Extrait tiré du Livre noir de l’agriculture de la journaliste Isabelle Saporta, publié en 2011.
L’ennui est l’un des fléaux majeurs de l’élevage industriel. Et, pas de bol pour lui, de l’avis même de la directrice de la brigade vétérinaire et phytosanitaire, « le cochon est un animal hyper-sensible psychologiquement ». À quoi reconnaît-on un porc qui déprime ? À sa propension à vouloir bouffer ses congénères ! « Lorsque les bêtes dépriment, le cannibalisme s’installe », résume, un rien narquois, ce vieux paysan breton qui, à bout de forces, a décidé de lâcher l’élevage porcin il y a quelques années. « Les conditions de claustration sont très éprouvantes et l’alimentation est excessivement riche. Les bêtes devraient pouvoir se dépenser, or elles ne doivent pas bouger pour pousser plus vite. Toutes les conditions sont donc réunies pour que les porcs fassent une dépression. » Et, quoi qu’en disent les industriels, les petits jouets et autres trous dans le mur ne suffisent pas toujours à redonner le moral aux porcs. Du coup, on leur colle une bonne dose d’antidépresseurs. « Des calmants seulement », tempère ce directeur d’un des plus gros services vétérinaires départementaux de Bretagne. « C’est vrai qu’on en donne régulièrement aux porcs. Notamment avant le transport pour l’abattoir, pour les calmer. Certaines molécules sont autorisées sans délai d’attente. » Comprendre : on va consommer la viande juste après, sans même avoir laissé le temps aux molécules de disparaître…
Si encore les calmants étaient les seuls médicaments ingurgités par ces pauvres bêtes ! Elles avalent aussi la moitié des antibiotiques vétérinaires de France : 675 tonnes pour l’année 2008. Pourtant, quand on demande aux éleveurs s’ils traitent encore leurs animaux, ils jurent la main sur le cœur, croix de bois, croix de fer, que tout cela appartient à un passé révolu. Celui, béni, où l’on avait encore le droit de glisser des antibiotiques dans la nourriture pour booster la croissance des porcs. Les activateurs de croissance sont interdits en France depuis 2006. Curieusement, la vente des antibiotiques n’a pas baissé d’un iota – ou si peu – depuis cette date. « Quand il y a des arrêts brutaux de médications, quand on stoppe les activateurs de croissance qui jouent un rôle de stabilisateur digestif, on voit apparaître de façon concomitante une recrudescence de pathologies, souligne Gilles Salvat, directeur du laboratoire de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire alimentation, environnement, travail) de Ploufragan. On assiste ainsi à un déplacement de l’additif, qui représente de petits tonnages, vers le curatif, qui, lui, est vendu en quantités plus importantes. » Bref, on n’administre plus de petites doses d’antibio pour faire pousser plus vite les bestiaux, mais de grosses doses pour soigner leurs maux de ventre… et les faire pousser un peu plus vite aussi au passage. Pourtant, à entendre les éleveurs, on ne traite plus du tout, ou si peu. Bon, ils veulent bien concéder quelques injections de-ci, de-là. Des céphalosporines pour les arthrites à streptocoque, des fluoroquinolones pour le traitement des mammites et des métrites après mise bas, des polypeptides (essentiellement la colistine) dans le traitement des colibacilloses de sevrage du porcelet… Mais c’est tout ! Promis, juré, craché ! Ça fait déjà pas mal… Les ventes de fluoroquinolones ont augmenté de 50 % depuis 1999, et celles de céphalosporines ont quasiment doublé sur la même période. Quant au niveau d’exposition des animaux aux fluoroquinolones, il a été multiplié par deux. Par trois pour les céphalosporines. « Or les céphalosporines de 3e et 4e génération et les fluoroquinolones sont considérées comme particulièrement importantes en médecine humaine, car elles constituent l’une des seules alternatives pour le traitement de certaines maladies infectieuses chez l’homme, souligne Pascal Sanders, directeur du laboratoire de l’Anses de Fougères. C’est très angoissant, surtout que l’on sait maintenant qu’il y a dissémination de bactéries résistantes entre les animaux de rente et nous, que ce soit via l’alimentation ou les effluents d’élevage. »
