Le dernier endroit sur Terre où tigres, éléphants, orangs-outans et rhinocéros vivent ensemble est en train d’être détruit (par Ian Johnston)

Traduction d'un article initialement publié (en anglais) sur le site du quotidien britannique The Independent, le 11 avril 2017.

« Si les forêts de l’Amazonie sont les pou­mons de la pla­nète, le Leu­ser est son cœur », explique un écologiste.

Il s’agit du der­nier endroit sur Terre où tigres, élé­phants, orangs-outans et rhi­no­cé­ros coha­bitent ensemble en liberté.

Mal­heu­reu­se­ment, l’écosystème du Leu­ser, sur l’île de Suma­tra — qui abrite cer­taines des forêts les plus anciennes du monde — est en passe d’être détruit par plu­sieurs mul­ti­na­tio­nales [Wil­mar Inter­na­tio­nal, Musim Mas Group & Gol­den Agri-Resources Ltd, NdT], nous aver­tit un éco­lo­giste de renom.

Loca­li­sa­tion de l’é­co­sys­tème du Leuser

Une cam­pagne appe­lée « Aime le Leu­ser » a été mise en place afin de « sau­ver ce tré­sor mon­dial ».

Dans un article pour US News & World Report, le Dr Ian Sin­gle­ton décrit l’extraordinaire beau­té natu­relle ain­si que l’importance pla­né­taire de cette région indonésienne.

« Si les forêts de l’Amazonie sont les pou­mons de la pla­nète, le Leu­ser est son cœur – qui bat vigou­reu­se­ment pour nous tous », écrit-il.

Mais il décrit aus­si com­ment les plan­ta­tions « indus­trielles » de pal­miers à huile, les extrac­tions minières, la défo­res­ta­tion, les pro­jets éner­gé­tiques ain­si que les nou­velles routes et infra­struc­tures sont en train de « ron­ger tous les coins de l’écosystème ».

Évo­lu­tion du cou­vert fores­tier de l’île de Suma­tra entre 1985 et 2007.

« De ses plages tro­pi­cales intactes à ses hauts som­mets acci­den­tés, l’écosystème du Leu­ser pétille de vie », écrit le Dr Singleton.

« Il s’agit du der­nier endroit sur Terre où les espèces les plus emblé­ma­tiques de l’Asie du Sud-Est – les orangs-outans, les tigres, les rhi­no­cé­ros et les élé­phants – vivent encore côte à côte, en liber­té. »

« S’enfoncer dans les forêts tro­pi­cales humides du Leu­ser, c’est décou­vrir une séré­nade de bio­di­ver­si­té, une caco­pho­nie d’insectes, d’oiseaux chan­teurs, de gre­nouilles, et de pri­mates aux cris qui résonnent. »

Une par­celle de terre récem­ment déboi­sée pour une plan­ta­tion de pal­miers à huile dans la forêt maré­ca­geuse de Sing­kil, dans l’é­co­sys­tème de Leu­ser. Il s’a­git de l’ha­bi­tat de l’o­rang-outan de Suma­tra (Pon­go abe­lii). Indonésie.

Le Leu­ser, explique-t-il, abrite envi­ron 382 espèces d’oiseaux, au moins 105 mam­mi­fères dif­fé­rents et 95 rep­tiles et amphi­biens. Il four­nit une eau propre à des mil­lions de gens [et de non-humains, NdT] et agit comme un immense puits de carbone.

« Mais les forêts du Leu­ser font face à une menace gran­dis­sante », conti­nue l’article.

« Mal­gré qu’il soit pro­té­gé par la loi indo­né­sienne, l’écosystème est assié­gé par des cor­po­ra­tions qui cherche des pro­fits à court terme. »

Halik, un orang-outan de Suma­tra mâle de 26 ans, dans le parc natio­nal de Gunung Leu­ser, en Indonésie.

