Nicolas Casaux : Au cours des dernières semaines, je me suis entretenu avec Sylvia Karpagam, une médecin indienne, au sujet du végétarisme, de l’Inde et de son travail.
Pouvez-vous vous présenter brièvement ? Où avez-vous grandi ? Pourquoi êtes-vous devenue médecin ?
Sylvia Karpagam : Je suis médecin et chercheuse en santé publique. J’ai étudié pour mon MBBS [Bachelors of Medicine and Surgery, deux diplômes universitaires décernés après cinq à six années d’études de médecine ou de chirurgie, NdT] pendant 5 ans et demi et pour mon doctorat en médecine pendant 3 ans au St. Johns Medical College de Bangalore. J’ai vécu au Royaume-Uni durant environ 6 ans, où j’ai travaillé à temps partiel, puis je suis retournée en Inde, parce que je voulais travailler ici. J’ai travaillé avec certaines organisations non gouvernementales (ONG), mais j’ai tendance à travailler de manière indépendante (et souvent bénévole) sur des questions qui m’intéressent ou me préoccupent. Pendant le Covid, j’ai participé à des camps de santé, à des téléconsultations et à des soins à domicile pour les patients malades. Je m’occupe principalement de recherche qualitative, de formation et de renforcement des capacités. Je m’efforce aussi de sensibiliser le gouvernement et d’autres organismes, principalement au sujet des déterminants sociaux de la santé. J’écris pour les médias sur un large éventail de sujets.
La plupart des jeunes (parfois ou souvent sous l’influence de leurs parents) aspirent à devenir médecin ou ingénieur. Je m’intéressais au journalisme ou au droit, mais comme j’étais plutôt douée dans mes études, il a été presque automatiquement décidé que je deviendrais médecin. Lorsque je suis entrée en médecine, j’avais très peu de conscience sociale. Comme je parlais plusieurs langues indiennes, j’étais capable d’établir de bons rapports avec les patients et j’étais particulièrement douée pour nettoyer les plaies, suturer, panser les blessures, etc. Après avoir rejoint la médecine communautaire, j’ai pris un peu plus conscience des aspects sociaux des soins de santé.
J’ai récemment traduit (en français) un article publié sur le site de la BBC, intitulé « L’Inde et le mythe de la nation végétarienne », qui explique que contrairement à ce qu’on croit couramment en Occident, l’Inde n’est pas une nation végétarienne. Pour appuyer cette affirmation, l’article fait référence à une étude réalisée par deux chercheurs qui avancent le chiffre de 20% de végétariens en Inde. Que pensez-vous de ce chiffre ? Et quelle est l’influence, le poids du végétarisme en Inde ? (Le végétarisme culturel de l’Inde influence-t-il le régime alimentaire des non-végétariens ? Comme, en les poussant à manger moins d’aliments non-végétariens qu’ils ne le souhaiteraient).
Il est vrai qu’il existe un mythe selon lequel l’Inde serait végétarienne et que ce mythe est fortement poussé par un programme idéologique. Ce mythe est renforcé, dans les pays occidentaux, par les personnes originaires d’Inde, parlant anglais et appartenant à la classe supérieure, ainsi que par l’idée selon laquelle l’Inde est un pays mystique, pratiquant le yoga et chérissant la paix.
Les Occidentaux ne sont pas non plus conscients du système des castes, qui est également passé sous silence par ces personnes originaires d’Inde et appartenant à la classe sociale supérieure dans les pays occidentaux. Ces mêmes Indiens se battent pour la discrimination positive, la diversité et s’expriment contre la discrimination basée sur l’ethnicité/la couleur de peau, etc. mais nient complètement la discrimination fondée sur la caste et le manque de représentation dans la plupart des espaces.
Cela se manifeste dans le type de décisions prises ici, en Inde, en matière d’alimentation. Une bureaucratie qui s’identifie largement comme végétarienne impose un végétarisme bas de gamme sous la forme de céréales et de millets tout en supprimant la plupart des aliments traditionnellement consommés par les communautés marginalisées ou vulnérables. Par exemple, des interdictions d’abattage de bétail, assorties de peines plus ou moins sévères, ont été mises en place dans plusieurs États du pays, mais aucune indignation n’a été exprimée, même par les individus et les organismes qui constituent la société civile affectée au « droit à l’alimentation » du pays, qui sont eux-mêmes végétariens pour la plupart.
