Actuellement au Vietnam, j’ai eu la chance de rencontrer M. Van Hoa Tran,
Van Hoa Tran est né en 1949 au Vietnam. Après l’obtention du diplôme d’Etudes Approfondies de littérature française à l’université de Saigon (1971), il a gagné la France pour préparer une thèse de doctorat à Paris (Sorbonne Nouvelle-1977). Naturalisé français, il a été admis à l’École Nationale Supérieure des PTT, et à ce titre, il a suivi le cursus destiné aux élèves de l’ENA. Pendant plus de trente ans, au sein de La Poste, il a apporté son expertise dans différents domaines, à des postes de direction et de management. L’amour de son pays, le Vietnam, d’une part ; avec sa culture et son histoire, la rencontre avec la France, son pays d’adoption, d’autre part, ont pu faire mûrir tout au long d’une vie une manière personnelle de concevoir et de vivre son propre bonheur sur terre.
Les lettres suivantes sont disponibles dans son livre « Le Chemin du Retour », elles ont été écrites par son père, je vous propose également quelques photos prises chez eux à Bao Lôc, au Vietnam.
« La caractéristique première du métier d’enseignant est d’être la clé magique qui ouvre les portes de l’enfance, de poser les premières pierres pour des relations harmonieuses entre enseignants et élèves, puis entre ces derniers et la communauté. » (Extrait des Lettres aux jeunes de vingt ans, écrites par notre père.)
De son vivant, lors des dernières années de sa vie, lorsque les travaux de jardinage et les prières lui laissaient un peu de répit, il venait s’asseoir derrière son bureau et se mettait à écrire. Il écrivait des lettres à ses petits-enfants. Il m’en a confié quelques-unes, en me demandant de les traduire en français pour que mes enfants puissent les lire aussi.
Un jour, il a sélectionné certaines de ces lettres et les a fait éditer à Saigon, en 2005. Le titre du livre :
Lettres aux jeunes de vingt ans. Chacune de nos familles en avait un exemplaire, dédicacé de sa propre main :
« Papa et maman vous transmettent à la fois leur corps et leur âme. Que vous les gardiez jusqu’à la fin de votre vie. »
Que notre père me permette de reproduire ici quelques-unes de ces lettres, pour que nous écoutions ensemble les paroles aimées d’un passé — le mien, mais qui aurait pu être le vôtre.
Que les jeunes lecteurs retiennent de ces lettres moins la définition d’un quelconque idéal — car c’est à eux de trouver eux-mêmes le leur -, que le chemin qui y conduit : le sens de l’effort, le refus du renoncement et du laisser-aller.
Première lettre : un bateau en pleine mer
Mes chers petits-enfants.
Vous devez le savoir, l’homme qui vit sur terre ressemble fort à un bateau qui descend une rivière ou navigue en pleine mer ; l’eau est souvent calme, le vent souffle dans le bon sens, mais il arrive que le bateau affronte la tempête. La vie humaine évoque aussi bien une pluie de roses tombant du ciel pour venir parfumer nos jardins qu’un tissu confectionné à partir des réalités que personne n’appelle de ses vœux.
C’est justement dans ces contrariétés que l’homme trouve des opportunités pour affirmer sa volonté d’être maître de son destin. L’important pour lui est de savoir d’où il vient, où il va, pourquoi et comment il doit vivre. Exactement comme un bateau qui doit savoir de quel port il est parti, et celui vers lequel il se dirige. C’est drôle, n’est-ce pas, le bateau, objet sans cœur ni raison, mais capable de « savoir » ? La vérité est que l’âme de ce bateau est celui qui le dirige et le fait avancer. Sans la force et la dextérité de ce dernier, le bateau ne peut rien contre la tempête ; il peut chavirer et se laisser emporter par les courants.
En effet, que de ressemblances entre un bateau en pleine mer et l’homme dans la vie. Un philosophe, en évoquant la nature humaine, a eu ces mots : « L’homme est un roseau pensant. » Chez l’homme, penser, réfléchir, est vital. S’il n’est plus capable de penser juste, il n’est rien d’autre qu’un objet inanimé d’aucune valeur. Dans sa construction, l’homme est un ensemble formé par une enveloppe corporelle et une intériorité. Par le corps, il est si fragile que parfois virus et bactérie parviennent à neutraliser son système immunitaire ; mais par sa volonté et son courage, l’homme est capable de modeler la nature ; il est supérieur à toutes les espèces vivantes, grâce à ses facultés intellectuelles et morales. Pourtant, c’est souvent à cause de ces mêmes facultés qui le caractérisent que l’homme a commis des erreurs. Tel un bateau qui perd sa direction, l’homme peut chavirer et sombrer dans les tempêtes de la vie. Se tromper dans ses jugements, ne pas distinguer le vrai du faux, ne pas assumer sa responsabilité vis-à-vis de soi-même ou de la société, sont autant de facteurs qui déclenchent des fléaux aux conséquences multiples et difficiles à maîtriser.
Maintenant que nous entrons dans le 21ème siècle, nous sommes portés par l’enthousiasme universel et perceptible aux quatre coins du monde pour une vie de conforts matériels permise par les plus belles réalisations technologiques ; nous devons toutefois garder toute notre lucidité, demeurer conscients que, dans n’importe quel domaine, tous les comportements excessifs, allant au-delà du cadre moral acceptable, sont sources de désagréments ou de malheurs.
