Endgame Vol.1 : Civilisation (par Derrick Jensen)

Le texte qui suit cor­res­pond au cha­pitre « Civi­li­sa­tion » du livre End­game Vol.1 de Der­rick Jen­sen (que nous devrions publier en fran­çais d’i­ci un an ou deux aux édi­tions LIBRE).


« La civi­li­sa­tion découle des conquêtes à l’étranger et de la répres­sion domestique. »

— Stan­ley Diamond

Avant d’envisager ici la des­truc­tion de la civi­li­sa­tion, je me dois de défi­nir de quoi il s’agit. J’ai donc regar­dé dans plu­sieurs dic­tion­naires. Le Webs­ter défi­nit la civi­li­sa­tion comme « un stade supé­rieur de déve­lop­pe­ment social et cultu­rel ». Le dic­tion­naire d’anglais Oxford la décrit comme « un état déve­lop­pé ou avan­cé de la socié­té humaine ». Tous les autres dic­tion­naires que j’ai pu consul­ter chan­taient à l’unisson les mêmes louanges. Ces défi­ni­tions, aus­si consen­suelles soient-elles, ne m’avancent pour­tant pas le moins du monde. Elles sont même ter­ri­ble­ment impré­cises. Après les avoir lues, je ne savais tou­jours pas ce qu’était une civi­li­sa­tion (NdT : Selon le dic­tion­naire fran­çais Larousse, le mot civi­li­sa­tion désigne un « état de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, social, poli­tique, cultu­rel auquel sont par­ve­nues cer­taines socié­tés et qui est consi­dé­ré comme un idéal à atteindre par les autres. »)

Défi­nis­sez-moi supé­rieur, avan­cé, ou déve­lop­pé, s’il vous plaît. En outre, ces défi­ni­tions sont mani­fes­te­ment très pré­somp­tueuses. Mais, bien évi­dem­ment, aucun rédac­teur de dic­tion­naire ne se décri­ra jamais déli­bé­ré­ment comme fai­sant par­tie d’une socié­té humaine basse, non déve­lop­pée, ou arriérée.

Je me suis alors rap­pe­lé que tous les écri­vains, y com­pris les rédac­teurs de dic­tion­naires, sont des pro­pa­gan­distes, et que ces défi­ni­tions ne sont rien de plus que des conden­sés de pro­pa­gande, arti­cu­la­tions concises de l’arrogance qui a conduit tous ceux qui, convain­cus d’appartenir à la culture la plus avan­cée et la meilleure, impo­saient à tous les autres et par la vio­lence leur manière d’être.

Je défi­ni­rais une civi­li­sa­tion plus pré­ci­sé­ment, et plus effi­ca­ce­ment, je pense, comme une culture — c’est-à-dire un ensemble d’histoires, d’institutions et d’artefacts — qui à la fois mène à et émerge de la crois­sance des villes (civi­li­sa­tion, voir civil : de civis, qui signi­fie citoyen, du latin civi­ta­tis, qui signi­fie cité, État), la ville étant ici défi­nie — pour la dis­tin­guer des cam­pe­ments, vil­lages, etc. — comme l’établissement plus ou moins per­ma­nent d’un groupe de per­sonnes à un endroit pré­cis, et d’une manière tel­le­ment dense qu’elle néces­site l’importation quo­ti­dienne de nour­ri­ture et d’autres den­rées néces­saires à la vie.

