Depuis ses premiers travaux des années 1970 sur l’économie morale des paysans birmans et vietnamiens, le politiste et anthropologue James C. Scott, né en 1936 et professeur à Yale, s’est consacré à l’analyse des formes de résistance auxquelles les faibles, les peuples colonisés, les laissés-pour-compte ont eu recours pour contester la domination de l’État. Anarchiste revendiqué, aussi à l’aise pour réfléchir aux transformations des sociétés agraires d’Asie du Sud-Est que pour élever des poules dans sa ferme du Connecticut, Scott s’est efforcé, au fil d’une œuvre singulière et brillante, de retrouver l’autonomie et la dignité des dominés dans leur lutte contre les visées prédatrices de l’État, que celui-ci soit pré-colonial, colonial ou postcolonial. Le texte qui suit est tiré de son livre Petit éloge de l’anarchisme.
Et si, au lieu de nous en tenir à l’étroite question néoclassique du rapport entre l’efficacité et les coûts (les ressources, le travail, le capital, etc.) par unité de production donnée, nous choisissions d’examiner autrement les institutions et les activités ? Et si nous nous demandions plutôt le type de personne que façonne une activité ou une institution donnée ? Chaque activité, chaque institution, quel que soit son but avoué, transforme par ailleurs les individus, bon gré mal gré. Et si nous mettions entre parenthèses le but avoué d’une institution, ainsi que l’efficacité avec laquelle elle l’atteint, pour se demander plutôt quel en est le produit humain ? Il existe de nombreuses manières d’évaluer les résultats humains des institutions et activités économiques, et il est peu probable que nous puissions concevoir un outil de mesure de ce que nous appellerons le PHB, soit le produit humain brut, qui soit aussi complet et convaincant que le PIB (produit intérieur brut) des économistes, mesuré en unités monétaires.
Si nous décidions de tenter notre chance, sans nous laisser décourager par les embûches, nous pourrions, je pense, cerner deux approches plausibles : l’une mesurerait comment un processus de travail élargit les capacités et les compétences humaines, et l’autre s’inspirerait du sentiment de satisfaction des travailleurs eux- mêmes. La première approche est, du moins en principe, mesurable en termes ordinaux (soit « plus » ou « moins »).
Et si nous appliquions le standard des capacités et compétences humaines à la chaîne de montage industrielle ? Après avoir consacré cinq ou dix années de sa vie à une chaîne de montage à Lordsville ou River Rouge, quelles sont les chances qu’un travailleur ait considérablement accru ses capacités ou ses compétences ? Infiniment petites, à mon avis. En fait, l’intention première de l’analyse du temps et des mouvements préalable à la division du travail sur la chaîne est précisément de décomposer le processus de travail en milliers de petites étapes facilement assimilables. Elle a délibérément été conçue pour éliminer la connaissance artisanale et le pouvoir qu’elle conférait aux travailleurs du temps où ceux-ci construisaient des carrioles. La chaîne de montage reposait sur une main‑d’œuvre standardisée, non spécialisée, où une « paire de mains » pouvait facilement être remplacée par une autre. Elle dépendait, en d’autres termes, de ce que nous pourrions légitimement appeler « l’abrutissement » de la main‑d’œuvre. Si, par chance, un travailleur réussissait à augmenter ses capacités et ses compétences, il le faisait soit dans ses temps libres soit, par esprit de contradiction, en élaborant d’astucieuses stratégies visant à contrecarrer les plans de la direction, comme dans le cas de Lordsville. Quoi qu’il en soit, si l’on devait évaluer le travail effectué sur une chaîne de montage en fonction de la possibilité qu’il offre aux travailleurs d’accroître leurs compétences et leurs capacités, ce serait l’échec à tout coup, peu importe l’efficacité avec laquelle les voitures sont produites. Il y a plus d’un siècle et demi, Alexis de Tocqueville, commentant l’exemple classique d’Adam Smith à propos de la division du travail, a posé une question essentielle : « Que doit-on attendre d’un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d’épingles ? »

Il existe, en économie, un concept appelé « l’interprétation hicksienne du revenu », du nom de l’économiste britannique John Hicks. C’est en quelque sorte une première version de l’économie du bien-être selon laquelle le revenu n’augmente que si les facteurs de production, en particulier la terre et la main‑d’œuvre, ne sont pas dégradés au cours du processus. Si leur valeur est dégradée, la prochaine ronde de production s’amorce nécessairement avec des facteurs de production inférieurs. Ainsi, si une technique de production agricole épuise les nutriments du sol (ce que l’on nomme parfois « l’exploitation abusive du sol »), cette perte est reflétée par un revenu hicksien réduit. Dans le même ordre d’idée, toute forme de production, telle que la chaîne de montage, qui dégrade les talents et les capacités des travailleurs serait responsable, dans la même mesure, d’une diminution du revenu hicksien. Le contraire s’applique également. Les pratiques agricoles qui enrichissent systématiquement le sol et la couche arable ou les méthodes de fabrication qui augmentent les compétences et les connaissances de la main- d’œuvre se traduisent par une augmentation du revenu hicksien du cultivateur ou de la compagnie. Ce que les économistes du bien-être nomment les externalités positives et négatives étaient intégrées au calcul hicksien, même si celles-ci n’apparaissent que rarement, il va sans dire, dans les profits nets de l’entreprise.
