Traduction d’un article publié (en anglais), à l’adresse suivante. Aric McBay est un écrivain, activiste écologique et agriculteur biologique de l’Ontario, au Canada, ayant participé à la création du mouvement écologiste DGR — Deep Green Resistance.
Quand — la plupart — des gens en entendent d’autres dire qu’il faut « mettre fin à la civilisation » ils répondent automatiquement, et négativement, de différentes façons, en raison des connotations positives associées au mot « civilisation ». Ces quelques lignes sont une tentative de clarification de quelques points :
Si je regarde dans le dictionnaire pour tenter de comprendre la signification du mot « civilisation », voilà ce que je trouve :
1. Fait pour un peuple de quitter une condition primitive (un état de nature) pour progresser dans le domaine des mœurs, des connaissances, des idées.
2. Une civilisation est l’ensemble des caractéristiques spécifiques à une société, une région, un peuple, une nation, dans tous les domaines : sociaux, religieux, moraux, politiques, artistiques, intellectuels, scientifiques, techniques. Les composantes de la civilisation sont transmises de génération en génération par l’éducation. Dans cette approche de l’histoire de l’humanité, il n’est pas porté de jugements de valeurs. Le sens est alors proche de « culture ».
3. État plus ou moins stable d’une société qui, ayant quitté l’état de nature, a acquis un haut développement.
4. État de développement économique, social, politique, culturel auquel sont parvenues certaines sociétés et qui est considéré comme un idéal à atteindre par les autres.
Parmi les synonymes de « civilisation », on retrouve :
adoucissement, avancement, évolution, culture, humanisme, monde, perfectionnement, progrès…
Il va sans dire que les rédacteurs de dictionnaires sont des gens « civilisés », ce qui aide à comprendre pourquoi ils se définissent en des termes si glorieux. Ainsi que Derrick Jensen le souligne, « pouvez-vous imaginer des rédacteurs de dictionnaires se qualifier volontairement de membres d’une société humaine basse, non développée, ou arriérée ? »[1]

Au contraire, parmi les antonymes de « civilisation », voici ce qu’on trouve : sauvagerie, barbarie, bestialité, nature. Ce sont les mots qu’utilisent les civilisés pour qualifier ceux qu’ils considèrent comme en dehors de la civilisation — en particulier, les peuples indigènes. « Barbares » vient d’une expression grecque qui désignait les « non-grecs, étrangers ». Le mot « sauvage » vient du Latin « silvaticus » signifiant « relatif aux bois, à la forêt ». Ces origines semblent plutôt inoffensives, mais il est intéressant de voir ce qu’en ont fait les civilisés :
barbarie
1. Caractère de quelqu’un ou de quelque chose qui est inhumain, cruel, féroce [syn : atrocité]
2. Action barbare, cruelle [syn : brutalité, barbarisme, sauvagerie] [ii]
sauvagerie
1. État des hommes sauvages.
2. Caractère cruel, brutal, barbare.
Et pourtant, associer ce qui n’est pas civilisé à la cruauté contredit pleinement ce que l’histoire nous enseigne des interactions entre civilisés et non-civilisés.

En effet, prenons un des exemples les plus célèbres de « contact » entre civilisés et indigènes. Lorsque Christophe Colomb arrive en « Amérique », il est impressionné par les peuples indigènes et écrit dans son journal qu’ils possèdent une « innocence nue. […] Ils sont très gentils, ignorent le mal, le meurtre, le vol. »
Il décide donc, très naturellement, « qu’ils feront d’excellents esclaves ».
