En défense du primitivisme (par Ana Minski et Nicolas Casaux)

EN DÉFENSE DU PRIMITIVISME

Le pri­mi­ti­visme. On ne compte plus le nombre de fois où Deep Green Resis­tance y a été asso­ciée. Lire Pierre Made­lin s’y mettre lui aus­si dans une inter­view accor­dée au jour­nal de gauche pro­gres­siste (nucléa­riste, scien­tiste, etc.) Marianne, est plus que déce­vant (Marianne qui publie ce jour un entre­tien avec Pierre Lar­rou­tu­rou à pro­pos du « finan­ce­ment durable et mas­sif de la tran­si­tion écologique »).

Selon lui, les pri­mi­ti­vistes ont tort d’estimer que « c’était vrai­ment mieux avant la révo­lu­tion néo­li­thique ». La récu­sa­tion de l’idée selon laquelle « c’était mieux avant » est un clas­sique du pro­gres­sisme le plus écu­lé. Avant, la vie humaine était bru­tale, courte et hor­rible, on mou­rait d’un rhume à 20 ans, on ne dépas­sait pas les 30 ans, etc. Heu­reu­se­ment, il y a eu le Pro­grès. Mais on s’attendrait à ce que quelqu’un qui se réclame de l’écocentrisme ou du bio­cen­trisme ne par­tage pas cette pers­pec­tive. Il ne fait aucun doute, en effet, que du point de vue de toutes les espèces non-humaines, des bisons et des forêts, des lacs et des rivières, du monde natu­rel dans son ensemble, de nom­breux peuples autoch­tones sub­sis­tant encore (les der­niers Penans nomades de Bor­néo, dont la situa­tion dra­ma­tique nous est rap­por­tée dans le docu­men­taire « Des sar­ba­canes contre les Bull­do­zers », en vision­nage libre sur le site d’Arte, par exemple), de des­cen­dants dépos­sé­dés, pro­lé­ta­ri­sés ou bidon­vil­li­sés de socié­tés indi­gènes autre­fois auto­nomes et auto­suf­fi­santes, ou encore de com­mu­nau­tés actuel­le­ment en lutte contre dif­fé­rentes formes de spo­lia­tion, de des­truc­tion, avant, avant les mines, avant les plas­tiques, les per­tur­ba­teurs endo­cri­niens, les métaux lourds ultra-concen­trés, les déchets nucléaires, la pri­va­ti­sa­tion de la terre, l’agriculture, l’urbanisation, l’industrialisation, les drones, la télé­vi­sion, la défo­res­ta­tion, la pêche indus­trielle, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, etc., c’était effec­ti­ve­ment mieux. Vrai­ment mieux. Incom­pa­ra­ble­ment mieux. Du point de vue des humains civi­li­sés que nous sommes pour la plu­part deve­nus, on peut com­prendre que la ques­tion puisse sem­bler moins évi­dente — même si, pour nous, elle ne l’est pas moins. L’enfer inhu­main et mor­ti­fère dans lequel nous sommes aujourd’hui englués, dont le seul hori­zon est une plon­gée tou­jours plus pro­fonde dans la dys­to­pie, une suc­ces­sion fré­né­tique de désastres ris­quant, selon toute logique, d’aboutir à une catas­trophe défi­ni­tive dont nous ne sommes pas par­ti­cu­liè­re­ment dési­reux de connaître la teneur, nous le tro­quons sans aucune hési­ta­tion contre une vie (même plus brève !) au Paléolithique.

Si le pri­mi­ti­visme existe, c’est bien qu’un cer­tain nombre d’individus com­prennent que notre pré­sent est une cala­mi­té sans ave­nir et qu’il est pré­fé­rable de renouer avec une vie, peut-être plus courte, mais plus digne et humaine, qui était celle de nos ancêtres, trop long­temps déni­grés, du Paléo­li­thique. D’autre part, déni­grer des indi­vi­dus qui dési­rent renouer avec une socié­té où l’usage de la pierre taillée serait pré­fé­rable à l’usage du métal est typique de l’esprit colo­nial de la civi­li­sa­tion qui impose sa tech­no­lo­gie à tous les peuples et qui ne sup­porte pas la moindre diver­si­té cultu­relle. Le plus éton­nant, c’est que Pierre recon­nait lui-même dans son livre que « toutes les études anthro­po­lo­giques dont nous dis­po­sons aujourd’hui sur les popu­la­tions indi­gènes dont les modes de vie sont direc­te­ment tri­bu­taires de la repro­duc­tion des cycles éco­lo­giques tendent à mon­trer que celles-ci habitent et amé­nagent leurs milieux sans les détruire. » N’est-ce pas, lorsqu’on se pré­tend éco­lo­giste, un point cru­cial ? La vie n’était-elle pas mieux lorsqu’on ne la détrui­sait pas ?

