Un composant du capitalisme : Comment la philanthropie perpétue les inégalités

Article ini­tia­le­ment publié (en anglais) le 29 août 2015, à l’a­dresse sui­vante : http://www.truth-out.org/opinion/item/32504-it-s-all-part-of-capitalism-how-philanthropy-perpetuates-inequality


L’historien danois Mik­kel Tho­rup épingle le capi­ta­lisme phi­lan­thro­pique dans son der­nier livre. Que ce soit en cri­ti­quant les hommes d’affaires, les célé­bri­tés, les pro­grammes de mécé­nat des entre­prises ou les ventes qui béné­fi­cient à une clien­tèle par­ti­cu­lière ou le soi-disant « bien com­mun », Tho­rup affirme que la phi­lan­thro­pie per­pé­tue les inéga­li­tés en détour­nant les efforts visant à redis­tri­buer la richesse et le pou­voir plus équitablement.

Il a, bien enten­du, entiè­re­ment rai­son. Cela dit, le livre est écrit dans un jar­gon assez lourd et aurait pu béné­fi­cier d’exemples concrets afin d’illustrer exac­te­ment com­ment la phi­lan­thro­pie ali­mente l’injustice et sert les 1%.

Tho­rup est meilleur au niveau de la théo­rie, et il com­mence par pro­po­ser une définition :

Le capi­ta­lisme phi­lan­thro­pique c’est l’idée selon laquelle le capi­ta­lisme est, ou peut être intrin­sè­que­ment cari­ta­tif. Cette pré­ten­tion affirme que les méca­nismes capi­ta­listes sont supé­rieurs à tous les autres [par­ti­cu­liè­re­ment à ceux de l’état] en ce qui concerne non seule­ment le pro­grès éco­no­mique mais aus­si humain ; que le mar­ché et les acteurs du mar­ché sont ou devraient être les créa­teurs prin­ci­paux de la bonne socié­té ; que le capi­ta­lisme n’est pas le pro­blème mais la solu­tion à tous les prin­ci­paux pro­blèmes du monde ; que la meilleure chose à faire est d’étendre le mar­ché aux pro­ces­sus actuel­le­ment pri­vés ou éta­tiques ; et, fina­le­ment, qu’il n’y a pas de conflit entre les riches et les pauvres, mais que le riche est [sic] plu­tôt le meilleur et pro­ba­ble­ment l’unique ami du pauvre.

La notion répan­due selon laquelle les riches méritent, en quelque sorte, la richesse qu’ils ont acquise, qu’ils sont plus intel­li­gents, plus créa­tifs, plus chan­ceux et d’une cer­taine façon meilleurs que le reste d’entre nous, sous-tend ces conclu­sions, et Tho­rup fus­tige les pré­sen­ta­tions média­tiques qui omettent de par­ler des connec­tions per­son­nelles [pis­tons, contacts], des poli­tiques fis­cales, de la « spé­cu­la­tion odieuse », des pra­tiques cor­po­ra­tistes dou­teuses, des bas salaires et de l’exploitation clas­siste qui gou­vernent la plu­part des gains financiers.

Pre­nons, par exemple, Donald Trump – vul­gaire, raciste, et plein aux as – qui marche actuel­le­ment sur la corde raide de l’opinion publique, du moins par­mi les répu­bli­cains. Bien que Tho­rup ne men­tionne pas expli­ci­te­ment Trump, ce Donald illustre par­fai­te­ment l’un des prin­ci­paux argu­ments du livre : qu’il y a bien moins de remise en ques­tion du sys­tème éco­no­mique qu’il ne devrait y en avoir. Les exemples d’hommes et de femmes qui se sont éle­vés, pas­sant de la pau­vre­té au pou­voir, et d’exclus à PDG, abondent comme s’ils étaient la norme plu­tôt que l’exception.

Cela nous amène à la pro­chaine erreur : la notion selon laquelle les efforts gou­ver­ne­men­taux de lutte contre la pau­vre­té sont bureau­cra­tiques, inopé­rants et inef­fi­caces. Par consé­quent, et inver­se­ment, le busi­ness, avec son inébran­lable fixa­tion sur les résul­tats, serait l’opposé, et appli­quer les prin­cipes du mar­ché aux maux sociaux pour­rait gué­rir la socié­té de ce dont elle souffre. En effet, cette idée est répé­tée si régu­liè­re­ment qu’elle est qua­si­ment uni­ver­sel­le­ment accep­tée aux États-Unis et en Europe.

Paral­lè­le­ment, la croyance selon laquelle la consom­ma­tion indi­vi­duelle peut chan­ger le monde — ache­tez « vert » et sau­vez la pla­nète, ache­tez « rouge » et aidez ceux qui souffrent du SIDA — en lieu et place des mou­ve­ments sociaux, est tout aus­si absurde. « Les gens souffrent-ils et meurent-ils de mala­dies évi­tables parce que les Occi­den­taux aisés n’ont pas assez consom­mé de pro­duits ? » écrit sèche­ment Tho­rup. « L’environnement, et le cli­mat, béné­fi­cient-ils d’une consom­ma­tion ‘plus intel­li­gente’ ? », ou est-ce que la pla­nète serait dans un meilleur état si nous ache­tions moins et conser­vions plus ?

Tho­rup répond par un ‘oui’ caté­go­rique à cette ques­tion rhétorique.