Ain­si, un vil­lage Tolo­wa, il y a cinq cents ans, à l’endroit même où je vis, à Tu’nes (la longue prai­rie, en lan­gage Tolo­wa), aujourd’hui appe­lé Cres­cent City, en Cali­for­nie, n’était pas une ville, dans la mesure où les Tolo­was se nour­ris­saient de sau­mons, de palourdes, de cerfs, de myr­tilles, etc., et n’avaient aucun besoin d’importer de la nour­ri­ture. D’après ma défi­ni­tion, les Tolo­was, dont le mode de vie n’était pas carac­té­ri­sé par la crois­sance de villes, n’étaient donc pas civi­li­sés. En revanche, les Aztèques, eux, étaient civi­li­sés. Leur struc­ture sociale condui­sit iné­luc­ta­ble­ment à l’établissement de cités-États comme Izta­pa­la­pa et Tenoch­titlán qui, au moment où les Euro­péens la décou­vrirent, était plus grande que n’importe quelle ville d’Europe, avec une popu­la­tion cinq fois plus impor­tante que celle de Londres ou Séville. Peu après avoir rasé Tenoch­titlán et mas­sa­cré ou asser­vi ses habi­tants, l’explorateur et conquis­ta­dor Her­nan­do Cor­tés notait que c’était sans doute la plus belle ville au monde. Magni­fique ou non, Tenoch­titlán néces­si­tait, à l’instar de toutes les villes du monde, l’importation (sou­vent par la force) de nour­ri­ture et d’autres res­sources. L’histoire de n’importe quelle civi­li­sa­tion est donc l’histoire de l’émergence des cités-États, ou, en d’autres termes, l’histoire de l’acheminement de « res­sources » vers ces centres de popu­la­tion (afin de les ali­men­ter et de les faire croître), c’est-à-dire l’histoire de zones d’insoutenabilité gran­dis­sante entou­rées de zones de sur­ex­ploi­ta­tion croissante.

Le pré­sident du Reich alle­mand Paul von Hin­den­burg décrit cet enchaî­ne­ment à la per­fec­tion : « Sans les colo­nies, aucune garan­tie quant à l’obtention de matières pre­mières. Sans ces matières pre­mières, pas d’industrie, sans indus­trie, pas de train de vie conve­nable, et pas de richesse. Voi­là pour­quoi, chers com­pa­triotes, il nous faut ces colonies. »

Le titre de ce recueil de 1882 (L’EXPLORATION : Revue des conquêtes de la civi­li­sa­tion sur tous les points du globe) en dit suf­fi­sam­ment. Nul besoin de le commenter.

Bien enten­du, des gens vivent déjà à l’endroit de ces colo­nies, mais cela n’a visi­ble­ment aucune espèce d’importance.

Ce n’est pas tout. Les villes n’émergent pas mira­cu­leu­se­ment d’un néant poli­tique, social et éco­lo­gique. Lewis Mum­ford, dans le second volume de son extra­or­di­naire Mythe de la machine, uti­lise le terme civi­li­sa­tion « pour dési­gner le groupe d’institutions qui com­men­cèrent par prendre forme sous la royau­té. Ses prin­ci­paux carac­tères, constants à tra­vers toute l’histoire en pro­por­tions variables, sont la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir poli­tique, la sépa­ra­tion des classes, la divi­sion du tra­vail pen­dant la vie entière, la méca­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, l’accroissement de la puis­sance mili­taire, l’exploitation éco­no­mique des faibles ain­si que l’universelle intro­duc­tion de l’esclavage et du tra­vail for­cé pour des buts tant indus­triels que mili­taires. » (L’anthropologue et phi­lo­sophe Stan­ley Dia­mond dit la même chose de manière plus suc­cincte : « La civi­li­sa­tion découle des conquêtes à l’étranger et de la répres­sion domes­tique. ») Ces attri­buts, inhé­rents non seule­ment à notre culture mais à toutes les civi­li­sa­tions, ne la dépeignent pas glo­rieu­se­ment. Néan­moins, selon Mum­ford, la civi­li­sa­tion peut aus­si mon­trer un visage plus sym­pa­thique. Il pour­suit « Ces ins­ti­tu­tions auraient entiè­re­ment dis­cré­di­té à la fois le mythe pri­maire de la royau­té de droit divin que son déri­vé le mythe de la machine si elles ne s’étaient accom­pa­gnées d’un autre groupe de carac­tères col­lec­tifs qui méritent à bon droit l’admiration : l’invention et le main­tien du rap­port écrit, le déve­lop­pe­ment des arts visuels et musi­caux, l’effort afin d’élargir le cercle de la com­mu­ni­ca­tion et de la rela­tion éco­no­mique bien au-delà de la por­tée d’aucune com­mu­nau­té locale ; enfin le pro­pos de rendre dis­po­nibles à tous les hommes [sic] les décou­vertes, les inven­tions, les créa­tions, les œuvres d’art et de la pen­sée, les valeurs et les buts décou­verts par n’importe quel groupe individuel. »