Le terme « capacités », tel que nous l’employons ici, peut être compris de façon large ou étroite. D’un point de vue étroit, en ce qui concerne, disons, les travailleurs de l’automobile, le terme désigne le nombre de « positions » que les travailleurs ont occupé sur leur chaîne de montage, s’ils ont appris ou non à riveter, à souder, à ajuster la tolérance, etc. D’un point de vue large, il peut faire référence au fait que les travailleurs aient reçu ou non une formation et soient qualifiés pour effectuer un travail de direction ou des tâches exigeant des compétences plus poussées, que leur créativité ait été nourrie, qu’ils aient acquis des habiletés de négociation et de représentation, etc. Si nous cherchions, à l’aide d’un test, à mesurer l’augmentation des aptitudes à la citoyenneté en démocratie, il est évident que la chaîne de montage s’avérerait un milieu profondément autoritaire où les décisions sont prises par les ingénieurs et où l’on s’attend des unités substituables de main‑d’œuvre qu’elles effectuent le travail qui leur est assigné de façon plus ou moins mécanique. Ce n’est jamais tout à fait ce qui se produit, mais c’est ainsi que s’articule la logique immanente de la chaîne de montage. Le « produit démocratique brut » de la chaîne en tant que processus de travail serait ainsi négatif.
Et si nous soumettions l’école au même examen ? Après tout, l’école est une importante institution publique de socialisation pour les jeunes d’une très grande partie du monde. La question est d’autant plus pertinente compte tenu du fait que l’école publique a été inventée à peu près au même moment que la grande usine concentrée sous un seul toit, et que les deux institutions ont clairement un air de famille. L’école était, dans un sens, une usine où l’on offrait une formation de base, soit des compétences minimales en calcul, en lecture et en écriture, afin de répondre aux besoins d’une société en pleine industrialisation. Gradgrind, la caricature du directeur calculateur et impérieux imaginée par Charles Dickens dans Les temps difficiles, sert justement à évoquer l’usine et ses routines de travail, ses horaires disciplinés, son autoritarisme, son ordre visuel enrégimenté et, tout particulièrement, la démoralisation et la résistance de sa main‑d’œuvre juvénile.

L’éducation publique universelle est évidemment conçue pour accomplir bien plus que de produire uniquement la force de travail nécessaire à l’industrie. C’est à la fois, et à des degrés comparables, une institution politique et économique. Elle est conçue pour produire un citoyen patriotique dont la loyauté envers la nation surmontera les identités régionales et locales enchâssées dans la langue, l’ethnicité et la religion. La contrepartie de la citoyenneté universelle de la France révolutionnaire était la circonscription universelle. Ces citoyens patriotiques étaient davantage fabriqués, au sein du système scolaire, grâce à la langue d’enseignement, la standardisation, les leçons implicites d’embrigadement, l’autorité et l’ordre que par le programme scolaire officiel.
Le système scolaire primaire et secondaire moderne a été fortement altéré par les théories pédagogiques en constante évolution et, tout particulièrement, par l’abondance et la « culture des jeunes » en tant que telles. Ses origines, qui remontent à l’usine, si ce n’est à la prison, sont toutefois incontestables. L’éducation universelle obligatoire, en dépit de son caractère plus ou moins démocratisant, a également obligé tous les élèves, à quelques exceptions près, à aller à l’école. Le fait que l’assiduité scolaire ne soit pas un choix, c’est-à-dire un acte autonome, signifie que l’école, en tant qu’institution obligatoire, avec toute l’aliénation que cette contrainte entraîne, surtout lorsque les enfants commencent à être grands, se trompe dès le départ.
