Extrait tiré du Livre noir de l’agriculture de la journaliste Isabelle Saporta, publié en 2011.
« L’élevage porcin, c’est l’industrie lourde de l’agriculture » , se félicite Patrice Drillet, vice-président de la Cooperl Arc Atlantique. Cette coopérative abat plus de 5 200 000 porcs par an, soit 20 % de la production porcine française à elle seule. Chaque semaine, ses trois abattoirs tuent 100 000 porcs. Un toutes les six secondes. Un vrai travail à la chaîne qui ne souffre ni sentiment, ni perte de temps.
En quarante ans, la France, pas peu fière de ses cochons, a su employer les grands moyens pour industrialiser ses élevages. Et qu’importe si, au passage, on a divisé par 50 le nombre d’exploitations agricoles – de 795 000 en 1968 à 15 000 aujourd’hui – tout en multipliant par deux le cheptel. Mais, à entendre les paysans convaincus, il fallait en passer par là et consentir à cette inévitable casse pour quitter l’univers archaïque de l’élevage en plein air. Finis les temps heureux où les cochons avaient encore l’heur de déambuler à leur guise dans les cours des fermes. Ces clichés appartiennent désormais à un monde dépassé, désuet et charmant. L’avenir du porc, lui, était tout tracé. Les agronomes en avaient dessiné les contours. Le porc et ses éleveurs devaient entrer de gré ou de force dans l’ère de la modernité. S’adapter ou mourir. Survivre, tout simplement.
Une uniformisation s’imposait. Aux oubliettes, les dizaines de races rustiques qui existaient encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les généticiens ne veulent plus voir qu’une seule tête. Ou plutôt quatre : Landrace, Piétrain, Duroc et le fameux Large White. Ce dernier est issu de croisements entre des porcs blancs du Yorkshire et des races chinoises qui, dixit le Nouveau Larousse agricole, édition 1952, « ont été choisies pour la finesse de leur squelette [elles font plus de viande que d’os] et pour leur aptitude à un engraissement rapide » ; « les bêtes reçurent au fil des ans des doses croissantes de sang asiatique ». Les races chinoises sont surtout célèbres pour donner des truies hyperprolifiques.
Blanc de l’Ouest, cul noir du Limousin, basque, cochon de Bayeux, gascon, Nustrale sont les seuls rescapés de cet eugénisme industriel. « Mais tous réunis, ils ne représentent pas plus de 0,2 % de l’ensemble du cheptel de truies et epsilon des porcs produits », rappelle Jocelyne Porcher, chercheur à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) et auteur de Cochons d’or. En 1952, le Larousse agricoleconsacrait encore des pages entières à décrire les races boulonnaise, normande, celtique, bressane, de Bourdeaux, la race d’Aubagne ou encore celle de Loches et de Montmorillon. Bref, chaque région, voire chaque commune, avait ses propres races, adaptées aux terroirs et à la nourriture que ces contrées pouvaient leur offrir. Tout n’était pas encore contrôlé par les quelques laboratoires de génétique qui répartissent aujourd’hui les mêmes bêtes sur tout l’Hexagone et dans le monde entier. Pen Ar Lan, l’un des cadors du milieu, se vante ainsi d’avoir commercialisé plus de 235 000 truies Naïma dans le monde en 2006. France Hybrides a exporté quelque 180 000 de ses truies Galaxy dans vingt-deux pays différents… Et les descriptions chaleureuses du Larousse agricole des années 1950 sont bien loin des préoccupations de nos généticiens. À quoi bon s’attarder sur le type celtique de la race de Bayeux, sur les oreilles horizontales de la race bressane, ou s’esbaudir devant les attributs de bons marcheurs des porcs gascons ? Aujourd’hui, ce sont des « produits » appartenant à une « gamme ». Préoccupation numéro un pour le verrat : la vitesse de croissance ; numéro deux : le muscle ; numéro trois : sa consommation de nourriture. Moins il mange, plus il grossit et mieux c’est. La petite bête est certes un tantinet fragile. Mais qu’importe, grâce au génie génétique de Pen Ar Lan, le Pietrain new wave est « 100 % résistant au stress » (la publicité vante « les qualités du Pietrain, sans le stress »). Et pourquoi ce soudain désir de fournir des bêtes « indemnes du gène de sensibilité au stress » ? Parce que ce gène, appelé RN, « génère des viandes acides à 24 heures post mortem et des bas rendements à la cuisson ». Le verrat P 76, lui, est « “économique” par excellence, fait pour produire au moindre coût ». Son petit frère, Maxter 16 de chez France Hybrides, promet un « rendement exceptionnel » – « priorité au muscle » –, que la bête croupisse sur caillebotis ou sur paille, qu’elle mange à volonté ou qu’elle soit rationnée. Maxter 16, quoi que tu lui fasses et quoi que tu lui donnes à manger, il gonfle à vue d’œil ! Tout comme son cousin Musclor, de chez Gene Plus.