En 1493, avec la permission de la Couronne d’Espagne, il s’auto-proclame « vice-roi et gouverneur » des Caraïbes et des Amériques. Il s’installe sur l’île aujourd’hui divisée entre Haïti et la République Dominicaine, et commence alors une extermination et un esclavage systématique des populations indigènes. (Les peuples Taïnos n’étaient pas civilisés, contrairement aux Incas civilisés d’Amérique Centrale que les conquistadors envahiront aussi). En trois ans il avait réussi à réduire la population indigène de 8 millions à 3 millions. En 1514 il ne restait plus que 22 000 indigènes, et après 1542 ils étaient considérés comme éteints. [2]
Le système d’exploitation mis en place par Christophe Colomb aux alentours de 1495 était une manière simple de satisfaire l’appétit des espagnols pour l’or tout en satisfaisant leur dégoût pour le travail. Chaque Taïno de plus de 14 ans devait fournir à ses maîtres une certaine quantité d’or tous les trois mois (ou, dans les aires dépourvues d’or, 11.3 kg de coton filé ; ceux qui réussissaient recevaient un jeton à accrocher autour de leur cou comme preuve de leur paiement ; ceux qui échouaient étaient « punis », on leur coupait les mains, et on les laissait se vider de leur sang.[3]

Plus de 10 000 personnes furent tuées de cette façon sous la gouvernance de Christophe Colomb. À de nombreuses occasions, les envahisseurs civilisés commirent tortures, viols, et massacres. Les Espagnols :
faisaient des paris quant à qui trancherait un homme en deux, ou couperait sa tête d’un seul coup ; ou lui ouvrirait les intestins. Ils retiraient les bébés des ventres de leurs mères, les tirant par les pieds, et éclataient leur têtes contre des rochers. […] ils découpaient avec leurs épées les corps d’autres bébés, ainsi que de leurs mères et de tous ceux qui passaient devant eux.[4]
À une autre occasion :
Un Espagnol […] tira soudain son épée. Alors la centaine d’autres firent de même et commencèrent à déchirer les ventres, à couper et à tuer — hommes, femmes, enfants, vieillards, tous sans défense et effrayés… Et en un rien de temps, plus aucun d’eux ne respirait. Les Espagnols entrèrent alors dans la large maison d’à côté, car cela se passait à l’extérieur, et de la même façon, se mirent à trancher, à tuer autant qu’ils pouvaient, tellement que le sang ruisselait, comme si des vaches avaient été égorgées.[5]
Ce schéma — à sens unique, sans qu’il y ait provocation — de cruautés et de méchancetés inexcusables se répète un nombre incalculable de fois dans l’histoire des interactions entre civilisés et non-civilisés.
Ce phénomène est très documenté dans l’excellent livre de Ward Churchill A Little Matter of Genocide : Holocaust and Denial in the Americas, 1492 to the Present, dans The Conquest of Paradise : Christopher Columbus and the Columbian Legacy de Kirkpatrick Sale, et dans Enterre mon cœur à Wounded Knee : une histoire Indienne de l’Ouest Américain écrit par Dee Brown. Les livres de Farley Mowat, particulièrement Walking on the Land, Mœurs et coutumes des Esquimaux caribous, et The Desperate People documentent cela en mettant l’accent sur les régions du Nord et Arctique de l’Amérique. Il y a aussi d’excellentes informations dans les livres d’Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours et Voices of a People’s History of the United States. L’incroyable trilogie Mémoire du feu d’Eduardo Galeano couvre aussi ce sujet, en s’attardant plutôt sur l’Amérique latine.

De la même manière que contre les peuples indigènes, les civilisés s’attaquèrent aussi aux animaux non humains et aux plantes, qu’ils anéantirent (souvent délibérément), parfois simplement comme une activité sportive (sanglante). Pour en savoir plus, il faut lire l’excellent et dévastateur Sea of Slaughter (Une mer de massacre) de Farley mowat, ou A Green History of the World : The Environment and the Collapse of Great Civilizations (Une histoire verte du monde : l’environnement et l’effondrement des grandes civilisations) de Clive Ponting (qui examine aussi l’histoire d’avant la civilisation et le colonialisme européen). [De Clive Ponting, vous pouvez lire, en français, Le viol de la terre : depuis des siècles, toutes les civilisations sont coupables, NdT]
Ces atrocités en tête, on devrait (si on ne l’a pas déjà fait) cesser d’utiliser la propagande définissant civilisé comme « bon » et incivilisé comme « mal », et chercher des définitions plus exactes et plus utiles. Les anthropologues, ainsi que d’autres penseurs, proposent un certain nombre de définitions moins biaisées de la civilisation.
