Un texte tiré de l’excellent livre de Jaime Semprun, L’Abîme se repeuple, publié en 1997 aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.
[…] Le même parlait aussi de « l’intuition que, les uns ou les autres, nous avons d’une perte irrémédiable d’humanité, au profit d’une barbarie d’un genre nouveau ». Depuis la fortune récente, parmi les intellectuels et les médiatiques, du terme de barbarie, on range pêle-mêle sous ce vocable tous les faits et comportements qui démentent manifestement l’idéal de pacification sociale de la démocratie marchande. Mais cet idéal, où le voit-on, ne disons pas réalisé, mais seulement maintenu, ne serait-ce qu’en tant qu’idéal ? Ou plutôt : où n’est-il pas constamment ridiculisé ? Déjà la version locale qu’on nous en propose, la pauvre « Union européenne », doit surtout s’affairer à tenter de contrôler les flux de toxiques qui la parcourent (il paraîtrait qu’on retrouve le prion des vaches jusque dans les biscuits pour enfants). Parler de barbarie suppose qu’il y ait une civilisation à défendre, et pour établir l’existence de celle-ci, rien ne vaut bien sûr la présence d’une barbarie à combattre. La barbarie serait donc à nos portes, mais elle ne serait qu’à nos portes, derrière lesquelles nous conserverions jalousement, numérisés sur nos CD-ROM, les trésors de la civilisation : l’Alhambra et l’œuvre de Cézanne, la Commune de Paris et l’anatomie de Vésale.
Comme certaines représentations dans les rêves sont le produit d’un compromis entre la perception d’une réalité physique qui tend à interrompre le sommeil et le désir de continuer à dormir, l’idée d’une civilisation à défendre, aussi environnée de périls qu’on veuille bien l’admettre, est encore rassurante : c’est le genre de calmant que vendent mensuellement les démocrates du Monde diplomatique, par exemple. Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre, qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci : que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation ; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit ; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres. C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? », il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : « A quels enfants allons-nous laisser le monde ? » […]
On trouve à la fin d’un poème de Constantin Cavafy, « En attendant les barbares », deux vers qui sont en la circonstance très évocateurs :
« Mais alors, qu’allons-nous devenir sans barbares ? ces gens étaient en somme une solution. »
C’est ainsi que pour se cacher son désastre réel et exorciser le spectre d’une décadence interminablement livrée à elle-même, une société se trouve des ennemis à combattre, des objets de haine et de terreur ; et comme dans 1984, où l’expression obligatoire de la haine pour l’ennemi Goldstein sert en même temps à chacun d’exutoire à sa haine pour Big Brother, la fabrication d’une « barbarie » à redouter et à haïr est d’autant plus opérante qu’elle récupère au profit du conformisme et de la soumission un effroi bien réel et très fondé. Les « banlieues », comme on dit dans les médias pour désigner en fait l’ensemble du territoire urbanisé (les centres historiques anciens, principalement dévolus à l’usage touristique et marchand, n’ayant presque plus rien de l’heureuse confusion qui faisait une ville), sont donc devenues, avec leur jeunesse barbare, le « problème » qui résume providentiellement tous les autres : une « bombe à retardement » placée sous le siège de ceux qui du coup pourraient se croire des assis. Comme de bien d’autres « problèmes », on parle de celui-là non pour le résoudre (et comment le pourrait-on ?), mais pour le gérer, comme ils disent : en bon français pour le laisser pourrir, en l’y aidant par tous les immenses moyens disponibles à cette fin. C’est une telle gestion moderne qui est désignée à l’horizon par le vocable « Los Angeles ». Quand les policiers et leurs porte-voix médiatiques parlent de « syndrome Los Angeles », ils expriment au moins autant ce qu’ils cherchent à obtenir que ce qu’ils prétendent éviter, ce qu’ils veulent que ce qu’ils craignent : c’est-à-dire qu’ils décrivent le tour qu’ils veulent voir prendre à ce qu’ils savent ne pouvoir éviter. Et l’on sait comment la domination moderne, qui n’a pas pour rien été qualifiée de spectaculaire, a repris à grande échelle les techniques de l’industrie du divertissement, depuis longtemps habile à manipuler les impulsions mimétiques en faisant apparaître les sentiments qu’elle veut susciter comme déjà existants, et en anticipant l’imitation qu’en feront les spectateurs eux-mêmes, sur le modèle de la prophétie qui s’auto-accomplit. C’est ainsi qu’en vertu de l’effet de miroir du spectacle, ceux qu’on « aime haïr » en tant que modernes barbares ne sont que trop enclins à aimer être haïs sous cette figure, et à s’identifier à leur image préformée. Ils « ont la haine », selon une locution dont la tournure n’évoque pas fortuitement la contamination par une peste.
Jaime Semprun