Ironiquement, ces végétariens consomment du lait et des produits laitiers en grande quantité, soit des produits d’origine animale. Tant que le lait et les produits laitiers sont protégés, ils ne s’indignent pas. Peu leur importe que la plupart des autres aliments d’origine animale soient supprimés ou criminalisés. De même, les chercheurs et universitaires végétariens, principalement issus de la caste dominante, font la promotion du végétarisme en invoquant des recherches biaisées, y compris dans les médias, qui participent également à promouvoir le végétarisme.
Il y a un mépris pour la viande mais aussi pour les mangeurs de viande qui sont souvent perçus comme plus agressifs/violents/sexuellement agressifs/convoiteux/criminels, etc. Cette idée est transmise très tôt aux enfants. Les mangeurs de viande ont souvent honte de leurs choix alimentaires et ont tendance à cacher ce qu’ils mangent chez eux. L’Akshaya Patra, qui est l’organisation sœur de l’ISKCON ou Société internationale pour la conscience de Krishna, promeut ouvertement le régime sattvique, qui n’a aucun fondement scientifique et qui est dépourvu de la plupart des épices et des aliments consommés par les communautés marginalisées.
En Occident, le mythe de la nation indienne végétarienne est souvent utilisé comme un moyen de promouvoir le végétarisme. L’idée consiste à utiliser l’Inde comme une preuve que le végétarisme est sûr et formidable. Nous avons dissipé le mythe de la nation végétarienne, mais on peut par ailleurs se poser la question de savoir si les Indiens qui mangent strictement végétarien sont en bonne santé. Alors, y a‑t-il des problèmes de santé chez les végétariens en Inde ?
Le végétarisme indien est lié aux castes et aux classes sociales, de sorte que les végétariens ont de fortes chances d’appartenir aux castes dominantes et aux classes supérieures. Ils ont donc accès à de meilleurs salaires, modes de vie, etc. Ils peuvent avoir une alimentation plus diversifiée comprenant des céréales, du millet, des légumineuses, des produits laitiers, du lait, du beurre, du ghee, des noix, des graines germées, des salades, des légumes, etc. Ironiquement, bien qu’ils consomment des produits laitiers, ils se disent végétariens alors que techniquement, les produits laitiers sont d’origine animale. Les sections les plus pauvres n’ont pas accès aux produits laitiers, sauf en très petites quantités. Il est également arrivé que des personnes appartenant aux castes « inférieures » ou intouchables soient attaquées pour avoir consommé des produits laitiers comme le ghee. Ainsi, symboliquement, ces aliments ne sont pas disponibles pour les communautés les plus pauvres. Cependant, de nombreux végétariens consomment également des aliments malsains tels que des céréales, des sucres, des huiles de graines (aliments frits contenant des acides gras trans), des aliments vides (junk food), etc. L’obésité n’est donc pas rare. Et beaucoup peuvent présenter des carences nutritionnelles — anémie, carence en B12, en vitamine D et en calcium peuvent être constatées chez les végétariens.
Ces mêmes végétariens imposent au reste de la population des aliments pauvres en nutriments tels que les céréales et le millet (et rien d’autre), interdisent l’abattage du bétail, criminalisent les autres aliments d’origine animale et ceux qui les consomment. De nombreuses institutions, médias, universités, écoles, bureaux, etc. interdisent la consommation de viande dans leurs locaux, ce qui montre le pouvoir que les végétariens possèdent et exercent sur l’opinion publique.
Il existe également très peu d’études comparant la santé des végétariens et des mangeurs de viande. Et les rares qui sont entreprises sont biaisées. Par exemple, une étude peut montrer que les végétariens ont de meilleurs résultats nutritionnels que les mangeurs de viande, mais ces mangeurs de viande peuvent ne consommer de la viande qu’une fois tous les plusieurs jours (en raison de son coût, de la criminalisation de ces aliments d’origine animale et de leur accès généralement limité, même pour ceux qui en consomment).
En Occident, lorsque vous faites remarquer que les végétariens indiens ne sont pas particulièrement en bonne santé, la réponse que vous obtenez est qu’« ils ne le font pas correctement ». C’est-à-dire qu’ils ne pratiquent pas un régime végétarien sain tel que recommandé par les nutritionnistes ou quelque chose de ce genre. D’après ce que vous dites, il semble que cela contienne une part de vérité, non ?
La majorité des Indiens ne sont pas végétariens et la minorité qui l’est, en raison de sa situation de caste et de classe, dicte ce que la majorité doit manger.