L’anthropologue du XIXe siècle E.B. Tylor définit la civilisation comme la vie dans les villes organisée par un gouvernement et facilitée par des scribes (donc usage de l’écriture). Dans ces sociétés, il remarque qu’il y a un « surplus » de ressources, qui peut être échangé ou pris (à travers la guerre ou l’exploitation), et qui permet la spécialisation dans les villes.

L’activiste et écrivain contemporain Derrick Jensen, ayant reconnu de sérieuses erreurs dans la définition populaire de « civilisation » du dictionnaire, écrit :
La civilisation est une culture – c’est-à-dire un complexe d’histoires, d’institutions, et d’artefacts – qui à la fois mène à et émerge de la croissance de villes (voir civil, de civis, citoyen, du latin civitatis, cité-état), en définissant les villes – pour les distinguer des camps, des villages, etc. – comme des regroupements de gens vivant de façon plus ou moins permanente en un lieu précis, d’une densité telle que l’importation quotidienne de nourriture et d’autres éléments nécessaires à la vie est requise.[6]
Jensen remarque aussi que puisque les villes ont besoin d’importer de manière systématique les matières premières et l’alimentation dont elles dépendent, et besoin de croître, elles doivent créer des systèmes pour la centralisation perpétuelle des ressources, ce qui entraine « des zones d’insoutenabilité grandissantes et une province de plus en plus exploitée ».

L’anthropologue contemporain John H. Bodley écrit que : « La fonction principale de la civilisation est d’organiser l’imbrication de réseaux sociaux idéologiques, politiques, économiques, militaires et de pouvoir, qui bénéficient différentiellement aux foyers privilégiés »[7]. En d’autres termes, les institutions de la civilisation, comme les églises, les corporations, les armées, existent et sont utilisées dans le but d’acheminer les ressources et le pouvoir entre les mains des dirigeants et de l’élite.
L’historien et sociologue du XXe siècle Lewis Mumford a écrit une de mes définitions préférées, acerbe et succincte, de la civilisation. Il utilise le terme de civilisation :
Pour désigner le groupe d’institutions qui prirent forme sous la royauté. Leurs caractéristiques principales, des constantes aux proportions variables à travers l’histoire, sont la centralisation du pouvoir politique, la séparation des classes, la division du travail (pour la vie), la mécanisation de la production, l’expansion du pouvoir militaire, l’exploitation économique des faibles, l’introduction universelle de l’esclavage et du travail imposé pour raisons industrielles et militaires[8].
En prenant en compte diverses définitions anthropologiques et historiques, nous pouvons lister quelques propriétés communes aux civilisations (et en opposition aux groupes indigènes) :
- Des gens vivant sur des implantations permanentes, et la plupart dans des villes.
- Une dépendance à l’agriculture à grande échelle (afin de subvenir aux besoins des populations urbaines ne produisant pas de nourriture).
- La structure sociale présente des dirigeants et une forme « d’aristocratie » avec des pouvoirs politiques, économiques, et militaires centralisés, et qui existent grâce à l’exploitation des masses.
- L’élite (et d’autres possiblement) utilisent l’écriture et le calcul pour le suivi des marchandises, le butin des guerres, etc.
- Elles reposent sur l’esclavage et un travail imposé soit par l’utilisation directe de la force physique, soit par une coercition économique et par la violence (utilisée pour contraindre les gens, n’ayant aucun choix hors l’économie du salariat).
- De grandes armées et la guerre institutionnalisée.
- La production est mécanisée, soit à l’aide de machines littérales, soit en utilisant et organisant un grand nombre d’humains selon un mode de fonctionnement mécaniste.
- D’importantes et complexes institutions existent afin de gérer et contrôler le comportement des gens, à travers l’éducation (école et églises), aussi bien qu’à travers leurs relations entre eux, avec l’inconnu, et avec le monde naturel (églises et religions organisées).

