Notes sur une traduction parue aux Éditions Libre (par Nicolas Casaux)

Comme cer­tains savent, j’ai quelques bons amis dans le milieu « anti­fas­ciste » ou « anti­au­to­ri­taire » fran­çais. Cer­tains d’entre eux se sont gen­ti­ment don­né la peine de tra­duire un texte de Peter Gel­der­loos dans lequel je suis accu­sé d’un peu tout, et prin­ci­pa­le­ment d’être un affreux « trans­phobe ». Selon toute pro­ba­bi­li­té, ce texte, Gel­der­loos s’est sen­ti obli­gé de l’écrire après avoir été aver­ti que notre tra­duc­tion de son livre Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État parue aux Édi­tions Libre était le fait d’un infré­quen­table « trans­phobe ». Il lui fal­lait donc s’expliquer. Com­ment avait-il osé être tra­duit par un tel per­son­nage ? Qu’allait-il faire ? Deman­der conseil à Sainte Judith But­ler ? Cher­cher l’absolution au confes­sion­nal de l’Église du trans­gen­risme ? Oui. C’est ain­si qu’il a rédi­gé un joli poème à mon égard que vous pou­vez lire sur le site Rebellyon.info, et auquel j’ai lon­gue­ment répon­du sur Le Par­tage (les « anti­au­to­ri­taires » de Rebel­lyon n’ont jamais vou­lu publier ma réponse).

Dans le même temps, cer­tains mili­tants — peut-être les mêmes — , ayant eu vent de ma pré­ten­due « trans­pho­bie », se sont mis à m’accuser d’avoir volé la tra­duc­tion du livre Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État que l’on trouve en télé­char­ge­ment libre sur le site mars-infos.org. Est-ce le cas ? Non.

D’abord parce que, si, ini­tia­le­ment, je suis bien par­ti de la tra­duc­tion de Mars-Infos, c’est avec l’accord d’un de ses prin­ci­paux auteurs (lequel est d’ailleurs men­tion­né comme co-tra­duc­teur dans la ver­sion que nous avons publiée aux Édi­tions Libre) ! Ensuite, parce que la tra­duc­tion que nous avons publiée aux Édi­tions Libre dif­fère beau­coup du texte pro­po­sé sur le site de Mars-Infos. N’importe qui pour­rait le véri­fier en quelques secondes : il suf­fit de com­pa­rer n’importe quel pas­sage de cette tra­duc­tion (tou­jours en télé­char­ge­ment libre) avec son équi­valent dans la mienne pour s’en rendre compte. Mais qui, aujourd’hui, se sou­cie encore de col­por­ter des ragots, de pro­fé­rer des accu­sa­tions sans avoir rien exa­mi­né de près ? Mani­fes­te­ment pas les pré­ten­dus anar­chistes qui l’ont mau­vaise à mon encontre (« trans­phobe ! »), qui se contentent de répé­ter cette accu­sa­tion en boucle en se bou­chant les oreilles.

Je reprends : si je suis donc par­ti de la tra­duc­tion de Mars-Infos, au bout de quelques pages, je me suis ren­du compte qu’elle était assez moyenne, entre autres parce qu’il s’y trouve un cer­tain nombre de contre­sens (une dizaine, sur les quelques pages que j’ai lues). J’ai donc déci­dé de tout reprendre à par­tir du livre ori­gi­nal. Il en résulte une tra­duc­tion bien dif­fé­rente de celle que l’on trouve sur le site de Mars-Infos.

Pour que les choses soient bien claires, voi­ci quelques extraits des deux tra­duc­tions exis­tantes du livre en ques­tion, avec, à chaque fois, la ver­sion de Mars-Infos [M‑I] en pre­mier, sui­vie de celle des Édi­tions Libre [Libre]. Pour com­men­cer, pre­nons le pre­mier para­graphe du livre :

I.