Mais il y a une différence entre le végétarisme des riches/élites et celui des pauvres. Les riches ont accès à des produits laitiers, des noix, du ghee, du beurre, des légumineuses, des légumes, etc. alors que ce qui est prescrit pour les pauvres dans la plupart des programmes alimentaires, ce ne sont que des céréales, du millet et une petite quantité de légumineuses. Ce végétarisme bon marché est encouragé par le système gouvernemental de distribution publique (PDS), le programme de repas de midi (MDM) et les programmes des services intégrés de développement de l’enfant (ICDS). Lorsque les pauvres ont une alimentation riche en céréales et pauvre en nutriments, ils sont plus susceptibles de souffrir de malnutrition. Les enfants sont plus susceptibles de souffrir de retard de croissance et de dénutrition. L’anémie, la carence en vitamine A et de nombreuses autres carences nutritionnelles sont dues à ce végétarisme bon marché. En outre, la viande et les autres aliments traditionnellement consommés par les communautés dalit/adivasi et d’autres communautés marginalisées sont criminalisés. Lorsque leurs membres souhaitent manger ces aliments, ils font face à de nombreuses difficultés. Ces aliments sont soit trop chers, soit soumis à des lois qui interdisent ou empêchent leur consommation. Par ailleurs, des gens sont pris pour cible, victimes d’abus physiques (voire de lynchage), d’humiliations verbales et de discriminations pour avoir osé consommer leurs aliments traditionnels. Il y a donc beaucoup de honte.
Et donc, le végétarisme qui est préconisé est imposé d’en haut, il se fonde sur des motifs de castes et de classes, et n’a rien de scientifique.
Par exemple, lorsqu’une femme se rend à l’hôpital à cause d’une anémie, on lui donne des comprimés et on lui conseille de manger des légumes, mais il est peu probable qu’on lui dise que le foie et les viandes rouges sont de bonnes sources de fer. Le végétarisme consiste donc principalement à effacer et à criminaliser les aliments d’origine animale. Ce n’est ni éthique, ni par choix, ni scientifique.
Même parmi les riches végétariens, il y a beaucoup de malnutrition à cause des sucres, des aliments transformés, des graisses trans, etc., qu’ils consomment. En général, ils ne savent pas comment pratiquer un végétarisme sain.
Deuxièmement, l’inclusion des produits laitiers dans la catégorie des aliments végétariens fausse le tableau. Les personnes qui prennent une position morale contre la viande ou les aliments d’origine animale étiquettent commodément le lait et les produits laitiers, qui sont également d’origine animale, comme des aliments végétariens. Lorsque l’abattage du bétail est interdit et que des gens critiquent les viandes rouges dans le cadre du discours sur le changement climatique en Inde, ils ne tiennent pas compte du fait que l’élevage du bétail pour le lait et les produits laitiers, du bétail que l’on n’abat donc pas, n’a pas de sens économique et n’est pas efficace non plus.
Je suis d’accord avec vous en ce qui concerne l’éthique bizarre de considérer le lait et même parfois le poisson (comme cela se fait ici en France et ailleurs en Occident) comme des aliments végétariens. Un régime véritablement végétarien serait un régime végétalien. Que pensez-vous des revendications morales/éthiques de ceux qui prêchent le véganisme ? Et pensez-vous qu’un végétarisme ou un végétalisme sain soit possible ?
Je pense qu’un végétarisme sain est possible si l’on considère le lait et les produits laitiers comme végétariens. Mais en raison des connotations de caste, religieuses et morales de cette idée, je pense qu’il est politiquement important de remettre en question la catégorie de végétarien.
Avec des produits d’origine animale dans une bonne proportion et une alimentation équilibrée et diversifiée, il est possible d’être en bonne santé. Bien sûr, il faut aussi éviter la malbouffe, les graisses trans, l’excès de sucre, les huiles de graines, etc.
Un végétalisme sain est un oxymore. Tout d’abord, seuls des individus appartenant aux classes supérieures peuvent l’envisager, en raison du temps, du coût et de l’espace mental nécessaires pour planifier un régime végétalien. Il n’est pas possible d’avoir un régime végétalien naturel. Il faut une certaine quantité de suppléments et d’additifs, etc. En outre, le positionnement moral du véganisme doit également être remis en question. Les végans rejettent les produits d’origine animale pour des raisons éthiques et pour protéger les vies sensibles, mais de nombreux animaux sont également affectés par un régime végétalien.
