Article original publié en anglais sur le site de truthdig.com, le 10 mai 2015.
Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.

Un État totalitaire est aussi puissant que le sont ses informateurs. Et les États-Unis en ont beaucoup. Ils lisent nos e‑mails. Ils écoutent, téléchargent et archivent nos appels téléphoniques. Ils nous prennent en photo au coin des rues, sur les quais de métro, dans les magasins, sur les autoroutes et dans les bâtiments publics et privés. Ils nous traquent à travers nos appareils électroniques. Ils infiltrent nos organisations. Ils incitent et facilitent les « actes de terrorisme » de musulmans, d’environnementalistes radicaux, d’activistes et d’anarchistes des Black blocs, piégeant ces dissidents impuissants et les envoyant en prison pour des années. Ils ont accumulé des profils détaillés de nos habitudes, de nos goûts, de nos propensions particulières, de nos archives financières et médicales, de nos orientations sexuelles, de nos historiques d’emploi, de nos habitudes de consommation et de nos casiers judiciaires. Ils archivent ces renseignements dans des ordinateurs gouvernementaux. Et cela reste en suspens, comme une bombe à retardement, en attendant le moment où l’État décidera de nous criminaliser.
Les états totalitaires enregistrent jusqu’à nos activités les plus banales afin qu’ils puissent, lorsqu’ils décident de nous incarcérer, investir ces activités d’intention subversives ou criminelles. Et les citoyens qui savent, grâce au courage d’Edward Snowden, qu’ils sont surveillés, mais pensent naïvement qu’ils « n’ont rien fait de mal » ne comprennent pas cette sombre et terrifiante logique.
La tyrannie est toujours associée à des réseaux clandestins d’informateurs (~balances/indics~). Ces informateurs maintiennent la populace dans un état de peur. Ils perpétuent une anxiété constante et créent l’isolation à travers la méfiance. L’État utilise la surveillance généralisée et l’espionnage pour briser la confiance et nous priver de la liberté de penser et de parler librement.
Un appareil de sécurité de surveillance d’État, parallèlement, conditionne tous les citoyens à devenir informateurs. Dans les aéroports et le train, le métro et les arrêts de bus, la campagne de recrutement est inexorable. On nous gave de vidéos gouvernementales clinquantes et d’autres messages nous avertissent afin que l’on reste vigilants et que l’on rapporte tout ce qui semblerait suspect. Les vidéos, en boucle infinies diffusées par des écrans de télévision montés, incorporent d’office une musique inquiétante, les clichés des types de criminels louches, le citoyen alerte prévenant les autorités, et dans certains cas le malfaiteur appréhendé et menotté se faisant embarquer. Ce message d’hypervigilance et d’aide à l’État afin de démasquer de dangereux ennemis internes est au même moment disséminé à travers les agences gouvernementales, les médias de masse, l’industrie de la presse et du divertissement.
« Si vous voyez quelque chose dites quelque chose », dit le slogan.

Dans toutes les stations d’Amtrak, on dit aux passagers de prévenir les autorités — qui bien souvent se promènent parmi nous, avec des chiens —si quelqu’un « semble être dans une zone non autorisée », « traîne, fixant ou regardant les employés et les clients », « exprimant un niveau d’intérêt inhabituel pour les opérations, l’équipement et le personnel », « habillé de manière inappropriée pour le temps, comme avec un gros manteau en été », « agissant d’une manière extrêmement nerveuse ou anxieuse », « restreignant la liberté de mouvement d’un individu », ou « recevant des instructions sur ce qu’il faut dire aux agents de la sécurité ou de l’immigration ».
Ce qui est particulièrement dérangeant avec cette exhortation incessante à devenir un citoyen informateur, c’est qu’elle détourne notre regard de ce que nous devrions voir — la mort de notre démocratie, la présence croissante et l’omnipotence de la police d’État, et l’éviscération, au nom de notre sécurité, de nos libertés les plus fondamentales.
La peur manufacturée engendre le doute de soi-même. Souvent inconsciemment, elle nous fait nous conformer dans nos comportements extérieurs et intérieurs. Elle nous conditionne dans nos relations avec ceux qui nous entourent, instillant de la suspicion. Elle détruit la possibilité d’organisation communautaire, et de dissidence. Nous avons construit ce que Robert Gellately appelle « une culture de la dénonciation ».