[M‑I] En août 2004, durant la Conver­gence Anar­chiste d’Amérique du Nord qui avait lieu à Athens dans l’Ohio, je pris part à une table ronde consa­crée à débattre les mérites de la non-vio­lence par oppo­si­tion à la vio­lence. Comme on pou­vait s’y attendre, la dis­cus­sion s’abîma dans un débat impro­duc­tif et com­pé­ti­tif. J’avais espé­ré que chaque inter­ve­nant se ver­rait accor­der un temps de parole consé­quent, de sorte à pou­voir pré­sen­ter ses idées en pro­fon­deur et limi­ter le risque pro­bable d’un match de ten­nis consis­tant à se ren­voyer des cli­chés en guise d’arguments. Mais le modé­ra­teur, qui était éga­le­ment un des orga­ni­sa­teurs de la confé­rence et de sur­croît un des inter­ve­nants dans cette table ronde, refu­sa cette approche.

[Libre] En août 2004, lors de la Conver­gence anar­chiste nord-amé­ri­caine, à Athens dans l’Ohio, j’ai par­ti­ci­pé à une table ronde dis­cu­tant de la non-vio­lence et de la vio­lence. Comme on pou­vait s’y attendre, la dis­cus­sion tour­na au débat impro­duc­tif et com­pé­ti­tif. J’avais espé­ré que chaque par­ti­ci­pant puisse béné­fi­cier du temps néces­saire pour expo­ser ses idées en pro­fon­deur, afin de limi­ter le risque de se retrou­ver face à un ping-pong de cli­chés. Mais l’animateur, qui était aus­si l’organisateur de la confé­rence et, qui plus est, un par­ti­ci­pant, ne l’entendit pas ainsi.

II.

[M‑I] Dans le cadre de ce qui peut être décrit comme un envi­ron­ne­ment social stu­pé­fiant, la répé­ti­tion inces­sante et le contrôle total de l’in­for­ma­tion par les grands médias sont beau­coup plus puis­sants que des argu­ments solides et bien recher­chés sou­te­nus par des faits. J’es­père que tou-te‑s les paci­fistes com­prennent que les médias cor­po­ra­tifs sont au moins autant des agents de l’au­to­ri­té que le sont la police ou l’armée.

[Libre] Le contrôle qua­si total de l’information par les médias de masse rend caduque la ten­ta­tive de les com­battre par des argu­ments, même soli­de­ment étayés de faits. J’ose espé­rer que tous les paci­fistes com­prennent que les médias de masse sont des chiens de garde du sta­tu quo, au même titre que la police et l’armée.

III.

[M‑I] La stra­té­gie est le che­min, le plan de jeu pour accom­plir l’ob­jec­tif. C’est la sym­pho­nie coor­don­née de tous les mou­ve­ments qui mène­ront à l’é­chec et mat. Les soit-disant révo­lu­tion­naires des États-Unis, et pro­ba­ble­ment aus­si d’ailleurs, sont plus flou-e‑s lorsque l’on en vient aux stra­té­gies. Ils et elles ont une idée gros­sière de l’ob­jec­tif et s’im­pliquent acti­ve­ment dans les tac­tiques, mais oublient sou­vent tota­le­ment la créa­tion et la mise en place de stra­té­gies viables. D’un cer­tain point de vue, les acti­vistes non-violent-e‑s ont un cran d’a­vance sur les acti­vistes révo­lu­tion­naires, puis­qu’ils ont sou­vent des stra­té­gies bien déve­lop­pées pour la pour­suite d’ob­jec­tifs à court-terme. La contre­par­tie tend à être la totale inexis­tence d’ob­jec­tifs à moyen et long terme, pro­ba­ble­ment parce que les objec­tifs à court terme et les stra­té­gies des paci­fistes les bloquent dans des impasses qui seraient très démo­ra­li­santes si on s’en ren­dait compte.