Le professeur Andremont, qui dirige le laboratoire de bactériologie de l’hôpital Bichat, met en avant une étude réalisée sur les éleveurs de porcs. Tous sont colonisés à des doses très importantes par des bactéries résistantes. Il y a donc passage de ces bactéries de l’animal à l’homme. Un constat qui devrait nous pousser à davantage de vigilance dans l’usage des antibiotiques pour les animaux de rente. Car non seulement on crée des bactéries résistantes, transmissibles à l’homme, mais on restreint les solutions curatives pour l’homme, puisque nous utilisons les mêmes antibiotiques pour les animaux que pour nous. Et le professeur Andremont de regretter l’usage massif de colistine dans les élevages alors qu’il s’agit de l’une des dernières molécules recours chez les humains… Lors de la journée de l’Anses consacrée à l’antibiorésistance, en novembre 2010, les éleveurs de porcs ont promis un « moratoire » sur la céphalosporine (ce qui a amusé au plus haut point le vétérinaire assis à mon côté : « Voilà pour ceux qui se demanderaient encore lesquels, des vétérinaires ou des éleveurs, sont aujourd’hui prescripteurs ! Ce sont les éleveurs qui dictent la loi ! »). En attendant que toutes ces belles résolutions soient appliquées, l’antibiorésistance progresse de façon alarmante en France et en Europe : 400 000 patients sont touchés chaque année, et 25 000 périssent. Malgré la gravité de ce phénomène, les cochons, comme tous les animaux de rente, continuent d’avaler des montagnes d’antibiotiques.
Le petit goret ingurgite ainsi à lui seul 60 à 70 % des antibiotiques de l’élevage… Même Porc Magazine a dénoncé dans ses colonnes, en septembre 2010, « l’utilisation généralisée en préventif sur les porcelets de prémélanges médicamenteux incluant des antibiotiques ». Elle constituerait un détournement de l’interdiction de 2006. « À la décharge des éleveurs français, explique un inspecteur de la santé publique, ils n’ont pas le droit, contrairement aux éleveurs de pays nordiques, et notamment du Danemark, d’utiliser l’oxyde de zinc, un additif alimentaire non antibiotique très efficace. En France, va savoir pourquoi, cet additif n’est pas utilisé aux mêmes doses qu’au Danemark. Pour qu’il le soit, il faudrait déposer un dossier de demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM), or aucun laboratoire sur terre ne va investir des centaines de milliers d’euros pour un dossier qu’il ne pourra pas rentabiliser étant donné le coût très faible de la matière active. Non seulement il s’agit de concurrence déloyale, mais en outre cela fait passer les vétérinaires français pour des adeptes du traitement systématique ! » Si maintenant même la législation est contre eux…
Sur la totalité des traitements antibiotiques, 60 à 70 % sont donc réservés aux porcelets. Restent 30 à 40 % inexpliqués… Pas si inexpliqués que cela, en fait. Car, hélas, quand on tasse autant d’animaux dans des espaces aussi confinés, ils ont tendance à se refiler joyeusement leurs miasmes. « Les antibiotiques dans les élevages de cochons, comme dans tout élevage concentrationnaire, c’est inévitable, confirme ce haut fonctionnaire de la Direction générale de l’alimentation en charge des contrôles dans les élevages. C’est comme quand vous mettez des gens dans le métro. Quand il y en a un de malade, il contamine tout le monde. Le cochon est certainement l’un des animaux les plus médicalisés de France. » Et ce d’autant plus qu’il est traité via des aliments médicamenteux, c’est-à-dire des médicaments fabriqués par les usines de nourriture pour bestiaux. Ce qui ne fait qu’aggraver, de l’aveu même de Jacqueline Bastien, qui représente pourtant les intérêts de ces industriels, une « confusion des genres dommageable entre vétérinaires, éleveurs et fabricants d’aliments ». En gros, les éleveurs commandent, les usines fabriquent, et les vétérinaires cautionnent. Par ailleurs, traiter les animaux via l’eau ou la nourriture, c’est certes plus pratique pour l’éleveur, mais par ce biais les traitements sont moins ciblés et, au final, les bêtes absorbent plus de médicaments qu’il ne serait nécessaire.
