« Est-ce donc le nom qu’on donne au gouvernement qui en constitue la nature ? »
— Camille Desmoulins, Le vieux cordelier, n° 7, 1794
Vivons-nous en « démocratie » ? Bien sûr que non[1] ! Quelle drôle de question[2], me direz-vous. Cependant, si l’on en croit les médias de masse, les membres du gouvernement, les philosophes et autres intellectuels médiatiques, cela ne fait aucun doute : nous vivons évidemment en démocratie. Pour preuve, leur meilleure justification consiste bien souvent à bafouiller quelque chose signifiant à peu près « parce que c’est le nom du régime politique actuel », ou « parce que les institutions actuelles correspondent à ce que l’on appelle la démocratie », bref, une sorte de tautologie qui suggère que nous vivons en démocratie parce que nous vivons en démocratie. En termes de bluff, un joueur professionnel de poker ne ferait pas mieux, ou pas pire, c’est selon. Un rapide examen des institutions étatiques actuelles nous montre, au contraire, qu’elles sont toutes directement issues de régimes politiques qui n’avaient strictement rien de démocratique, pas même l’ombre d’une prétention.
Commençons par la plus détestée : la police. Pas besoin de recourir à des sources controversées pour découvrir l’histoire séculaire de cette triste institution. Le site web officiel de la police nationale l’explique très bien :
« Au XIVe siècle, la hiérarchie royale s’établit comme suit : prévôt dans les prévôtés (de la taille d’une châtellenie ou fief, une grosse commune rurale d’aujourd’hui), bailli ou sénéchal dans les bailliages ou sénéchaussées (de la taille d’un comté, environ d’un quart de département).
Ils cumulent des pouvoirs d’administration, de police et de justice. Cette hiérarchie est plus tard coiffée par les intendants, que l’on peut apparenter à nos préfets. […]
‘La police consiste à assurer le repos du public et des particuliers, à protéger la ville de ce qui peut causer des désordres’. L’édit que présente Colbert à Louis XIV en mars 1667 résulte de l’évolution des mœurs françaises depuis quelques siècles en matière de sécurité publique. Il envisage une approche globale de la criminalité et constitue l’acte fondateur de la police sous l’ancien régime en clarifiant une situation héritée du moyen-âge [sic].
La charge de lieutenant de police qu’il institue a pour but de créer un pouvoir autonome veillant à la bonne marche de la cité, quelque pression qu’il puisse subir. »
Au passage, il faut souligner un point important. À la lecture de leur formulation de l’histoire de la police, on ne ressent absolument pas — et il n’est jamais suggéré — que la « bonne marche de la cité » constitue l’imposition autoritaire et violente d’un ordre social hautement inégalitaire élaboré par et pour une poignée d’autocrates. Le discours étatique, y compris (manifestement) celui de l’État soi-disant démocratique de notre temps, évite toujours l’autocritique, c’est-à-dire la critique de l’État, même de l’État autoritaire, même de l’État royaliste ouvertement et officiellement antidémocratique d’il y a plusieurs siècles. L’histoire étant écrite par les vainqueurs, cela n’a rien de surprenant. Les descriptions des régimes étatiques du passé — royaumes, empires, etc. — que l’on peut lire dans un certain nombre de manuels scolaires traitant de l’histoire française n’insistent que très rarement sur leurs côtés profondément antidémocratiques, autoritaires, inégalitaires. Le même phénomène de culte du pouvoir fait que des Stéphane Bern — des lèche-bottes des descendants des rois et des reines d’autrefois, des nostalgiques des régimes ouvertement despotiques du passé — bénéficient d’émissions sur les principales chaînes de télévision et, plus généralement, de tribunes dans les médias de masse (radios, journaux) ; que de nombreuses rues portent les noms de nobles, de tyrans et de dictateurs ; que les villes sont parsemées de statues à leurs effigies ; que leurs demeures (palais, châteaux, etc.), jugées dignes d’admiration, deviennent des musées ou des attractions touristiques ; que partout, dans la culture dominante, on parle de ces « grands hommes qui ont fait l’histoire » ou qui « ont fait la France », etc. Ce phénomène découle du principe implicite et inhérent à toute société étatique selon lequel l’État (soi-disant démocratique, ou pas), comme ses dirigeants, doit être respecté, glorifié — selon lequel le pouvoir encense le pouvoir.

Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut comprendre, et retenir, c’est que la police est une création historique de la royauté dont la « démocratie » contemporaine a (étrangement) hérité.
