Un texte tiré du livre coécrit par Chris Hedges et Joe Sacco, Jours de destruction, jours de révolte.
Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.
Dans tout soulèvement populaire vient un moment où les idées rétrogrades et les systèmes décadents, jugés inattaquables quelques jours plus tôt, sont dévoilés au grand jour et discrédités par une population jusqu’ici restée craintive et apathique. Cette étincelle se produisit à New York le 17 septembre 2011 : après que la police les eut facilement refoulés de Wall Street qu’ils avaient courageusement tenté d’occuper, quelques centaines de manifestants se regroupèrent quatre rues plus loin, dans le parc Zuccotti. Au début, désorganisés et indécis, ils se demandaient si leur action avait servi à quelque chose. Or, sans le savoir, ils venaient de déclencher un mouvement global de résistance qui allait se propager dans tout le pays et au-delà, dans les capitales européennes. Le pénible statu quo imposé par les élites depuis des décennies vola en éclats. La révolution était en marche.
Les dégâts causés par le capitalisme corporatif à Pine Ridge, à Camden, dans le sud de la Virginie occidentale et sur les exploitations agricoles de Floride ont fait tache d’huile. La bête a déployé ses tentacules depuis les zones sacrifiées pour s’attaquer au reste du pays et le dévorer avec autant de sauvagerie. Le rêve américain vanté depuis si longtemps — l’idée d’une vie meilleure, où progrès social et prospérité seraient à coup sûr garantis à condition de travailler dur et d’obéir sagement aux règles — a laissé place à une vérité autrement plus amère et cruelle. Nous savons maintenant que ce rêve est un leurre. Nous serons tous sacrifiés sur l’autel du capitalisme débridé. La logique perverse selon laquelle seuls comptent les profits de l’entreprise s’est propagée tel un virus dans nos villes et nos campagnes : délocalisations, emplois sous-traités, coupes budgétaires dans les écoles, fermeture des bibliothèques, expulsions, expropriations, chômage. Ce virus a donné naissance à un État sécuritaire visant à nous maintenir prisonniers, pour mieux nous assujettir. Personne n’est immunisé. La souffrance des autres — Amérindiens, Afro-Américains des centres-villes, mineurs des charbonnages, ouvriers agricoles hispaniques — est universelle. Après eux, voici venu notre tour. Nous sommes hantés par l’indifférence dont nous avons fait preuve à l’égard de ces populations déshéritées et désespérées ; nos prochains, selon la Bible. Nous avons manqué à nos engagements envers eux et, ce faisant, envers nous-mêmes. Nous avons été les artisans de notre propre déchéance. Désormais, seule la révolte peut nous tacheter. Elle est notre unique espoir.

Bienvenue à la révolution. Nos élites ont abattu leurs cartes et montré qu’elles n’ont rien à nous offrir. Elles savent détruire mais sont incapables de construire. Elles savent réprimer mais pas diriger. Elles volent mais ne partagent jamais. Elles parlent mais ne disent rien de sensé. Pour nous, elles sont tout aussi dépassées et inutiles que les livres, les tentes, les sacs de couchage, les valises, les cartons de victuailles et les vêtements jetés dans des bennes à ordures cette nuit de novembre, après le raid de la police new-yorkaise. Nos élites n’ont ni idées, ni projets, ni vision pour l’avenir.
Rentrez dans vos cages, nous disent-ils. Retournez devant vos postes de télévision pour vous abreuver des mensonges, des inepties, des futilités et des ragots que nous vous servons 24 heures sur 24 sur les stars du show-biz et leurs amis politiciens.
Gardez votre énergie et vos émotions pour le grand cirque des divertissements populaires. Endettez-vous par le biais de vos cartes de crédit. Payez vos loyers. Remerciez-nous pour les miettes que nous vous jetons. Répétez en écho nos lieux communs sur la démocratie, la liberté et la grandeur du pays. Allez voter à nos élections truquées, où c’est chaque fois Goldman Sachs qui gagne. Envoyez vos jeunes se battre et mourir dans des guerres inutiles et perdues d’avance, mais qui rapportent très gros aux industriels de l’armement. Restez muets lorsque nos législateurs suppriment un à un les services publics fondamentaux. Laissez faire les criminels de Wall Street : vous payerez plus tard à leur place.