Après de nombreuses années consacrées à l’acquisition du savoir, n’importe quel étudiant au Vietnam connaît ce dicton : « Pour une utilité de dix ans, on plante des arbres ; pour une utilité de cent ans, on forme des hommes ». Et pourtant, peu de gens en déduisent que l’homme en lui-même est le bien le plus précieux, par rapport à tout le reste, le pouvoir, la richesse, ou la situation sociale ; trop souvent, on néglige la dimension spirituelle, et cède aux sirènes de la société matérialiste.
L’histoire nous a montré des vies exemplaires. Au 4ème siècle, donc il y a très longtemps, vivait un jeune homme dont l’intelligence et la vivacité, pourtant hors du commun, ne lui étaient d’aucun secours ; plus il avançait dans sa vie d’adulte, plus il s’engouffrait dans les erreurs, comme si d’un nuage tout noir une lueur avait jailli, puis s’était éteinte définitivement. Durant ces années si importantes pour la vie d’un homme, une fuite en avant ne lui laissait aucun répit ; il perdait tout sens critique, et tel un roseau il penchait à ras le sol, mais plus aucune force ne lui permettait de se redresser. Heureusement, Monica, sa mère, décidée à le sauver, était persuadée que, s’il existait des obstacles qu’aucun ne pouvait franchir. Dieu le Tout Puissant pouvait le faire. Ainsi, jour après jour, sans jamais renoncer, elle parvint à transformer son fils, qui s’engagea dans le chemin de la vertu, avant de devenir un éminent théologien, philosophe et écrivain : saint Augustin.
Dans tous les domaines, au sein de toutes les organisations ou communautés, petites ou grandes, l’homme doit vivre dans l’espérance. C’est l’espérance qui nous donne la paix intérieure, et c’est en cela qu’elle est la source du bonheur. Monica n’a jamais perdu l’espoir et elle a trouvé le bonheur.
Dans ces lettres, je veux vous parler de quelqu’un de bien ordinaire, que vous pouvez reconnaître facilement. Il ne s’agit pas des exploits d’une personne exceptionnelle, qui fait partie de ceux qui ont écrit des pages d’histoire pour le bien de leur pays, ou pour la paix dans le monde ; il ne s’agit pas non plus des œuvres de folie de ces aventuriers aux ambitions démesurées qui ont ensanglanté des peuples en voulant conquérir le monde entier. Il ne s’agit que de moi, sur le chemin de la vie, comme un voyageur en train de terminer son dernier voyage. Pourquoi parler de moi ? Vous vous posez des questions, n’est-ce pas ? Oui, c’est vrai, très souvent, je vous disais : « Il ne faut pas parler de soi ; le moi est haïssable ». Et me voilà, maintenant, en train de vous raconter des souvenirs de ma propre vie !
Vous avez bien retenu mon conseil, j’en suis très heureux ! Mais écoutez cette petite histoire, vous allez mieux comprendre. Certaines soirées, dans cette maison, toutes les lumières s’éteignaient ; tout le monde se trouvait plongé dans l’obscurité complète, tel un aveugle ; cette obscurité semble modifier l’échelle du temps, où une minute devient presque une éternité. On ne voyait plus rien, on n’entendait plus rien, on voyait du noir partout, surtout dans sa tête. Les réactions d’affolements et d’énervements ne se faisaient pas attendre : « Les bougies, vite, les bougies ! Les lampes à pétrole, où sont-elles ? J’avais pourtant prévenu, il faut toujours les avoir à portée de mains ! Plus vite, plus vite ! Allumez les bougies. » Puis suivait le silence, un long silence que l’ardente attente de la lumière rendait quelque peu surnaturel.
Tout à coup, tout le monde se mit à pousser des cris de joie : « Ah ! La lumière revient ! Elle est là ! » Tout redevient normal ; des discussions, des travaux, qui étaient suspendus, reprenaient.
Et c’est ainsi que les choses se passent dans la vie de tous les jours, pour chacun de nous, pour chaque famille, pour la société. La lumière, le soleil, nous apportent joie et vitalité, tandis que l’obscurité sème tristesse et peur. Mais savez-vous qu’il y a quelque chose de plus inquiétant encore ? C’est lorsque la lumière de la vérité, l’attachement à un idéal, s’éteint définitivement en nous, et que personne ne cherche à la rallumer. C’est lorsque nous ne nous soucions plus de la vie intérieure, lorsque nous nous contentons de regarder des choses sans les voir, de vivre sans jamais nous poser de questions. Quelle tristesse ! Et quel danger ! Que tous dans la famille, notamment les plus grands, ceux qui sont investis d’une responsabilité morale à l’égard des autres, soient des sources de lumière qui s’éclairent mutuellement, et que nous léguerons aux générations futures. Un de ces jours, vous deviendrez des parents, puis plus tard des grands-parents ; dès maintenant, préparez-vous, ayez à votre échelle une vie exemplaire, devenez un jour une lumière pour les plus jeunes. C’est là la part de travail qui incombe à notre « moi ». En ce sens, le « moi » est indispensable, n’est-ce pas ?
Au revoir, mes chers petits-enfants.
Deuxième lettre : La question est celle-ci, comment faut-il vivre ?