Deuxièmement, si leur préoccupation est le climat, cela témoigne d’une mauvaise compréhension du changement climatique. Ils devraient plutôt cibler les grands coupables comme l’industrie, l’automobile et les technologies numériques, ce qu’ils ne font pas toujours. De plus, ils font venir par avion des aliments de différents pays pour remplir leurs assiettes végétaliennes. Cela a d’immenses conséquences dans les pays développés, qui choisissent d’aménager des monocultures de produits qui ne sont pas traditionnellement consommés dans leur région (amandes, noix de cajou, soja, etc.). L’expédition de ces produits par bateaux ou avions aux végétaliens du monde entier participe au réchauffement climatique.
La culture des noix de cajou a été démultipliée et les femmes qui épluchent leurs coquilles sont souvent très pauvres et finissent brûlées à cause des acides cardoliques et anacardiques.
En outre, les agriculteurs dépendent du bétail pour leur subsistance et il existe un cycle d’entretien dont l’abattage de l’animal fait partie. Les agriculteurs nous demandent de ne pas imposer ce que devrait être l’amour des animaux. Ils disent qu’il est douloureux de voir des animaux mourir de blessure, de maladie, de malaise, etc. Ils préfèrent les livrer à l’abattage. Il y a toute une chaîne de communautés, souvent traditionnellement marginalisées, qui dépendent du commerce du bétail et qui sont affectées par les interdictions d’abattage du bétail.
On sait que des foules de lyncheurs ont attaqué des hommes pauvres, dalits et musulmans, uniquement parce qu’ils étaient soupçonnés de transporter du bétail ou du bœuf. Ceux qui font pression pour que des politiques soient adoptées qui imposent des régimes alimentaires à base de plante devraient également assumer la responsabilité morale de l’impact de leurs décisions sur les communautés vulnérables.
Les hommes et les femmes sont-ils contraints par les mêmes tabous, règles et impératifs culturels à ne pas manger de viande ? Et observez-vous une différence dans les conséquences du végétarisme chez les hommes et les femmes (femmes qui ont leurs règles, qui accouchent, etc.) ?
Selon l’enquête nationale sur la santé des familles (National Family Health Survey, NFHS) de 2019, 18,7 % des femmes ont un indice de masse corporelle inférieur à la normale ou inférieur à 18,5 kg/m2 tandis que 16,2 % des hommes ont un IMC faible. On peut donc constater que la malnutrition dans certaines communautés concerne aussi bien les hommes que les femmes. Cependant, les hommes sont plus nombreux (83,4 %) à manger de la viande, du poisson ou des œufs tous les jours, toutes les semaines ou occasionnellement, comparativement aux femmes (70,6 %). Les hommes ont tendance à manger de la viande ou des œufs lorsqu’ils sont à l’extérieur de la maison et beaucoup ne le disent pas à la maison. Les hommes ont également tendance à consommer de la viande avec de l’alcool, que ce soit à la maison ou à l’extérieur. Les jeunes femmes qui travaillent loin de chez elles ou qui vont à l’université ont tendance à manger de la viande même si elle n’est pas autorisée chez elles.
Selon les données de la NFHS, l’anémie est de 57% chez les femmes âgées de 15 à 49 ans et de 25% chez les hommes, bien que les seuils soient différents pour les deux. Le seuil pour les femmes a tendance à être plus bas que pour les hommes. L’anémie nutritionnelle est une préoccupation majeure chez les femmes enceintes et constitue la principale cause évitable de décès maternels.
Il existe des tabous autour de ce que les femmes peuvent manger pendant la grossesse et certaines restrictions alimentaires peuvent avoir un effet négatif sur elles. Par exemple, il existe une croyance selon laquelle si vous mangez des aliments de couleur foncée, votre enfant sera foncé. Compte tenu de l’obsession de l’Inde pour la peau claire, cela signifie que les femmes n’ont pas toujours la possibilité de suivre un régime alimentaire diversifié ou équilibré. De même, il existe une croyance (erronée) selon laquelle si les mères mangent des œufs, le bébé sera chauve !
Il existe une croyance concernant les aliments chauds et froids, on dit aux femmes qui accouchent de ne pas manger d’aliments froids car le bébé et la mère risquent de s’enrhumer. De même, on évite les aliments chauds en excès.
En Inde, il y a aussi l’idée d’aliments sattviques, tamasiques et rajasiques. Les aliments sattviques sont dépourvus de viande, d’œufs, d’oignons, d’ail, etc. et c’est ce que l’on conseille de donner aux enfants. Les deux autres aliments sont considérés comme induisant convoitise, manque de concentration et violence/agressivité.