Mon cher poisson rouge,
Grâce à toi, je viens d’apprendre deux informations de la plus haute importance pour la suite de ma vie et de la tienne aussi.
Longtemps, je t’ai regardé tourner en rond dans ton bocal où il m’a semblé apercevoir d’étranges reflets entre le monde et toi, entre le monde et moi.
Je revois ce jour où tu es arrivé ici, avec Pascal, le fiston, pas peu fier d’avoir emporté le challenge de l’équipe de travail qu’il venait de rejoindre deux semaines plus tôt. Le trophée, c’était toi. Cette victoire s’ajoutait à celle d’avoir été embauché par une entreprise pleine d’avenir.
Le soir où il a débarqué avec toi et une tablette dans ses bras, je m’apprêtais à souffler en solo mes quarante-cinq printemps. Depuis plusieurs mois, mes journées étaient interminables à attendre une lettre au courrier du matin, une sonnerie de téléphone. Pour occuper mes heures désœuvrées, j’ai navigué entre mon nouvel écran et les eaux claires que tu habites. Certains jours, confusément, une impression étrange s’emparait de moi : celle de vivre dans un bocal, moi aussi, un bocal de la taille de la tablette où s’écoulaient mes heures.
Pascal était très pris par son travail, mais heureusement, il y avait les écrans. De temps en temps, on s’envoyait des nouvelles : un message, des photos pleines de sourires. Chacun se voulait rassurant sur lui-même et rassuré sur l’autre. Chacun avait envie d’y croire. On se construit des histoires qui finissent par devenir des vérités, pendant un certain temps au moins.
Et un jour, tout s’effondre. Ce jour-là, je m’en souviens, le téléphone a sonné. La voix au bout du fil était celle de Martine qui partageait ses jours avec Pascal.
– Je t’appelle parce que…
Elle n’a pas pu aller au bout de sa phrase. Tout de suite, j’ai su.
– J’arrive.
C’est tout ce que j’ai su dire.
On s’est retrouvé dans un couloir d’hôpital. Elle m’a appris ce que je savais déjà : l’épuisement des journées de plus en plus longues, la peur au ventre chaque matin, les objectifs impossibles à atteindre, le couple qui vacille, la solitude connectée avec le monde entier…
On l’avait découvert sans connaissance dans les toilettes de l’entreprise, une boite de gélules vide sur le carrelage et, dans la poche de sa veste, un mot écrit à la main : « Je ne peux plus. J’abandonne. Pardon. Pascal. »
Pourquoi je te raconte tout ça, cher poisson rouge ? Pour essayer de comprendre, peut-être, comment il est possible de ne pas basculer, dans ce monde où nous sommes, toi et moi.
Souvent, je me suis demandé par quel miracle tu pouvais vivre sans compagne, sans compagnon à tes côtés, sans autre horizon qu’une paroi de verre où s’arrête ta vie.
Ce matin, je crois tenir une explication. Ta capacité de concentration serait de neuf secondes. Neuf secondes pour passer à autre chose et ne pas devenir fou à force de tourner en rond tout seul, toujours.
Une deuxième information m’a permis d’y voir plus clair sur un autre mystère : comment nous, les humains, pouvons tenir encore debout dans une époque aussi peu digne d’humanité. Il y a bien des manières de se protéger, parmi lesquelles le déni, le travail, le jeu, l’absence à soi, la consommation, la drogue, les écrans… Mais ces parades ne durent qu’un temps. Très vite, il faut de nouvelles défenses qui nous exposent un peu plus encore, sitôt passée l’illusion d’un réconfort.
Nous en arrivons à cette seconde information que j’évoquais plus haut : Notre attention à nous, les humains, ne dépasserait pas huit secondes. Soit une seconde de moins que toi, mon poisson rouge, et quatre de moins qu’il y a quinze ans. Cet exploit, nous le devons aux écrans, à leur capacité à nous distraire, à nous pousser à être là sans y être, à faire une chose sans y penser, à griller notre cervelle, notre mélatonine réparatrice. Bref, à faire de nous des absents. Et, immanquablement, à force de s’absenter de soi et du monde où nous sommes, on finit par s’absenter de la vie, un jour ou l’autre. Le remède – provisoire – devient le poison.