Mes chers petits-enfants,
II est important que vous le sachiez : c’est par des chemins différents que les enseignants, comme papi, ont choisi d’être enseignants ; toutefois, tôt ou tard, tout enseignant qui aime son travail reconnaît que c’est un métier parmi les plus beaux. La raison en est qu’il met en exergue l’importance de la vie intérieure. Un enseignant, avec sa famille, peut vivre dans la pauvreté matérielle, mais il connaît toujours une sorte de paix intérieure, et en son for, il en est fier. Après plus d’un demi-siècle voué corps et âme à l’enseignement, je suis de plus en plus convaincu d’une chose : la vraie caractéristique du métier d’enseignant, c’est d’être une clé magique qui ouvre les portes de l’enfance, qui pose les premières pierres pour des relations harmonieuses entre les enseignants et les élèves, puis entre ces derniers et la communauté. Et si l’enseignant est bien la personne centrale d’une école, l’efficacité de son travail d’éducation dépend étroitement du niveau de son propre développement personnel.
Je suis devenu enseignant de la manière la plus simple, comme s’il n’y avait aucun autre choix possible. Il est fort probable que Dieu m’ait créé, avec ce corps et cette tète, pour que je me consacre à cette tâche, cette mission d’enseignant. Regardant souvent derrière moi, lorsque je revoyais toutes ces années passées d’une vie qui était loin d’être un long fleuve tranquille, je constatais que les moments de joie étaient moins fréquents que les moments de tristesse ou de tension ; mais ces moments de joie avaient un pouvoir d’attraction extraordinaire, parce qu’ils prenaient source dans un monde désintéressé. Le bonheur tel que je l’entends, le vrai, est à l’opposé de cette recherche éperdue de conforts et de biens matériels. Comme entre l’eau et le feu, entre la lumière et l’obscurité.
Chacun a sa foi. Moi, j’ai la foi en Dieu le Créateur de l’univers ; je crois profondément que vivre c’est se mettre sous sa protection. Lorsqu’on a sa foi, celle-ci doit être sincère et totale pour que nos actes puissent y puiser le plus d’énergie possible pour être complètement efficaces. Peut-être au plus profond de chaque enseignant qui croit en son métier, il y a une foi absolue dans un monde spirituel. Je le dis puisque moi-même, si je suis profondément croyant, c’est parce que je suis marqué à jamais par une histoire vraie, dont j’ai été témoin, et qui a semé dans ma jeunesse les germes d’une foi inébranlable. Presque quatre-vingts années sont passées depuis, et pourtant, chaque fois que j’ai l’occasion d’y penser, cette histoire revient toujours avec la même netteté.
Cette année-là, j’avais 14 ans environ. J’habitais dans le village Van Xuân (province de ThuaThiên, ville de Hué), qui est le village natal de votre arrière- grand-mère. Dans le village, vivaient Monsieur H.P. et sa famille, de religion catholique, et qui comptait parmi les trois familles les plus riches de Hué. En vérité, il était issu d’une famille pauvre, et vivait auparavant des services dans le jardinage qu’il rendait à l’occasion, à ceux qui le lui demandaient. Un jour, en bêchant dans un jardin, il est tombé sur un trésor, plein de lingots d’or. Aux dires des experts, ce trésor datait de l’époque Tây Son, égaré pendant la guerre par des riches sur la route de l’exil. Monsieur H.P. était riche, mais analphabète, il ne savait ni lire, ni écrire. Pour gérer sa fortune, heureusement, il avait un secrétaire particulièrement débrouillard et loyal. Grâce à lui, les affaires de Monsieur H.P. se développèrent. Ce n’était pas le cas de l’éducation de ses enfants, qui étaient nombreux, et pour la plupart bons à rien. Peut-être parce qu’il consacrait le plus clair de son temps à sa tille H.T.H. qui avait des problèmes de saute. Elle avait deux ou trois ans de plus que papi. Sur son visage, il y avait encore les très nombreuses traces d’une varicelle. Elle ne trouvait pas de mari. Sensible aux soins attentionnés de son père, elle lui voue en retour une fidélité exemplaire.
Toute personne doit avoir ses derniers instants : la mort est terrible en soi, mais il en est ainsi, personne ne peut y échapper, la vraie question est de savoir comment chacun va mourir. Or, cette question renvoie à une autre ; comment faut-il vivre ? Une mort agitée, torturée par mille regrets, ou au contraire une mort paisible, comme si l’on entrait dans un profond sommeil ? Tout dépend de la manière dont on a vécu sa vie sur terre.
Les derniers instants de Monsieur H.P. furent particulièrement terrifiants. Ce tut une mort agitée, malgré toute sa richesse. Il se torturait à l’idée d’être obligé de laisser derrière lui tout l’argent qu’il avait accumulé. Si seulement on pouvait amener dans sa tombe tout ce qu’on possède ! Il a quitté ce monde, ne sachant quoi faire de ses biens. Lorsque le curé venait lui donner les derniers sacrements, il avait encore ses esprits, même s’il était conscient que la mort avait déjà commencé à envahir son corps, depuis ses membres inférieurs. Tout le monde voyait, sans savoir pourquoi, qu’il avait son poing fermé, derrière le dos, comme s’il tenait fermement quelque chose. A chaque question du curé, il disait « oui » mécaniquement, mais lorsqu’on cherchait à savoir pourquoi il avait la main dans le dos, ou qu’on lui demandait d’ouvrir sa main, il refusait catégoriquement. Toute la famille se tenait autour de son lit, ses fils, ses filles, ses gendres, ses belles Hiles. Le curé leur demandait de retirer le bras du père, et de le croiser autour sa poitrine ; personne n’osait. Lorsque le visage de Monsieur H.P. commença à raidir, le curé décida de le faire lui- même. Le poing semblait tenir encore plus fort ce qu’il cachait, y consacrant le peu de force qui lui restait. Des efforts ultimes jusqu’au dernier. Le curé, avec une grande attention, enleva l’objet du poing : c’était la clé du coffre-fort.