J’ai beau admi­rer et avoir été for­te­ment influen­cé par le tra­vail de Mum­ford, je crains tou­te­fois que s’il épi­logue ain­si sur le côté admi­rable de la civi­li­sa­tion, c’est parce qu’il a lui aus­si ava­lé la pro­pa­gande des lexi­co­graphes que je men­tionne en début de cha­pitre : celle qui vou­drait que cette culture soit néces­sai­re­ment « avan­cée » ou « supé­rieure ». En réa­li­té, si l’on regarde der­rière ce second masque, plus sou­riant, de la civi­li­sa­tion — si l’on exa­mine sa croyance selon laquelle les arts visuels et musi­caux civi­li­sés, par exemple, sont plus déve­lop­pés que ceux des peuples non civi­li­sés — ce qu’on observe, c’est un reflet de son autre visage, celui du pou­voir. Il ne serait pas tout à fait exact, par exemple, d’affirmer que les arts visuels et musi­caux se sont accrus ou sont deve­nus plus avan­cés grâce à ce sys­tème ; il est plus juste de consi­dé­rer qu’ils ont depuis long­temps subi la même divi­sion du tra­vail qui carac­té­rise l’économie et la poli­tique de cette culture. Quand, chez les peu­plades indi­gènes tra­di­tion­nelles — les « non civi­li­sés » — les chants sont chan­tés par tous comme un moyen de créer des liens entre les membres de la com­mu­nau­té dans une célé­bra­tion de tous et de la terre, chez les civi­li­sés, les chants sont écrits et inter­pré­tés par des experts, ceux qui ont suf­fi­sam­ment de « talent », ceux dont les vies sont dédiées à la pro­duc­tion de cet art. Je n’ai à prio­ri aucune rai­son d’écouter ma voi­sine chan­ter (pro­ba­ble­ment faux) des chan­sons ama­teurs qu’elle a inven­tées si je peux écou­ter un CD de Bee­tho­ven, Mozart, ou Lou Reed (oui, c’est vrai, Lou Reed chante faux, lui aus­si, mais j’aime bien). Il me semble absurde de consi­dé­rer comme une bonne chose le chan­ge­ment d’état qui trans­forme les êtres humains par­ti­ci­pant à la créa­tion per­pé­tuelle d’arts com­mu­naux en consom­ma­teurs pas­sifs de pro­duits artis­tiques manu­fac­tu­rés par de loin­tains experts — même si ces loin­tains experts sont réel­le­ment talentueux.

Je pour­rais dire la même chose de l’écriture, mais Stan­ley Dia­mond m’a devan­cé : « L’écriture fut l’un des mys­tères ori­gi­nels de la civi­li­sa­tion, elle per­mit de réduire la com­plexi­té de l’expérience au mot écrit. En outre, l’écriture four­nit à la classe diri­geante un ins­tru­ment idéo­lo­gique d’une puis­sance consi­dé­rable. La parole divine devint loi, relayée par les prêtres ; c’est pour­quoi, dirent les Iro­quois, confron­tant les Euro­péens : ‘L’écriture est l’invention du Diable’. Avec l’avènement de l’écriture, les sym­boles devinrent expli­cites, et per­dirent immé­dia­te­ment leur pro­fon­deur. Dès lors, la parole de l’homme n’était plus une éter­nelle explo­ra­tion du réel, mais un signe qui pou­vait être uti­li­sé contre lui. […] Car l’écrit sépare la conscience en deux — il devient plus légi­time que la parole, détrui­sant ain­si le sens du dis­cours et éro­dant la tra­di­tion orale ; et il rend pos­sible l’utilisation des mots pour mani­pu­ler poli­ti­que­ment et contrô­ler les autres. L’écrit sup­plante la mémoire ; une ver­sion offi­cielle des évé­ne­ments, fixe et per­ma­nente peut être éla­bo­rée. Si c’est écrit, dans les civi­li­sa­tions anciennes [et j’ajouterai, aujourd’hui], c’est que ça doit être vrai. »