« L’histoire montre que les revendications d’individus révoltés ne sont jamais prises en considération par les dirigeants, du moins au début, dit-il. Notre travail consiste à rendre politiquement incontournable ce qui est politiquement impossible. » Cette rébellion ne prendra fin qu’avec la disparition de l’État-entreprise. Elle ne s’arrêtera que lorsque celui-ci cessera de maltraiter les pauvres, la classe ouvrière, les personnes âgées, les malades et les enfants ; lorsqu’il cessera d’envoyer nos jeunes à l’abattoir dans des guerres impérialistes ; lorsqu’il cessera de torturer des prisonniers dans des centres de détention secrets. La révolte continuera tant que les banques effectueront des saisies immobilières et chasseront les populations de leurs logements ; tant que les étudiants seront contraints de s’endetter pour payer leurs études ; tant que les familles feront faillite à cause de frais médicaux exorbitants. Elle persistera tant que ne sera pas stoppée la destruction de l’écosystème et qu’il n’y aura pas de refonte totale de nos rapports à autrui et à la planète. Voilà pourquoi nos élites, qui soutiennent ce système corrompu et décadent, sont à la fois terrifiées et perplexes. Voilà pourquoi elles passent leur temps à s’enquérir des revendications des Indignés. Elles ne comprennent pas. « Oui, il se passe un truc ici, chantait Bob Dylan dans Ballad of a Thin Man. Mais vous ne savez pas ce que c’est, pas vrai monsieur Jones ? »
Dans son livre Democracy Incorporated, le politologue Sheldon Wolin emploie l’expression « totalitarisme inversé » pour décrire notre système politique. Dans le totalitarisme inversé, les entreprises contrôlent la société en ayant recours à des technologies sophistiquées, à l’intimidation et à la manipulation de masse — méthodes qui surpassent de loin celles employées autrefois par les États totalitaires, mais ce contrôle est habilement masqué par le brouhaha, le bling-bling et l’abondance de notre société de consommation. On observe un désintérêt progressif des citoyens pour la politique et une hausse croissante de l’abstention lors des échéances électorales. Dissimulées derrière cet écran de fumée, les grandes entreprises nous dévorent de l’intérieur. Elles n’œuvrent pas pour le bien du pays : le capitalisme n’a pas de patrie.
Le monde est un business
Ce n’est pas par le truchement d’un démagogue ou d’un leader charismatique que s’exprime l’État-entreprise. Il se caractérise au contraire par son côté anonyme et impersonnel. En embauchant des porte-parole séduisants et éloquents tels que Barack Obama, les firmes régentent les sciences, les nouvelles technologies, l’enseignement et la communication de masse. Elles contrôlent les messages diffusés au cinéma et par la télévision. Afin de pérenniser leur pouvoir tyrannique, elles se servent de ces outils de communication en prenant soin « d’éliminer tout ce qui pourrait apporter une nuance, une ambiguïté, un dialogue, tout ce qui pourrait affaiblir leur force ou compliquer leur tâche ; jusqu’à ce que leur emprise soit totale », écrit Wolin.
Résultat : notre système d’information offre toujours le même son de cloche. Les courtisans des célébrités, qu’ils soient déguisés en journalistes, en experts ou en spécialistes dûment accrédités, collent des étiquettes sur nos problèmes tout en définissant le cadre dans lequel ils doivent être abordés. Ceux qui osent s’exprimer en dehors de ce cadre sont aussitôt traités d’excentriques, d’extrémistes ou de gauchistes. Toute critique du modèle sociétal est exclue. Comme l’a dit jadis la romancière Dorothy Parker à propos de l’actrice Katharine Hepburn, dont on bridait le talent de comédienne et la franchise d’expression, une opinion n’est jugée recevable que si elle ne provoque pas de remous. La culture, placée sous la tutelle des laquais du grand capital, se réduit à un joyeux conformisme et à un optimisme béat qui lui seront fatals. Nous nous empressons d’acheter des produits censés améliorer notre vie, nous rendre plus beaux, plus sûrs de nous et de notre réussite, tandis que dans le même temps on nous dépouille régulièrement de nos droits, de notre argent, de notre influence. Tous les messages véhiculés par la télévision, des journaux du soir aux talk-shows, nous promettent des lendemains qui chantent. Et ceci, fait remarquer Wolin, « participe de la même idéologie qui invite les PDG à grossir exagérément les bénéfices et à dissimuler les pertes, mais en affichant toujours un visage radieux ». Il ajoute que nous sommes tombés sous le charme « du progrès technologique perpétuel, qui pousse les individus à nourrir des fantasmes de prouesses physiques, d’éternelle jeunesse, de beauté parfaite grâce à la chirurgie esthétique, de records sportifs mesurés au centième de seconde. Il s’agit d’une culture basée sur le rêve de pouvoir un jour tout contrôler, tout maîtriser ; l’immense majorité des gens ont de l’imagination mais peu de connaissances scientifiques, si bien qu’ils sont enclins à vivre dans un monde imaginaire ».