Toute la famille poussa un « oh », sans que l’on sût s’il s’agissait d’un « oh » de joie ou de tristesse. Il s’en suivit soudainement une scène qui bouleversa le curé. La première personne à reconnaitre l’objet fut la jeune H.T.H. Elle arracha la clé de la main du curé et monta précipitamment à l’étage. Tous les autres, comme réveillés tout d’un coup par un soupçon, lui coururent après. Tout le monde se battit à l’étage pour avoir la clé, tandis qu’au rez-de-chaussée le mort avait encore ses yeux grands ouverts. Le curé restait pétrifié. A cause de l’argent, les gens peuvent se disputer et s’entretuer ! C’était la première fois qu’il assistait à une pareille scène. Quelle tristesse ! Quelle horreur ! Est-ce que c’est la fin du monde ? Il n’y avait plus personne de la famille à côté du défunt. Il allait vers les gens du voisinage qui étaient venus pour prier ; il leur demandait de fermer les yeux du défunt et de procéder au nettoyage de son corps.
Mesurez bien le pouvoir de l’argent. Il nous faut « manger pour vivre », et non pas « vivre pour manger ». Vous ne devez pas sous-estimer l’utilité de l’argent, mais non plus vous ne devez surévaluer son rôle. Il y a là une raison toute simple : Si la vie consiste seulement à satisfaire ses besoins naturels, l’homme ne vaut pas plus que les animaux.
Méfiez-vous des gens intéressés outre-mesure par les gains, plus soucieux des apparences que des qualités intrinsèques. Car ces gens sont le plus souvent malhonnêtes, machiavéliques ; ils peuvent parvenir à leurs fins, ponctuellement, et se montrer fiers de leurs conquêtes. Mais selon la vraie loi, « ac gia ac bao » (ceux qui commettent des actions répréhensibles en récolteront les conséquences), ils finiront par être sanctionnés.
Je souhaite que cette histoire vienne enrichir vos réflexions.
Au revoir, mes chers petits-enfants.
Cinquième lettre : A propos de la civilisation
Mes chers petits-enfants,
Peut-être vous demanderez-vous pourquoi j’habite encore à Bao Lôc, des années après avoir quitté Hué, et pourquoi je m’accroche toujours à cette terre rouge qui sent tellement le labeur. C’est que, ici, les gens connaissent la valeur du travail et savent ce qu’est la solidarité, dans les bons moments aussi bien que dans les mauvais. Ce sont des gens « civilisés ». L’expression peut vous faire sourire, je le sais.
Que vous ne pensiez pas comme moi, c’est normal. J’ai eu votre âge : je vous connais. Probablement ne me trompé-je pas beaucoup quand je songe à la manière dont vous percevez la notion de « civilisation », vous, mais peut-être aussi beaucoup d’adultes. Vous vous basez sur les apparences, la richesse, le pouvoir, les habits, les diplômes, le niveau de vie, les relations. Bref, vous prenez les choses matérielles pour mesurer le niveau de civilisation. La jeunesse, c’est l’enthousiasme A toute épreuve, porté entièrement vers l’avenir et les nouveautés ; c’est l’exigence du changement, du progrès dans tous les domaines. Telle une chemise achetée il y a quelques années, elle est vieille, elle ne vous va plus, elle ne correspond plus à vos goûts d’aujourd’hui : vous refusez de la porter, vous préférez la mettre A la poubelle I Vos vêtements doivent être neufs, A la mode, portant des « marques » connues, étrangères surtout. Ce que vous pensez n’est pas totalement faux, puisque la « civilisation » est un état de la société, passant de l’étape d’avant à l’étape actuelle, du point de vue matériel ou culturel. Comment aller à l’encontre de ce principe communément admis, comment remonter à contre-courant de l’évolution qui se veut naturelle ? Mais il vous faut admettre que, derrière cette apparente unanimité, il y a une pluralité de points de vue, de tendances, de vérités. En effet, dans tous les domaines, aucune chose n’est parfaite, aucun groupe ne peut prétendre détenir seul la vérité. Rien, à part ce qui vient de Dieu le Créateur. La civilisation doit être un état qui émane d’un idéal absolu, universel.
Je ne vais pas parler de théologie avec vous. Je veux juste vous montrer des aspects concrets de la vie en société, à travers mes souvenirs, ce que j’ai moi-même vu ou entendu. Vous aurez ainsi quelques repères venant d’un homme d’expérience, vous permettant éventuellement de vérifier et de peaufiner vos propres opinions.
Je m’en souviens, à l’époque où j’étais en France, en 1987, chaque dimanche matin, à la fin de la messe, je sortais de l’église et attendais l’arrivée de quelqu’un de la famille venu me chercher. J’assistais alors à la même scène ; des groupes de personnes se suivaient sur le palier, longeaient un petit muret, allaient dans 1a direction de leur voiture ; c’étaient des gens riches, très bien habillés, de belle allure ; ils montaient tous dans de grosses berlines, s’asseyaient sur la banquette arrière, car le plus souvent elles avaient leur chauffeur ; les portières se fermaient dans un bruit sec, puis les voitures démarraient. Peu importait le reste ! Peu importait qu’il y eût tous ces matins d’autres personnes, l’air malheureux, qui se mettaient le long du muret et qui mendiaient, sans un mot, avec juste un écriteau sur lequel quelques mots étaient écrits. Les uns passaient, les autres attendaient : c’était le spectacle de l’indifférence, tous les dimanches matin, à la porte de l’église. Je le sais bien, dans n’importe quelle société, il y a toujours des riches et des pauvres. Mais l’indifférence devrait nous importuner. Elle nous renvoie à un mauvais côté de la nature humaine. Quoi de plus antinomique et scandaleux que cet « extérieur » si triomphant, et cet « intérieur » si pauvre.
