Nous vous proÂpoÂsons ici la traÂducÂtion d’un article de Noam ChomÂsky (ainÂsi que la vidéo sous-titrée du disÂcours corÂresÂponÂdant) intiÂtuÂlé « On the Edge » (Au bord du préÂciÂpice), paru le 9 mai 2014 à l’adresse http://www.pen.org/nonfiction/edge-total-destruction :
Noam ChomÂsky, né le 7 décembre 1928 à PhiÂlaÂdelÂphie, est un linÂguiste et phiÂloÂsophe améÂriÂcain. ProÂfesÂseur éméÂrite de linÂguisÂtique au MasÂsaÂchuÂsetts InsÂtiÂtute of TechÂnoÂloÂgy où il a enseiÂgné toute sa carÂrière, il a fonÂdé la linÂguisÂtique généÂraÂtive. Noam ChomÂsky s’enÂgage publiÂqueÂment en poliÂtique, notamÂment contre la guerre du VietÂnam dont il est l’un des prinÂciÂpaux oppoÂsants. Ses sujets de préÂdiÂlecÂtion : la guerre et la paix, l’inÂtelÂliÂgence, la créaÂtiÂviÂté, l’huÂmaÂniÂté, les sciences sociales… dépassent très larÂgeÂment la linÂguisÂtique. Avec plus de 30 livres et 700 articles, il est l’un des auteurs les plus cités.
Très connu pour son actiÂvisme poliÂtique et notamÂment sa criÂtique de la poliÂtique étranÂgère des États-Unis et des médias, Noam ChomÂsky, symÂpaÂthiÂsant de l’anarÂcho-synÂdiÂcaÂlisme, se défiÂnit lui-même comme un anarÂchiste sociaÂliste. ChomÂsky consiÂdère que le mot « terÂroÂrisme » perÂmet aux gouÂverÂneÂments de se dédouaÂner de la dimenÂsion terÂroÂriste de leurs propres poliÂtiques. Il est égaÂleÂment un fervent défenÂseur de la liberÂté d’exÂpresÂsion.
Quand j’entends l’expression « au bord du préÂciÂpice », l’image qui me vient ce sont les fameux lemÂmings avanÂçant résoÂluÂment vers le bord de la falaise.
Pour la preÂmière fois de l’histoire, les humains sont sur le point de détruire les persÂpecÂtives d’une exisÂtence décente, ainÂsi que la pluÂpart du vivant. Le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui ausÂsi éleÂvé qu’il y a 65 milÂlions d’années, lorsque qu’une catasÂtrophe majeure, proÂbaÂbleÂment un astéÂroïde géant, mis fin à l’ère des dinoÂsaures, ouvrant la voie à la proÂliÂféÂraÂtion des mamÂmiÂfères. La difÂféÂrence c’est qu’aujourd’hui, l’astéroïde c’est nous, et la voie que nous ouvriÂrons perÂmetÂtra proÂbaÂbleÂment aux bacÂtéÂries et aux insectes de proÂliÂféÂrer, une fois notre ouvrage acheÂvé.
Les géoÂlogues divisent l’histoire de la plaÂnète en ères relaÂtiÂveÂment stables. Le pléisÂtoÂcène, d’une durée de pluÂsieurs milÂlions d’années, fut suiÂvi par l’holocène qui dura 10 000 ans, coïnÂciÂdant avec l’invention humaine qu’est l’agriculture. Aujourd’hui, beauÂcoup de géoÂlogues ajoutent une nouÂvelle époque, l’anthropocène, qui comÂmence avec la révoÂluÂtion indusÂtrielle, à l’origine d’une transÂforÂmaÂtion radiÂcale de la nature. A la lumière de la vitesse du chanÂgeÂment, on préÂfèÂreÂrait ne pas savoir quand l’époque suiÂvante comÂmenÂceÂra, ni ce qu’elle sera.
Une des caracÂtéÂrisÂtiques de l’anthropocène est l’extraordinaire taux d’extinction des espèces. Une autre, la menace que nous repréÂsenÂtons pour nous-même. Aucune perÂsonne insÂtruite ne peut ignoÂrer que nous sommes à l’aube de terÂribles désastres enviÂronÂneÂmenÂtaux, dont on peut d’ores et déjà constaÂter les préÂmices, et cela pourÂrait deveÂnir désasÂtreux en quelques généÂraÂtions si la tenÂdance actuelle n’est pas inverÂsée.
Ce n’est pas tout. Depuis 70 ans nous vivons sous la menace d’une desÂtrucÂtion insÂtanÂtaÂnée et quaÂsi totale, de notre propre fait. Ceux qui sont au couÂrant de l’histoire choÂquante [du nucléaire], qui contiÂnue encore aujourd’hui, auront du mal à contesÂter les concluÂsions du GeneÂral Lee ButÂler, le derÂnier comÂmanÂdant des forces aériennes, et resÂponÂsable des armes nucléaires. Il écrit que nous avons pour l’instant surÂvéÂcu à l’ère nucléaire « grâce à une comÂbiÂnaiÂson de techÂnique, de hasard, et d’intervention divine, et cette derÂnière dans les plus imporÂtantes proÂporÂtions ». C’est quaÂsiÂment un miracle que nous ayons échapÂpé à la desÂtrucÂtion jusqu’ici, et plus on tente le desÂtin, comme nous le faiÂsons actuelÂleÂment, moins il y a de chance que l’on puisse espéÂrer une interÂvenÂtion divine pour faire perÂduÂrer ce miracle.