L’anthropologue Stanley Diamond souligna le lien unissant tous ces attributs en écrivant : « La civilisation découle des conquêtes à l’étranger et de la répression domestique. » [9]
Le contrôle en est le dénominateur commun. La civilisation est une culture du contrôle. Dans les civilisations, une poignée d’individus contrôle le plus grand nombre à l’aide des institutions propres aux civilisations [ce n’est pas sans rappeler ce que racontait notre cher Voltaire, « Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne », NdT]. Si ces gens se trouvent au-delà des frontières de cette civilisation, alors ce contrôle prendra la forme d’armées et de missionnaires (des spécialistes religieux ou techniques). Si les populations à contrôler se trouvent dans des villes, dans l’enceinte même de la civilisation, alors le contrôle pourra prendre la forme d’une militarisation domestique (la police). Il est cependant moins coûteux et moins ouvertement violent de conditionner certains comportements à l’aide de la religion, de l’école, ou des médias, et d’autres moyens du genre, que par l’usage pur et simple de la force (qui nécessite un investissement conséquent en armement, en surveillance et en travail).
Cela fonctionne très bien en combinaison avec le contrôle économique et agricole. Si vous contrôlez l’approvisionnement en nourriture et les autres nécessités de la vie, les gens n’ont d’autres choix que de faire ce que vous dites, ou de mourir. La survie des gens des villes dépend intrinsèquement des systèmes d’approvisionnement en nourriture contrôlés par les dirigeants.
Pour un contrôle plus efficace, les dirigeants ont combiné le contrôle de l’alimentation et de l’agriculture avec un conditionnement renforçant leur suprématie. Dans la société capitaliste dominante, les riches contrôlent l’acheminement de la nourriture et du nécessaire vital, mais aussi le contenu des médias et des programmes scolaires. L’école et le travail servent de processus de sélection : ceux qui démontrent leur aptitude à coopérer avec ceux au pouvoir en se comportant sagement et en exécutant ce qu’on leur demande de faire accèdent à des emplois mieux payés et moins épuisants. Ceux qui ne peuvent ou ne veulent effectuer ce qu’on leur demande sont exclus de l’accès facile à la nourriture et au nécessaire vital (n’ayant accès qu’aux emplois les plus ingrats), et doivent travailler très dur pour survivre, ou s’appauvrir et/ou devenir SDF. Les gens siégeant au sommet de cette hiérarchie ne connaissent rien des violences économiques et physiques imposées à ceux d’en bas. Une exploitation ainsi rationalisée augmente l’efficacité générale du système en réduisant les chances de résistance ou de rébellion de la populace.
Les mécanismes de propagande médiatique ont convaincu la plupart des gens qu’un tel système était en quelque sorte « normal » ou « nécessaire » — mais, bien sûr, c’est à la fois totalement artificiel et le résultat direct des agissements de ceux au pouvoir (et de l’inaction de ceux qui pensent en bénéficier, ou en sont empêchés par la violence ou la menace de violence).

Contrairement à l’idée selon laquelle le mode de vie de la culture dominante est « naturel », les êtres humains ont vécu en petits groupes écologiques, participatifs et équitables pendant plus de 99 % de l’histoire de l’humanité.
Aric McBay
Traduction : Nicolas Casaux
Notes
[1] Derrick Jensen, manuscrit non publié.
[2] Ici, je m’appuie beaucoup sur les travaux de Ward Churchill. Le chiffre de 8 millions est tiré du chapitre 6 du livre Essays in Population History, Vol.I de Sherburn F. Cook et Woodrow Borah (Berkeley : University of California Press, 1971). Le chiffre de 3 millions est issu d’une enquête de l’époque menée par Bartolomé de Las Casas et décrite dans le livre de J.B. Thatcher, Christopher Columbus, 2 vols. (New York : Putnam’s, 1903–1904). À l’époque, ils étaient considérés comme éteints par le recensement espagnol, ce qui est résumé dans le livre de Lewis Hanke The Spanish Struggle for Justice in the Conquest of America (Philapelphia : University of Pennsylvania Press, 1947)
[3] Sale, Kirkpatrick. The Conquest of Paradise : Christopher Columbus and the Columbian Legacy (New York : Alfred A. Knopf, 1990) p. 155.