D’ailleurs, l’affirmation selon laquelle « les peuples du paléo­li­thique se mon­traient notam­ment très hos­tiles à tout ce qui était au-delà des limites de leur groupe » est bien trop péremp­toire et, en cela, et selon toute pro­ba­bi­li­té, fausse. De nom­breux sites archéo­lo­giques témoignent en faveur d’une occu­pa­tion com­plexe des ter­ri­toires dans les­quels les groupes cir­cu­laient, se ren­con­traient et échan­geaient : haltes de chasse, site d’habitats et sites plus impor­tants qui témoignent de regrou­pe­ments sai­son­niers paci­fiques. Quel dom­mage d’être inca­pable de conce­voir que les humains puissent aus­si être heu­reux de se ren­con­trer, d’échanger, de dis­cu­ter, de dan­ser, d’autant plus dans un contexte où la den­si­té démo­gra­phique est faible. S’il est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile d’appréhender les socié­tés du Paléo­li­thique, et si l’observation des peuples autoch­tones actuels peut per­mettre de spé­cu­ler, d’avancer des hypo­thèses, il est plus que dou­teux de confondre les pre­miers avec les seconds. Les peuples actuels ont tous une his­toire liée à — ou influen­cée par — l’agriculture, la domes­ti­ca­tion, l’extraction des métaux, la colo­ni­sa­tion, l’État. Dans son livre, Pierre Made­lin s’appuie sur les conclu­sions d’Alain Tes­tart pour sug­gé­rer (contrai­re­ment ou avec bien moins de nuances que lui) que toutes les socié­tés ont de tous temps été tra­ver­sées par d’assez ter­ribles rap­ports de domi­na­tion (notam­ment des hommes sur les femmes : « les femmes qui […] ont de tout temps et dans presque toutes les socié­tés été sou­mises à l’autorité qua­si abso­lue de leur père ou de leur mari »). Ces affir­ma­tions sont éga­le­ment fausses. Les ves­tiges archéo­lo­giques ne plaident pas en faveur d’une natu­ra­li­sa­tion de la domi­na­tion mas­cu­line, au contraire, il est bien pos­sible que les socié­tés gen­rées soient issues de cer­taines cultures spé­ci­fiques et non de toutes. L’observation des peuples autoch­tones contem­po­rains témoigne sur­tout en faveur d’une impor­tante diver­si­té dans les cultures humaines et de l’importance des struc­tures sociales dans la construc­tion d’un indi­vi­du. De telles affir­ma­tions ne sont donc qu’affabulations, sauf à occul­ter cer­taines don­nées archéo­lo­giques et à pré­tendre à une sorte d’omniscience. (On sou­li­gne­ra au pas­sage que cer­taines des prin­ci­pales pro­po­si­tions de Tes­tart ont été réfu­tées par l’anthropologue qué­bé­cois Ber­nard Arcand, par exemple dans son très bon texte inti­tu­lé « Il n’y a jamais eu de socié­té de chas­seurs-cueilleurs » ; on conseille­ra aus­si, d’Arcand tou­jours, le livre Les Cui­vas, dont le pro­pos recoupe les sujets dis­cu­tés ici).

Cela dit, si le pri­mi­ti­visme est évi­dem­ment cri­ti­quable dans la mesure où il idéa­lise les chas­seurs-cueilleurs, les asso­ciant à une vie idyl­lique, para­di­siaque, il est absurde de nier ce que l’histoire pro­fonde de nos socié­tés nous enseigne. Il est tout à fait pos­sible de cri­ti­quer la civi­li­sa­tion, d’exposer les nui­sances qui la consti­tuent, sans pour autant idéa­li­ser les peuples de chas­seurs-cueilleurs et dési­rer un impos­sible retour dans le pas­sé. L’un n’implique pas l’autre. Notre apti­tude à pen­ser n’a pas à se réduire à une telle bina­ri­té. Mais sui­vant cette logique binaire, Pierre consi­dère que Deep Green Resis­tance (DGR) est une orga­ni­sa­tion pri­mi­ti­viste parce qu’elle cri­tique la civi­li­sa­tion. S’il avait un peu creu­sé la ques­tion, il aurait vite réa­li­sé que ce n’est pas le cas, que DGR est plu­tôt déni­grée par les pri­mi­ti­vistes, aux USA, notam­ment parce que Der­rick Jen­sen a déjà lui aus­si for­mu­lé plu­sieurs cri­tiques du pri­mi­ti­visme (à l’ins­tar d’un Theo­dore Kac­zyns­ki, auteur lui aus­si d’une inté­res­sante cri­tique du pri­mi­ti­visme publiée dans son recueil de textes inti­tu­lé L’Ef­fon­dre­ment du sys­tème tech­no­lo­gique [ou à lire ici, en anglais]) .