Tho­rup est éga­le­ment très scep­tique, à la limite du mépris, vis-à-vis des célé­bri­tés comme Bono de U2, l’actrice Ange­li­na Jolie et le pro­duc­teur musi­cal Bob Gel­dof, et de leur uti­li­sa­tion de leur richesse pour atti­rer l’attention sur les pro­blèmes sociaux. « Ils peuvent cri­ti­quer un pou­voir qui ne repré­sente rien », écrit Tho­rup « mais ils ne valent pas mieux. Ils peuvent cri­ti­quer les inéga­li­tés, mais en dépendent eux-mêmes. Ils peuvent se ran­ger du côté des pauvres dans leurs cam­pagnes, mais passent leur vie à côtoyer les riches et les puissants. »

La croyance selon laquelle la consom­ma­tion indi­vi­duelle peut chan­ger le monde en lieu et place des mou­ve­ments sociaux est absurde.

Tho­rup qua­li­fie leurs actions de « poli­tique spec­tacle », et peut-être le sont-elles. Mais je n’en suis pas convain­cu, puisque ces gens n’ont aucune obli­ga­tion d’agir envers qui que ce soit ou quoi que ce soit. Aucune. Et bien que leur tra­vail ne soit abso­lu­ment pas la solu­tion à la pau­vre­té, à la mala­die et au besoin, je ne pense pas qu’il mérite les cri­tiques que Tho­rup lui réserve. Cepen­dant, il s’a­git là d’ une petite critique.

Plus impor­tants sont les faits, et Tho­rup rap­pelle aux lec­teurs que les 85 indi­vi­dus les plus riches gagnent plus que les 50% les plus pauvres du monde. La phi­lan­thro­pie ne cherche abso­lu­ment pas à remé­dier à cette obs­cé­ni­té. C’est là que les orga­ni­sa­teurs com­mu­nau­taires et les orga­ni­sa­tions, ain­si que le gou­ver­ne­ment, entrent en jeu. Avec sa capa­ci­té de taxer les riches, de frei­ner les abus cor­po­ra­tistes et de sou­te­nir la créa­tion d’institutions sociales et cultu­relles néces­saires, le gou­ver­ne­ment peut tra­vailler pour la majo­ri­té et amé­lio­rer nos vies.

Actuel­le­ment, cepen­dant, les gou­ver­ne­ments d’états et com­mu­naux cour­tisent les cor­po­ra­tions et les riches pour de l’argent afin de construire et d’entretenir des écoles, de doter des musées et de construire des loge­ments pour les pauvres. Et les orga­ni­sa­tions com­mu­nau­taires, y com­pris la presse alter­na­tive, sont obli­gées de suivre. En fait, si ma boite de récep­tion est repré­sen­ta­tive, il est évident que de nom­breux groupes cherchent constam­ment des mécènes pour leur per­mettre de conti­nuer, et qu’aucune contri­bu­tion n’est trop faible.

Cela ne devrait pas être ain­si, explique Kim Klein, auteur de Fun­drai­sing for Social Change (« col­lec­ter des fonds pour le chan­ge­ment social »). « Nous sommes deve­nus une socié­té de mécé­nat médié­val dans laquelle nous dépen­dons de la lar­gesse et de la géné­ro­si­té des super-riches pour beau­coup trop de choses », explique Klein dans un e‑mail à Truthout.

« La dona­tion de Mark Zucker­berg au Cen­ters for Disease Control [and Pre­ven­tion] (« centres de contrôle et de pré­ven­tion des mala­dies ») pour aider à lut­ter contre Ebo­la était utile, mais vou­lons-nous vrai­ment que l’un des pro­blèmes de san­té publique les plus impor­tants de ces der­nières années dépende pour sa réso­lu­tion des dons et des aides pro­ve­nant de par­ti­cu­liers et de fon­da­tions pri­vées ? Idem pour l’éducation. Il doit y avoir bien plus de dis­cus­sion sur le rôle du gou­ver­ne­ment, des impôts, de la phi­lan­thro­pie – sur ce qui devrait être finan­cé par des fonds pri­vés, ce qui devrait être finan­cé par des fonds publics, et ce qui peut être finan­cé posi­ti­ve­ment par les deux. »

Je suis sûr que Tho­rup serait entiè­re­ment d’accord.

Elea­nor J. Bader


Tou­jours sur le sujet de la phi­lan­thro­pie, une cita­tion d’Arund­ha­ti Roy :

La majo­ri­té des grandes ONG sont finan­cées et patron­nées par des agences d’aides et de déve­lop­pe­ment, qui sont, elles, finan­cées par les gou­ver­ne­ments occi­den­taux, par la Banque Mon­diale, par les Nations Unies et cer­taines cor­po­ra­tions mul­ti­na­tio­nales. Bien qu’elles ne soient pas exac­te­ment les mêmes agences, elles font cer­tai­ne­ment par­tie de la même for­ma­tion poli­tique infor­melle qui super­vise le pro­jet néo­li­bé­ral, et exige, en pre­mier lieu, des coupes bud­gé­taires de la part des gou­ver­ne­ments. Les ONG donnent l’impression de rem­plir le vide créé par un état bat­tant en retraite. Et elles le font effec­ti­ve­ment, mais d’une façon n’ayant aucune impor­tance sub­stan­tielle. Leur véri­table uti­li­té, leur véri­table contri­bu­tion, est de désa­mor­cer la colère poli­tique et de dis­tri­buer sous formes d’aide ou de dons ce à quoi les gens devraient avoir droit par essence.


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Hélé­na Delaunay

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