Ainsi donc, cher poisson rouge, sans le vouloir expressément, nous avons pris modèle sur toi. L’écran est devenu notre bocal, notre horizon de plus en plus, notre machine à ne plus lire vraiment les livres importants, à ne plus lire en nous, à supporter l’insupportable. Comment ne plus penser ? L’écran apporte une réponse inédite. Au-delà de cette limite – huit secondes –, notre ticket n’est plus valable, nous nous mettons en danger de prendre la mesure de ce qu’est devenu notre existence, l’insignifiance et pire que ça, le désastre auquel nous participons. Vite, vite, un écran de fumée, passer à des choses plus légères, penser à sourire pour nos prochains selfies, mettre à jour notre mur Facebook, twitter, liker, nous connecter partout, toujours, à grands renforts d’énergies climaticides, de métaux rares, échapper d’urgence au temps de rêverie, d’ennui, de présence à nos profondeurs, à nos semblables de chair et de vive voix… Faire mille et une choses à la fois pour oublier le grand vide et notre grand écart au-dessus du grand vide. Se dire que, malgré tout, la toile qui nous étouffe a du bon et qu’il ne tient qu’à nous d’en faire un outil d’émancipation, comme si nous maîtrisions quoi que ce soit dans la méga-machine qui domine. Ne plus voir ce qu’il y a de sordide dans la marchandisation, la « servicisation » – pour ne pas dire la sévicisation – de chaque moment de l’existence.
Huit secondes pour ne pas devenir fou, dans nos bocaux à quatre roues, à micro-ondes, à écrans plats, à emplois inutiles et nuisibles, à perfusions chimiques. Huit secondes aujourd’hui et combien demain ? Sept, six, cinq… Le compte à rebours de notre décervelage a commencé. Et j’ai bien peur que notre mémoire, notre discernement, nos capacités cognitives, notre âme, connaissent une évolution semblable. Heureusement, plus nous sommes abrutis, plus les objets qui nous entourent deviennent intelligents ; ils se souviennent pour nous, décident et pensent à notre place. Bienvenue parmi les miradors et les garde-chiourmes électroniques. Souriez, vous êtes irradié, empoisonné, localisé, fliqué, géré, piloté à distance. Mais réjouissez-vous, tout cela est progressiste et innovant. Et on ne peut pas être contre le progrès et l’innovation, n’est-ce pas ?
Alors quoi ? Alors la vie n’est pas dans un bocal de verre ou de plasma. Tout à l’heure, je vais rejoindre Pascal, de retour du grand vide. Nous allons marcher sous les arbres. Je t’emporterai avec moi et je te déposerai dans une mare où nagent d’autres poissons de ta famille.
J’ai débranché les écrans entre moi et la vie. J’essaie d’être là où je suis, dans chaque chose, chaque pensée qui m’habite. Je réapprends, un peu comme on réapprend à marcher après une longue période immobile. Je reviens vers la vie. C’est ce que je te souhaite aussi.
Frédéric Wolff
Une lettre si vraie. A un détail près : les poissons n’ont PAS une mémoire de 9 secondes.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Poisson_rouge#Le_poisson_rouge_dans_la_culture
http://www.futura-sciences.com/magazines/nature/infos/qr/d/nature-memoire-poissons-rouges-1364/
On.
S’en.
Fout.
De combien est la mémoire d’un poisson, ou celle d’un humain, ou de si la boite de gélules était vide ou presque vide.
Ce qui importe, c’est que Pascal est là, avec autant de noms qu’il y a de personnes dans notre société d’aliénation par la technologie.
Huit seconde, les écrans : un sommet de divertissement Pascalien !
Vite se divertir, détourner son attention, pour ne pas penser à l’important…