Nous pourrions nous sentir impuissants devant la destruction impitoyable de notre nation, de notre culture et de notre milieu naturel perpétrée par le capitalisme. Mais ce n’est pas le cas, car nous détenons un pouvoir qui, comme l’ont montré les campements des Indignés [et des ZADistes, NdE], terrifie l’État-entreprise. Tout acte de rébellion, aussi minime soit-il, et aussi sévère que soit la censure, entame les pieds du colosse. Ces actions alimentent les braises qui enflammeront de plus grands mouvements à venir. Et tandis que l’État se consume, ils attireront toujours plus de monde. Peut-être ne verrons-nous pas l’aboutissement de cette révolution. Mais si nous persistons, rien n’est impossible. Si nous baissons les bras, elle mourra.
Ceux qui ne se ménagent pas un espace de liberté, qui ne parviennent pas à devenir autonomes ou qui ne vivent pas « dans la vérité » se compromettent inévitablement avec le pouvoir. Pour employer les mots de Havel : « ils sont le système ». Les Indignés [et les ZADistes, NdE], en dénonçant les abus du pouvoir capitaliste, en refusant de se compromettre avec lui, et en formant des systèmes communautaires et sociaux alternatifs incarnent l’exhortation de Havel à « vivre dans la vérité ». De ce fait, ils représentent une authentique menace pour l’État-entreprise.
L’alternative est la suivante : soit rejoindre la rébellion, soit rester du mauvais côté de l’histoire. Seule la désobéissance civile peut contrer le pillage et la destruction de l’écosystème, dont dépend la survie de l’espèce humaine. Ne pas s’opposer à ceux qui en sont responsables — les criminels de Wall Street, équivaut à leur donner notre aval. Si vous renoncez à l’ivresse de la liberté et de la révolte, le désespoir et l’apathie vous guettent. Il faut choisir entre se rebeller ou devenir esclave.
Aujourd’hui, rester passif en déclarant n’être responsable de rien dans un pays où l’État de droit ne signifie plus rien — où les grands patrons ont pris le pouvoir en orchestrant un véritable putsch institutionnel ; où la guerre, la spéculation financière et la surveillance policière sont les seules préoccupations de la classe politique ; où les droits de la personne humaine sont bafoués et où tout citoyen est réduit à l’état de marchandise — c’est se montrer complice du mal qui causera notre perte. Se tenir à l’écart en disant « je n’y suis pour rien » revient à accepter de recevoir la marque de Caïn, à refuser de tendre la main aux faibles et aux opprimés, et à tourner le dos à notre planète assiégée.
L’État est déterminé à briser toute forme de résistance. Terrifié à l’idée que la contestation puisse s’amplifier, il s’est doté d’un arsenal impressionnant de paniers à salade blancs, de policiers à moto, et de fantassins casqués de noir avec boucliers, matraques et filets de plastique orange, qui vous poursuivent dans les rues en vous aspergeant de gaz lacrymogène. Grâce à ses agents provocateurs, l’État incite les groupuscules anarchistes tel que le Black Bloc — ainsi nommé parce que ses membres s’habillent de noir et avancent en rangs serrés, le visage cagoulé — à affronter violemment les forces de l’ordre et à perpétrer des actes de vandalisme. Cette minorité de hooligans et de casseurs discrédite des dizaines de milliers de manifestants pacifiques. C’est justement le but recherché par nos mandarins au pouvoir, qui peuvent ainsi instaurer une politique sécuritaire toujours plus répressive [Nous ne partageons pas cet avis, voir « Comment la Non-Violence protège l’état », NdE]. Les policiers en civil et leurs sbires infiltrés au sein du mouvement Occupy calomnient ses organisateurs les plus actifs. L’objectif est de récupérer l’énergie du mouvement, de la canaliser, puis de la réorienter vers le jeu sans issue de la politique électorale.