Le dernier rapport de l’Anses révèle des écarts importants de consommation médicamenteuse entre les élevages. En gros, d’après l’étude de Claire Chauvin, chargée de projets scientifiques au laboratoire de Ploufragan, 10 à 30 % des élevages ingurgitent 50 % de la quantité totale d’antibiotiques. Pourquoi ces écarts ? « Dans certains élevages, on réallote sans cesse les porcelets en post-sevrage, l’idée étant de mettre ensemble les jeunes porcs qui “poussent” à la même vitesse », explique Gilles Salvat. Dans le monde merveilleux de l’élevage standardisé, on ne veut voir qu’une seule tête. Les gros avec les gros, les petits avec les petits, bref un seul gabarit par enclos. Cela permet à l’éleveur de savoir, d’un seul coup d’œil, qui partira ou non à l’abattoir à la fin de la semaine. Ces pratiques sont, en revanche, une hérésie en termes de microbisme. Car mélanger les porcs à longueur de temps, c’est mélanger leurs miasmes… Donc les rendre malades, donc être obligé de les traiter beaucoup plus souvent. « Il y a des solutions pour ne pas mélanger les porcs et les conduire en bandes homogènes, souligne Philippe Vannier, directeur de la santé animale et du bien-être animal à l’Anses, mais pour ce faire il faut agrandir les locaux, investir des moyens colossaux, et surtout obtenir une autorisation. » Et, dans ces cas-là, ce sont les écolos qui bloquent en se disant – bien souvent à juste titre – qu’on veut leur rajouter des porcs par-dessus la porcherie et qu’il en est hors de question.
À cela s’ajoute le passage conjoncturel en générique de certains antibiotiques. Qui dit générique dit moins cher. Du coup, les ventes se sont envolées cette année.
Ça, c’est pour le tout-venant, le quotidien de ce joli petit monde. Mais peuvent s’ajouter à cela des pratiques frauduleuses. En août 2010, un inspecteur vétérinaire s’est fendu d’un mail pour expliquer à l’ignare que je suis toutes les dérives possibles du milieu. Il m’a décrit par le menu les escroqueries en tout genre pratiquées sans vergogne par les ripoux de la profession. « Vous avez des pharmaciens affairistes qui contournent allégrement la loi. Qu’il s’agisse des pharmaciens d’officine (incompétents en matière de pharmacie vétérinaire mais que ça n’empêche pas de fournir des médicaments à tour de bras) ou des affairistes, souvent d’ailleurs soutenus contre vents et marées par l’ordre des pharmaciens malgré leurs turpitudes indéfendables. » Certains profanes se prennent parfois pour des vétos. C’est ainsi qu’un retraité, Alain Wissocq, qui exerçait illégalement la profession de vétérinaire depuis 2004 a été condamné en juin 2010 à 18 mois de prison ferme par le tribunal correctionnel de Draguignan. Le faux véto, qui n’avait décidément pas froid aux yeux, n’hésitait pas à charcuter le bétail, à pratiquer nombre d’opérations de chirurgie sur ces pauvres bêtes et à délivrer gaillardement des ordonnances. Et pas du bon antibiotique autorisé en France, non, des médicaments en provenance d’Espagne, dont certains classés dangereux pour l’être humain. La police en a saisi près de 200 kilos à son domicile.
Il faut aussi compter avec les pratiques pas très nettes de certains groupements vétérinaires. Là, on est dans la haute voltige de la malversation. Au départ, il n’y avait pourtant que de très bonnes intentions. Avant la loi de 1975, l’univers des médicaments vétérinaires était une vraie jungle. Par exemple, et sans que cela gêne personne, la fabrication, la détention et la vente de médicaments étaient quasi libres, à l’exception des sérums et vaccins et de certains produits contenant des substances vénéneuses. Le législateur a donc été contraint d’y mettre un peu d’ordre. Sauf que, pour ne pas se fâcher avec ses amis et surtout futurs électeurs agriculteurs, il a décidé de laisser aux groupements d’éleveurs le droit d’acheter les médicaments directement aux laboratoires ou aux distributeurs en gros. Mais attention, pas tous les médicaments, seulement ceux dont ils avaient besoin pour les plans sanitaires d’élevage (PSE), soit les vaccins, les antiparasitaires et les hormones. Le groupement d’éleveurs achetait ces traitements en gros, sans passer par la case « vétérinaires libéraux » et « pharmaciens », et engrangeait donc la marge sur les médicaments, qu’il refacturait aux éleveurs au prix de l’officine… Au début, les groupements s’arrangeaient avec les vétérinaires libéraux pour les prescriptions. Mais, très vite, ils se sont dit que ce serait bien plus simple d’avoir des vétérinaires salariés, qui signeraient des ordonnances sans rechigner. Sauf qu’à force de tirer sur la corde, et notamment de faire prescrire à ces vétérinaires corvéables à merci des ordonnances sur des médicaments qui ne faisaient pas partie du PSE, eh bien, ça s’est vu… D’où l’arrêt Riaucourt rendu par le Conseil d’État le 24 janvier 2007. Le contentieux opposait Alain Riaucourt, docteur vétérinaire, salarié de longue date de la coopérative Dynal de Loudéac, à l’ordre des vétérinaires. Comme la plupart des vétérinaires salariés, Alain Riaucourt délivrait à tour de bras des médicaments vétérinaires hors PSE. Médicaments revendus ensuite aux adhérents par la coopérative. Ce petit commerce, extrêmement lucratif pour les coopératives, a quand même duré trois décennies.
