Léo Thiers-Vidal aurait eu 51 ans aujourd’hui. J’ai découvert son existence, son remarquable travail, ses écrits, il y a quelques mois — mieux vaut tard que jamais. Ci-après, deux textes de sa plume, qu’on partage pour l’occasion.
(Pour en savoir plus sur qui il était, comment il a vécu, il y a par exemple le dossier « In Memoriam. Quelques mots pour Léo, sur Léo, de Léo Thiers-Vidal, l’ami et le militant que nous avons aimé », paru en 2008 dans le volume 27 de la revue Nouvelles Questions Féministes, et le texte « Léo Thiers-Vidal (1970–2007) : allié masculin du féminisme » publié sur le site Révolution Féministe.)
N. C.
1. Culpabilité personnelle et responsabilité collective : le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat comme aboutissement d’un processus collectif (2004)
Présentation dans le cadre du Colloque Marx IV (01/10/04), Matin, Section « Genre et rapports sociaux » (Nouvelles Questions Féministes). Récupéré à l’adresse suivante.
Lorsque, le 27 juillet 2003, Bertrand Cantat a décidé de frapper — à mort — Marie Trintignant, il a engagé sa responsabilité individuelle pour les conséquences de ses actes — quels que puissent être ensuite ses discours de déni, de reconnaissance partielle, de projection de responsabilité ou de pleine reconnaissance et éventuelle demande de pardon. Si cette dimension subjective, individuelle de la reconnaissance de culpabilité peut être importante pour les personnes proches de Marie Trintignant et la façon dont celles-ci pourront vivre ce meurtre, elle n’évacue évidemment ni la culpabilité individuelle de Cantat, ni la dimension de responsabilité collective pour ce meurtre. J’entends par responsabilité collective le fait que les actes de Cantat peuvent évidemment être analysés comme reflétant son investissement dans la masculinité hétérosexuelle — c’est-à-dire l’investissement subjectif par un humain d’un certain registre de pratiques de soi et des autres, sources de bénéfices structurels considérables. Les actes de Cantat révèlent ainsi le degré de résistance et/ou de complaisance que celui-ci a au préalable développé face à cette socialisation masculine hétérosexuelle. Plus spécifiquement, les actes de Cantat peuvent également être analysés comme le produit d’une socialisation masculine spécifiquement de gauche radicale. Et c’est en tant que pratique d’une masculinité hétérosexuelle engagée à gauche que les actes de Cantat peuvent collectivement interroger les hommes hétérosexuels de la gauche radicale.
Lorsque, en tant qu’homme hétérosexuel engagé à gauche, on commence à s’intéresser aux rapports sociaux de sexe — en particulier à travers la grille d’analyse féministe radicale — on est très rapidement confronté à l’absence d’une pratique de la responsabilité individuelle et/ou collective au sein de la gauche radicale. La socialisation de gauche implique souvent une projection de ce qui pose problème dans un autre abstrait — le système capitaliste, l’État, les multinationales — ou dans un autre concret — les patrons, les politiciens, les policiers. La rencontre avec le féminisme donne alors souvent lieu à une intégration de la critique féministe selon ce même mode : l’autre abstrait devient le système patriarcal, la socialisation genrée, l’autre concret, les machos, les violeurs. Cette culture politique désincarnée empêche alors souvent ces hommes de jeter un regard politique sur leurs propres pratiques, sur celles au sein de leurs propres collectifs ou organisations et sur celles au sein de leurs vies personnelles. Or cette culture politique désincarnée a une fonction politique précise : le maintien d’une culture politique masculine, c’est-à-dire servant les intérêts et les subjectivités des hommes hétérosexuels de gauche. Cette masculinisation de l’engagement de gauche est donc simultanément une hétérosexualisation : les représentations et pratiques prédominantes de la gauche radicale n’interrogent pas l’organisation hétérosexuelle des rapports sociaux et reconduisent la distinction classique entre vie privée et vie publique. Cette culture politique contribue donc à produire une masculinité hétérosexuelle qui ne s’interroge pas, qui ne doute pas de soi et surtout qui ne tolère pas le fait d’être interrogé par des membres de groupes sociaux subordonnés sur ce qui pose problème dans ses actes, autant au sein de la sphère privée que publique.
