Article original publié en anglais, le 4 mai 2015, à l’adresse suivante :
https://www.opendemocracy.net/transformation/charles-eisenstein/oceans-are-not-worth-24-trillion
Certaines choses sont au-delà de toute mesure et n’ont pas de prix. Aucune somme d’argent ne peut compenser la perte du sacré.
Au cas où vous vous demanderiez si les océans valent le coup d’être protégés, le World Wildlife Fund (WWF) leur a obligeamment attribué une valeur monétaire : 24 trillions de dollars. Il ne fait aucun doute qu’ils espèrent en cela aligner la motivation économique avec le bien-être écologique : une tentative louable. Mais pensez un moment à la mentalité que ce genre d’évaluation alimente. Cela suggère :
- Que l’argent est une méthode valable d’estimation de la valeur de quelque chose comme un océan.
- Que nous pouvons et devrions prendre des décisions à propos de la planète en nous basant sur les gains et pertes financières prévisibles, et par conséquent…
- Que si l’on pouvait engranger plus que 24 trillions de dollars (disons, 48 trillions de dollars) en polluant les océans, nous devrions alors le faire.
- Qu’il est d’ailleurs possible de prévoir et de calculer la contribution des océans au bien-être humain — que nos connaissances sont d’ailleurs suffisantes pour nous autoriser à faire de telles évaluations.
- Que l’on peut séparer les océans du reste de la planète, comme s’ils n’étaient qu’une ligne indépendante sur une feuille de calcul. On pourrait alors, en théorie, compenser la perte des océans grâce aux revenus émanant d’une autre source.
- Que les décisions à propos des océans devraient être prises en fonction de leurs impacts sur les êtres humains — que les océans eux-mêmes et tous les êtres vivants qu’ils abritent n’ont pas de valeur intrinsèque. Que ce qui est important est leur valeur économique — leur valeur à nos yeux.
Manifestement, cette mentalité fait partie du problème. Nous sommes actuellement en train de polluer les océans pour une question d’argent. Je ne sais pas combien de trillions de dollars nous gagnons dans le processus, mais lorsque j’apprends que des dizaines de milliers de phoques sont retrouvés morts sur les plages de Californie, je sais que peu importe la quantité d’argent que l’on gagne, ce ne sera jamais suffisant. Aucune somme d’argent ne permet de compenser la perte du sacré.
Nous devons comprendre que certaines choses ne sont pas mesurables et n’ont pas de prix. Et ceci s’oppose à l’idéologie dominante de notre époque : la science explique que rien n’est au-delà de la mesure [incommensurable] ; l’économie que tout a un prix. Par conséquent, nous (la culture dominante) avons pensé qu’en élargissant la portée et la précision de notre raisonnement quantitatif, nous pourrions conquérir le monde à travers la technologie, et qu’en étendant le domaine des relations de marché, nous optimiserions la production efficace de richesse.
Pourquoi, donc, alors que nos technologies de contrôle sont de plus en plus puissantes et précises, le monde semble-t-il échapper à tout contrôle ? Pourquoi, donc, alors que le PIB mondial atteint de nouveaux sommets, la pauvreté augmente-t-elle — une pauvreté dont même ceux qui sont riches financièrement ne sont pas exempts ? C’est parce que quelque chose échappe à nos mesures.
Qu’est-ce donc qui nous échappe ? Tout d’abord, les choses que nous choisissons de ne pas mesurer, peut-être parce que nous pensons qu’elles n’ont pas d’importance, ou parce qu’elles interfèrent avec des relations de pouvoir déjà établies .
Troisièmement, ces choses qui ne sont pas mesurables : la beauté, la joie, le dessein, la douleur, le sacré, l’accomplissement, le jeu… et le spectacle des phoques sur la plage, même si ceux-ci sont inutiles à tout autre dessein [à nos yeux, NdT]. Et pourtant ce sont ces choses qui font la richesse de la vie. Pensez à la différence entre une performance de routine et une chanson que l’on chante rien que pour vous. L’amour ne s’achète pas.
Charles Eisenstein
Traduit par Nicolas Casaux | ||
Edité par Fausto Giudice Фаусто Джудиче |