Un de ces dimanches matin, j’aperçus une vieille dame, suivie d’un couple et de deux enfants. Je ne connaissais pas leur pays d’origine, mais, en tous cas, ils étaient des asiatiques. Après quelques échanges, j’appris qu’ils étaient vietnamiens, arrivés en France il y a de nombreuses années. Ils s’habillaient très modestement parce qu’ils étaient au chômage depuis longtemps. Avant de quitter la place, ils discutaient entre eux à mi-voix, puis l’un d’eux s’avançait pour mettre des pièces d’argent dans la main des gens qu’ils ne connaissaient pas et qui n’étaient pas leurs compatriotes. Puis ils disparaissaient derrière le muret.
- Et papi ? Qu’est-ce que tu as fait ? As-tu donné aussi ?
- Non. J’aurais voulu, mais je ne pouvais pas : je n’avais pas d’argent dans ma poche. Ce qui ne m’empêchait pas d’être touché par ce que je voyais : la bonté humaine, la générosité vis-à-vis de son prochain, étaient bien possibles. Et penser que c’étaient nos compatriotes qui me permettaient de m’en convaincre me procurait un sentiment de bonheur et de fierté. Des compatriotes qui vivaient pourtant dans des conditions difficiles, dans un pays hautement « civilisé ».
Oui, pendant mon séjour dans ce pays riche et animé, j’étais confronté aux spectacles de la pauvreté et de la solitude, et à l’opposé, à l’étalage des richesses, le plus souvent dans un même décor. C’est que l’argent attire aux mêmes endroits ceux qui en ont, parfois trop, et ceux qui en ont besoin, j’étais interpellé par cette cohabitation à chaque coin de rue, par les excès d’une société permissive dans laquelle l’argent était roi et coulait à flots, je comprenais mal pourquoi tant de gens étaient capables de tels excès, et la société vectrice de telles contradictions. Comme dans un miroir, je voyais la face cachée et obscure de la nature humaine, où les instincts, l’indifférence, le laisser-aller font la loi. Dans tous les pays riches, il doit y avoir ce genre de contradiction.
Une fois, j’allai à Paris avec tonton Ph. Vers 10 heures du soir, pour me montrer, comme il dit, la vie nocturne dans la « ville des lumières Il m’amena à Pigalle. Il avait raison. On aurait dit que la vie, au lieu de prendre une pause la nuit, redoublait de vitalité. Comme vous, pour sortir le soir. Il vous faut changer de vêtements, vous parer des plus belles robes de soirée. Les rues grouillaient de monde, et les voitures, avec leurs phares, s’enchevêtraient au milieu des carrefours. Là des salles de cinémas. Là des cafés, toutes lumières dehors. Parmi les foules, par endroits, j’apercevais des femmes, beaucoup de femmes, aux tenues légères, lourdement maquillées. Notre voiture ne pouvait avancer que lentement, par à coups, à côté d’autres voitures. La cohue était indescriptible, parmi ceux qui arrivaient et ceux qui voulaient repartir. Tout semblait naturel à ces gens, mais, moi, j’avais du mal à m’y faire.
- Je pense qu’il est temps de rentrer, dis-je à tonton.
- Tu es fatigué, papa ?
- Non, je préfère pouvoir marcher un peu.
Notre voiture prit la première rue à droite pour quitter l’endroit. On longeait les berges de la Seine, lorsque j’entendis monter de dessous un pont un gémissement humain, puis ces mots en français lancés au hasard dans la nuit, A l’intention des passants : « Pitié, j’ai froid. » Il était presque minuit, faisait un froid de décembre, je demandai à descendre de la voiture, et m’approchai du pont. En me dirigeant vers l’endroit d’où venait le gémissement, j’aperçus un pauvre vieillard, tout tremblant, assis au pied du pilier, recroquevillé et adossé à la masse de béton. Puis, un instant après, une autre ombre qui se rapprochait du vieillard, et dans la nuit éclairée par des lumières qui descendaient de la rue, je reconnus la silhouette d’une vieille dame. Lentement, elle enleva la veste qu’elle portait et la posa délicatement sur le corps recroquevillé.
J’arrête là ; cette lettre est déjà longue. J’espère que les anecdotes que j’y ai racontées apportent une contribution à vos réflexions sur ce que nous appelons la « civilisation ».
Au revoir, mes chers petits-enfants.
Septième lettre : Dans les pas de mon maître
Mes chers petits-enfants,
Après quinze jours durant lesquels j’étais cloué au lit à cause d’une grippe, je suis maintenant guéri. J’ai retrouvé mon appétit et mon sommeil. Finies, les heures d’ennui passées entre quatre murs. Cela dit, comme pour tout, à côté des choses négatives, il y a toujours des choses positives, et c’est à nous de les trouver. Pendant ces quinze jours, j’ai beaucoup pensé à vous : comment pourrais-je vous être utile ? J’ai repris mes lectures, et recommencé à écrire.