L’absence d’une culture de responsabilité, de retours politiques critiques sur soi — ses pratiques, ses émotions, ses désirs, ses objectifs — toujours justifiée au nom d’une cause considérée seule politiquement légitime permet, entre autres, à ces hommes de construire un sentiment moral de puissance, d’intégrité, d’authenticité individuelle devenu synonyme de capacité à agir politiquement sur le monde. Or c’est précisément parce que l’interrogation féministe — en particulier sur le mode « le privé est politique » — bloque ce sentiment moral d’intégrité et d’authenticité, et qu’elle introduit une perception contradictoire de soi comme entre autres négatif, destructeur, violent et égoïste… que les hommes de gauche refusent majoritairement une lecture politique incarnée des rapports sociaux de sexe. S’intégrer soi à cette lecture comme faisant profondément et structurellement partie du problème semble être vécu comme incompatible avec l’engagement politique radical : on ne pourrait et faire partie du problème et vouloir contribuer à sa résolution. Adopter une perception de soi qui est négative et positive et qui oblige avant tout à déplacer la question vers les pratiques et leurs conséquences politiques sur la vie des autres semble alors devenir synonyme de psychologisation, de dépolitisation, de culture chrétienne/stalinienne de culpabilité — ce qui est paradoxal puisque cette culture de l’irresponsabilité sert précisément à sauvegarder un sentiment moral d’intégrité et d’authenticité.
L’analyse féministe des rapports sociaux de sexe invite en effet les hommes à se percevoir comme faisant profondément partie du problème, comme constituant un obstacle structurel à une société égalitaire. Elle invite les hommes à se percevoir non tant comme des individus, mais avant tout comme des membres d’un groupe social, grandement dépourvus d’individualité. La réaction masculine courante à l’interrogation féministe consiste alors à dire : « Oui, mais moi je suis différent. D’ailleurs, je l’ai demandé à ma copine, et moi je ne suis pas comme ça. Je vous l’assure, je fais bien la vaisselle. » Un enjeu central d’une lecture anti-masculiniste incarnée des rapports sociaux de sexe consiste alors, à mon avis, bien au contraire à se dire « J’ai beaucoup plus de choses en commun avec Bertrand Cantat que de différences. Les actes meurtriers de Cantat en disent beaucoup plus sur ma façon de vivre et d’agir que je ne veux bien reconnaître. » C’est en effet lorsqu’ils acceptent de se percevoir comme partie intégrante d’une réalité sociologique oppressive que les hommes de gauche peuvent commencer — à l’aide des analyses féministes — à interroger cette réalité depuis leur position vécue, puis à transformer leur façon d’agir et celle de leurs pairs. Il s’agit donc de relire leur vécu et leurs pratiques à travers l’hypothèse que ceux-ci relèvent plus souvent de l’oppression que non plutôt que d’effectuer une telle relecture en postulant une rupture qualitative avec « les machos ».
C’est entre autres dans ce sens qu’un collectif de féministes participant à un séminaire international sur le genre à Budapest en 1997, avait refusé comme réponse unique l’exclusion d’un homme qui avait violé une femme pendant ce séminaire : elles demandaient à tous les hommes présents de relire leurs comportements et vécus en postulant cette continuité oppressive, refusant ainsi que le « problème patriarcal » soit projeté de façon déresponsabilisante sur l’homme violeur. Elles exigeaient que les hommes — en tant que membres d’un groupe social — effectuent un travail critique personnel et collectif sur leur propre participation à l’oppression des femmes et rendent concrètement accessibles — c’est-à-dire par écrit — les retours critiques sur leurs propres comportements et ce qui avait selon eux rendu possible ce viol. Si cette dynamique critique avait partiellement eu lieu — et uniquement de par la demande répétée de la part de ces féministes — elle avait surtout confirmé l’absence de culture critique chez les hommes de la gauche radicale, même « antisexistes ». En France, c’est également l’absence voire le refus collectif de retour critique sur la masculinité hétérosexuelle de gauche radicale qui avait renforcé un décalage politique genré lors d’un camping antipatriarcal en 1995 au sein de la gauche libertaire, d’ailleurs également marqué par des violences masculines contre des participantes.