Les délateurs (~balances/indics~) en prisons, quintessence d’un système totalitaire, sont la colle qui permet aux autorités carcérales de garder le contrôle et de maintenir les prisonniers divisés et affaiblis. Les délateurs peuplent aussi les tribunaux, où la police passe des accords secrets pour abandonner ou alléger les charges à leur encontre en échange de témoignages contre des individus ciblés par l’État. Nos prisons sont remplies de gens purgeant de longues peines basées sur de fausses déclarations que des informateurs ont fournies en échange de clémence [commutation de peine].
Il n’y a pas de règles dans ce jeu sordide. La police, comme les autorités carcérales, peut proposer aux délateurs des accords sans supervision ou contrôle judiciaire. (Accords impliquant parfois des choses aussi triviales qu’autoriser un prisonnier à avoir accès à de la nourriture comme des Cheeseburgers). Les délateurs permettent à l’État de contourner ce qu’il nous restait de protection légale. Les délateurs peuvent obtenir des informations pour les autorités et n’ont pas à donner à leurs cibles « d’avertissement Miranda ». Et à cause du désespoir de la plupart de ceux qui sont recrutés pour moucharder, les informateurs sont prêts à faire presque tout ce que leur demanderont les autorités.
Tout aussi infectés que les prisons et les tribunaux, on retrouve les quartiers pauvres, remplis d’informateurs, dont nombre de petits dealers de drogue à qui l’on permet de vendre dans la rue en échange d’informations. Et à partir de là notre culture de la délation remonte en spirale vers les sièges de la NSA, du FBI et de la Homeland Security.
Les systèmes de police et l’autorité militaire sont impitoyables quand l’un des leurs, à l’instar d’Edward Snowden ou de Chelsea Manning, devient informateur au nom du bien commun. La structure de pouvoir impose des murs de silence et de sévères formes de rétribution à l’intérieur de ses rangs, afin de s’assurer que personne ne parle. Le pouvoir comprend qu’une fois divisé, une fois que ceux à l’intérieur de ses murs deviennent des informateurs, il devient alors aussi faible et vulnérable que ceux qu’il asservit.
Nous ne serons pas en mesure de nous réapproprier notre démocratie et de nous libérer de la tyrannie tant que les informateurs et les vastes réseaux qui les soutiennent ne sont pas démantelés. Tant que nous sommes surveillés 24 heures par jour nous ne pouvons pas utiliser le mot« liberté ». Il s’agit là d’une relation maître-esclave. N’importe quel prisonnier le comprendrait.
Alexandre Soljenitsyne, dans son chef‑d’œuvre « l’archipel du goulag », qui relate son séjour dans les goulags de Joseph Staline et qui est une réflexion brillante sur la nature de l’oppression et de la tyrannie, décrit un moment où un afflux d’ukrainiens de l’Est qui avaient été soldats durant la seconde guerre mondiale arrive à son camp, Ekibastuz. Les ukrainiens, écrit-il, « furent horrifiés par l’apathie et l’esclavage qu’ils y virent, et s’emparèrent de leurs poignards ». Ils commencèrent à assassiner les informateurs.
Soljenitsyne continue :
« Tuez les mouchards ! « Le voilà, le maillon ! Flanquez-leur un coup de couteau dans la poitrine ! Fabriquons des couteaux, égorgeons les mouchards, le voilà le maillon !
Aujourd’hui, tandis que je suis en train d’écrire ce livre, des rayons de livres humanistes me surplombent sur leurs étagères et leurs dos usés aux ternes éclats font peser sur moi un scintillement réprobateur, telles des étoiles perçant à travers les nuages : on ne saurait rien obtenir dans ce monde par la violence ! Glaive, poignard, carabine en main, nous nous ravalerons rapidement au rang de nos bourreaux et de nos violenteurs. Et cela ne finira jamais…
Cela ne finira jamais… Ici, assis à ma table, bien au chaud, je partage pleinement ce constat.
Mais il faut avoir écopé de vingt-cinq ans pour rien, avoir eu quatre numéros inscrits sur ses vêtements, avoir tenu les mains toujours derrière le dos, être passé à la fouille matin et soir, s’être exténué au travail, avoir été traîné au Bour sur dénonciation, foulé aux pieds plus bas que terre, pour que là-bas, au fond de cette fosse, tous les discours des grands humanistes vous fassent l’effet d’un bavardage de pékins bien nourris.
