imprévisi­bles, on com­mence à être suf­fi­sam­ment aver­ti des effets catas­tro­phiques de la rup­ture des cy­cles natu­rels, par l’in­ter­ven­tion des pro­duits chi­miques. On connaît l’af­faire des insec­ti­cides des­tinés à pro­té­ger les arbres frui­tiers contre les para­sites, mais qui éga­le­ment tuent les abeilles, ce qui détruit l’un des agents les plus impor­tants de la fécon­da­tion, et empêche de ce fait la for­mation des fruits. Le livre célèbre, par­fois exagé­ré, de Mme Car­son (Le Prin­temps silen­cieux) donne de mul­tiples exemples de ces effets, au troi­sième ou qua­trième degré, de tech­niques d’in­tervention. Assu­ré­ment, on peut dire que ces effets impré­vi­sibles finissent par se révé­ler, qu’on peut les cer­ner, les ana­ly­ser et dans bien des cas les sup­pri­mer. C’est exact. Mais il faut nuan­cer cet opti­misme : il y a des consé­quences irré­versibles : la pol­lu­tion des rivières, la destruc­tion totale d’es­pèces d’oi­seaux néces­saires ne peuvent guère actuel­le­ment trou­ver de remèdes. Il y a de plus des acci­dents irré­pa­rables : ceci dans le domaine indi­vi­duel : tous ceux qui ont été vic­times des pro­duits nocifs. On ne peut pas se satis­faire en consta­tant que le pro­grès fait néces­sai­re­ment des vic­times. Il y a en outre les phé­no­mènes dont l’am­pleur, l’am­pli­fi­ca­tion so­ciale est telle qu’on ne peut guère reve­nir en arrière même si on en a recon­nu le carac­tère nocif. Peut-on conce­voir que la pro­duc­tion de déter­gents s’ar­rê­te­ra, ou celle des insec­ti­cides ? Qui aurait la puis­sance de faire la loi au trust Gei­gi ? Nous sommes ici devant un com­plexe indus­triel et social, trop impor­tant pour être remis en ques­tion. Certes on peut amé­lio­rer un pro­duit, reti­rer un remède de la cir­cu­la­tion, mais le mou­ve­ment ne peut qu’am­pli­fier les consé­quences impré­vi­sibles. C’est à dire que nous sommes de moins en moins maîtres des Techni­ques employées. Car, si l’on arrive à arrê­ter tel pro­duit secon­dai­re­ment toxique, au même mo­ment on en jette cent sur le mar­ché, dont on ignore fina­le­ment les effets, qui ne seront con­nus que dans deux ou dix ans, etc… On peut poser comme un véri­table prin­cipe que plus le pro­grès tech­nique croît, plus aug­mente la somme des effets impré­vi­sibles. Bien enten­du pour ren­dre la démons­tra­tion com­plète, il fau­drait éta­blir un inven­taire détaillé de la situa­tion ce qui est impos­sible dans les limites d’un article. Mais la signi­fi­ca­tion des exemples cités me paraît suf­fisamment cer­taine, et la qua­li­té de ces exemples auto­rise la géné­ra­li­sa­tion. Ce n’est pas une mé­thode inexacte ou approxi­ma­tive que celle qui consiste à rete­nir un fait signi­fi­ca­tif, et d’un poids consi­dé­rable pour en tirer des conclu­sions géné­rales, plu­tôt que d’é­ta­blir des sta­tis­tiques ou de col­lec­ter des faits insi­gni­fiants. Il me sem­ble que l’a­na­lyse de l’am­bi­va­lence du pro­grès tech­nique effec­tuée dans cette orien­ta­tion per­met d’é­va­luer exac­te­ment la réa­li­té de notre socié­té et de la vie de l’homme dans un monde tech­ni­ci­sé sans por­ter de juge­ment de valeur ni obéir à des pré­sup­po­si­tions cachées.

J. E.

  1. On se rap­pelle que pour le D.D.T., on a affir­mé pen­dant des années, de 1941 à 1951 exac­te­ment son carac­tère tota­le­ment inof­fen­sif pour l’homme. En 1951 fut décou­vert un pre­mier effet nocif pour le D.D.T. en solu­tion grasse (rachi­tisme) et depuis on ne cesse d’a­per­ce­voir de nou­veaux effets néfastes.

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