[NdT : Il aurait aus­si pu citer Claude Lévi-Strauss, dans Tristes Tro­piques : « Si l’on veut mettre en cor­ré­la­tion l’ap­pa­ri­tion de l’é­cri­ture avec cer­tains traits carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion, il faut cher­cher dans une autre direc­tion. Le seul phé­no­mène qui l’ait fidè­le­ment accom­pa­gnée est la for­ma­tion des cités et des empires, c’est-à-dire l’in­té­gra­tion dans un sys­tème poli­tique d’un nombre consi­dé­rable d’in­di­vi­dus et leur hié­rar­chi­sa­tion en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l’é­vo­lu­tion typique à laquelle on assiste, depuis l’É­gypte jus­qu’à la Chine, au moment où l’é­cri­ture fait son début : elle paraît favo­ri­ser l’ex­ploi­ta­tion des hommes avant leur illu­mi­na­tion. Cette exploi­ta­tion, qui per­met­tait de ras­sem­bler des mil­liers de tra­vailleurs pour les astreindre à des tâches exté­nuantes, rend mieux compte de la nais­sance de l’ar­chi­tec­ture que la rela­tion directe envi­sa­gée tout à l’heure. Si mon hypo­thèse est exacte, il faut admettre que la fonc­tion pri­maire de la com­mu­ni­ca­tion écrite est de faci­li­ter l’as­ser­vis­se­ment. L’emploi de l’é­cri­ture à des fins dés­in­té­res­sées, en vue de tirer des satis­fac­tions intel­lec­tuelles et esthé­tiques, est un résul­tat secon­daire, si même il ne se réduit pas le plus sou­vent à un moyen pour ren­for­cer, jus­ti­fier ou dis­si­mu­ler l’autre. […] 

Si l’é­cri­ture n’a pas suf­fi à conso­li­der les connais­sances, elle était peut-être indis­pen­sable pour affer­mir les domi­na­tions. Regar­dons plus près de nous : l’ac­tion sys­té­ma­tique des États euro­péens en faveur de l’ins­truc­tion obli­ga­toire, qui se déve­loppe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’ex­ten­sion du ser­vice mili­taire et la pro­lé­ta­ri­sa­tion. La lutte contre l’a­nal­pha­bé­tisme se confond ain­si avec le ren­for­ce­ment du contrôle des citoyens par le Pou­voir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce der­nier puisse dire : nul n’est cen­sé igno­rer la loi. »] 