Épinglé par le conseil régional de l’ordre d’Aquitaine en avril 2004, le vétérinaire fait appel auprès du Conseil supérieur de l’ordre, mais perd en 2005. Puis il saisit le Conseil d’État, qui enfonce le clou, estimant qu’il s’agit de la part du groupement d’un « exercice illégal de la pharmacie » qui a « pour effet de lui apporter indûment un surplus de chiffre d’affaires ». Selon le Conseil d’État, le confrère salarié, qui prescrit et délivre ces médicaments, « facilite [et] couvre de son titre » l’exercice illégal du groupement, et peut donc être sanctionné par l’ordre comme se livrant à des « actes déloyaux, contraires à l’honneur et à la probité, […] passibles de poursuites pénales et de sanctions disciplinaires par les juridictions ordinales ».
Bref, les vétos salariés sont renvoyés dans les cordes. Il faudra désormais consulter les vétérinaires libéraux… Sauf que les coopératives ne sont pas nées de la dernière pluie et qu’elles avaient anticipé cet arrêt. Les vétérinaires salariés ont créé des sociétés d’exercice libéral, ou SEL. Or celles-ci permettent de contourner allégrement la loi et l’arrêt Riaucourt. La société exerce en libéral, du coup les vétérinaires, pourtant encore salariés de la coopérative, peuvent prescrire tous les traitements. Et, vous l’aurez compris, à qui les vendent-ils ? À la coopérative dont ils sont restés salariés, pardi ! « Tous les médicaments prescrits par la SEL sont siphonnés par les groupements. Les vétérinaires déclarent des frais extravagants, des loyers ahurissants, des parcs informatiques flambant neufs. Du coup, ils paient tellement de charges qu’ils ne gagnent pas d’argent, et en fait c’est la coopérative qui récupère le pognon », déplore l’inspecteur. Mais, comme en SEL il faut payer les charges, l’URSAFF, la taxe professionnelle, il faut vendre encore plus de médicaments qu’auparavant pour gagner autant d’argent… On en arrive à cette effroyable conclusion : pour maintenir leurs marges, les coopératives vendent encore plus d’antibiotiques.
Et les contrôles, dans tout ça ? Revenons au mail de notre inspecteur : « Déjà, les contrôles officiels des 22 000 pharmaciens sont quasiment irréalisables. Imaginez, 22 000, ça en fait du monde à visiter ! Mais en plus quand vous avez, comme pour les coopératives, ces SEL… Le fonctionnement réel de ces sociétés est tellement raffiné pour paraître honnête que les inspecteurs se font balader faute de compétences approfondies dans les domaines les plus variés : droit social, droit du commerce, droit des sociétés, connaissances comptables permettant de lire et de comprendre le bilan comptable d’une SA, d’une SEL, d’un agriculteur, d’un cabinet vétérinaire, connaissance très fine du fonctionnement des groupements d’éleveurs, des sociétés d’exercice libéral vétérinaire, de la pharmacie vétérinaire, “traitement spécifique à chaque espèce animale”, élevage “traditionnel” et élevage “intensif”, rôle des techniciens d’élevage, des fabricants d’aliments, etc. Bref, ce domaine est infiniment complexe, et seul un ou deux inspecteurs des services vétérinaires sont suffisamment compétents pour affronter (le terme n’est pas usurpé) des molosses (groupements d’éleveurs). » L’accès à ces coopératives leur est le plus souvent refusé, alors même qu’ils sont inspecteurs d’État, et ce sous prétexte qu’il ne faudrait pas imposer des contrôles incessants à nos agriculteurs et à nos éleveurs. « Il est inadmissible que les vétérinaires inspecteurs ne puissent pas frapper à la porte d’un groupement de producteurs. On ne peut y aller que par des biais ! Les autorités font barrage pour nous empêcher de contrôler ces groupements. C’est une vraie acrobatie pour faire des inspections. Pourquoi ? Parce que le véritable ministre de l’Agriculture, c’est le patron de la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles]. Et que notre agriculture productiviste est rudement protégée par le gouvernement », assène le haut fonctionnaire en conclusion de notre conversation téléphonique.
