Prostitution, VIH et Fondation Gates : des décennies d’essais cliniques sur les femmes et filles prostituées (par Yağmur Uygarkızı)

Enquête exclu­sive de Yağ­mur Uygarkızı

Cet article est le résu­mé d’une longue enquête sur les essais cli­niques menés sur des femmes et filles pros­ti­tuées dans la recherche contre le VIH. L’article ori­gi­nal a été publié en mai 2022 sur 4w.pub et peut être consul­té pour accé­der à l’ensemble des sources. 

Peu après la décou­verte du VIH (virus de l’immunodéficience humaine) dans les années 80, des cher­cheurs et cher­cheuses ont recru­té des femmes et filles pros­ti­tuées pour tes­ter des pro­duits contre le virus. Deux séries d’essais cli­niques sont révé­la­trices des man­que­ments éthiques dans le domaine : celles du nonoxynol‑9 des années 80 et 90 et du Teno­fo­vir® dans les années 2000. Alors que les pre­miers se sont conclus avec l’infection au VIH des femmes, les seconds ont per­mis de finan­cer des groupes pro-proxénétisme.

Le nonoxynol‑9

Le nonoxynol‑9 est un com­po­sant de sper­mi­cide qui sert de contra­cep­tif. Vers la fin des années 80, des essais cli­niques ont été menés sur des femmes et filles pros­ti­tuées pour tes­ter son effi­ca­ci­té contre les infec­tions sexuel­le­ment trans­mis­sibles (IST) dont le sida. Ces essais ont eu lieu entre autres, au Bénin, en Thaï­lande et en Afrique du Sud. Quatre aspects sont par­ti­cu­liè­re­ment perturbants.

Le pre­mier est le défaut de consen­te­ment éclai­ré des par­ti­ci­pantes. Cela appa­raît de manière fla­grante dans le cas d’un essai de grande enver­gure dont les détails ont été publiés en 2002. Sur 892 femmes et filles, 98% n’avaient pas com­pris pen­dant les cinq pre­miers mois de l’étude la dif­fé­rence entre un pla­ce­bo et le pro­duit tes­té, le nonoxynol‑9. Dans l’aile sud-afri­caine de l’étude, trois mois après le lan­ce­ment, 70% des femmes et filles ne com­pre­naient tou­jours pas la nature de la recherche.

Elle convient de répé­ter femmes et filles à chaque fois car le deuxième aspect mar­quant de ces essais cli­niques est le recru­te­ment de filles pros­ti­tuées de seize ans, tou­jours dans l’étude de 2002, sans mesure de pro­tec­tion sup­plé­men­taire. Cer­taines femmes étaient recru­tées dans des sta­tions-ser­vice de camion­neurs. Dans d’autres études, une grande majo­ri­té des femmes étaient analphabètes.

Le troi­sième aspect concerne le pro­ces­sus de recherche en lui-même. Un des essais cli­niques sur le nonoxynol‑9 avait été conduit en phase 1, phase ini­tiale à haut risque pour laquelle on ne recrute jamais des per­sonnes sus­cep­tibles de contrac­ter la mala­die en ques­tion. De plus, le risque de lésions vagi­nales dues au nonoxynol‑9 était évident dès les pre­miers essais cli­niques, sans que cela n’entrave le recru­te­ment consé­quent de cen­taines d’autres femmes au fil des ans. C’est l’étude de 2002 qui a son­né la fin de la récréa­tion. Le nombre de séro­con­ver­sions, c’est-à-dire de femmes contrac­tant le VIH était beau­coup trop impor­tant pour nier le lien entre nonoxynol‑9, lésions vagi­nales et risque accru de contrac­tion du VIH.

Ces études ont reçu des finan­ce­ments consi­dé­rables de grands ins­ti­tuts états-uniens : Mel­lon Foun­da­tion, Fami­ly Health Inter­na­tio­nal et USAID (l’équivalent de l’Agence Fran­çaise de Déve­lop­pe­ment) par­mi d’autres. Ce qua­trième aspect, devient d’autant plus déran­geant lorsque l’on sait que l’organisme des Nations-Unis de lutte contre le sida, UNAIDS, a co-spon­so­ri­sé l’étude de 2002, alors qu’en 1995, un pro­to­cole addi­tion­nel onu­sien contre la traite des enfants condam­nait la pros­ti­tu­tion des mineures. L’administration fran­çaise appa­raît sou­dai­ne­ment extrê­me­ment coordonnée.