[Libre] La stra­té­gie consti­tue la voie à suivre, les règles du jeu qui per­met­tront d’atteindre l’objectif. La sym­pho­nie coor­don­née de tous les mou­ve­ments qui mènent à la vic­toire. Les aspi­rants révo­lu­tion­naires des États-Unis, et sans doute d’ailleurs, négligent bien trop sou­vent la ques­tion stra­té­gique. Ils ont une idée gros­sière de l’objectif et s’impliquent acti­ve­ment dans les tac­tiques, mais ils oublient sou­vent la créa­tion et la mise en place de stra­té­gies viables. D’un cer­tain point de vue, les acti­vistes non vio­lents, dont les stra­té­gies visant à atteindre des objec­tifs à court terme sont sou­vent bien rodées, ont un avan­tage sur les acti­vistes révo­lu­tion­naires. D’un autre côté, ils ont ten­dance à n’avoir aucun objec­tif à moyen et long terme, sans doute parce que les objec­tifs à court terme et les stra­té­gies des paci­fistes les enferment dans des impasses, qui seraient fort démo­ra­li­santes si elles étaient recon­nues pour ce qu’elles sont.

En ce qui concerne les contre­sens, je n’ai mal­heu­reu­se­ment pas pré­ci­sé­ment rele­vé où il se trou­vaient tous. Je suis en mesure d’en expo­ser trois, que j’ai su retrou­ver, mais il y en a d’autres (celui qui vou­drait se lan­cer dans une com­pa­rai­son minu­tieuse de nos deux tra­duc­tions, à la lumière du livre ori­gi­nal, en anglais, les trou­ve­rait faci­le­ment). En voi­ci un :

[M‑I] Il existe cepen­dant une grande par­tie de la lit­té­ra­ture fémi­niste qui nie les les effets auto­no­mi­sants (et his­to­ri­que­ment impor­tants) de la lutte radi­cale des femmes et des autres mou­ve­ments, offrant à la place un fémi­nisme paci­fiste. Les fémi­nistes paci­fistes pointent le sexisme et le machisme de cer­tains mili­tants des mou­ve­ments de libé­ra­tion, chose que nous devrions tou-te‑s recon­naître et trai­ter comme il se doit. Argu­men­ter contre la non-vio­lence en faveur de la diver­si­té des tac­tiques ne devrait en aucun cas engen­drer une satis­fac­tion à l’égard des stra­té­gies ou des cultures de groupes armés pas­sés (comme par exemple la pos­ture machiste du Wea­ther Under­ground ou l’antiféminisme des Bri­gades Rouges). Mais si l’on prend ces cri­tiques au sérieux, on ne devrait pas se pri­ver de remar­quer l’hypocrisie des fémi­nistes qui dénoncent volon­tiers les com­por­te­ments sexistes des acti­vistes uti­li­sant des formes d’ac­tion vio­lentes mais les couvrent quand ils sont le fait des paci­fistes – par exemple, savou­reuse est l’histoire de Gand­hi qui ensei­gna la non-vio­lence à sa femme, sans men­tion­ner les inquié­tants aspects patriar­caux de leur relation.

[Libre] Cepen­dant, une par­tie de la lit­té­ra­ture fémi­niste nie les effets éman­ci­pa­teurs (et his­to­ri­que­ment impor­tants) de la lutte radi­cale des femmes et des autres mou­ve­ments, pro­mou­vant à la place un fémi­nisme paci­fiste. Les fémi­nistes paci­fistes dénoncent le sexisme et le machisme de cer­taines orga­ni­sa­tions mili­tantes de libé­ra­tion, ce que nous devons tous admettre et trai­ter comme il se doit. Cri­ti­quer la non-vio­lence en favo­ri­sant la diver­si­té des tac­tiques n’implique pas auto­ma­ti­que­ment que l’on sou­tient les stra­té­gies ou les cultures d’anciens groupes mili­tants (comme, par exemple, le Wea­ther Under­ground et ses pos­tures machistes, ou les Bri­gades rouges et leur anti­fé­mi­nisme). Mais prendre ces cri­tiques au sérieux ne devrait pas nous empê­cher de sou­li­gner l’hypocrisie des fémi­nistes qui dénoncent volon­tiers les com­por­te­ments sexistes des acti­vistes uti­li­sant des formes d’action vio­lentes, mais qui les esca­motent quand ils sont le fait de paci­fistes — par exemple, en célé­brant l’histoire selon laquelle Gand­hi aurait appris la non-vio­lence de sa femme, tout en occul­tant l’aspect par­ti­cu­liè­re­ment patriar­cal de leur relation.

