Cet article est composé d’extraits du livre Les poules préfèrent les cages, d’Armand Farrachi (Éditeur : Yves Michel Editions (2012)).
Ce massacre d’une ampleur inégalée depuis 65 millions d’années révèle de façon on ne peut plus criante la façon dont l’agression contre la vie s’accomplît sous des prétextes politiques, économiques ou culturels, et l’animal, représentant le plus légitime de la vie naturelle, ne serait-ce que par son besoin vital d’un monde grand, divers et vrai, nous montre, encore une fois, la voie sans issue où nous pousse la formidable avancée du saccage technologique. La disparition des espèces vivantes, engagée voilà cent cinquante ans, est en passe de s’achever, et la première moitié du XXIe siècle restera probablement dans l’Histoire, si tant est que cette Histoire se poursuive, comme l’époque de la désanimalisation du monde, en tous points comparable à la dératisation des égouts, mais à grande échelle. Car sur l’arche de Noé des temps industriels, la consigne, on l’a compris, est de passer par-dessus bord les rescapés du désastre.
Des centaines d’espèces ont déjà irrémédiablement disparu. La cadence s’accélère : 21 espèces de vertébrés se sont éteintes au XVIIe siècle, 38 au XVIIIe, 84 au XIXe, 270 au XXe, 8 500 sont menacées au XXIe siècle, selon les estimations les plus basses. Le monde végétal n’est pas mieux traité : on estime que, depuis 400 millions d’années, une plante, en moyenne, est éliminée tous les trente ans. Il en disparaît aujourd’hui cinq par jour.
On peut d’ores et déjà dénombrer les survivants du monde naturel à l’unité. On ne compte plus au Kenya que 18 rhinocéros noirs, 50 au Zimbabwe, 400 en tout. Aux dernières estimations, qui, datant déjà de quelques années, doivent forcément être revues à la baisse, il restait à peine 300 tigres en Sibérie ; 80 sont abattus chaque année. On évalue approximativement à 60 les femelles de baleines franches en état de se reproduire. La Norvège n’en exige pas moins la réouverture de la chasse à la baleine puisqu’il faut bien que les baleiniers s’occupent. Dans les Pyrénées, sur les cinq ours qui subsistaient, les chasseurs ont trouvé le moyen d’en abattre encore un. Dans les Alpes, ils demandent, avec l’aide des bergers et de leurs élus, l’éradication des 30 loups réapparus, comme ils s’accordent libéralement la « régulation » des 25 couples d’aigles de Bonelli, histoire de passer un bon moment. Au train où vont les choses, et compte tenu de l’accélération continue du phénomène, il y a fort à parier qu’avant la fin de la prochaine génération on ne trouvera plus d’animaux « inutiles » ailleurs que dans les zoos, où ils finiront par dégénérer et par s’éteindre aussi, comme le pigeon américain en 1915 ou le loup de Tasmanie en 1936, victimes d’un « choix de la vie » qui n’hésite qu’entre la cage et le fusil.
Grâce à la corruption active du Japon, à la complicité des nations cupides, indifférentes ou hypocrites, on a rouvert le commerce de l’ivoire et encouragé un nouveau massacre des éléphants, qui risque d’être le dernier. Le postulat « il y a trop d’éléphants », martelé par une fraction de la communauté scientifique aux ordres du despotisme économique et donc politique, généreusement répercuté depuis peu par toute la presse et par la télévision, est l’exact équivalent du postulat « les poules préfèrent les cages ». Il répond aux mêmes objectifs en adoptant les mêmes méthodes et en tablant sur la même inconscience généralisée.

Les effectifs des éléphants sont en chute vertigineuse depuis 1840. On en comptait 10 millions au début du siècle. Dans les vingt dernières années seulement, leur population est passée de 2,5 millions d’individus à 400 000. D’ici à la parution de ce livre, elle aura encore baissé. Ces chiffres difficilement contestables n’empêchent pas les organisateurs du massacre de faire prouver qu’il y a trop d’éléphants, et de traiter d’extrémistes, de catastrophistes, d’anthropomorphistes et cependant « d’anti-humanistes » les membres de la communauté scientifique qui persistent à prouver au contraire qu’il y a trop peu d’espace pour les éléphants et que leur espèce est menacée d’extinction.
L’argument cannibaliste avancé avec les poules et les Noirs est repris sans changement. Contraint de piétiner des espaces restreints à la dimension d’un mouchoir de poche, l’éléphant d’Afrique en vient nécessairement à endommager son échantillon d’écosystème. Il faudra donc abattre des éléphants pour les protéger d’eux-mêmes. Il y a trop d’éléphants, en effet, mais dans les zones exiguës où leur présence est tolérée puisqu’ailleurs il n’y en a plus du tout. La densité de leur population ne sera donc pas jugée excessive en fonction de l’animal (son taux de fécondité, l’état de son habitat ou son espace vital) ni des études effectuées par les naturalistes désintéressés, mais par rapport à des critères politiques et commerciaux. Affirmer qu’il y a trop d’éléphants alors même que, de toute évidence, leur espèce disparaît signifie seulement que le premier objectif était la réouverture du commerce de l’ivoire, objectif d’ailleurs atteint. Le répéter maintenant pour le faire admettre à l’opinion publique montre que l’objectif final est d’arriver à leur extinction avec le consentement des foules, ou au bord de l’extinction pour faire remonter le cours de l’ivoire, ou les « protéger » dans des zoos où ils s’initieront au bien-être des poules avant d’y finir leur aventure terrestre. Tout « spécialiste » déclarant qu’il y a trop d’éléphants, et le « prouvant » par des études sur un espace restreint, se démasque surtout comme un spécialiste enrôlé de l’artificialisation de la Terre, un partisan des formidables avancées technologiques qui font le vide autour d’elles, du choix de la vie qui passe par la mort.

Les États d’Afrique australe s’évertuent à communiquer qu’il y a trop d’éléphants dans leur milieu, comme le Japon qu’il y a trop de baleines dans les océans, la Norvège trop de phoques sur la banquise, les Australiens trop de kangourous dans le bush, la France trop d’animaux dans les campagnes puisque les pécheurs jugent qu’il y a trop de cormorans, les bergers trop de loups, les chasseurs trop de renards, les forestiers trop de chevreuils, comme le Brésil et le Canada estiment qu’il y a trop d’arbres, les Chinois trop de marais, trop d’oiseaux, mais aussi les Serbes trop d’Albanais, trop de Bosniaques ou trop de Croates, les Hutu trop de Tutsi et les Tutsi trop de Hutu, comme les Américains ont jugé qu’il y avait trop d’Indiens ou les nazis trop de Juifs, comme, pour abréger cette pénible litanie, les artisans de la mort jugent généralement qu’il y a trop de vie sur la Terre.
Armand Farrachi
Alors qu’en réalité, il y a trop d’être humains, réduisons la population et la plupart de nos problèmes seront réglés.