Que dire de la belle et douce Naïma de chez Pen Ar Lan ? « Chinoise par ses qualités maternelles, européenne par ses qualités de carcasse. » Son prénom est même encadré d’une calligraphie chinoise… Et qu’importe si Naïma est un prénom arabe signifiant « douceur du paradis » et formé à partir de l’adjectif na’îm, « heureux ». Heureuse, Naïma ne doit pourtant pas l’être tant que ça, malgré son « instinct maternel particulièrement développé ». Qu’est-ce que l’instinct maternel d’une truie ? Le style est lapidaire : « Une prolificité exceptionnelle, et ce grâce aux qualités utérines des races chinoises associées à l’importante ponte ovulaire des races hyperprolifiques européennes. Des venues en chaleur très marquées, un ISSF court [intervalle de sevrage de saillie de fécondation, soit l’intervalle entre le sevrage des porcelets et la nouvelle saillie fécondante – ici de 6 jours au plus]. Mises bas rapides [il ne manquerait plus qu’elles traînent, ces fainéantes…], excellente production laitière, très bonne qualité des tétines ; ajouté à ceci, de bons aplombs. » Bref, elle tient debout, elle fait une vingtaine de marmots par portée, qu’elle éjecte en un temps record : voilà une bonne mère ! Chaque année, ces supertruies sont récompensées au Space – le Salon international de l’élevage qui se tient à Rennes – par le célèbre Cochon d’or. Cette année, la cérémonie était animée par l’ex-Miss France Élodie Gossuin… La jolie reine de beauté a embrassé à bouche que veux-tu les trois éleveurs comptant dans leur porcherie des truies capables de sevrer 32,1 porcelets…
Bien entendu, qui dit modernisme dit gigantisme. La taille moyenne des exploitations a été multipliée par 70 en quarante ans. Dans les fermes d’antan, on se félicitait de compter 12 ou 13 porcs. Aujourd’hui, à moins de 900 cochons, c’est une exploitation miniature. Trois mille élevages concentrent plus de la moitié du cheptel de France. En haut du podium, vainqueur toutes catégories, la Bretagne, qui détient le sinistre record d’élever plus de la moitié des porcs de l’Hexagone. En Armorique, il y a trois fois plus de porcs que de Bretons…
Toujours plus de cochons sur des espaces toujours plus réduits. Pour mettre en place ce système, il a fallu rationaliser l’élevage. Un doux euphémisme : on a retiré les cochons de leurs cours, sans doute un peu rustiques mais dans lesquelles ils étaient libres de leurs mouvements, pour les entasser dans d’immenses bâtiments borgnes, éclairés par la seule lueur des néons. Dans son édition de 1952, le Larousse agricoleélevait pourtant au rang de première condition à la réussite de l’élevage le fait que « les animaux vivent le plus possible à la lumière dans des enclos bien ensoleillés »…
Plus de paille, mais des caillebotis sur lesquels les bêtes s’esquintent les pattes. Dommage collatéral de l’élevage industriel. Les petites lattes de bois ou, mieux encore, de plastique doivent en effet être suffisamment espacées pour permettre aux déjections des porcs de s’y faufiler. D’ailleurs, à peine entré dans l’un de ces bâtiments, une odeur nauséabonde vous assaille. La poussière, lourde, s’infiltre dans vos narines et semble tapisser votre gorge. Sous vos pieds flottent des kilos et des kilos de merde de porc, baignant dans des litres d’urine. Un bruit assourdissant, un ronronnement perpétuel, scande vos pas. C’est la ventilation. L’air de ces bâtiments est filtré en permanence pour tenter de réduire l’un des principaux fléaux de ces élevages hors sol : les maladies respiratoires, qui représentent la moitié des pathologies frappant les porcs industriels. Elles sont dues à l’air confiné, un air chargé d’ammoniac, de fermentation d’excréments et de squames de peau causés par les frottements des bêtes les unes contre les autres. Étant donné la concentration des animaux, sans cette ventilation les porcs mourraient en quelques heures. D’ailleurs, tous les gros élevages sont munis d’un groupe électrogène en cas de panne électrique… Les assureurs refusent de couvrir les élevages qui en seraient dépourvus. Autre option indispensable : le dépannage 24 heures sur 24.
L’air est d’autant plus irrespirable que la température est élevée. Pourquoi cette chaleur étouffante ? Pour que les bêtes ne dépensent pas sottement leur énergie à se réchauffer plutôt qu’à grossir à la vitesse de l’éclair. Et, surtout, pour qu’elles ne fassent pas de gras. Le porc moderne se doit d’être maigre. En dix ans, il a perdu plus d’un centimètre de graisse afin de satisfaire aux exigences diététiques des consommateurs. S’il vendait des carcasses trop grasses, l’éleveur serait pénalisé financièrement : le prix de la viande dépend de son épaisseur de gras. Le porc n’a donc qu’à s’accommoder de vivre dans cette atmosphère confinée. Et sans jamais voir la lumière du jour : il vit dans le noir. Les néons ne sont allumés que lorsque l’éleveur débarque pour lui administrer des médicaments ou pour s’assurer que la machine à soupe (c’est-à-dire l’ensemble des tuyauteries qui parcourent les bâtiments) a bien desservi à heure dite et à chacun sa ration de nourriture.
Malgré l’obscurité imposée aux bêtes, l’élevage hors sol engendre une débauche de dépenses énergétiques. D’après les chiffres fournis par l’IFIP (Institut du porc) à l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), chauffage et ventilation constituent 85 ou 86 % de la consommation totale d’électricité d’un élevage industriel. Bien sûr, plus les élevages sont importants, plus la consommation énergétique l’est aussi. Qui dit gigantisme dit mécanisation à outrance. Machine à soupe, distributeurs de croquettes et d’eau, tout est automatisé. Et plus l’élevage est vieux, plus il est gourmand en énergie. Or la majorité des élevages porcins bretons ont dans les dix-huit ans bien tassés. Ils consomment environ 1 171 kilowatts-heure par truie et par an. Soit quasiment le double de la consommation électrique moyenne d’un Albanais ou d’un Indien, six fois et demie celle d’un Ivoirien et l’équivalent de celle d’un Cubain…
Isabelle Saporta