Il semble donc que ce refus masculin et/ou cette incapacité masculine à développer un regard critique sur les pratiques oppressives vis-à-vis des femmes fassent partie intégrante d’une culture politique de gauche associant automatiquement ce type de travail politique à une pratique stalinienne et/ou chrétienne de culpabilité. La difficulté actuelle de penser la façon dont le « je » masculin hétérosexuel est pleinement structuré par un « nous » oppressif peut, à mon avis, être éclairée à travers les notions de culpabilité personnelle et responsabilité collective. Cette démarche est inspirée d’une conférence donnée par la philosophe féministe Serbe Dasa Duhacek sur la notion de responsabilité collective dans le contexte de l’ex-Yougoslavie, et ce à partir du travail théorique de Hannah Arendt.
Selon Arendt, la notion non-politique de culpabilité s’applique à des personnes et est fonction directe de leurs actes : dans ce sens, Bertrand Cantat est seul coupable de ses actes meurtriers — au sens légal et moral. La notion de responsabilité collective, par contre, fait référence à un registre politique et est fonction de l’appartenance à une communauté sociopolitique. Ce qui distingue la responsabilité collective, c’est le fait que celle-ci est indirecte (vicarious) et involontaire : elle concerne donc des choses que la personne citoyenne n’a pas faites elle-même et elle résulte d’une appartenance non-choisie (au sens plein du terme) à une communauté politique. L’idée d’une responsabilité collective peut alors être comprise comme l’obligation politique d’appréhender les charges autant que les bénéfices liés à l’appartenance à un groupe sociopolitique précis. Pour citer Arendt : « Cette responsabilité déléguée pour des choses que nous n’avons pas faites, à savoir que nous prenions sur nous les conséquences de choses dont nous sommes entièrement innocents, est le prix que nous payons pour vivre notre vie non de façon indépendante, mais parmi nos congénères, et pour que la faculté d’agir, qui est la faculté politique par excellence, s’actualise dans l’une des formes nombreuses et variées de communauté humaine[1]. » (1987 : 50).
Or une des résistances récurrentes à cette notion de responsabilité collective provient paradoxalement du fait qu’elle n’est pas entendue comme notion politique, mais comme notion morale : ceux-là même qui rejettent le travail politique féministe en agitant l’épouvantail de la culpabilité chrétienne et/ou stalinienne refusent de voir la façon dont leur position vécue et leur pouvoir d’action sont sociologiquement fonction de leur appartenance à un groupe social. De nouveau, la vision désincarnée règne : si les hommes hétérosexuels de la gauche radicale sont généralement bien obligés de reconnaître les privilèges structurels de genre dont ils bénéficient, ils refusent de voir non seulement la façon dont eux-mêmes participent à cette reproduction de l’inégalité de genre, mais également la façon dont ces privilèges sont une production collective de la part de leur groupe sociopolitique — préférant maintenir leur attachement à un sentiment moral d’intégrité.
Or lorsqu’on tente de développer un regard critique anti-masculiniste sur sa position vécue et ses actes, de nouveau la distinction entre culpabilité personnelle et responsabilité collective est pertinente. Si la grille de lecture féministe permet d’identifier les actes pour lesquels la responsabilité personnelle et directe est bien en jeu comme l’exploitation domestique, les violences physiques et sexuelles ou l’instrumentalisation des femmes… elle accentue également la dimension collective, institutionnelle et structurelle des rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire ce en quoi l’appartenance sociopolitique à la masculinité hétérosexuelle peut être lue comme une absence d’individualité. Et la dimension politique de la responsabilité collective permet alors de ne pas penser ce dernier registre en matière de culpabilité collective — ce qui donne lieu à des sentiments moraux foncièrement axés sur soi-même donc non politiques — mais comme exigeant justement « une transcendance de l’état subjectif individuel », un décentrement de soi vers les autres qui passe avant tout par l’action politique, dans la sphère privée et publique.