L’argument de Mum­ford selon lequel l’élargissement du cercle de la com­mu­ni­ca­tion et de la rela­tion éco­no­mique dans les civi­li­sa­tions pro­fite à la com­mu­nau­té humaine dans son ensemble pose pro­blème pour deux autres rai­sons. D’abord parce que cela sup­pose que les peuples non civi­li­sés ne com­mu­niquent pas, ni ne par­ti­cipent à des échanges éco­no­miques au-delà de leurs com­mu­nau­tés locales. Ce qu’ils fai­saient. Des coquillages pro­ve­nant de la côte nord-ouest des États-Unis se retrou­vaient ain­si entre les mains d’Indiens des plaines, et des peaux de bisons fai­saient sou­vent le che­min inverse jusqu’à la côte. (Et ne nous éten­dons pas sur la com­mu­ni­ca­tion qu’entretiennent les non-civi­li­sés avec leurs voi­sins non humains, une chose qua­si inexis­tante chez les civi­li­sés : qu’on ne vienne pas me dire que les non-civi­li­sés sont limi­tés à leurs propres com­mu­nau­tés !) Quoi qu’il en soit, je ne suis pas cer­tain que la pos­si­bi­li­té d’échanger des e‑mails avec l’Espagne ou de regar­der des émis­sions télé­vi­sées conçues à Los Angeles enri­chissent mon exis­tence. Il est, je pense, bien plus impor­tant, utile et enri­chis­sant d’aller à la ren­contre de ses voi­sins. Je suis fré­quem­ment sidé­ré de me retrou­ver dans une pièce, entou­ré de mes frères humains, tous hyp­no­ti­sés par la même boîte, à regar­der et écou­ter une his­toire ima­gi­née et inter­pré­tée par divers incon­nus, loin d’ici. Cer­tains de mes amis en savent plus sur le voi­sin de Sein­feld que sur le leur. Moi-même, je me sur­prends par­fois à pré­fé­rer l’irréalité du loin­tain à ce qui m’entoure au quo­ti­dien : je retrouve bien mieux mon che­min dans les méandres du jeu Doom 2 : Hell on Earth que dans le dédale des sen­tiers du sous-bois qui se trouve devant chez moi. Je com­prends beau­coup mieux les sub­ti­li­tés de Micro­soft Word que la danse com­plexe de la pluie et du soleil, des pré­da­teurs, des proies et des cha­ro­gnards, des plantes et du sol de la crique qui se trouve à vingt mètres de ma mai­son. La nuit der­nière, j’ai écrit jusque très tard. Quand, enfin, j’ai éteint mon ordi­na­teur pour aller dire bonne nuit aux chiens, j’ai réa­li­sé que le vent souf­flait fort dans les hautes branches des séquoias, et fai­sait chan­ter les arbres. Leurs branches s’entrechoquaient et je les enten­dais cra­quer au loin. Jusqu’à cet ins­tant, je n’avais ni pris conscience de cette sym­pho­nie, ni même ima­gi­né que je puisse y par­ti­ci­per en allant sen­tir le vent dans mes che­veux et la pluie me fouet­ter le visage. Tous les sons de la nuit m’avaient été mas­qués par le mur­mure mono­tone du ven­ti­la­teur de mon ordi­na­teur. Pas plus tard qu’hier, j’observais un couple de harles cou­ron­nés qui jouait dans la mare en face de ma chambre. Le soir même, je regar­dais une émis­sion télé­vi­sée dans laquelle l’inévitable lion pour­chas­sait l’inévitable zèbre. Laquelle de ces deux scènes enri­chit le plus mon exis­tence ? Cet élar­gis­se­ment appa­rent de la com­mu­ni­ca­tion pose un pro­blème simi­laire à celui des arts visuels et musi­caux. En effet, si l’on consi­dère l’impératif de cen­tra­li­sa­tion du contrôle qui sous-tend la civi­li­sa­tion, on réa­lise que l’accroissement de la com­mu­ni­ca­tion qu’elle per­met nous fait pas­ser du sta­tut de par­ti­ci­pants actifs à nos vies et aux vies de ceux qui nous entourent à celui de consom­ma­teurs pas­sifs nour­ris de mots et d’images fré­né­ti­que­ment pro­duits par quelque enti­té distante.

À pro­pos de la civi­li­sa­tion, vous pou­vez éga­le­ment lire cet excellent article-com­men­taire d’une série docu­men­taire dif­fu­sée sur Arte, écrit par Ana Mins­ki, en cli­quant sur l’i­mage ci-dessus.

Ensuite, en affir­mant que le déve­lop­pe­ment des com­mu­ni­ca­tions et des « rela­tions » éco­no­miques est une chose si mer­veilleuse, Mum­ford semble oublier — ce qui est étrange, vu la finesse du reste de son ana­lyse — que ce déve­lop­pe­ment ne peut être uni­ver­sel­le­ment avan­ta­geux que quand toutes les par­ties sont consen­tantes, et dans un contexte de rela­tif équi­libre des pou­voirs. On peut dif­fi­ci­le­ment sou­te­nir, par exemple, que les peuples afri­cains — dont envi­rons 100 mil­lions sont morts à cause du com­merce d’esclaves, et dont bien plus aujourd’hui sont tou­jours dému­nis et sans la moindre richesse — aient béné­fi­cié de leurs « rela­tions éco­no­miques » avec les Euro­péens. Même chose en ce qui concerne les abo­ri­gènes, les Indiens, les peuples de l’Inde pré­co­lo­niale, et ain­si de suite.