Un autre :

[M‑I] Les étu­diant-e‑s de Kent State ont été cho­qué-e‑s de façon simi­laire, alors que le même gou­ver­ne­ment qui avait tué un grand nombre d’entre eux mas­sa­crait des mil­lions de per­sonnes en Indo­chine sans consé­quences ou hésitation.

[Libre] De la même manière, les étu­diants de l’université d’État de Kent dans l’Ohio, aux États-Unis, ont été cho­qués de voir que le gou­ver­ne­ment qui avait tué quelques-uns des leurs, tout au plus, mas­sa­crait impu­né­ment et sans la moindre hési­ta­tion des mil­lions d’êtres humains en Indochine.

& un troisième :

[M‑I] Les illu­sions démo­cra­tiques ne peuvent que se faire plus pro­fondes et, au bout du compte, l’é­du­ca­tion ne mène­ra qu’une poi­gnée de per­sonnes pri­vi­lé­giées à sou­te­nir la révo­lu­tion. A cer­tains niveaux, les per­sonnes jouis­sant de pri­vi­lèges savent déjà ce qu’elles font et où sont leurs inté­rêts. Des contra­dic­tions internes émer­ge­ront à mesure que la lutte s’ap­pro­che­ra de chez eux et met­tra en péril les pri­vi­lèges sur la base des­quels leur vision du monde et leurs expé­riences de vie se sont construites, mena­çant la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion confor­table et éclai­rée. Les gens ont besoin de plus que l’é­du­ca­tion pour adhé­rer à une lutte dou­lou­reuse et com­plète qui détrui­ra les struc­tures de pou­voir qui ont enca­dré leurs iden­ti­tés profondes.

[Libre] Le ver­nis démo­cra­tique finit par s’effriter et, au bout du compte, le pro­sé­ly­tisme n’amènera qu’une poi­gnée de pri­vi­lé­giés à sou­te­nir la révo­lu­tion. À cer­tains égards, les pri­vi­lé­giés savent ce qu’ils font et où sont leurs inté­rêts. Des contra­dic­tions internes émer­ge­ront à mesure que la lutte se rap­pro­che­ra de leur foyer et met­tra en péril les pri­vi­lèges sur la base des­quels leur vision du monde et leurs expé­riences de vie se sont construites, mena­çant la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion confor­table et éclai­rée. Il fau­dra bien plus que du pro­sé­ly­tisme pour impli­quer les gens dans une lutte ardue et fas­ti­dieuse visant à détruire les struc­tures de pou­voir qui défi­nissent leur iden­ti­té même.

Mais je perds sûre­ment mon temps à expli­quer tout cela. Je suis « trans­phobe », je suis un enne­mi, toutes les méthodes sont bonnes pour ten­ter de me nuire. Mes détrac­teurs se fichent pas mal des faits, de la réa­li­té. La néga­tion de la réa­li­té est un sport quo­ti­dien chez ces gens-là. On nie la réa­li­té bio­lo­gique, la sexua­tion de l’espèce humaine, comme on se fiche de col­por­ter toutes sortes de rumeurs sans fon­de­ment. Que ces gens-là pré­tendent incar­ner l’anarchisme est à pleu­rer. Mais sans doute dans l’ordre des choses. Le gros des anar­chistes adhère, depuis le XIXème siècle, à l’essentiel des déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques et indus­triels engen­drés par le capi­ta­lisme, à tout un pan de la mytho­lo­gie du pro­grès, à l’utopie progressiste.

Nico­las Casaux

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