L’État-entreprise comprend le langage de la force et l’accueille à bras ouverts. En instrumentalisant les violences et le vandalisme, il fait d’une pierre deux coups : il justifie des formes draconiennes de contrôle et dissuade la majorité de la population, apeurée, de soutenir le mouvement des Indignés. Une fois qu’on aura dépeint ce dernier comme une meute d’enragés brûlant le drapeau et jetant des pavés, il sera fini. Une fois isolé du peuple, qu’il représente pourtant, il sera plus facile à écraser.

Par conséquent, il s’agit pour les révoltés de persuader le plus grand nombre, y compris les personnes au pouvoir et les policiers, qui sont, eux aussi, doués de conscience. Nous ne sommes pas en guerre. Les mouvements non-violents profitent, jusqu’à un certain point, de la brutalité policière. Les nombreuses tentatives de l’État pour réprimer des manifestants pacifiques appelant à plus de justice finissent par ôter toute légitimité à l’élite gouvernante. Elles poussent la population, jusqu’ici passive, à réagir et amènent certains dirigeants à se ranger du côté des contestataires. Ces divisions au sein des instances du pouvoir conduiront à la paralysie du système en place. Martin Luther King a continué d’organiser des manifestations à Birmingham, car il savait que le patron des services de la Sécurité publique, Connor, dit « le taureau », réagissait chaque fois de façon excessive.
La peur est une arme de choix pour les régimes totalitaires. Effrayez le peuple. Poussez-le à renoncer à ses droits au nom de la sécurité nationale. Diabolisez tous les dissidents, puis éliminez les plus téméraires d’entre eux.
Aux États-Unis, une loi fédérale appelée National Defense Authorization Act (NDAA) est votée chaque année afin d’établir le budget du Département de la défense. Celle de 2012 autorise l’armée, pour la première fois en plus de 200 ans, à effectuer des tâches dévolues jusqu’à présent à la police de chacun des États. L’armée fédérale est en droit, désormais, de détenir, sans procès, tout citoyen américain soupçonné d’activités terroristes ou de complicité de terrorisme. Les suspects peuvent être expédiés dans le centre de détention militaire de Guantanamo, à Cuba. Un camp réservé jusqu’ici aux seuls prisonniers de guerre. C’est un coup très grave porté aux libertés civiles.
Pourquoi mettre en œuvre des mesures aussi coercitives, dix ans après le début de la « guerre contre le terrorisme » ? Pourquoi a‑t-on besoin d’envoyer nos concitoyens dans une prison militaire, en les dépossédant de leurs droits fondamentaux, alors que le président des États-Unis, sous couvert de la loi de 2001 initiée par George W. Bush, peut d’ores et déjà s’ériger en juge, en jury et en bourreau ? Ce fut le cas avec Barack Obama, qui a fait assassiner le ressortissant américain Anwar al-Awlaki en 2011, au Yémen. Pourquoi voter une telle loi alors que le gouvernement bafoue régulièrement le 5e amendement de notre Constitution — « Nul ne pourra être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens, sans procédure légale régulière » — ainsi que le 1er amendement relatif à notre liberté d’expression ? Jusqu’où vont-ils aller pour combattre le terrorisme ?
Les grandes entreprises ne connaissent qu’un seul mot : toujours plus. Elles vident un à un de leur substance les services sociaux financés par les contribuables — de l’éducation à la sécurité sociale, parce qu’elles veulent cet argent pour elles-mêmes ! Que les malades meurent. Que les pauvres aient faim. Que les familles soient jetées à la rue. Les chômeurs peuvent bien végéter. Les enfants des quartiers défavorisés ou des campagnes désertées peuvent bien ne rien apprendre et vivre dans la misère et la peur, les étudiants finir leurs études sans espoir d’embauche. Que le système carcéral — le plus important des pays industrialisés — se développe encore en absorbant tous les contestataires potentiels. Que l’on continue donc à torturer. Que les enseignants, les policiers, les pompiers, les employés de la poste et les travailleurs sociaux aillent grossir les rangs des chômeurs. Que routes, ponts, barrages, digues, réseaux électriques, lignes ferroviaires, métros, bus, écoles et bibliothèques tombent en ruine ou soient fermés. Laissons s’aggraver le réchauffement climatique, les ouragans, les tornades, la sécheresse, la fonte des calottes glaciaires, la pollution des nappes phréatiques et de l’air, jusqu’à ce que disparaisse toute vie sur terre.