Je vou­drais exa­mi­ner encore une autre affir­ma­tion de Mum­ford, en par­tie parce qu’il s’agit d’un argu­ment en faveur de la civi­li­sa­tion que j’ai très sou­vent vu repris ailleurs et qui conduit, je crois, à quelques-uns des pro­blèmes les plus graves que nous connais­sons aujourd’hui. Il conclut le pas­sage que je cite plus haut, et que je repro­duis ici afin que vous n’ayez pas à tour­ner deux pages en arrière, par : « enfin le pro­pos [est] de rendre dis­po­nibles à tous les hommes [sic] les décou­vertes, les inven­tions, les créa­tions, les œuvres d’art et de la pen­sée, les valeurs et les buts décou­verts par n’importe quel groupe indi­vi­duel. » Mais de la même manière que les rela­tions éco­no­miques ne sont avan­ta­geuses pour tous que dans la mesure où elles reposent sur le consen­te­ment de tous, l’imposition des us et cou­tumes d’un groupe à un autre, ou le pillage par un groupe des décou­vertes d’un autre, ne peut conduire qu’à l’exploitation et au déclin de ce der­nier groupe au pro­fit du pre­mier. Que cette « rela­tion » béné­fi­cie à tous était un argu­ment cou­ram­ment avan­cé par les pre­miers Euro­péens en Amé­rique, à l’instar du capi­taine John Ches­ter qui écri­vit que les Indiens allaient pro­fi­ter de la « connais­sance de notre foi », tan­dis que les Euro­péens joui­raient « des richesses que pro­cure le pays ». Les pro­prié­taires d’esclaves de l’Amérique du XIXe siècle sou­te­naient la même idée : le phi­lo­sophe Georges Fitz­hugh décla­rait que « l’esclavage éduque, cor­rige et mora­lise les masses en les fai­sant per­pé­tuel­le­ment inter­agir avec des maîtres à l’esprit, à l’éducation et à la ver­tu supé­rieurs ». Et la même chose est tout aus­si cou­ram­ment avan­cée par ceux qui viennent chan­ter les ver­tus du blue jean, des Big Macs™, du Coca Cola™, du Capi­ta­lisme™, et de Jésus Christ™ aux pauvres du monde entier, en échange de la spo­lia­tion de leurs terres et de leur asser­vis­se­ment dans des ate­liers géants.

En outre, cette pro­po­si­tion de Mum­ford est éga­le­ment pro­blé­ma­tique dans la mesure où elle ren­force un para­digme, une façon de pen­ser néces­sai­re­ment insou­te­nables sur le long terme. Insou­te­nables parce qu’ils sup­posent que les décou­vertes, les inven­tions, les créa­tions, les arts et la pen­sée, les us et cou­tumes sont trans­po­sables dans l’espace, c’est-à-dire qu’ils sont dis­so­ciables du contexte humain et du ter­ri­toire qui les a vus naître. Plus impor­tant encore, peut-être : cette affir­ma­tion de Mum­ford révèle invo­lon­tai­re­ment la puis­sance du récit qui nous garde esclave de cette machine, comme il le dit lui-même, que consti­tue la civi­li­sa­tion ; bien qu’il dis­sèque brillam­ment le mythe de cette machine, Mum­ford y suc­combe en accep­tant impli­ci­te­ment, semble-t-il, le point de vue selon lequel les idées, l’art ou les inven­tions sont tels des outils dans une boîte à outils, qui peuvent ain­si être uti­li­sés en dehors de leur contexte ori­gi­nel, sans aucune réper­cus­sion néga­tive. Ce point de vue qui consi­dère les pen­sées, les idées, et l’art comme des outils, plu­tôt que comme des élé­ments de la toile du vivant qui unissent des com­mu­nau­tés spé­ci­fiques d’humains et de non-humains. Pour­tant, des inven­tions, des pen­sées, et des des­seins qui peuvent être tout à fait adap­tés dans les Grandes Plaines peuvent s’avérer pré­ju­di­ciables dans la région du Paci­fique nord-ouest, et pire à Hawaii. Croire un ins­tant que ces trans­po­si­tions hypo­thé­tiques seront cou­ron­nées de suc­cès, c’est repro­duire cette vieille sub­sti­tu­tion de ce qui est dis­tant pour ce qui est proche : pour­tant, si je veux savoir com­ment vivre à Tu’nes, je ferais bien de me concen­trer sur Tu’nes.