Développer un regard politique sur la responsabilité collective corrélée à l’appartenance à la masculinité hétérosexuelle implique donc avant tout de s’intéresser au monde où les actes sont commis et aux conséquences de ces actes pour les humains n’appartenant pas à ce groupe sociopolitique — et non de s’arc-bouter sur un sentiment moral d’intégrité et d’authenticité. Il implique d’agir aujourd’hui sur les conditions qui ont rendu possible la décision de Bertrand Cantat de porter des coups meurtriers contre Marie Trintignant, en particulier les conditions liées à son appartenance à la gauche radicale. C’est dans ce sens qu’il est à mon avis possible de parler du meurtre de Marie Trintignant comme étant également un aboutissement d’un processus collectif impliquant une responsabilité collective spécifique.
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2. Libéralisme libertaire et anarchaféminisme : quelques éléments de réflexion (1998)
Récupéré à l’adresse suivante.
Cet article a été écrit dans un contexte précis. En tant que membre de la librairie libertaire lyonnaise La Gryffe, j’ai co-organisé trois jours de discussion en mai 1998, « Trois jours pour le grand soir ». Durant ces journées de nombreux débats ont eu lieu dont quelques-uns sur la question des rapports sociaux de sexe. Lors du débat de clôture, une trentaine de féministes ont protesté contre le déroulement de ces journées dénonçant le sexisme du mouvement libertaire et l’impossibilité de discuter réellement de la domination masculine — en général et dans le milieu libertaire. Suite à la publication par ces féministes d’un texte exposant les motivations de cette action anarchaféministe, quatre hommes de La Gryffe ont écrit un texte-réponse « Anarchie et mouvement des femmes ». L’article ci-dessous s’appuie sur cet article pour analyser un phénomène d’ordre général : les hommes, se croyant le centre du monde, agissent, pensent et écrivent sans tenir compte de leur statut de dominant, donc sans tenir compte du fait qu’ils font partie d’un groupe social construit qu’est la classe sexuelle des hommes. Ainsi, ils se croient universels tandis qu’ils sont dominants et ils nient de fait la critique féministe des rapports sociaux de sexe. Ceci me semble incompatible avec toute revendication d’ordre égalitaire et libertaire c’est-à-dire opposée à toute forme de domination et d’exploitation qu’il s’agisse de racisme, de lesbophobie et homophobie, de sexisme, de capitalisme…
Face aux revendications féministes, le mouvement libertaire met en œuvre différentes stratégies de défense du statu quo mâle. Si la réaction prédominante envers les féministes est de l’ordre du déni, de la ridiculisation et de la violence, une autre stratégie passe par un discours libéral célébrant la diversité des points de vue. La reconnaissance du bien-fondé du féminisme se limite alors à un droit d’existence bien spécifique. Il me semble important d’analyser quelle place les hommes libertaires laissent, octroient, donnent au féminisme et de démontrer les fonctions réactionnaires du discours libéral — discours qui ne se limite pas au mouvement libertaire, mais qui y est encore plus insupportable vu la volonté anarchiste de lutter contre toute forme de domination.
Un premier élément formel exprime très bien la négation de la position masculine de dominant. En effet, les quatre hommes signataires développent tout au long du texte une position de neutralité, d’extériorité voire d’objectivité via des « on », « C’était à nous », « la difficulté de nous réunir », « il ne nous ». Le texte n’exprime quasi nulle part la position située des auteurs : aucune référence n’est faite à leur statut dominant d’hommes. Cette position bien particulière de dominant est donc invisibilisée tandis qu’elle est la condition préalable pour que des hommes puissent développer un discours célébrant la diversité. En effet, ce que des dominants peuvent percevoir comme une diversité de perspectives est vécue par des dominées comme une absence de liberté et de réelle diversité. Ce n’est donc pas pour rien que le « on » neutre, ou le « nous » pluriel traversent ce texte : ils expriment l’aveuglement de ces hommes face à leur particularité, spécificité de dominant et, du coup, face aux dominations que subissent les femmes.