Je reprends le thème de la dernière lettre, « la civilisation ». Je vous raconte d’autres anecdotes, pour vous apporter d’autres éléments de réflexion. Vous avez certainement remarqué que, dans les sociétés actuelles, les moyens de diffusion des informations ne manquent pas : radio, presse, télévision, internet. Sur tous les sujets, vous pouvez, avoir facilement accès aux informations et parfaire ainsi vos connaissances. Quelle chance pour vous ! Vous pouvez ainsi vous forger une opinion, ou vous procurer des moments de plaisir, de joie ou, au contraire, de tristesse, de rejet. Vous pouvez, faire des tris, des rapprochements, des synthèses, avant de tirer des conclusions pour vous- mêmes. Ces jours-ci, par exemple, les médias mettent en exergue les exemples de vieilles mères de famille érigées en « héroïnes » de la nation. Qu’est-ce que ces dames avaient fait pour mériter une telle reconnaissance ? Que doit-on ressentir devant tant de démonstration ? Je vous le dis : le sentiment de reconnaissance de la nation à l’égard de ses héros est normal et juste, et il en est ainsi dans tous les pays du monde ; être admiratif, vouloir vous inspirer de leur exemple pour bien mener votre vie, c’est louable ; au contraire, si vous ne voulez, pas les prendre au sérieux, ou si vous vous en méfiez, vous serez dans l’erreur.
Oui, ces « mères héroïques », lorsqu’elles avaient votre Age d’aujourd’hui, 18 ou 19 ans, n’avaient pas les mêmes conforts matériels que vous. La majorité d’entre elles n’allaient pas A l’école, n’avaient pas vos diplômes et vos connaissances, ne s’habillaient pas aussi bien que vous. La société dans laquelle vous vivez, ouverte A la mondialisation, soumise à l’économie de marché et où l’argent est roi, est à mille lieux de la leur. Et pourtant, elles ont réalisé des choses extraordinaires, ont écrit des pages d’histoire, ou autrement dit, elles ont mêlé leur vie à celle de l’humanité. Comment était-ce possible ? eh bien, en faisant de leurs manques (en richesses matérielles, en savoir) des sources de motivation pour aller toujours de l’avant. Elles n’avaient pas la chance de ces « mannequins » d’aujourd’hui qui présentent et font acheter des « modèles de vêtements de haute couture », mais, par leur implication dans le devenir collectif, elles-mêmes sont devenues des « modèles de vie » pour la jeunesse, enrichissant ainsi le contenu d’une société « civilisée ». Elles ne couraient pas après la fortune, le pouvoir, ou autres signes extérieurs de richesse ; elles s’occupaient moins de leur ego que du sort collectif ; elles connaissaient la valeur de l’effort et la richesse morale. Ces vieilles dames, « héroïnes reconnues » que vous voyez à la télévision, étaient des jeunes de vingt ans qui durant toute une vie avaient contribué à bâtir une société harmonieuse, solidaire, fondée sur le sens du sacrifice et sur l’amour.
Oui, mes chers petits-enfants, seul l’amour peut donner la force. Là où il y a le vrai amour, celui qui va de pair avec partage et don de soi, là il y a la vraie joie dans la vie. Avoir le sens du sacrifice, c’est être capable, si besoin est, de renoncer à une part de soi pour le bien collectif. C’est de cette manière qu’on arrive à construire quelque chose de solide, de durable, de vraiment civilisé. Un romancier, qui est en même temps un philosophe, a eu ces mots : « La transformation de la société commence par celle de l’individu ». Ainsi, transformer la cellule familiale, c’est transformer le mari, la femme, les enfants. Comment, en effet, construire une société solide à partir des mauvaises structures : des individus sans valeur humaine, sans esprit de responsabilité vis-à-vis de la communauté ? S’agissant de la cellule familiale, il ne faut pas négliger le rôle du mariage ; plus ce rôle est affirmé, plus on a de chance d’avoir des cellules familiales en bonne santé, et comme pour les cellules du corps humain, c’est la société toute entière qui est en bonne santé. Bref, pour avoir une société solide, il faut d’abord former des individus.
Cela vous parait clair, n’est-ce pas ? Mais pour y arriver, ce n’est pas facile. Les difficultés sont nombreuses, mais pas insolubles. La vérité, c’est que trop souvent, pour résoudre les difficultés rencontrées, nous pensons qu’il suffit de faire appel à notre intelligence, à notre volonté. Peu de gens pense qu’il en faut bien plus pour aller jusqu’au bout de notre destin ; nous devons croire en une force spirituelle qui nous est supérieure et qui nous aide à vaincre toutes les résistances. Cette force, c’est comme quelqu’un qui détiendrait un pouvoir absolu, qui serait lui-même un amour sans limite, auprès de qui tout un chacun pourrait trouver réconfort et supplément d’énergie. Dans votre vie, devant des difficultés qui vous semblent insurmontables, sachez que par le passé bien d’autres avant vous ont pu aller jusqu’au bout de leur destin ; ils ont posé des pierres pour construire un Vietnam dans le sens du progrès. Faites des efforts ! Soyez déterminés ! Ayez la foi ! Vous réaliserez de belles choses durant votre existence.
Il y a un peu plus de soixante-ans, je m’en souviens, j’étais en classe de troisième à l’école de Quôc Hoc, à Hué. J’avais de très bons professeurs, parmi lesquels maître Dang Thai Mai, professeur de français.