Cela ne finira jamais… Mais y aura-t-il un commencement ? Y aura-t-il un rayon d’espoir dans nos vies, ou pas ?
Les opprimés en ont au moins conclu que le mal ne pouvait être dissipé par le bien.
L’éradication de quelques informateurs et l’intimidation de quelques autres a transformé le camp. Ce fut, Soljenitsyne l’admet, une justice imparfaite puisqu’il y avait « absence de document établissant la qualité de mouchard ». Mais, remarque-t-il, même cette « justice non constituée, illégale et invisible, jugeait avec autrement de précision, autrement moins d’erreurs, que tous nos tribunaux familiers, troïkas, collèges militaires et Osso ».
« Sur cinq mille hommes, ça en faisait une douzaine de tués, mais à chaque coup de couteau se détachait un des tentacules qui étaient collés sur nous et nous entortillaient », écrit-il. « Quel air étonnant soufflait ! Extérieurement, nous continuions, eût-on dit, d’être des prisonniers vivant dans une zone de camp, en réalité nous étions devenus libres : libres parce que, pour la première fois de toute notre existence, autant que nous pouvions nous la rappeler, nous nous étions mis à dire ouvertement, à haute voix, tout ce que nous pensions ! Qui n’a pas eu l’expérience de ce changement ne peut se le représenter !
Et les mouchards ne mouchardaient plus… »
Les autorités du camp, écrit-il, « sont devenues sourdes et aveugles ! En apparence, aussi bien le bedonnant commandant que son non moins bedonnant adjoint, le capitaine Prokofiev, et que tous les surveillants, vont et viennent en toute liberté dans la zone où rien ne les menace, se déplacent parmi nous, nous observent — mais en fait ils ne voient rien ! Car, faute d’un délateur, un homme revêtu d’un uniforme est incapable de rien voir. »
Le système de contrôle interne du camp s’est effondré. Les prisonniers ne servaient plus désormais de contremaître pour les corvées. Les prisonniers organisaient leur propre conseil d’auto gouvernance. Les gardes commençaient à se déplacer dans le camp apeurés, et ne traitant désormais plus les prisonniers comme du bétail. Le larcin et le vol entre prisonniers cessèrent. « L’ancienne mentalité du camp — tu meurs en premier, j’attends ici un peu ; il n’y a pas de justice, alors oublie ; c’est ainsi, et ça le sera toujours — commença aussi à disparaître. »
Soljenitsyne conclut ce chapitre, « derrière les barbelés, le sol brûle », du troisième tome de son livre, avec cette réflexion.
Débarrassés de la saleté humaine, délivrés des espions et des indiscrets, nous avons jeté un coup d’œil et nous avons vu, les yeux grands ouverts… que nous étions des milliers ! Que nous étions…politiques ! Que nous pouvions résister !
Nous avions bien choisi ; la chaîne craquait lorsque nous tirions sur ce maillon — les mouchards, les palabreurs et les traîtres ! Notre propre espèce avait rendu nos vies impossibles. Comme sur un vieil autel sacrificiel, leur sang avait été versé afin que nous puissions être libérés de la malédiction qui nous accablait.
La révolution rassemblait ses forces. Le vent, qui semblait avoir cessé de souffler, s’était réveillé en un ouragan remplissant nos poumons impatients.
Plus tard dans le livre, Soljenitsyne écrivait, « notre petite île avait subi un tremblement de terre — et avait cessé d’appartenir à l’archipel ».
La liberté exige la destruction des organes de sécurité et de surveillance et la mise à pied des millions d’informateurs qui travaillent pour l’État. Ce n’est pas un appel à assassiner nos propres mouchards — bien que certains des 2,3 millions de détenus en cage dans les goulags des États-Unis m’accuseraient peut-être alors à juste titre, d’écrire cela depuis une position privilégiée et confortable, et de ne pas comprendre les dynamiques brutales de l’oppression — mais à comprendre qu’à moins que ces informateurs dans les rues, dans les prisons et dans les centres d’archivage gouvernementaux massifs ne soient désarmés, nous n’obtiendrons jamais la liberté. Je n’ai pas de suggestion rapide et simple sur la manière d’accomplir cela. Mais je sais que cela doit être accompli.
Chris Hedges
Traduction : Nicolas CASAUX
Revision : Héléna Delaunay