À cet égard, le livre de Pierre Made­lin, Faut-il en finir avec la civi­li­sa­tion ?, aurait dû s’intituler Faut-il en finir avec le pri­mi­ti­visme ?, étant don­né qu’il ne prend pas la peine de défi­nir la civi­li­sa­tion, d’examiner ce qui la carac­té­rise, son éty­mo­lo­gie et ses usages his­to­riques — il se per­met pour­tant de par­ler d’une « dia­lec­tique de la civi­li­sa­tion », sans qu’on sache, du coup, ce que cela pour­rait bien signifier.

En outre, repro­cher au pri­mi­ti­visme, dans la mesure où il espère que l’humanité retour­ne­ra à un mode de vie idéa­li­sé de chas­seurs-cueilleurs, de nous plon­ger dans l’impuissance, de consti­tuer une impasse, tout en affir­mant que « la domi­na­tion [est] quelque chose de consub­stan­tiel à la nature humaine », « qu’il y a un goût pour la domi­na­tion chez les êtres humains », revient à défendre le sta­tu quo.

Aus­si, dans son inter­view pour Marianne, même s’il ne l’écrit pas exac­te­ment ain­si, Pierre Made­lin laisse entendre que le pri­mi­ti­visme (et Deep Green Resis­tance, par asso­cia­tion) aurait pour objec­tif « de créer des espaces tou­ris­tiques des­ti­nés aux loi­sirs des classes sociales aisées » — c’est évi­dem­ment absurde, et aux anti­podes de ce que visent DGR (ceux qui ont lu le livre épo­nyme le savent bien) ou les pri­mi­ti­vistes. Le pro­blème du « colo­nia­lisme vert », men­tion­né par la jour­na­liste de Marianne, n’est — et il paraît assez sur­réa­liste de devoir le rap­pe­ler — en rien impu­table aux pri­mi­ti­vistes. L’é­vic­tion de popu­la­tions autoch­tones de divers ter­ri­toires afin de les trans­for­mer en réserves ou en parcs résulte de poli­tiques colo­nia­listes, capi­ta­listes, s’ins­crit dans la conti­nui­té et dans le cadre de la mis­sion civi­li­sa­trice que dénoncent les pri­mi­ti­vistes. Les en rendre res­pon­sables est à la fois un men­songe idiot et une inver­sion totale de réalité.

Choi­sir de taper sur le pri­mi­ti­visme, qui est rela­ti­ve­ment insi­gni­fiant en France et qui a le mérite, quoi qu’il en soit, de poin­ter du doigt un cer­tain nombre des pro­blèmes fon­da­men­taux de notre temps (la dépos­ses­sion, la tech­no­lo­gie, la déme­sure, le mépris de la nature, l’aliénation, l’idéologie du Pro­grès, le capi­ta­lisme, l’État, etc.), plu­tôt que de s’attaquer à l’écologie média­tique, domi­nante, qui acca­pare tant d’attention, sub­jugue tant d’esprits, qui accom­pagne inexo­ra­ble­ment le désastre en récu­pé­rant les inquié­tudes et les colères et en les orien­tant vers de fausses solu­tions, est assez médiocre.

Un mou­ve­ment éco­lo­giste digne de ce nom gagne­rait à être davan­tage com­po­sé de pri­mi­ti­vistes, de lud­dites ou d’a­nar­chistes natu­riens que de progressistes.

Ana Mins­ki & Nico­las Casaux

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2 comments
  1. Mer­ci pour la décou­verte du texte de B. Arcand, une démons­tra­tion rigou­reuse dont je me per­mets de reco­pier la conclu­sion ici : 

    « Si on venait à démon­trer que l’é­cart qui nous sépare [des chas­surs-cueilleurs] n’est qu’une illu­sion, on en arri­ve­rait bien­tôt à se convaincre aus­si qu’il est pos­sible de bien vivre sans trop tra­vailler, que la pro­prié­té peut être ni pri­vée ni publique mais non exis­tante, et que la vie exige une atti­tude zen. Ce sont là des idées qui paraissent évi­dem­ment dan­ge­reuses et absurdes à l’i­déo­lo­gie bour­geoise, comme à l’an­thro­po­lo­gie. Pire encore, on ne sau­rait plus par quoi rem­pla­cer Dieu, ni com­ment jus­ti­fier le pro­grès constant de notre exploi­ta­tion de la nature. »

  2. Et j’a­joute à ce nou­vel extrait (mer­ci pac) une pen­sée personnelle :
    le pri­mi­ti­visme per­dure en effet, et c’est ce qui compte.

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