Si ces hommes ne se posent pas comme dominants, ils le sont pourtant bien — de la même façon que moi-même. Nous bénéficions de la domination masculine qui structure toute notre société et la perpétuons souvent activement à travers nos prises de parole, regards, comportements… Notre vie est plus agréable grâce à l’exploitation des femmes (p.ex. leurs services domestiques, relationnels, communicatifs) et nos choix sont plus grands grâce à la restriction des choix des femmes (p.ex. la prise en charge par les femmes du travail domestique et d’élevage des enfants étant la condition de notre épanouissement scolaire, professionnel et militant).
Pourtant ces hommes empruntent un chemin différent des anti-masculinistes en choisissant d’invisibiliser leur statut de dominant et de nier la nature profondément sociopolitique de la domination masculine en développant ce discours :
« Les journées libertaires étaient ouvertes, sans exclusive (comme le veut le projet de la Gryffe), à toutes les composantes et points de vue du mouvement libertaire. Or certains d’entre eux considèrent les luttes des femmes comme secondaires ou ne perçoivent pas l’importance de leurs enjeux. D’autres, plus affirmés encore, dénoncent le féminisme, considèrent, de leur point de vue, que le féminisme s’enferme dans une impasse sectaire et particulariste qui s’oppose à une remise en cause de l’ordre social et, finalement, à la libération des femmes. C’est comme ça. Tous ces points de vue contribuent également à composer le mouvement libertaire (…) »
Ce discours est un discours libéral et non libertaire à mes yeux, car il reconnaît une même valeur à des pensées qui s’opposent à la domination et l’exploitation des femmes qu’à des pensées qui nient ou invisibilisent cette domination. Il ne me semble pas nécessaire de démontrer que le mouvement libertaire a connu et connaît des tendances antisémites, misogynes, révisionnistes et qu’il est nécessaire de lutter contre ces tendances de la même façon qu’il faut lutter contre l’antisémitisme, la misogynie ou le révisionnisme de notre société occidentale. Pourtant c’est bien l’opposé que défendent ces hommes en ce qui concerne le féminisme. Le féminisme est selon eux l’expression d’un point de vue, d’un courant de pensée comme le sont par exemple l’anarchisme anti-organisationnel, l’individualisme libertaire, l’anarchosyndicalisme et il mériterait la même considération que l’antiféminisme de certains anarchistes.
J’ai quelques difficultés à comprendre ce qui fonde cette catégorisation : qu’est-ce qui permet de ranger le féminisme parmi les différentes tendances libertaires et non parmi ces exigences minimales politiques que sont l’antiracisme, la lutte contre l’antisémitisme ou la lutte contre le capitalisme ? À mon avis, aucun raisonnement ne peut justifier ceci et seule la non-reconnaissance de sa position de dominant permet de dépolitiser à ce point les analyses féministes libertaires, de délégitimer les actions féministes libertaires et de rationaliser ainsi la défense de ses intérêts de mâle. Car c’est bien de cela qu’il s’agit selon moi. Célébrer une certaine diversité tant qu’elle ne remet pas en cause les auteurs en tant qu’hommes bénéficiaires d’un système d’exploitation.
De plus, cette célébration de la diversité est toute relative, car elle se limite aux discours et ne concerne aucunement la mise en œuvre de ces discours. Car l’application concrète toucherait aux intérêts concrets des dominants — comme en témoigne l’intervention féministe lors des journées libertaires. De la même façon, les pouvoirs en place dans notre société occidentale permettent une relative diversité des discours — voire l’expression de critiques profondes de ce système — tant que ces discours restent des discours et ne sont pas appliqués afin de transformer l’organisation concrète de la société, tant que les règles du jeu ne sont pas changées. « Pensez ce que vous voulez, exprimez-le, respectez les règles que nous fixons et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. » Comment doit-on articuler d’une part l’élaboration par les dominants d’une réglementation précise et stricte des fonctionnements sociaux et d’autre part le fait qu’ils développent un discours libéral célébrant la diversité ? Ce discours serait-il un décor derrière lequel une machinerie précise fonctionne broyant les unes au bénéfice des autres ?