[4] de Las Casas, Bartolomé. The Spanish Colonie : Brevísima revacíon (New York : University Microfilms Reprint, 1966).
[5] de Las Casas, Bartolomé. Historia de las Indias, Vol. 3, (Mexico City : Fondo Cultura Económica, 1951) chapter 29.
[6] Jensen, Derrick, Unpublished manuscript.
[7] Bodley, John H., Cultural Anthropology : Tribes, States and the Global System. Mayfield, Mountain View, California, 2000.
[8] Mumford, Lewis. Technics and Human Development, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1966. p. 186.
[9] Diamond, Stanley, In Search of the Primitive : A Critique of Civilization, Transaction Publishers, New Brunswick, 1993. p. 1.
[i] WordNet ® 2.0, 2003, Princeton University
[ii] The American Heritage Dictionary of the English Language, Fourth Edition, 2000, Houghton Mifflin Company.
[iii] Ibid.
NdT : À ce propos, on peut lire David Graeber, James C. Scott, etc. Également, pour aller au-delà de ce trop bref exposé d’Aric McBay sur les valeurs historiquement et intrinsèquement mauvaises que porte le concept de « civilisation », on peut lire les livres qu’il mentionne, mais on peut également continuer la lecture sur notre site ; plusieurs articles expliquent en quoi le soi-disant « progrès », que la « civilisation » aurait soi-disant permis est tout sauf un « progrès » – dans le sens mélioratif du terme –, en quoi il n’a fait qu’engendrer une myriade de problèmes, des problèmes tellement graves qu’ils menacent la prospérité de la vie sur Terre telle que nous la connaissons, ont entrainé le début de la 6ème extinction de masse, perpétuent oppressions, exploitations, pollutions et destructions environnementales, entre autres…
À propos de la civilisation, en tant que mot et que concept concret et historique, nous vous proposons un autre texte que nous avons traduit, tiré du livre Inventing Western Civilization (publié en 1997, jamais traduit en français, mais dont le titre correspondrait à « L’invention de la civilisation occidentale ») écrit par un anthropologue de Berkeley, le professeur Thomas C. Patterson.
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L’idée de civilisation constituait une partie importante de l’idéologie qui accompagna et appuya l’avènement de l’État européen moderne. L’État moderne émergea durant la crise du féodalisme — caractérisée par des revenus décroissants au sein de la classe dirigeante, même en période d’expansion économique. La formation de l’État moderne débuta à la Renaissance et s’accéléra avec l’arrivée, dans les années 1500, d’importantes ressources obtenues lors de pillages dans les Amériques. À cette époque, les États européens présentaient déjà des formes variées de gouvernement : monarchies absolues en Espagne, en France et en Angleterre ; États dominés par des corporations cléricales dans le Saint Empire Romain — à savoir, un bout de ce qui est aujourd’hui l’Allemagne et l’Italie centrale ; et républiques avec assemblées parlementaires dans ce qui est aujourd’hui le Nord de l’Italie et la Suisse.
La formation des États modernes est également liée à l’émergence des classes sociales indiquant de nouvelles relations entre les monarques, les nobles, et leurs sujets. Dans les régimes féodaux, les nobles tiraient leurs moyens de subsistance de terres acquises par la guerre, et du labeur et des biens extorqués à leurs sujets ; ils représentaient aussi l’autorité judiciaire de leur propre domaine. Durant la Renaissance, les princes et les rois commencèrent à embaucher des hommes de lettre — des intellectuels — afin qu’ils les aident à gérer leur propriété et à engranger les bénéfices de la centralisation d’un gouvernement d’État. Au sein des monarchies absolues apparues au début du XVIe siècle, les monarques usaient de l’État comme d’une entreprise personnelle, potentielle extension lucrative de leur propre domaine, même s’ils partageaient souvent ses richesses avec d’autres.