Qui s’en soucie ? La vie est belle, du moment que les actions d’Exxonmobil, des compagnies minières ou de Goldman Sachs grimpent en Bourse. Le profit, toujours le profit. Ils vous prennent à la gorge. Si vous ne réagissez pas au plus vite, ils finiront par avoir votre peau. Ils détruiront l’écosystème, condamnant vos enfants et vos petits-enfants. Ils sont bien trop stupides et aveugles pour s’apercevoir qu’ils périront avec nous. Par conséquent, soit vous vous révoltez et démantelez l’État-entreprise afin de créer un monde sain et viable, soit vous vous agenouillez devant les marchés financiers en signant votre propre arrêt de mort.
Les mouvements Occupy [et les mouvements ZADistes, NdE] incarnent l’espoir de lendemains meilleurs. Ils nous renvoient à un monde où l’empathie l’emporte sur l’égoïsme. Les Indignés [et les ZADistes, NdE] bravent la hiérarchie du capitalisme oligarchique, avide de gain. Ils savent que l’espoir a un coût ; qu’il n’est ni aisé ni confortable ; et qu’il exige d’avoir le sens du sacrifice et une foi inébranlable. Dans le parc Zuccotti [et à Notre-Dame-des-Landes, à Agen, et ailleurs…, NdE], comme ailleurs dans le pays, ils ont dormi par terre et se sont nourris de sandwichs. Ils ont connu la peur, les coups, les gaz lacrymogènes et la prison. Ensemble ils ont pleuré et ri. Ensemble ils ont chanté, discuté, et répété leurs slogans en se demandant si cela en valait la peine, s’ils seraient entendus, si leurs efforts seraient couronnés de succès. Leur opiniâtreté est un exemple pour tous. Ce sont les meilleurs d’entre nous.
Cessons d’avoir peur et tournons définitivement le dos aux deux partis politiques qui se partagent le pouvoir depuis des décennies. En période électorale, candidats républicains et démocrates qui débattent en public font penser à des clowns de cirque. En règle générale, ils sont d’accord sur l’essentiel. À nous de contrecarrer leur idéologie capitaliste. Nous devons pour cela créer des enclaves où nous pourrons sauvegarder les valeurs qu’ils n’ont cessé de bafouer, et élaborer les mécanismes d’autosuffisance qui assureront notre survie.
Par un après-midi venteux de novembre, des visages me sont apparus peu avant que des membres de Occupy Wall Street et moi-même soyons arrêtés par la police, devant Goldman Sachs. Ce n’étaient pas les visages prétentieux et pathétiques des employés de la banque, qui nous scrutaient par les portes vitrées et les fenêtres du hall d’entrée. Ce n’étaient pas ceux des policiers vêtus de bleu, avec leurs menottes pendues à la ceinture, ni ceux des vigiles de Goldman Sachs dont le crâne rasé et le regard froid me rappelaient la Stasi. Ce n’étaient pas non plus les visages des manifestants autour de moi, accablés par leurs rêves brisés : les étudiants criblés de dettes et les sans-emploi dont la colère et le sentiment d’avoir été trahis avaient déclenché ces manifestations pour réclamer justice ; ni ceux des badauds : les ouvriers du bâtiment visiblement ravis par notre action contre cette banque, et les hommes d’affaires en costume trois pièces qui, eux, ne l’étaient pas. Non, il s’agissait de visages lointains : ceux d’enfants moribonds au regard perdu, que j’avais croisés lors de mes reportages dans le Sud- Soudan, à Gaza, dans les bidonvilles du Caire, de Nairobi, de Brazzaville et de New Delhi.