Il me semble donc que l’enjeu fondamental derrière tous ces mots c’est la défense d’un statu quo mâle. Le refus d’une remise en cause personnelle et collective. Le refus d’une critique de soi en tant que dominant. Le refus d’un changement concret des fonctionnements au sein du milieu libertaire — au bénéfice des femmes et non des hommes. C’est bien pour cela que les auteurs écrivent :
« Parce qu’ils tiennent à la totalité des rapports sociaux, à la totalité de l’ordre social où nous vivons et aux racines mêmes de cet ordre, les rapports de domination inclus dans les rapports homme/femme, comme tous les autres rapports de domination, ne peuvent pas être résolus localement, à l’intérieur d’un collectif quel qu’il soit (même non mixte paradoxalement). Se fixer pour objectif prioritaire de les résoudre à l’intérieur de ce collectif est une tâche absurde et impossible qui, au lieu de libérer, et en raison même de son impossibilité, multiplie au contraire, à la façon des groupements religieux, les instruments et les rapports d’oppression. »
Cela me rappelle le discours libéral face aux critiques de l’hétérosexisme et de la lesbo/homophobie : « Moi, je ne suis pas homophobe. Les homos ont le droit de vivre leur vie… mais ils n’ont pas intérêt à me toucher moi ou mes enfants ! Parce que moi, je ne suis pas un pédé ! » On reconnaît une domination sociale et en même temps on ne veut pas se savoir impliqué, touché, directement concerné, voire co-responsable. Une réponse plus libertaire — à mon avis — serait de se reconnaître sexiste, hétérosexiste et de tenter de comprendre en quoi nous le sommes et comment nous pouvons agir dessus — en écoutant les principales concernées, les féministes, les lesbiennes. Comme l’écrit Fabienne dans son texte dans le numéro 12 de La Griffe, il y a un travail à faire, et cela commence par la reconnaissance publique du problème. Il nous faut travailler à une zone temporaire autonome de moindre domination, au lieu de défendre de façon égoïste une zone permanente de non-lutte contre la domination.
N’est-ce pas paradoxal pour des anarchistes de nier à ce point toute possibilité d’expérience libératrice au sein d’un collectif ou mouvement ? Ces expériences ont bien lieu concernant le pouvoir informel via la rotation des tâches, les tours de parole, le refus de mandats permanents. Pourquoi ne pourrait-on pas tenter dès aujourd’hui de transformer les rapports sociaux de sexe au sein de notre mouvement ? Il ne s’agit pas, comme l’affirment de façon bien réductrice les auteurs, d’en faire ‘l’objectif prioritaire’, mais d’en faire un objectif important parmi d’autres. Et c’est bien cela que craignent ces hommes à mon avis : de devoir se poser des questions concrètes sur leur comportement et attitude pour les changer en fonction de la liberté des autres ; de devoir dépasser un égoïsme masculin pour aller vers les femmes et leurs revendications multiples de justice.