Au début des années 1500, les souverains d’Espagne, de France et d’Angleterre avaient commencé à consolider leur pouvoir politique afin d’acquérir des revenus qu’ils utiliseraient pour les guerres, la diplomatie, le commerce et la colonisation. Ils vendaient des postes politiques à des nobles lettrés, des bourgeois et des hommes d’église, et exigeaient un paiement monétaire de la part des citadins et des agriculteurs. Ce fut le début de la bureaucratie d’État, dont les représentants s’inquiétaient principalement de la collecte de taxes et du recensement. Ces nouveaux administrateurs tiraient également profit de leurs postes, les nobles qui en avaient achetés recevaient des revenus en espèce à la place des paiements féodaux sous forme de labeur et d’apport en nature.
L’intervention d’État constituait la composante la plus importante de la politique économique de cette période. Les nouveaux États centralisés étaient en mesure de promouvoir le développement de marchés internes, afin d’encourager l’exportation de marchandises, tout en en tirant profit. De nombreux États — notamment l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre et la Hollande — finançaient des entreprises coloniales outremarines qui créaient des marchés pour leurs marchands et leurs fabricants, et fournissaient des revenus à leurs souverains. Ils interdisaient également l’exportation de lingots d’or, qu’ils considéraient comme la principale source de richesse.
Peu après, les souverains des nouveaux États engagèrent des avocats, de formation universitaire, pour explorer et spécifier la nature des nouvelles relations sociales qui se développaient en conséquence de ces changements. Ces hommes avaient étudié la loi romaine, laquelle permettait d’établir des distinctions entre les citoyens et les sujets, décrivait leur relation à l’État, et régulait les activités économiques et les relations entre individus. Ce furent eux qui commencèrent à élaborer l’idée de civilisation.
Dans les années 1560, des juristes français comme Jean Bodin et Loys le Roy, descendants de riches familles de marchands dont la célébrité et la fortune reposaient sur leurs liens étroits avec le roi, commencèrent à établir ces standards. Ils utilisaient les mots « civilité » et « civilisé » pour décrire des gens, qui, comme eux, appartenaient à certaines organisations politiques, dont les arts et lettres faisaient montre d’un certain degré de sophistication, et dont les manières et la morale étaient considérées comme supérieures à celles des autres membres de leur propre société ou d’autres sociétés. Ils ne considéraient pas les paysans de leur propre société comme sociables, courtois, civils ou lettrés. Ils pensaient la même chose des indigènes qui vivaient dans la nature sauvage des nouvelles colonies. Dès le XIe siècle, ces individus « incivilisés » étaient souvent décrits comme « rustiques/paysans » — comme des campagnards qui, du fait de leur rang social inférieur, étaient considérés comme stupides, grossiers et mal élevés.
Ces intellectuels proches de la Couronne, imprégnés d’études de l’ancienne loi romaine, connaissaient les racines latines civilis, civis et autres déclinaisons. Dans leur contexte historique, ces mots latins possédaient un éventail de significations interconnectées, dont : association de citoyens ; la loi telle qu’appliquée et respectée par les citoyens ; le comportement d’une personne ordinaire ou d’un citoyen ; le domaine juridique par opposition au domaine militaire ; la politique ; l’association avec l’administration d’État ; et une communauté organisée à laquelle on appartient en tant que citoyen d’un État. La civilisation, en d’autres termes, se base sur l’État, sur la stratification sociale et sur le règne de la loi ; ses lettrés appartiennent soit à la classe dirigeante, soit occupent d’importantes positions dans l’appareil d’État.
Thomas C. Patterson
Traduction : Nicolas CASAUX
Enfin, quelques liens :
Un jour la terre se débarrassera de l’espèce humaine comme un chien s’ébroue pour se débarrasser de ses puces.