Animaux en déclin

« Les inté­rêts cor­po­ra­tistes tels que les usines à papier et les plan­ta­tions de pal­miers à huile indus­trielles, les extrac­tions minières et les opé­ra­tions de déboi­se­ment, les pro­jets éner­gé­tiques, et toutes les routes et infra­struc­tures qui sont construites pour les sou­te­nir, sont en train de ron­ger tous les coins de l’écosystème. »

« Tan­dis que les der­nières forêts intactes des plaines et les der­niers maré­cages sont en train d’être détruites, drai­nées, brû­lées et déchi­que­tées en frag­ments plus petits, toutes les espèces mena­cées de la région, dont beau­coup sont endé­miques – qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, sont pré­ci­pi­tées tou­jours plus près de l’extinction. »

Il explique que l’orang-outan de Suma­tra pour­rait « faci­le­ment deve­nir le pre­mier grand singe à s’éteindre dans la nature si les forêts des plaines du Leu­ser ain­si que les maré­cages conti­nuent à être détruits. »

On estime qu’il ne reste « que quelques cen­taines de tigres de Suma­tra », et « encore moins de rhi­no­cé­ros de Suma­tra », en liberté.

« Si nous per­dons le Leu­ser, nous per­dons toutes ces espèces ain­si qu’un nombre incal­cu­lables d’autres espèces, pour tou­jours », explique le Dr Singleton.

Il en appelle aux popu­la­tions du monde entier, afin de sau­ver la région.

Ian Johns­ton


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Pour compléter ce premier article, un autre, que l'on reproduit depuis le site d'Equal Times, également basé, en partie, sur le travail de Ian Singleton :

En Indonésie un paradis de la biodiversité menacé par l’huile de palme

Iep Diah ne cesse de regret­ter les forêts qui recou­vraient autre­fois les col­lines ondu­lantes près de sa mai­son, dans le dis­trict d’Aceh Tamiang, dans le nord de l’île indo­né­sienne de Suma­tra. « Autre­fois, il y a avait des cen­taines d’espèces dif­fé­rentes d’arbres ici », se sou­vient la qua­dra­gé­naire. Mais aujourd’hui, on n’en aper­çoit plus qu’une seule sur les flancs de ces mêmes col­lines : Le pal­mier à huile.

Et c’est que la forêt per­due n’avait rien d’une forêt ordi­naire. Aceh Tamiang se situe aux confins de l’écosystème de Leu­ser, une des zones de bio­di­ver­si­té les plus riches du monde qui abrite une faune unique comme l’orang-outang, le rhi­no­cé­ros ou l’éléphant de Sumatra.

Ces espèces sont, toutes les trois, ins­crites dans la liste des espèces en péril d’extinction de l’Union inter­na­tio­nale pour la conser­va­tion de la nature (UICN) dû, prin­ci­pa­le­ment, à la menace que repré­sentent pour leur habi­tat les plan­ta­tions de pal­miers à huile mais aus­si les usines de pulpe à papier et l’extraction minière .

La légis­la­tion indo­né­sienne pro­tège – du moins sur le papier – la forêt tro­pi­cale, en défi­nis­sant celle-ci comme une « zone d’importance stra­té­gique natio­nale pour son rôle dans la pro­tec­tion envi­ron­ne­men­tale ». Cepen­dant, les plan­ta­tions de pal­miers à huile ne cessent d’accaparer des hec­tares de terres dans cette région, pour ali­men­ter la toute puis­sante indus­trie de l’huile de palme. De fait, l’Indonésie four­nit près de 45% du total mon­dial de la pro­duc­tion de cette huile, qui s’est conver­tie en un intrant essen­tiel de l’industrie ali­men­taire mais aus­si pour la cos­mé­tique et, de plus en plus aus­si, pour l’énergie.

Un rap­port de l’organisation envi­ron­ne­men­tale amé­ri­caine Rain­fo­rest Action Net­work (RAN) publié en novembre 2014 pointe les trois prin­ci­paux ache­teurs d’huile de palme du monde, à savoir Wil­mar Inter­na­tio­nal, Musim Mas Group et Gol­den Agri-Resources Ltd. comme les prin­ci­paux cou­pables de la des­truc­tion de zones pro­té­gées situées à l’intérieur de l’écosystème de Leuser.

« La plu­part des plan­ta­tions dans cette zone [Aceh Tamiang] sont illé­gales. Elles ne dis­posent pas des per­mis néces­saires et l’espace est pro­té­gé », affirme le bio­lo­giste Rudi Putra, l’un des prin­ci­paux acti­vistes envi­ron­ne­men­taux de la région.