Les grands yeux vitreux de ces gamins victimes de la guerre, de la faim, de la maladie… je les porte en moi ; jamais ils ne me quittent. Lorsque je regarde mes enfants, je pense à tous ces gamins qui n’ont jamais eu de chance. La guerre apporte son lot d’horreurs, mais le pire, pour moi, ce sont toujours les petits corps que les combats et la famine laissent derrière eux ; ces petits cadavres fragiles aux membres enchevêtrés et aux yeux vides qui nous condamnent tous. Les riches et les puissants, derrière les fenêtres de Goldman Sachs, nous ont photographiés en s’esclaffant comme si nous étions une agréable distraction, une sorte de pause-café destinée à leur faire oublier leurs activités boursières et leur quête frénétique du profit. Ils nous observaient comme si nous étions des bêtes enfermées dans une cage… Ce que nous n’allions pas tarder à être, en effet.
L’indice de matières premières agricoles de Goldman Sachs est n° 1 mondial en termes de transactions. Cette firme financière stocke des quantités astronomiques de riz, de blé, de maïs, de sucre et de bétail, provoquant des hausses brutales de leur prix, parfois jusqu’à 200 %. Conséquence : les familles déshéritées ne peuvent plus s’offrir ces denrées alimentaires de base, et meurent de faim. Afin de satisfaire cette soif insensée du gain, ils empêchent des centaines de millions de miséreux d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient et d’Amérique latine de manger à leur faim. Le jargon technique appris dans les écoles de commerce et employé à la Bourse masque une tout autre réalité : celle d’un assassinat. La froide neutralité du vocabulaire commercial permet au système de fonctionner avec une impitoyable efficacité, même si celui-ci est synonyme de mort.
Nous qui formions un cercle dans la rue en nous tenant par le bras, nous ne parlions pas la même langue que les nantis derrière leurs fenêtres. Profit. Commerce. Spéculation. Mondialisation. Guerre. Sécurité nationale. Tels sont les mots dont ils se servent pour justifier leurs agissements criminels. La tour de verre est remplie d’individus soigneusement choisis pour le prestige et l’assurance que leur confèrent les écoles pour riches qui les ont formés. Les caractéristiques principales de ces employés de bureau sont le manque de franchise, le penchant pour la tromperie, l’agressivité, l’idolâtrie de l’argent, l’incapacité à faire preuve d’empathie ou de remords.
Il est curieux d’observer que ce sont toujours les classes dites « respectables » — les diplômés des meilleures universités, les jeunes des écoles préparatoires ayant grandi à Greenwich, dans le Connecticut, ou à Short Hills, dans le New Jersey — qui sont les plus enclines à faire du mal à autrui. Leur intelligence, du moins au sens étroit et analytique du terme, leur confère une certaine neutralité morale. Dans les ghettos dorés, on inculque à ces respectables citoyens des « valeurs » et des « normes », tels les actes de charité — dont ils se servent pour justifier leur rang, ou la croyance en la bonté innée de la puissance américaine. On les forme au respect de l’autorité. Persuadés d’avoir bon cœur, car on le leur a toujours fait croire, ils sont incapables de voir ou de comprendre la cruauté dont ils font preuve envers autrui, ou peut-être y sont-ils indifférents. À mesure que les normes changent, que les forces capitalistes divisent davantage le monde en deux — d’un côté, une petite coterie de prédateurs ; de l’autre, un vaste troupeau de proies humaines, ces élites remplacent un ensemble de « valeurs » par un autre. Le système fonctionne parce qu’elles respectent les règles. Elles en sont d’ailleurs récompensées. Et en échange, elles ne posent pas de questions.
Avant l’arrivée du mouvement Occupy Wall Street, nous avions perdu tout sens des responsabilités et tout esprit critique. L’idéologie capitaliste absout les gens de toute responsabilité. Cela fait partie de son attrait. Elle les soulage d’avoir à faire un choix moral. Les principes de déréglementation et de mondialisation sont perçus comme des lois naturelles. Pour progresser, le capitalisme corporatif requiert l’acceptation passive de lois nouvelles visant à déréglementer le système, le sauvetage des banques à coups de milliards de dollars, le pillage systématique des fonds publics, le mensonge et l’hypocrisie. La culture capitaliste, incarnée par Goldman Sachs, a imprégné nos salles de classe, nos salles de rédaction, nos divertissements et notre conscience des réalités. Elle nous a dépouillés du droit de nous exprimer hors des limites étroites de l’ordre politique établi. On nous force à renoncer à faire entendre notre voix. La culture d’entreprise est au service d’un système sans visage. Celui-ci désigne, comme l’a écrit Hannah Arendt, « un gouvernement qui n’est exercé par personne, et qui, pour cette raison même, est probablement la forme de gouvernance la plus inhumaine et la plus cruelle qui soit ».