Le Sénat et l’Assemblée nationale, pour faire simple (on pourrait remonter encore plus loin dans le temps) sont des produits de la révolution bourgeoise de 1789 (« la constitution thermidorienne de 1795 fait naître le Sénat sous le nom de Conseil des Anciens ; il devint Corps législatif sous le Consulat et l’Empire[3] » ; l’Assemblée nationale, quant à elle, est née en 1789 lorsqu’un groupe de bourgeois, les fameux « députés du tiers état », considérant, avec la mégalomanie habituelle des bourgeois, qu’ils représentent « les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation », décident de se proclamer Assemblée nationale). Il s’agit donc là aussi d’institutions créées par et pour des régimes non démocratiques.
Même chose pour les ministères : « Au moment de la Révolution française, les mots ministre et ministère deviennent courants et la Constitution de 1791 en fixe le nombre à six : Justice, Intérieur, Contributions et revenus publics, Marine, Guerre, Affaires étrangères[4]. » Le site du ministère de l’Intérieur le vante sans aucune gêne : « Depuis deux siècles, le ministère de l’Intérieur est au cœur de l’administration française : il assure sur tout le territoire le maintien et la cohésion des institutions du pays. » Il y a deux siècles, parce que c’est Napoléon Bonaparte (encore lui !), ce grand démocrate, qui a créé « ce qui a fait, et fait encore, la force de l’État en France : une administration institutionnalisée, indépendante, professionnalisée, hiérarchisée, rationalisée, nerf de la puissance publique. La politique intérieure de Napoléon s’exerça au travers de cette pyramide solide. À la tête de l’État, l’Empereur confia la direction d’un pan de l’action publique à des ministres[5]. » Là encore, à travers son propre discours, on constate que l’État, loin d’être critique à l’égard des régimes étatiques autoritaires et ouvertement despotiques du passé, se vante d’en être l’héritier direct.
De la tyrannie bonapartiste nous avons aussi hérité la Légion d’honneur, le Code civil, le Conseil d’État et une bonne partie des structures actuelles de l’État. C’est également sous Napoléon Bonaparte que l’institution scolaire commence à prendre sa forme actuelle. Le site web de la Fondation Napoléon l’explique : « Sous le Consulat, Bonaparte met en place de nouvelles institutions qui parviendront jusqu’à nous, tant elles ont paru conformes aux nécessités de notre pays. » C’est-à-dire que les institutions établies par et pour un dictateur ont « paru conformes aux nécessités de notre pays » supposément démocratique. Simple coïncidence.
Ainsi que Bernard Charbonneau l’écrit dans son livre L’État (publié en 1947) : « C’est par sa volonté d’organiser la direction des esprits que l’État napoléonien marque un progrès décisif dans la voie de l’État totalitaire. Avec lui le Pouvoir dans ce domaine sort de son indifférence et de son empirisme. Vis-à-vis de la presse, l’attitude de Napoléon a été faite d’un mélange de haine et d’attirance, comme s’il avait senti que le pire ennemi de l’État pourrait devenir son plus utile serviteur. Il commença par songer à supprimer les journaux, puis il les contrôla ; et pour finir il devint leur propriétaire. Surtout, dans la mesure où il désespérait d’orienter l’opinion des adultes, il se tourna vers la formation de la jeunesse : il est remarquable que ce ne soit pas le désir de perfectionner l’homme mais la volonté de puissance qui ait engendré l’organisation de notre enseignement secondaire et supérieur. Le but des lycées, de l’Université impériale, c’est déjà de former dans la jeunesse une caste dévouée au régime. […] Napoléon n’est plus. Mais ses juges et ses préfets sont restés pour servir deux monarchies, un empire et trois [et même quatre] républiques. Comme s’ils poursuivaient tous la même fin, tous les régimes ont gardé un appareil administratif dont la raison d’être était de servir la volonté de puissance du dictateur. »
D’ailleurs, à propos de Napoléon et de la glorification des despotes des régimes étatiques passés, il faut savoir que la Fondation Napoléon, considérée d’utilité publique [sic], bénéficie d’aides publiques, comme lorsqu’elle a eu pour projet d’éditer la correspondance générale de Napoléon Bonaparte. C’est-à-dire que l’argent des contribuables, l’argent des petites gens — celui des descendants des sujets de l’Empire — est utilisé — par les descendants des dirigeants de l’Empire — pour financer cette fondation qui « se donne pour mission de faire connaître l’histoire du Premier et du Second Empire, et de contribuer à la mise en valeur du patrimoine napoléonien ». Qui se donne pour mission, autrement dit, de glorifier tout ce qui se rapporte à ce tyran sanguinaire, ce meurtrier de masse[6] qu’est Bonaparte. Les Guadeloupéens et les Martiniquais, qui subissent toujours les conséquences de la colonisation et qui, en plus de cela, paient le prix de politiques néocoloniales incroyablement irresponsables — avec l’empoisonnement des terres au chlordécone[7] pour au moins un demi millénaire, parfois qualifié de « Tchernobyl antillais », pour ne donner qu’un exemple — doivent se réjouir du fait que leurs impôts servent à glorifier leur Némésis, le « Bourreau des Antilles », Napoléon Bonaparte.