Dans les années 1970, le gou­ver­ne­ment du dic­ta­teur Suhar­to avait décré­té le pal­mier à huile comme axe poli­tique prio­ri­taire pour réduire les indices éle­vés de pau­vre­té dans le pays, entraî­nant une expan­sion rapide des plan­ta­tions dans les îles de Suma­tra et de Kali­man­tan (nom du ter­ri­toire indo­né­sien de l’Île de Bor­néo) sui­vies, plus récem­ment, de la Papoua­sie, fré­quem­ment au détri­ment de forêts vierges, comme dans le cas de l’écosystème de Leuser.

D’après une étude réa­li­sée par l’Institut tech­no­lo­gique de Zurich (ETH Zurich), au moins 56% des terres occu­pées par les pal­miers à huile plan­tés en Indo­né­sie entre 1990 et 2005 étaient aupa­ra­vant occu­pées par des forêts tro­pi­cales. Durant la même période dans le pays voi­sin, la Malai­sie, second pro­duc­teur mon­dial d’huile de palme après l’Indonésie, ce chiffre oscille entre 55 et 59%.

 
Des­truc­tion d’habitats, dis­pa­ri­tion de toute vie ani­male et morts prématurées

Les grandes plan­ta­tions de pal­miers à huile recouvrent aujourd’hui près de 11 mil­lions d’hectares en Indo­né­sie et ont connu une expan­sion moyenne de 500.000 hec­tares par an au cours de la der­nière décen­nie. « Si la défo­res­ta­tion se pour­suit à ce rythme, d’ici 15 ans il ne res­te­ra plus rien [de l’écosystème de Leu­ser] », aver­tit Panut Hadi­sis­woyo, fon­da­teur de l’organisation indo­né­sienne Oran­gu­tan Infor­ma­tion Centre (OIC), qui œuvre à la conser­va­tion des éco­sys­tèmes de ce grand primate.

À Bor­néo, autre grande réserve d’orangs-outangs, leur extinc­tion s’achèvera pro­ba­ble­ment d’ici à 2080, quand 80% de leur habi­tat aura dis­pa­ru, dû prin­ci­pa­le­ment à l’expansion des plan­ta­tions de pal­miers à huile, selon un rap­port du Pro­gramme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) publié en juillet 2015.

La majeure par­tie des ani­maux qui habitent les forêts tro­pi­cales indo­né­siennes meurent des suites de ce pro­ces­sus de des­truc­tion de leurs habi­tats natu­rels, explique Ian Sin­gle­ton, direc­teur du centre de réha­bi­li­ta­tion pour les orangs-outangs Suma­tran Oran­gu­tan Conser­va­tion Pro­gramme (SOCP), basé à proxi­mi­té de Medan, la prin­ci­pale ville de l’Île de Sumatra.

« Quand les entre­prises s’implantent dans ces zones, elles com­mencent par abattre les plus grands arbres. Ensuite, elles abattent abso­lu­ment tout, elles y mettent le feu et exter­minent tout être vivant, jusqu’aux four­mis. La majo­ri­té des orangs-outangs perdent aus­si la vie durant ce pro­ces­sus », indique le pri­ma­to­logue. « Si j’ai ten­dance à me réfé­rer à eux comme les heu­reux sur­vi­vants d’une vague de des­truc­tion apo­ca­lyp­tique, il n’en demeure pas moins qu’ils sont, eux aus­si, des réfu­giés », pour­suit Singleton.

D’autre part, les incen­dies de forêt pro­vo­qués pour accé­lé­rer la défo­res­ta­tion ont, au cours des der­nières années, pro­duit de gigan­tesques nuages de fumée qui se sont dépla­cés sur des mil­liers de kilo­mètres en émet­tant des quan­ti­tés invrai­sem­blables de CO2 dans l’atmosphère.

Déjà en 2008, la Banque mon­diale situait l’Indonésie au troi­sième rang mon­dial des émet­teurs de gaz à effet de serre, après les États-Unis et le Bré­sil. Et en 2015, selon le World Resources Ins­ti­tute, les incen­dies furent si intenses qu’ils pro­vo­quèrent des émis­sions quo­ti­diennes supé­rieures à celles de l’ensemble des États-Unis. D’après un autre rap­port de Har­vard, ces mêmes incen­dies auraient entraî­né la mort pré­ma­tu­rée de plus de 100.000 personnes.