Nous pourÂrions souÂliÂgner un remarÂquable paraÂdoxe de l’époque actuelle. Il y en a qui fourÂnissent de sérieux efforts pour parer au désastre immiÂnent. En tête on retrouve les segÂments les plus oppriÂmés de la popuÂlaÂtion monÂdiale, ceux que l’on consiÂdère les plus en retard et priÂmiÂtifs : les sociéÂtés indiÂgènes du monde, des preÂmières nations du CanaÂda aux aboÂriÂgènes d’Australie, en pasÂsant par les peuples triÂbales d’Inde, et bien d’autres à traÂvers le globe. Dans les pays aux popuÂlaÂtions indiÂgènes influentes, comme la BoliÂvie et l’ÉquaÂteur, il y a mainÂteÂnant une reconÂnaisÂsance, insÂcrite dans la légisÂlaÂtion, des droits de la nature. Le gouÂverÂneÂment d’ÉquaÂteur a d’ailleurs proÂpoÂsé de laisÂser leurs resÂsources en pétrole dans le sol, là où elles devraient être, si les pays riches leur fourÂnisÂsaient une aide au déveÂlopÂpeÂment équiÂvaÂlente à une petite fracÂtion de ce qu’ils auraient sacriÂfiés en n’exploitant pas leurs resÂsources de pétrole. Les pays riches ont refuÂsé.
Alors que les peuples indiÂgènes essaient d’éviter le désastre, tout à fait à l’opÂpoÂsé, la course au préÂciÂpice est menée par les sociéÂtés du monde les plus avanÂcées, éduÂquées, riches et priÂviÂléÂgiées, avec en tête l’Amérique du Nord (États-Unis et CanaÂda).
Il y a toute une exuÂbéÂrance en ce moment aux États-Unis à proÂpos de « 100 ans d’indépendance énerÂgéÂtique » alors que nous deveÂnons « l’Arabie SaouÂdite du siècle à venir ». En écouÂtant un disÂcours du préÂsident ObaÂma d’il y a deux ans on entenÂdrait une éloÂquente messe funèbre pour toutes les espèces. Il proÂclaÂmait avec fierÂté, pour ampliÂfier les applauÂdisÂseÂments, que « MainÂteÂnant, sous mon admiÂnisÂtraÂtion, l’Amérique proÂduit plus de pétrole qu’à n’importe quel moment des 8 années préÂcéÂdentes. C’est imporÂtant à savoir. Durant les trois derÂnières années, j’ai diriÂgé mon admiÂnisÂtraÂtion vers l’ouverture de milÂlions d’acres pour l’exploitation de gaz et de pétrole sur 23 états difÂféÂrents. Nous allons exploiÂter plus de 75% de nos resÂsources potenÂtielles de pétrole offÂshore. Nous avons quaÂdruÂplé le nombre d’appareils de forages atteiÂgnant un nombre record. Nous avons rajouÂté sufÂfiÂsamÂment de pipeÂlines de gaz et de pétrole pour encerÂcler la Terre, voire plus. »
Les applauÂdisÂseÂments en disent long sur notre malaise social et moral. Le disÂcours du préÂsident se dérouÂlait à Cushing en OklaÂhoÂma, une « ville pétroÂlière » comme il l’annonçait en accueillant son public enthouÂsiaste — en réaÂliÂté il s’agissait de la ville pétroÂlière, décrite comme « la plate-forme comÂmerÂciale la plus imporÂtante pour le pétrole brut d’Amérique du Nord ». Et les proÂfits indusÂtriels sont sécuÂriÂsés vu que « proÂduire plus de pétrole et gaz ici à la maiÂson » va contiÂnuer à être une « parÂtie criÂtique » de la straÂtéÂgie énerÂgéÂtique que le préÂsident a proÂmise.
Il y a quelques jours le New York Times publiait un supÂpléÂment « énerÂgie », 8 pages d’euphorie sur le brillant aveÂnir des États-Unis, sur le point de deveÂnir le preÂmier proÂducÂteur monÂdial de comÂbusÂtibles fosÂsiles. On n’y trouÂvait aucune trace de réflexion sur le genre de monde que nous créons allèÂgreÂment. On pourÂrait se souÂveÂnir de l’observation d’Orwell dans son introÂducÂtion à « AniÂmal Farm » (non publié), sur comÂment dans l’Angleterre libre, des idées impoÂpuÂlaires peuvent être supÂpriÂmées sans l’utilisation de la force, simÂpleÂment parce que l’immersion dans l’élite cultuÂrelle insÂtille la comÂpréÂhenÂsion qu’il y a cerÂtaines choses « que cela ne se fait pas de dire » — ou même de penÂser.
Dans le calÂcul moral du capiÂtaÂlisme d’état qui préÂvaut actuelÂleÂment, les proÂfits et les bonus du proÂchain quart d’heure ont bien plus d’importance que l’avenir de notre proÂchain, et puisqu’il s’agit de malaÂdies insÂtiÂtuÂtionÂnelles, elles ne seront pas faciles à vaincre. Alors que tout reste incerÂtain, nous pouÂvons être sûr, absoÂluÂment sûr, que les généÂraÂtions futures ne nous parÂdonÂneÂront ni nos silences, ni notre apaÂthie.
Noam Chomsky
TraÂducÂtion : NicoÂlas CASAUX
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