Ceux qui résistent — les sceptiques, les parias, les artistes, les renégats, les rebelles — sont rarement issus de l’élite. Ils formulent des questions différentes, et recherchent quelque chose d’autre : une vie qui ait un sens. Ils ont fait leur le précepte d’Emmanuel Kant : « Si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre ». Et dans leur recherche, ils en arrivent à la conclusion que, comme l’a dit Socrate, il vaut mieux souffrir une injustice que de la commettre. Cette conclusion va au-delà de la pensée rationnelle, ce qui la rend difficile à défendre. Elle refuse d’évaluer la vie humaine en termes d’argent. Elle reconnaît à celle-ci un caractère sacré. Voilà pourquoi, comme le souligne Hannah Arendt, les seules personnes dignes de confiance sur le plan moral ne sont pas celles qui disent « ce n’est pas bien », ou « il ne faut pas faire cela », mais celles qui déclarent « je ne peux pas ».
« Les individus qui font le plus de mal sont ceux qui ne se souviennent pas d’avoir commis quoi que ce soit de répréhensible, écrit Hannah Arendt. Or sans mémoire, rien ne peut les empêcher de recommencer. Pour les êtres humains, penser aux choses du passé implique de creuser en profondeur, de prendre racine, et par là même, de se stabiliser. Cela leur évite d’être balayés par les événements, quels qu’ils soient : le Zeitgeist, l’Histoire, ou une simple tentation. Le plus grand mal est dépourvu de racines, il est par conséquent sans limites ; il peut aller à des extrémités impensables et se répandre à travers le monde ».
Mes poumons portent les traces de la tuberculose que j’ai contractée auprès de centaines de Soudanais agonisants, alors que j’effectuais un reportage sur la famine qui sévissait dans le pays. J’étais fort, en bonne santé, et c’est ce qui m’a sauvé la vie. Ils ne l’étaient pas et n’ont pas résisté. Les cadavres, dont une majorité d’enfants, ont été jetés dans des fosses communes creusées à la hâte. Les cicatrices que je porte en moi sont comme un legs laissé par ces garçons et ces filles fauchés avant d’avoir atteint l’âge adulte. On ne leur a pas donné la chance de tomber amoureux, d’avoir à leur tour des enfants. J’ai porté ces cicatrices jusqu’aux portes de Goldman Sachs, moi qui avais survécu, en pensant à ces petits êtres dont le dernier souffle avait contaminé mes poumons. Si je suis venu manifester devant ces traders, c’est pour réclamer justice au nom de tous ces disparus, de tous les mourants des bidonvilles et des camps de réfugiés de la planète. Je vois leurs visages, ils me hantent jour et nuit. Ils me forcent à me souvenir. Ils m’obligent à choisir mon camp.
Lorsque j’étais boxeur, il m’arrivait parfois de monter sur le ring en sachant, tout comme les spectateurs, que je n’étais pas à la hauteur. Des professionnels de la boxe qui avaient besoin d’une petite remise en jambes venaient dans des clubs de semi-pros comme le mien. Ils mentaient sur leur carrière et faisaient joujou avec nous. Plus que le fait de gagner ou de perdre, ces combats étaient une question de dignité et de respect de soi. On luttait pour affirmer notre qualité d’être humain. La lutte était violente et douloureuse, tant physiquement que moralement. On s’en prenait plein la figure, on tombait à la renverse, puis on se relevait en titubant, la bouche en sang. On avait mal aux côtes, à la nuque, au ventre. Mais plus nous résistions, plus le public nous soutenait. Personne ne pensait une seconde que nous gagnerions. Pas même nous. Mais de temps en temps, le professionnel, un peu trop sûr de lui, baissait la garde. Alors, avec l’énergie du désespoir, on trouvait une force incroyable en nous-mêmes, et on mettait KO notre adversaire. Cela fait 30 ans que je n’ai pas remis les gants. Mais j’ai de nouveau, au creux de l’estomac, ce frémissement euphorique, cette certitude que l’impossible est possible, et que les puissants peuvent tomber.
Chris Hedges