Jeudi 18 novembre. Journée organisée par l’Anses sur l’antibiorésistance. Tout le gratin de la recherche se presse sur les bancs d’un gigantesque amphithéâtre au siège de Maisons-Alfort. C’est l’heure de la conférence introductive de Philippe Vannier, directeur de la santé animale et du bien-être des animaux. Tout le monde s’attend à un discours très policé. Le chercheur commence : « On sait tous qu’il y a des pressions directes et indirectes des laboratoires sur les vétérinaires : invitations aux congrès, chèque de bonus si les ventes d’antibiotiques sont importantes… Allons, nous ne sommes pas nés de la dernière pluie, et nous connaissons tous ces pratiques ! » Et paf ! pour les vétérinaires qui touchent des commissions et des avantages en nature s’ils sont de « bons » – comprendre de gros – prescripteurs aux yeux des laboratoires. La salle applaudit, à l’exception des représentants des coopératives agricoles et des laboratoires… Deuxième salve de Philippe Vannier : « On nous a dit : maintenant il y a les SEL, et donc une séparation effective entre les vétérinaires et les coopératives agricoles. Mais cette séparation est-elle vraiment effective ? À partir du moment où les éleveurs ne rémunèrent pas le conseil, où les vétérinaires ne sont pas payés pour cela, je m’interroge : quelle est la part de la vente des antibiotiques dans la rémunération des vétérinaires ? Quelle est la part de la vente des antibiotiques dans l’équilibre budgétaire des SEL ? Et, à partir du moment où il sera – forcément – prouvé qu’il n’y a pas de séparation effective entre les prescripteurs et les éleveurs, cela ne conduit-il pas obligatoirement à une augmentation des ventes d’antibiotiques ? Quand les éleveurs et les laboratoires comprendront-ils que les antibiotiques ne sont pas des biens marchands, mais des biens publics ? »
Cependant, qu’importent ces traitements puisque les résidus d’antibiotiques sont surveillés par d’incessants contrôles vétérinaires. « On n’a jamais rien trouvé dans les 12 700 contrôles inopinés que la Direction vétérinaire française pratique chaque année », assène le directeur départemental de ce gros service de contrôle de la Région Bretagne. 12 700 contrôles, ça paraît beaucoup. Ramenés aux 26 millions de porcs abattus chaque année en France, ça ne fait plus soudain qu’un contrôle tous les 2 050 cochons… Restent les contrôles réalisés de manière systématique en abattoir. Dans l’immense usine de la gigantesque coopérative agricole sise à Lamballe, on abat 45 000 porcs par semaine, 9 000 porcs par jour. Douze vétérinaires sont chargés de contrôler les carcasses qui déboulent sur une chaîne à un rythme tellement infernal qu’on les distingue à peine. Comment les contrôler attentivement quand on n’a pas plus de trente secondes pour s’assurer de la qualité d’une carcasse ? Le contrôle est essentiellement visuel, confirme Sophie Bertrand, la responsable qualité du groupe. « Si on n’a pas vu de traces de piqûre dans l’échine, ni d’abcès, ni d’animaux anormalement conformés qui nous amèneraient à suspecter l’utilisation d’hormones de croissance, on appose le cachet », confirme le docteur Mamadou Sidibé, chef vétérinaire à l’abattoir de Montauban-de-Bretagne.