Plutôt que de dénoncer avec arrogance les soi-disant « fétichisme, communautarisme, séparatisme » des anarchaféministes, il s’agirait de percevoir le fétichisme masculin axé autour du pénis et des couilles — fétichisme qui ressort p.ex. à travers les multiples fantasmes de castration qui ne tardent pas à être exprimés lorsqu’on aborde les rapports femmes-hommes. De déconstruire le communautarisme masculin et sa solidarité mâle au-delà des différences idéologiques. Cette solidarité mâle qui fait que les hommes font quasi toujours front face aux femmes et au féminisme. Et un exemple concret confirme à mon avis que cette solidarité est un enjeu important. J’ai souvent entendu des hommes libertaires exprimer leur rejet du ‘politiquement correct’ et revendiquer le droit à la blague sexiste, à l’insulte misogyne ou lesbophobe — au nom de la liberté d’expression. Pourtant, l’enjeu n’est pas tant la liberté d’expression que la solidarité masculine : « L’humour (sexiste, raciste, homo-lesbo-phobe…), dans l’adhésion qu’il sollicite, traduit les rapports de pouvoir entre groupes sociaux, et par la même entre individu-e‑s. »
La réponse libérale au féminisme réussit cet inversement qui consiste à particulariser une revendication de justice et à invisibiliser un rapport de domination en posant comme neutre un état de fait injuste. Le but de cet article est donc double. D’une part, démontrer à quel point le discours libéral sert les hommes libertaires dans leur refus du féminisme dans sa globalité et transversalité. Il sert à enfermer l’analyse féministe dans le champ des goûts et des couleurs. Il revient, concrètement, à mettre sur un pied d’égalité d’une part des analyses qui attribuent la responsabilité des violences masculines conjugales contre les femmes à ces mêmes femmes (provocation, masochisme, …) et d’autre part des analyses qui perçoivent ces violences comme un élément de répression politique contre les femmes de la part de la classe des hommes. De façon ultime, il est une apologie de la loi du plus fort pour laquelle la raison n’a pas lieu d’être. D’autre part, il s’agit pour moi de participer activement à ce que le féminisme ne soit plus considéré comme une perspective, mais comme une exigence minimale politique. Notre éducation de dominant est omniprésente et nous structure, mais elle n’oblige aucunement les hommes à perpétuer notre dominance individuelle au niveau relationnel ou collectif. Nous avons la possibilité d’agir autrement, de s’ouvrir aux analyses et ressentis des féministes et de participer à leur lutte contre le sexisme — lorsqu’elles le désirent. Nous pouvons lutter en mixité — voire en non-mixité — contre le sexisme intériorisé ou institutionnel. Il suffit d’être prêt à rompre avec la défense égoïste de nos intérêts de dominants et à rompre avec ces hommes autour de nous qui refusent de se remettre en cause.
léo thiers-vidal
- Hannah Arendt, Responsabilité et Jugement, http://palimpsestes.fr/textes_philo/arendt/Responsabilite-Et-Jugement.pdf ↑
Cette blogueuse qui a supprimé son blog où elle avait fait une très bonne description du #niceguy en répétant que tous les hommes se considèrent comme de « bons gars » même ceux qui tabassent leurs compagnes quand ils sont en couple. » Les hommes croient parfois sincèrement qu’il y a d’un côté les gentils gars, dont ils font partie, et de l’autre côté les mecs violents, méchants, misogynes, etc. Et pourtant, il peut arriver à tout homme de se montrer violent ou sexiste, de tromper sa femme ou n’importe quel comportement jugé immoral. Mais « c’est pas pareil« : ils ont toujours une bonne raison. Poire a toujours mille et une excuses, tandis que Melon, lui, ferait ça par pure méchanceté, juste parce qu’il est mauvais.
C’est évidemment complètement bidon. Je pense que cela répond au besoin de toute personne de se voir comme une bonne personne, même si elle agit parfois mal. Et, désolée de le dire sans fards, mais les hommes ont une fâcheuse tendance à mal agir par rapport aux femmes. Non pas parce qu’ils seraient nés mauvais ou quoi que ce soit (on ne nait pas homme de toutes façons, c’est de genre qu’il s’agit, pas de sexe), mais parce que [feminazgul incoming] nous vivons dans des sociétés patriarcales. Harcèlement, violences physiques, violences sexuelles et inégalités diverses sont la réalité de très nombreuses femmes. Donc, de très nombreux hommes.