Shape
Description automatically generated

Le docu­ment UNAIDS com­men­tant l’état de la recherche sur le nonoxynol‑9 sug­gère de mener des recherches sur des ado­les­centes ou des étu­diantes uni­ver­si­taires. (Cap­ture d’écran)

Tenofovir

Ce ne sera qu’en 2004, lors des essais du Teno­fo­vir, que les médias com­men­ce­ront à prê­ter atten­tion à ces essais cli­niques pas hyper éthiques. Le médi­ca­ment avait démon­tré son effi­ca­ci­té comme trai­te­ment anti­vi­ral, c’est-à-dire pour le trai­te­ment du VIH, mais son effi­ca­ci­té pour pré­ve­nir le VIH (pre-expo­sure pro­phy­laxis ou PreP en anglais) res­tait encore à déter­mi­ner. Heu­reu­se­ment, les cher­cheurs et cher­cheuses pou­vaient une fois de plus comp­ter sur les hommes dis­po­sés à payer des proxé­nètes pour vio­ler impu­né­ment des femmes et des filles les expo­sant quo­ti­dien­ne­ment au VIH pour mener leurs essais cliniques.

Une étude sur près de mille femmes pros­ti­tuées était sur le point d’être lan­cée au Cam­bodge lorsqu’un scan­dale média­tique a inci­té des membres du gou­ver­ne­ment à s’interposer pour l’avorter. Quelques mois plus tard, en février 2005, une étude simi­laire sera inter­rom­pue de la même manière au Came­roun, suite aux révé­la­tions de l’émission d’investigation fran­çaise Com­plé­ments d’Enquête.

Le sen­ti­ment d’impunité de la com­mu­nau­té scien­ti­fique, l’importante contri­bu­tion finan­cière de la fon­da­tion Bill et Melin­da Gates, la dis­tri­bu­tion du Teno­fo­vir par le géant phar­ma­ceu­tique Gilead Science ne sur­pren­dront pas nos lec­trices. Ce qui est plus éton­nant de prime abord, c’est le rôle déter­mi­nant d’organisations sou­te­nant les « clients » de la pros­ti­tu­tion et les proxé­nètes, comme Act-Up Paris, Asia Paci­fic Net­work of Sex Wor­kers et Women for Uni­ty, dans l’interruption des essais cliniques.

Pour com­prendre pour­quoi, elle faut regar­der ce qu’elle s’est pas­sée après le scan­dale média­tique. Kim­ber­ley Scha­fer, la prin­ci­pale ins­ti­ga­trice de l’étude avor­tée au Cam­bodge, a pu conser­ver le finan­ce­ment pré­vu. Elle l’a uti­li­sé pour col­la­bo­rer avec une orga­ni­sa­tion favo­rable au proxé­né­tisme, Cam­bo­dia Women’s Deve­lop­ment Asso­cia­tion. Celle-ci lui a per­mis de recru­ter des filles et femmes pros­ti­tuées de 15 à 29 ans pour déter­mi­ner la pré­va­lence de VIH dans cette popu­la­tion. Women for Uni­ty, de son côté, affiche aujourd’hui fiè­re­ment sur son site web qu’elle reçoit des fonds de Fami­ly Health Inter­na­tio­nal, UNAIDS et l’OMS.

La col­la­bo­ra­tion entre bailleurs de fonds (par­lons direc­te­ment du père Gates), com­mu­nau­té scien­ti­fique et orga­ni­sa­tions filo-proxé­nètes va au-delà du Teno­fo­vir et du Cam­bodge. Le scan­dale du Teno­fo­vir semble avoir mar­qué un tour­nant dans l’utilisation de femmes et filles pros­ti­tuées pour la recherche sur le VIH.

Un nouveau business model pour les proxénètes ?

Table
Description automatically generated

Docu­ment d’audit de 2015 du Dur­bar Mahi­la Saman­waya Com­mit­tee. On y voit des reve­nus du Ame­ri­can Jewish World Ser­vice, HIV AIDS Alliance, l’Université de Mani­to­ba au Canada.

Sona­ga­chi, à Cal­cut­ta, en Inde, est un bor­del-vil­lage où les filles finissent pros­ti­tuées tan­dis que les gar­çons deviennent proxé­nètes. Les proxé­nètes uti­lisent des spé­cu­lums pour « pré­pa­rer » les petites filles à rece­voir des « clients ».

Le Dur­bar Mahi­la Saman­waya Com­mit­tee est l’organisation pré­ten­dant repré­sen­ter les femmes qui y sont pros­ti­tuées en les rebap­ti­sant « tra­vailleuses du sexe ». La Fon­da­tion Bill et Melin­da Gates lui a géné­reu­se­ment offert un mil­lion de dol­lars en 2015, non pas pour qu’elle mette fin aux pra­tiques vio­lentes, mais pour qu’elle mène un essai pilote sur le PreP, ce médi­ca­ment de pré­ven­tion du VIH. Contrai­re­ment à un essai cli­nique, un pro­jet pilote a pour but de tes­ter dans des condi­tions de vie quo­ti­dienne, et non en labo­ra­toire, l’utilisation d’un pro­duit dont l’efficacité cli­nique a été démontrée.