 
Une lutte contre la déforestation

Tout a chan­gé à Aceh Tamiang l’avant-veille du Nou­vel An 2007. Alors que la majo­ri­té de la popu­la­tion s’apprêtait à célé­brer l’arrivée de la nou­velle année, un déluge s’abattit sur la région noyant tout sur son pas­sage. Cinq jours durant, le dis­trict fut sub­mer­gé sous plu­sieurs empans d’eau.

« J’ai tout per­du dans l’inondation. La seule chose qu’il me res­tait était un bout de tis­su », dit, la voix entre­cou­pée de san­glots, Teng­ku Zai­nah, à l’époque pro­prié­taire d’une plan­ta­tion de pal­miers à huile qui fut détruite, ain­si que sa mai­son, par la force de l’eau. Neuf plan­ta­tions sur dix à Aceh Tamiang furent dévas­tées par les inon­da­tions, selon un rap­port de la Banque mon­diale, qui poin­tait la défo­res­ta­tion, le plus sou­vent illé­gale, comme la prin­ci­pale cause.

« Bien enten­du que c’est à cause de l’abattage. On pou­vait voir le tor­rent empor­ter les troncs fraî­che­ment abat­tus. C’est de là que tout est par­ti », affirme Mat­sum, un ancien jour­na­liste qui se consacre à pré­sent à sen­si­bi­li­ser son entou­rage et ses voi­sins aux consé­quences de l’abattage illégal.

Ham­dan Sati, qui dirige le dis­trict d’A­ceh Tamiang, abat un pal­mier à huile illé­ga­le­ment planté

« C’est alors que nous nous sommes tous ren­dus compte du lien qu’il y avait et plus per­sonne à Tamiang ne s’est avi­sé d’envahir la forêt depuis » explique l’activiste, qui ne manque pas de faire remar­quer que l’huile de palme leur a cau­sé encore plus de pro­blèmes durant le déluge, car les cours d’eau ont été conta­mi­nés et les nappes phréa­tiques se tarissent. « Cette année, je suis obli­gé d’acheter de l’eau en bou­teille. Je pui­sais tou­jours l’eau du puits, mais à pré­sent il est à sec », affirme Teng­ku Zainah.

Cepen­dant, mettre un terme à la des­truc­tion de la forêt ne suf­fi­sait plus. Pour s’assurer que les inon­da­tions ne se repro­duisent pas, il était néces­saire de la récu­pé­rer. Une scie à la main, Rudi Putra et huit autres « bûche­rons » ont com­men­cé, dès 2007, à déman­te­ler les plan­ta­tions illégales.

« Nous nous sommes tout d’abord adres­sé aux pro­prié­taires des plan­ta­tions et leur avons dit : Si vous refu­sez de nous céder la terre, vous devrez la céder à la police », explique Rudi Putra, qui avec son équipe a jusqu’ici recou­vré plus de 3000 hec­tares, alors que l’objectif à terme est de sau­ver 100.000 hec­tares. Une fois la terre récu­pé­rée, les pal­miers sont abat­tus pour per­mettre à la végé­ta­tion autoch­tone de se régénérer.

Mais la défo­res­ta­tion est un enne­mi qui avance rapi­de­ment. HAKA, l’organisation que dirige Rudi Petra, a dénon­cé la des­truc­tion, entre jan­vier et juin 2016, de plus de 4000 hec­tares de terres pro­té­gées appar­te­nant à l’écosystème de Leuser.

Le gou­ver­ne­ment d’Aceh a, par ailleurs, pré­sen­té un plan d’aménagement qui, selon les orga­ni­sa­tions de pro­tec­tion de l’environnement comme HAKA, pour­rait entraî­ner la des­truc­tion de jusqu’à la moi­tié de l’écosystème de Leuser.

« La forêt c’est tout, c’est notre futur », insiste Rudi Putra. « Sans arbres, il n’y a pas d’eau. Et sans eau, il n’y a pas de vie. »

Lau­ra Villadiego

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