En France, on croit dur comme fer aux vertus de l’autocontrôle lorsqu’il s’agit de notre alimentation, et donc de notre santé, mais beaucoup moins quand il est question de circulation et d’accidents de la route. Il faut croire que l’industrie agroalimentaire est bien plus vertueuse que nos automobilistes…
Et encore ne s’agit-il là que des porcs charcutiers, ces adolescents d’à peine 6 mois tués dans la force de l’âge, pas de nos braves coches de réforme. Une baisse de régime ? Neuf porcelets par portée au lieu de dix-huit ? Un ventre vide après insémination ? Et hop, rillettes ! « On n’a pas de temps à perdre avec ces bêtes-là, souligne, sans état d’âme, le chef porcher. Ça bouffe pareil qu’un porc charcutier, et au prix de l’alimentation on n’a pas les moyens de garder une truie qui ne fait pas assez de petits. » Ce ne serait pas rentable. Donc, après deux ou trois années de bons et loyaux services, les « vieilles » coches sont envoyées, manu militari, à l’abattoir. Soit quelque 500 000 truies réformées chaque année. Pourtant, quand on interroge les employés des abattoirs, c’est comme si personne ne savait ce qu’elles sont devenues. Tous prennent une moue dégoûtée pour expliquer qu’on ne tue pas ces bêtes-là chez eux… Il faut dire que les pauvres n’arrivent pas en très grande forme à la tuerie. Du coup, soit on les abat en fin de journée, soit on les tue dans des abattoirs spécialisés. Mais la question sanitaire n’est pas la seule raison qui empêche les abattoirs de tuer les truies, comme le confirme Jean-Pierre Joly, directeur du Marché du porc breton, le marché au cadran du porc : « La coche, c’est un métier spécial. Il y a vingt, vingt-cinq ans de cela, tous les abattoirs tuaient les coches parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. C’étaient les coches de l’éleveur qui leur livraient des porcs. » Puis les abattoirs se sont robotisés. « Et les coches, ce n’était pas pratique dans les chaînes automatisées et calibrées pour des porcs charcutiers. Les truies étaient disproportionnées, bien trop grandes et trop grosses, il fallait dérégler les chaînes pour les adapter à ces bêtes gigantesques. » Les abattoirs n’en ont plus voulu. Accepter ces mastodontes dans leurs usines à viande, c’était un coup à casser le rythme, à foutre en l’air la cadence, sans compter le nettoyage des chaînes… « Les abattoirs les prennent en fin de journée, à la rigueur, quand il reste un rab de temps ! »
« Et encore, poursuit Jean-Pierre Joly, les choses se sont pacifiées aujourd’hui avec les truies. Vous seriez venue il y a quinze ans à peine, vous seriez tombée en plein dans la bataille homérique de la tête de truie ! Les abattoirs disaient que leurs chaînes n’étaient pas adaptées aux coches. Le groin des truies touchait par terre et l’on risquait, selon eux, une contamination bactérienne. » On s’est donc accordé pour décapiter la truie. Mais la question était : où couper la tête ? « On peut la couper à deux endroits, précise, goguenard, Jean-Pierre Joly : très près de l’oreille ou très près de l’épaule. Entre les deux, ça fait une sacrée différence de poids et donc de rémunération pour l’éleveur. Bref, il a fallu qu’on s’accorde sur le bon endroit pour découper la tête et que cet endroit soit le même dans chaque abattoir. »
Si ces coches de réforme engendrent tant de soucis et si les éleveurs semblent considérer qu’il s’agit d’un matériau pas assez noble, peu valorisable, dont ils ne savent même pas vraiment ce qu’il devient, pourquoi ne pas s’en débarrasser ? « Vous rigolez ? s’écrie Jean-Pierre Joly. Jamais de la vie ! Leur prix au kilo est à peine moins élevé que celui d’un porc charcutier, vous pensez bien qu’aucun éleveur ne se priverait de ces revenus ! » Au fait, on en fait quoi, de ces coches de réforme ? Rillettes et saucissons ! La charcuterie, c’est du 100 % vieilles coches de réforme, chargées aux métaux lourds après avoir consciencieusement léché les barreaux de leur cage pendant trois ans, gavées d’hormones et d’antibiotiques…
Or, si le porc est la viande la plus consommée en France, avec 35 kilos par an et par ménage, on ne consomme pas tellement de viande fraîche (à peine 8,5 kilos par an). Saucissons secs, rillettes, saucisses représentent 75 % de notre consommation de porc.
Cadences infernales, castration, claustration… Le cochon vit dans un enfer pavé de « bonnes » intentions productivistes. Le revers de cette hyperprolificité, de cette hyperproductivité porcine, c’est l’omniprésence de la mort. L’élevage concentrationnaire aura fait renaître la pratique de l’eugénisme, même s’il n’est « que » porcin. On va jusqu’à trouver une justification, si ce n’est morale, tout au moins économique, au fait de tuer celui qui ne résiste pas.