Le site web officiel du ministère de la Justice, pour prendre un autre exemple, explique sans ambages :
« Sous l’Ancien Régime (XVIe — XVIIIe), est créé l’office de Chancelier de France – également désigné par le terme de “cancellariat”. Celui qui l’occupe est chargé de l’administration de la Justice et commande tous les secrétaires et notaires du roi. Cette fonction haut-placée en fait le premier officier de la couronne. Initialement issus du clergé – l’ordre le plus au fait des questions de droit – les chanceliers sont peu à peu choisis parmi les laïcs, formés au droit dans les facultés qui fleurissent en France à mesure que se développe la législation.
Détenteur d’un large pouvoir législatif, le Chancelier de France propose les lois, les fait rédiger et s’assure ensuite de leur respect. Il est assisté d’un garde des Sceaux (d’abord garde du Sceau ou du Scel) chargé d’apposer la marque du roi sur les écrits et les chartes. […]
Aujourd’hui, les services centraux du ministère de la Justice et des Libertés sont surnommés “Chancellerie”, en référence à l’ancien office de Chancelier de France. Le ministère est en effet appelé Chancellerie selon un usage qui perdure alors que le ministre n’est plus “chancelier”, même s’il en conserve la plupart des attributions. »
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Un des seuls (le seul ?) arguments avancés par ceux qui croient vivre en démocratie consiste à affirmer que l’élection est synonyme de démocratie. Sauf que pas du tout. La « démocratie » (le pouvoir du peuple) n’est pas synonyme de « régime électoral » (la délégation du pouvoir à un petit groupe de gouvernants), au contraire[8].

Les élections n’ont « jamais été conçues comme un instrument démocratique, mais comme une procédure permettant d’amener au pouvoir une nouvelle aristocratie non héréditaire » (David Van Reybrouck, Contre les élections, Actes Sud, 2014).
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En outre, nous pourrions continuer encore et encore. La quasi-totalité des institutions qui régissent actuellement notre société sont des produits des régimes tout sauf démocratiques du passé (d’où croyez-vous que proviennent la gauche et la droite en politique ?). La duperie est grotesque d’une organisation sociale qui, d’un côté, se proclame radicalement différente (« démocratique ») de celles qui l’ont précédée (royautés, empires, etc.) et, de l’autre, se fonde précisément sur leurs institutions. Et pourtant, il s’agit d’un procédé très commun dans la société marchande contemporaine. Les commerciaux professionnels de la sphère anglophone parlent de rebranding (« une stratégie marketing qui consiste à trouver un nouveau nom ou un nouveau symbole pour une marque établie de longue date, afin de lui donner une identité différente, nouvelle, dans l’esprit des consommateurs, des investisseurs, des concurrents et autres acteurs »).
Ce même procédé a d’ailleurs donné naissance au mal nommé « développement durable ». Lorsqu’ils se sont rendus compte que tout ce dont ils faisaient (et font) frénétiquement l’éloge, et qu’ils regroup(ai)ent derrière le concept du « développement », précipitait une catastrophe écologique (et sociale) globale, et quand ils ont réalisé que l’opinion publique commençait à s’en inquiéter, dirigeants étatiques et chefs d’entreprise ont conjointement décidé, après quelques réunions (comme la Conférence de Stockholm), d’employer, à la place du terme « développement », l’expression « développement durable ». Quelle imagination féconde, n’est-ce pas ? Certes, mais là n’est pas l’important. Ce qu’il faut voir, c’est que fondamentalement, rien n’a changé[9]: la planète est toujours en train d’être détruite (mais par la production d’ampoules basse consommation plutôt que haute consommation, de réfrigérateurs ou de téléviseurs A+++ plutôt que E‑, de plastique soi-disant biodégradable en plus du pas du tout biodégradable, de véhicules roulant au biodiesel en plus de véhicules roulant au pétrole, etc.). Seule la manière de qualifier ce qui est a changé. D’où la continuation de la catastrophe.
De la même façon, nos « démocraties » modernes sont des rebrandings des régimes autoritaires du passé. Sous son nouveau vernis, l’État reste l’État : une organisation sociale fondamentalement antidémocratique.
Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto
P. S. : Je ne prends pas ici le temps de revenir en détail sur ce qu’est une vraie démocratie, je considère que le lecteur comprend qu’il s’agit d’une organisation sociale élaborée par et pour l’ensemble de ses membres, dans laquelle ils ont tous voix au chapitre, etc. Ceux qui voudraient en savoir plus peuvent, par exemple, se procurer l’excellent ouvrage Démocratie, histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France de Francis Dupuis-Déri.
- https://partage-le.com/2018/01/8605/ ↑
- https://youtu.be/8Tt9hRY7Uk8 ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9nat_(France) ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Minist%C3%A8re_fran%C3%A7ais#Historique ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Ministres_de_Napol%C3%A9on_Ier#La_conception_du_r%C3%B4le_de_ministre_sous_le_r%C3%A8gne_de_Napol%C3%A9on ↑
- http://melanine.org/?Douceur-Coloniale ↑
- https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/06/07/scandale-du-chlordecone-aux-antilles-l-etat-a-fait-en-sorte-d-en-dire-le-moins-possible_5311379_3244.html ↑
- https://www.ledevoir.com/lire/370322/la-democratie-trahie-par-l-election ↑
- https://partage-le.com/2016/02/cet-insoutenable-mot-de-developpement-par-fabrice-nicolino/ ↑
Bonjour,
Avez-vous les références pour les citations de De Gaulle ?
Elles ressemblent à de fausses citations.
Merci beaucoup !
Bonsoir, à priori elles semblent vraies. Une petite recherche Google vous l’aurait montré. Et, venant de de Gaulle, ça ne me choque pas du tout.
En ce qui concerne « Ce qu’il faudrait à ce pays, c’est un roi », elle serait tirée de « La République des Illusions » de chez Fayard, et elle est référencée dans de nombreux ouvrages, dont : https://books.google.fr/books?id=w2tWKOQNZ9IC&pg=PT396&lpg=PT396&dq=de+gaulle+ce+qu%27il+faudrait+%C3%A0+ce+pays,+c%27est+un+roi&source=bl&ots=oOTds4CLgV&sig=nUXMwuJc8twGbJjusQvOAryhT4I&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjP69i4vszcAhWvzYUKHS2HBccQ6AEwCXoECAEQAQ#v=onepage&q=de%20gaulle%20ce%20qu’il%20faudrait%20%C3%A0%20ce%20pays%2C%20c’est%20un%20roi&f=false
En ce qui concerne « Je salue nos rois… », elle est peu référencée, mais étant donné que les autres semblent tout à fait vraies, je ne vois pas pourquoi elle ne le serait pas. On la retrouve ici, mais sans source : https://www.sylmpedia.fr/index.php/Le_Comte_de_Paris,_le_G%C3%A9n%C3%A9ral_de_Gaulle_et_la_restauration_manqu%C3%A9e
Et en ce qui concerne « je suis un monarchiste… », elle semble également correcte vu qu’elle est référencée partout : https://www.google.com/search?client=firefox-b-ab&biw=1366&bih=631&ei=of1hW9zDGPCclwT33YagAQ&q=de+gaulle+%22je+suis+un+monarchiste%22&oq=de+gaulle+%22je+suis+un+monarchiste%22&gs_l=psy-ab.3…40939.43804.0.44220.20.17.0.0.0.0.321.3071.0j4j7j2.13.0.…0…1c.1.64.psy-ab..7.4.954…0i22i30k1.0.mAq_-rxp1K8
Pour
tu râles tout le temps. Nous vivons en démocratie. La preuve en est que la République populaire démocratique de Corée est au nord…
Kim ce grand démocrate, comment l’oublier.…
Pour compléter ce remarquable article une courte vidéo pertinente du génialissime Cornelius Castoriadis, le philosophe de l’autonomie :
https://www.youtube.com/watch?v=j1iHK7xw6ew
Cet article n’est que trivialités bonnes à répéter.
J’ai la chance d’en avoir pris conscience il y a qqs décennies.
La question est comment exprimer cette situation en un mot, ou une expression suffisamment partageable (démocrature, ..)
Ceci afin de faciliter les discours imaginant comment faire pour sortie de cette situation.
Perso, je pense ‘notre’ capitalisme comme un cercle vicieux, une fuite en avant qui ne peut éviter les crises/catastrophes mondiales, incapable de se réformer (vers démocratie ni d’éviter guerres des ressources).
Donc la sortie se faisant exclusivement dans l’accident voire l’horreur.
Les survivants devront se concerter pour construire une démocratie. Difficile de s’y préparer mais pourtant inexorable et indispensable.