[Je sais que ce paragraphe va faire hurler, mais il faut bien le dire. on passe notre temps à dire qu’il y a beaucoup de femmes victimes de violence conjugale ou de violences sexuelles, mais si on a le malheur de faire remarquer que ça signifie qu’il y a beaucoup d’auteurs de violence conjugale et de violences sexuelles, d’un coup on devient une féministe hystérique misandre qui « juge tous les hommes ». Il n’est pas question de juger qui que ce soit ici : ce sont des faits. J’énonce des faits. Après, on en pense ce qu’on veut. Messieurs, votre opinion de vous-même vous importe, ce n’est pas à moi de vous prendre en charge, arrangez-vous avec votre conscience. Sachez cependant que certains hommes ont la conscience assez calme pour ne pas prendre ça pour eux et pour ne pas venir se justifier en disant « moi, je suis pas comme ça ». Bref. Et au passage : oui je sais que des hommes aussi peuvent être victimes de violences, et oui c’est grave aussi, mais vous devriez à mon avis vous en préoccuper pas uniquement quand on parle des violences subies par les femmes. Fin de la parenthèse.] » Ce qui est aussi fort bien expliqué sur un autre blog devenu privé et dont cet article : » Derrière les barreaux de l’hétérosexualité » a tout bonnement disparu. « Le « boulet » exerce une oppression plus passive, larvée, parfois imperceptible – du moins tant que l’on n’essaie pas d’avancer. Les « boulets », c’est tous mes ex que je qualifiais alors de « gentils », sans être capable de fournir d’autres explications à notre relation que cette supposée « gentillesse », alors que ce qualificatif ne m’a jamais, ne serait-ce qu’une seule fois, traversé l’esprit concernant mes ex-copines. Je pouvais – et pourrais toujours – lister des dizaines de raisons pour expliquer la force du lien que j’ai pu avoir avec mes ex-copines, alors que ce n’est le cas pour à peu près aucun de mes ex-copains – soit j’avais été dupée sur les prétendus « points communs » par les geôliers, soit tout ce que je leur trouvais étaient qu’ils étaient « gentils ». On ne dit pas des femmes qu’on les apprécie pour leur gentillesse parce qu’il s’agit du mode par défaut des femmes en patriarcat, sous peine de quoi nous sommes ostracisées, abandonnées, punies. Je n’ai jamais entendu aucun homme dire de sa copine qu’elle était « gentille » aussi empathique et serviable soit-elle : tout ce qu’elle faisait pour lui allait de soi, lui était dû. En revanche, ils n’hésitent pas à nous taxer d’égoïstes et de méchantes à la moindre rebuffade, à la moindre entorse à notre devoir de « gentillesse ».
Quand on dit que ce qu’on trouve à tel mec c’est qu’il est « gentil », ce qu’on dit au fond, c’est qu’on n’a pas peur qu’il nous viole, nous torture et nous assassine – ce qui, au demeurant, ne veut pas dire qu’il ne finira pas par le faire. Ce qu’on dit au fond, c’est que notre relation n’est fondée sur rien d’autre que la relative absence de peur que nous inspire cet homme-là, révélant en creux la terreur que suscitent en nous les autres.
Vous vous imaginez si toutes nos relations amicales n’étaient basées sur strictement rien d’autre que l’inoffensivité supposée de ces personnes ? Imaginez-vous la vacuité de nos relations, de nos existences dans un tel monde ? Ils ont réussi à nous convaincre que ce que nous ne tolérerions jamais d’une relation amicale était le comble du bonheur dans le cadre conjugal.
Le boulet a l’air bien inoffensif à côté du geôlier-tortionnaire, mais les deux travaillent ensemble à nous maintenir en prison. Je dis bien « ensemble » et pas juste « pareillement », car l’expérience ou même la simple conscience de l’existence du geôlier suffit à faire de nous des créatures apeurées, recroquevillées, dociles, prédisposées à éprouver pour le boulet une gratitude tout aussi illimitée qu’injustifiée, du seul fait qu’il se contente d’entraver nos mouvements plutôt que de nous torturer – gratitude qui a tôt fait de devenir redevabilité. Au final, le boulet obtient peu ou prou les mêmes services que le tortionnaire sans avoir besoin de lever le petit doigt, le geôlier lui permettant d’acquérir à moindre frais le statut de héro, puisqu’on a l’impression de faire tout ça pour lui en dehors de toute contrainte. »