Première victime : le porcelet. Dans l’édition de 1952 du Larousse agricole, l’entrée porcine indiquait déjà : « Dès la naissance, on peut supprimer les sujets les moins bien venus et garder à la mère autant de porcelets qu’elle a de tétines en fonctionnement. » Sauf qu’on avait encore conscience de l’inutilité de forcer la nature au-delà de certaines limites : « Les portées supérieures à 12 sont sans intérêt, car les porcelets sous-alimentés ne sont jamais de belle venue. » Bref, on éliminait déjà le porcelet chétif, mais on n’en faisait pas encore naître plus de 20 par portée !
Il faut lire les entretiens recueillis par Jocelyne Porcher. Ils font frémir. « Un porcelet qu’est trop petit, qu’a aucune chance de vivre, je dirais vraiment trop, trop petit, on le tue. » « Sur le nombre, on arrivera toujours à en sauver la moitié. Mais bon ! C’est vrai que c’est du travail en plus pour pas grand-chose. Le but du jeu, c’est de sevrer le plus de cochons. » Et comme on n’a pas l’habitude, dans un système productiviste, de travailler pour « pas grand-chose », on préfère se débarrasser des « gêneurs » plutôt que de perdre inutilement son temps. Soit une truie lambda. Elle fait gentiment sa vingtaine de petits. Bien trop pour ses tétines. On lui en retire donc cinq, parmi les plus maigrichons. On les « toque » – c’est-à-dire qu’on leur explose le crâne à mains nues contre le caillebotis ou contre le mur, parce qu’on n’a pas de temps à perdre à faire grossir des chétifs qui ne répondront jamais, quoi qu’on fasse, aux critères de l’industrie de la viande. Pourquoi, alors, pousser la nature jusqu’à avoir des truies qui font 30 porcelets dont on ne sauvera, au mieux, que la moitié ? 30 porcelets mis bas, c’est 15 porcelets garantis ; 3 de plus que si l’on avait une belle portée de 12 petits menée à bien par une truie en pleine santé… Bref, une truie heureuse, c’est du rendement en moins, et le risque, inacceptable, d’avoir des tétines inoccupées. Il n’y a pas de place, dans l’univers industriel, pour une tétine sans goret. Mieux vaut perdre 15 petits que de laisser une tétine sans porcelet.
Avant l’engraissement, au moment du sevrage, on tue encore quelques porcelets. Pas la peine d’engraisser sottement des bêtes qui ne seront pas rentables. « Un cochon qui ne fera rien et qui est en train de manger de l’aliment, c’est du gaspillage ; […] ça ne sert à rien de les garder, de leur donner à manger pour rien. On les assomme, c’est pas sorcier. C’est jamais qu’un coup de marteau, faut pas le louper, c’est tout. »
Seconde victime de ce monde sans pitié : la truie. Forçat de la maternité, perçue comme une machine à fabriquer du vivant. Et réformée dès qu’elle ne produit plus assez de « minerai ». « Comment peut-on parler du bien-être d’une truie contrainte de vivre en bâtiment, de produire plus de 20 porcelets par portée dont on toque une partie contre le mur ou le caillebotis, privée du droit à l’erreur, et qu’on assommera au bout du compte d’un coup de masse parce qu’elle se sera coincé un onglon dans le caillebotis ? » s’emporte Jocelyne Porcher. On ne soigne plus les animaux, on les tue. Et pourtant, comme le souligne la sociologue, « les truies sont réformées pour des pathologies liées à leur contention : boiteries, paralysies, abcès, retour d’insémination artificielle, problèmes hépatiques, portées insuffisantes… ». Ce sont les conditions d’élevage qui les usent. C’est parce qu’elles sont entravées à longueur de journée et conditionnées à mettre bas à des cadences infernales qu’elles sont réformées tous les deux ou trois ans. Bien sûr, il serait aisé de les garder plus longtemps si on les traitait mieux. Mais encore faudrait-il renoncer au schéma productiviste. Et l’industrie porcine est loin de vouloir le faire. Mieux vaut user la bête jusqu’à ce qu’elle crève, quitte à racheter des cochettes plus souvent, plutôt que de prendre le risque d’une baisse de rendement. En élevage industriel, une truie a intérêt à ne pas lever le pied ! Mais, attention, hors de question de les tuer avant qu’elles aient craché tout leur minerai. Le coup de masse, c’est après la naissance des précieux porcelets.
Isabelle Saporta
Putain !! Qu’est ce c’est glauque !!