Toutefois, la grande tragédie du système scolaire public est que, dans l’ensemble, il est une usine à produit unique. Cette tendance a été exacerbée par la volonté, observée au cours des dernières décennies, de standardiser, mesurer, tester et comptabiliser. Ainsi, les motivations proposées aux étudiants, aux professeurs, aux directions d’écoles et aux districts scolaires ont eu pour effet de canaliser l’ensemble des efforts vers la fabrication d’un produit standard qui satisfait les critères établis par des vérificateurs.
En quoi consiste ce produit ? En une certaine forme d’intelligence analytique, étroitement comprise, que l’on peut, paraît-il, mesurer à l’aide de tests. Nous savons, bien sûr, qu’un grand nombre de compétences précieuses et nécessaires à l’épanouissement d’une société n’ont rien à voir avec l’intelligence analytique. Pensons seulement au talent artistique, à l’intelligence imaginative, à l’intelligence mécanique (comme celle que les premiers travailleurs de Ford ont transposée de la ferme à l’usine), aux compétences en danse et en musique, à l’intelligence créative, à l’intelligence émotionnelle, aux habiletés sociales et à l’intelligence éthique. Certaines de ces aptitudes se manifestent dans les activités parascolaires, surtout les sports, mais ne se retrouvent pas dans les activités notées et évaluées sur lesquelles repose une grande partie du système pour les étudiants, les professeurs et les écoles. Cet aplanissement monochrome de l’éducation atteint son apothéose dans des systèmes éducatifs tels qu’on les retrouve en France, au Japon, en Chine et en Corée, où les exercices culminent avec un examen global qui détermine en grande partie la mobilité sociale future et les débouchés professionnels des étudiants. Ici, la ruée pour être admis dans les écoles les mieux cotées, pour obtenir du tutorat en dehors des heures de cours et pour assister à des cours intensifs de préparation aux examens atteint son paroxysme.
N’est-il pas ironique que moi qui écris ces lignes, et pratiquement toutes les personnes qui les liront, nous soyons les vainqueurs de cette compétition acharnée ? Cela me rappelle un graffiti que j’ai un jour aperçu sur le mur d’une toilette à Yale. Quelqu’un avait écrit :
« N’oublie pas que même si tu gagnes cette course de fous, tu n’es jamais qu’un fou ! »
Quelqu’un d’autre avait répondu, juste en dessous : « Peut-être, mais tu as gagné ».
Ceux d’entre nous qui ont « remporté » cette course de fous sont les bénéficiaires à vie de possibilités et de privilèges que nous ne connaîtrions pas autrement. Nous avons également de fortes chances d’avoir toute notre vie le sentiment que tout nous est dû, un sentiment de supériorité, de réussite, et d’estime de soi que nous confère cette victoire. Mettons pour l’instant de côté la question du bien-fondé de ce dividende et de ce qu’il signifie réellement quant à notre valeur à nos yeux et à ceux des autres, et notons simplement qu’il représente un fonds de capital social qui fait radicalement basculer les chances de mobilité sociale et financière en notre faveur. Ce privilège à vie est accordé, tout au plus, à un cinquième des personnes que produit le système.
Qu’en est-il des autres ? Qu’en est-il, disons, du 80% de personnes qui, en fait, perdent la course ? Elles portent un capital social moindre ; les chances ne sont plus de leur côté. De plus, et c’est probablement tout aussi important, elles porteront sans doute toute leur vie un sentiment d’échec, auront l’impression de valoir moins que les autres et penseront qu’elles sont inférieures et un peu bêtes. Cet effet du système réduit d’autant plus les chances de ces personnes. Et pourtant, avons-nous une seule bonne raison d’accorder de l’importance au jugement d’un système qui valorise un nombre aussi limité de talents humains et qui mesure la réussite, à l’intérieur de ce nombre, en fonction de la capacité à s’asseoir et à réussir un examen ?
Les personnes qui obtiennent de mauvais résultats aux tests d’intelligence analytique sont peut-être extraordinairement douées, dotées d’autres formes d’intelligence qui ne sont ni enseignées, ni valorisées par le système scolaire. Quelle sorte de système gaspille ainsi des talents en laissant partir les quatre cinquièmes de ses élèves avec une tare permanente au regard des gardiens de la société, et peut-être à leurs propres yeux aussi ? Les avantages discutables des privilèges et des occasions qui sont conférés à une soi-disant « élite de l’intelligence analytique » par cette étroite vision pédagogique valent-ils vraiment de tels dommages, un tel gaspillage social ?
James C. Scott
Extrait du livre :