Parmi les notions d’histoire, nous savions tous : « Nos ancêtres les Gaulois ». A l’époque, pour avoir les meilleures notes, en effet, il fallait tout apprendre et réciter par cœur. Un jour, maître Dang Thai Mai entra dans la salle de classe, tout tendu. Nous ne l’avions jamais vu dans cet état. Il ne disait rien, le regard fixé sur le mur du fond. Silence pendant une longue minute. Il nous semblait même entendre les mouches voler. Tout d’un coup. Il se leva et nous dit : « Asseyez-vous ! A force d’apprendre comme des perroquets, vous avez oublié vos racines ! Nos ancêtres sont-ils vraiment les Gaulois ? — Vous, là-bas, qui sont nos ancêtres ? — Non, vous ne savez pas. A quoi bon apprendre ? A quoi bon réciter par cœur, et tout savoir sur Jeanne d’Arc ? A quoi bon avoir de bonnes notes ? A quoi bon… — Vous, là-bas, répondez. C’est quoi, Mè Linh ? C’est le pays de qui ?
- Non, vous ne savez pas non plus. Eh bien, j’ai peur pour vous, vous allez perdre vos racines. »
Après un silence, il continua : « Vous allez finir votre scolarité. Vous allez avoir votre diplôme et votre travail. Vous allez devenir quelqu’un. Et vous allez organiser de bons repas pour fêter et votre diplôme et votre nomination ». Et puis, en français, il terminait son discours : « Ne faites pas entrer de viande avariée dans ce pays ! Avez-vous compris ! ». Je vous avoue que personne ne comprenait, sur le coup, ce qu’il voulait dire ; il nous faudrait attendre des années, et le recul, et la lumière des événements. Après cette longue tirade, il s’était calmé : « Eh bien, maintenant, ouvrez vos livres. Apprenez bien, et réfléchissez bien ; il faudra savoir comment il faut vivre ! ». Puis il ouvrait son livre et nous expliquait les deux textes : « Nous et les concitoyens », « A propos des pauvres et des esclaves ». Des explications claires et pleines d’humanité.
Dix ans après, je commençais à enseigner à l’école de la Providence, à Hué. Et durant toute ma vie d’enseignant, j’essayais de transmettre à mes élèves le message que j’avais reçu ce jour-là de mon maître.
Au revoir, mes chers petits-enfants.
Onzième lettre : Réussir sa vie
Mes chers petits-enfants,
Dans quelques semaines, ce sera la fin de votre année scolaire, n’est-ce pas ? C’est bien. Nous, grands- parents et parents, nous vivons toujours au rythme de vos études et des résultats obtenus, avec des moments de joie et de déception. Mais si l’on vous demande ce que vos études pourront apporter de concret dans votre vie, peut-être aurez-vous du mal à fournir une réponse complète. Je le sais, durant ces longues années consacrées aux études, tout jeune doit passer des journées et des journées à bouquiner, bouquiner et bouquiner. Tant d’efforts louables, bien entendu ; cependant, j’ai peur que cela risque d’être excessif. Ne m’en voulez pas si je le dis, et écoutez-moi.
Les études ne doivent pas être un bourrage de crâne. Connaître par cœur les formules de calcul et les leçons d’histoire, tout lire et tout retenir, vous aident bien entendu à avoir de bons résultats, de bonnes notes, mais ce n’est pas là l’objectif premier de l’éducation. L’essentiel pour vous, me semble-t-il, consiste à respecter scrupuleusement l’emploi du temps de l’école, le programme de l’éducation nationale, et acquérir le plus de connaissances scolaires. Dommage que vous n’ayez pas élaboré par vous-mêmes et pour vous-mêmes un objectif personnel, un projet pour votre vie, les modalités de mise en œuvre, les directions à prendre, les chemins à éviter. A vrai dire, ce genre de questions, vous devez vous les poser dès maintenant, durant vos études. Après, ce sera trop tard ; telle une feuille de papier, votre vie aura déjà pris des plis, difficiles à effacer. Or, vous serez jugés définitivement sur votre savoir vivre.
L’expérience a montré que la mission de l’éducation, en général, consiste à acquérir les connaissances, fortifier l’esprit rationnel, aiguiller l’intelligence, bref à garantir une vie réussie basée sur le savoir. Aujourd’hui, plus que jamais auparavant, face aux progrès de la société, tous les pays au monde se modernisent, s’ouvrent à la mondialisation. Vous, les jeunes, vous devez y prendre part, et il est donc normal, voire indispensable, que vous placiez vos études dans cette perspective. Cependant, si votre jeunesse se contente de voir le monde sous cet angle unique du savoir, sa contribution risque d’être insuffisante.
Mes chers petits-enfants, durant ces années, vous avez dû entendre plusieurs fois cette formule : « Pour bâtir une société socialiste, tout d’abord il faut avoir des individus épris de socialisme ». Vous avez pu entendre cette formule, sans y faire attention, et ce serait bien dommage. Pour fonder correctement une société, il y a bien plus que le simple savoir. Il est évident que si la puissance du travail peut vous fournir quantitativement le savoir, elle ne vous garantit pas d’en avoir la qualité, en tous cas suffisamment pour avoir la hauteur de vue nécessaire pour faire de vous un homme accompli. Pour faire de belles choses dans la vie, il faut non seulement avoir les capacités suffisantes, mais aussi nourrir de grandes ambitions.