Un autre pro­blème, cepen­dant, sur­classe tous les autres. Il est lié à une carac­té­ris­tique endé­mique de notre civi­li­sa­tion, que les autres ne par­ta­geaient pas. Il s’agit de la croyance pro­fonde — et le plus sou­vent invi­sible — selon laquelle il n’y a en véri­té qu’une seule manière de vivre, et que nous sommes les seuls et uniques déten­teurs de cette véri­té. Notre mis­sion consiste par consé­quent à la pro­pa­ger, quitte à le faire par la vio­lence, et ce jusqu’à ce que toutes les autres manières de vivre soient éli­mi­nées. Bien loin d’envisager ce pro­ces­sus comme une perte, l’éradication de ces autres manières de vivre, de ces autres cultures devient — de fait — un pro­grès, puisque la civi­li­sa­tion occi­den­tale offre de toute façon la seule pos­si­bi­li­té de mener une exis­tence qui en vaille la peine : nous gagnons donc à nous débar­ras­ser de ces cultures qui sont autant d’obstacles obs­truant notre accès à diverses res­sources, mais qui, en plus, rap­pellent à notre bon sou­ve­nir qu’il existe d’autres manières d’être, qui ris­que­raient de confron­ter nos fan­tasmes à d’autres réa­li­tés ; en outre, nous ren­dons ser­vice à ces païens lorsque nous les sor­tons de leur état de dégé­né­rés et que nous leur per­met­tons de s’élever jusqu’à cet état social supé­rieur, plus avan­cé, plus déve­lop­pé. Et quand ils ne veulent pas se joindre à nous, c’est simple ; nous les tuons tous. En d’autres termes, une réac­tion alchi­mique funeste s’opère quand on mélange l’arrogance de cette défi­ni­tion du dic­tion­naire, qui consi­dère que la civi­li­sa­tion est supé­rieure à toutes les autres formes de culture, l’hypermilitarisme, qui per­met son expan­sion et l’asservissement per­pé­tuel de tous, et la croyance, par­ta­gée même par d’implacables et puis­sants cri­tiques de la civi­li­sa­tion comme Lewis Mum­ford, selon laquelle le cos­mo­po­li­tisme est dési­rable, selon laquelle les décou­vertes, les valeurs, et les sys­tèmes de pen­sées sont trans­po­sables à tra­vers le temps et l’espace. Cette réac­tion alchi­mique est dési­gnée depuis le XXe siècle par le terme eth­no­cide : l’éradication de la diver­si­té cultu­relle, son sacri­fice sur l’autel du modèle juste™, sur l’autel du contrôle cen­tra­li­sé de la per­cep­tion, et le rem­pla­ce­ment d’une myriade de morales qui dépen­daient d’un lieu et de cir­cons­tances par­ti­cu­lières par une unique mora­li­té basée sur les pré­ceptes de la crois­sance per­pé­tuelle de la machine, la sou­mis­sion de la per­cep­tion per­son­nelle (au tra­vers, par exemple, de l’écriture, et de la trans­for­ma­tion de celle-ci et d’autres arts en mar­chan­dises) à des per­cep­tions, idées, et valeurs pré­fa­bri­quées, impo­sées par des auto­ri­tés exté­rieures qui croient dur comme fer en — et, sur­tout, qui béné­fi­cient de — la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir. Au bout du compte, l’histoire de la civi­li­sa­tion n’est plus que l’histoire de la réduc­tion de la tapis­se­rie des his­toires du monde à une seule et unique his­toire, la meilleure de toutes les his­toires, la véri­table et suprême his­toire, l’histoire la plus avan­cée, l’histoire de la puis­sance et de la gloire qu’incarne la civi­li­sa­tion occidentale.

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Seb d’Armissan

Édi­tion : Nico­las Casaux et Lola Bearzatto

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