Notons que le site offi­ciel du conseil de recherche médi­cal indien pré­tend que le bud­get total alloué au pro­jet était de près 9 mil­lions de dol­lars sur deux ans. Pour 600 femmes recru­tées, cela fait 15 000 USD cha­cune. Comme dirait un ami, cela semble être assez pour sor­tir de la pros­ti­tu­tion en Inde.

Immagine che contiene tavolo
Descrizione generata automaticamente

« Liste des pro­jets pilotes PreP finan­cés par la Bill and Melin­da Gates Foun­da­tion » (Cap­ture d’écran).

Les essais cli­niques sur femmes pros­ti­tuées se font plus dis­crets depuis le scan­dale du Teno­fo­vir, mais les pro­jets pilotes pul­lulent dans le monde : le cas de Sona­ga­chi n’est pas iso­lé. Pour don­ner un autre exemple révé­la­teur, en 2013, un pro­jet pilote PreP a été mené sur des femmes pros­ti­tuées kenyanes grâce à la col­la­bo­ra­tion, entre autres, des orga­ni­sa­tions fidèles aux « clients » de la pros­ti­tu­tion et aux proxé­nètes Kenya Sex Wor­ker Alliance (Alliance kenyane des tra­vailleuses du sexe) et Bar Hos­tess Empo­werment and Sup­port Pro­gramme (Pro­gramme de sou­tien et d’autonomisation des hôtesses de bar). Notons que cette der­nière a éga­le­ment été invi­tée à défendre la cause des « tra­vailleuses du sexe » lors d’un som­met contre le sida du pro­gramme de défense des enfants de l’ONU, la fameuse UNICEF.

Une repré­sen­tante du Bar Hos­tess Empo­we­re­ment and Sup­port Pro­gramme prend la parole au som­met UNICEF contre le sida de 2019.

Immagine che contiene testo Descrizione generata automaticamente

Sur son site, le Bar Hos­tess Empo­werment and Sup­port Pro­gramme affiche son par­te­na­riat avec Open Socie­ty Ins­ti­tute for East Afri­ca, Ame­ri­can Jewish World Ser­vice, Fami­ly Health Inter­na­tio­nal, Centre for Disease Control (l’organisation char­gée des essais cli­niques aux États-Unis par­mi d’autres) et The Red Umbrel­la par­mi d’autres.

Immagine che contiene testo
Descrizione generata automaticamente

Immagine che contiene tavolo
Descrizione generata automaticamente

Le Glo­bal Net­work of Sex Work Pro­jects (Réseau mon­dial des pro­jets du tra­vail du sexe (sic)) est la plus grande fédé­ra­tion d’associations sou­te­nant les « clients » de la pros­ti­tu­tion et les proxé­nètes. Elle prône la dépé­na­li­sa­tion du proxé­né­tisme et pré­tend que les filles pros­ti­tuées sont de « jeunes tra­vailleuses du sexe » (double sic). Par­mi les orga­ni­sa­tions membres, on peut citer : Kenya Sex Wor­ker Alliance, Bar Hos­tess Empo­werment and Sup­port Pro­gramme, Women’s Net­work for Uni­ty, Dur­bar Mahi­la Saman­waya Com­mit­tee et le STRASS (Syn­di­cat du Tra­vail Sexuel) en France.

Sur son rap­port finan­cier de 2021 on peut voir des fonds du Ame­ri­can Jewish World Ser­vice, UNAIDS et Open Socie­ty Foun­da­tions – Sexual Health and Rights Pro­gram (Pro­gramme de san­té sexuelle et de droits).

Elle éla­bore régu­liè­re­ment des stra­té­gies pour la dif­fu­sion du PreP.

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
3 comments
  1. Édi­fiant, tout bon­ne­ment atroce. Plus que jamais fero­ce­ment abo­li­tion­niste. Immense mer­ci pour ce tra­vail approfondi.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Bertrand Louart : « À écouter certains écolos, on a en effet l’impression que les machines nous tombent du ciel ! »

Nicolas Casaux : Je me suis entretenu avec Bertrand Louart, auteur, notamment, de Les êtres vivants ne sont pas des machines (La Lenteur), animateur de l'émission « Racine de moins un » (Radio Zinzine), rédacteur du bulletin de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle Notes & Morceaux choisis (La Lenteur) [...]
Lire

L’Afrique et le business de la misère

Les années passent, les rapports d’ONG se suivent, les drames s’enchaînent, l’Afrique est toujours pillée. Asservie par les multinationales des pays riches et par leurs institutions financières, ses peuplades et ses cultures ont été massacrées et bouleversées par la colonisation, que l’on appelle désormais « mondialisation ». La situation du Congo illustre bien celle de l’Afrique en général. [...]