En effet, pour construire un gratte-ciel, beaucoup de temps est nécessaire ; il faut réfléchir sur l’architecture, déterminer comment bâtir des fondations solides, où trouver les meilleurs matériaux. Construire une société humaine, y insuffler une âme et un sentiment collectif, cela est beaucoup plus difficile et exige encore plus de temps et de précautions. Les matériaux, ici, c’est en particulier vous, la jeunesse en vous. Bien évidemment, les jeunes comme vous doivent répondre présents, mais il n’est pas question pour vous d’accepter les tâches de manière inconséquente, pour un si grand projet. Vous devez regarder vers l’intérieur de vous-mêmes, réfléchir, méditer sur cette formule : « La transformation de la société passe par celle de l’individu ». Or, « l’individu » est un territoire complexe, où les solutions aux problèmes semblent être les plus difficiles à trouver. Vous pouvez avoir de solides convictions » un projet clair, un plan d’action précis pour le mettre en œuvre, mais si vous ne trouvez pas d’équipiers qui partagent vos ambitions, et qui croient à ce qu’ils font, vous ne pourrez pas aller jusqu’au bout.
Vous voyez bien que l’objectif premier de l’éducation est de former des jeunes, afin qu’ils puissent vivre pleinement leur vie d’homme ou de femme : faire comprendre les réalités, diffuser le savoir, susciter des ambitions.
Je crois à une part de « nature humaine » préexistante en chacun de nous ; il appartient à l’éducation de l’éveiller, de l’entretenir, de la développer pour que nous puissions inscrire nos ambitions sociales en conformité avec les exigences morales, sans tomber dans les excès. En effet, on ne peut avoir une cellule familiale solide, une société progressiste, sans avoir des individus bien formés, « moralement » parlant. L’enseignement de la morale doit être au centre de l’éducation, pour que, à terme, les jeunes vivent en harmonie avec eux-mêmes et les autres. Il n’y aura jamais trop de morale ; il faut craindre qu’il n’y en ait pas assez. Accumuler les connaissances, développer votre esprit critique sans vous préoccuper de cette dimension morale, est une erreur qui peut être fatale. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Et du moment que « l’âme » est affectée, comment édifier les superstructures ?
Réussir sa vie prend alors tout son sens. Celui qui vit avec son temps en mettant à profit son savoir, qui s’interroge sur l’origine et sur le sens de la vie, qui sait qu’il y a des limites au-delà desquelles on tombe dans l’inacceptable, celui-là a toutes les chances de réussir sa vie. Il connaît une grande paix intérieure, convaincu qu’il ira au bout de son destin ; il est disposé à laisser derrière lui ce qu’il a acquis durant sa vie, sans aucun regret. Conscient de sa richesse intérieure, la seule qui soit vraiment à lui, il vit toujours dans la sérénité, il dégage la joie au profit de ceux qui l’approchent. Plus rien n’est capable d’avoir une influence négative sur son humeur.
Mes chers petits-enfants, l’histoire du monde et des pays comporte des tournants, là où sont décidés, pour le sort des peuples ou de l’humanité toute entière, des sauts en avant ou des retours en arrière. Vous êtes actuellement à un de ces tournants. Plus que jamais, vous avez votre rôle à jouer. Vous devez assumer toute votre responsabilité : construire un présent optimal, en évitant les erreurs du passé, en maintenant et rénovant les bonnes traditions. Tout le monde doit participer à l’œuvre commune, mais vous, les jeunes, en particulier.
J’ai pourtant un sujet d’inquiétude ; après vos études, vous fondez une famille, vous nourrissez des ambitions pour vous, pour votre famille, pour votre pays, vous êtes fiers d’avoir obtenu les meilleurs matériaux pour le faire ; mais, au moment de vous jeter à l’eau, trop souvent, des obstacles surviennent, plusieurs contraintes vous retiennent. Décider, puis, après, hésiter. Décider de participer à l’œuvre collective, et hésiter puisqu’il y a aussi des intérêts personnels, son pré carré, à préserver.
Ah, les Intérêts personnels, quoi de plus légitime ! S’y attacher fait partie de cette « nature humaine » dont je vous ai parlé. Et pourtant, tels des courants au fond de l’océan qui peuvent se lever et transformer les vagues en mer déchainée, les aspirations au fond de chacun de nous peuvent déchaîner des passions incontrôlables. Surtout à votre âge, car la jeunesse est comme une toute nouvelle page d’histoire à écrire ; elle est une mer ouverte à toutes les aventures possibles, mer où les courants dans les profondeurs peuvent remonter à la surface sans trop de résistance : la soif de l’argent et du pouvoir, l’orgueil, la jalousie, l’égoïsme… Les intérêts personnels ne sont légitimes qu’avant de tomber de l’excès. Il vous sera difficile de trouver la voie du juste milieu.
Bien des personnes ont trouvé le chemin pour monter haut, très haut dans l’échelle sociale, mais qui demeureront toujours insatiables. Je vous le dis, ce n’est pas la vie que je souhaite pour vous, car vivre ainsi c’est vivre dans la dépendance. Ne soyez pas pessimistes ; bien d’autres ont réussi leur vie sociale, tout en trouvant, dans le même temps, ce qu’ils appellent une raison de vivre. Ils se dévouaient aux grandes causes de l’humanité. Ils ne disaient pas non à l’argent, au pouvoir ; au contraire, ils en avaient besoin, comme tout le monde car la vie en société est organisée ainsi, mais ils en avaient besoin comme on a besoin d’un outil pour travailler. L’être humain doit rester maître de l’argent, et non le contraire.
Réussir sa vie, c’est réussir à vivre comme un être humain.
Au revoir, mes chers petits-enfants.