Nous reproÂduiÂsons ici un extrait de l’exÂcellent livre L’EÂtat que BerÂnard CharÂbonÂneau acheÂva d’éÂcrire en 1948. Il y décrit la plonÂgée de la majeure parÂtie de l’huÂmaÂniÂté, au fil des siècles et proÂporÂtionÂnelÂleÂment à la proÂgresÂsion de l’EÂtat, dans un monde totaÂliÂtaire. Nous consiÂdéÂrons que la volonÂté de puisÂsance donÂnant naisÂsance à l’EÂtat s’insÂcrit dans le cadre plus vaste du proÂcesÂsus de civiÂliÂsaÂtion.
VoiÂci le pasÂsage où nous sommes pasÂsés et où nous vivons encore : celui de la « RévoÂluÂtion du XXe siècle » ; celle qui nous fait pénéÂtrer dans cet aveÂnir que désigne si bien le quaÂliÂfiÂcaÂtif de totaÂliÂtaire. J’emploie ce terme parce qu’il me paraît engloÂber et préÂciÂser à la fois toutes les caracÂtéÂrisÂtiques de ce grand chanÂgeÂment. Je dis État totaÂliÂtaire, et non État fasÂciste ou soviéÂtique, parce que cet adjecÂtif me paraît désiÂgner l’essentiel : non des sysÂtèmes d’idées qui ne servent qu’à jusÂtiÂfier après coup le fait accomÂpli, mais le fait lui-même : à la fois l’esprit et la réaÂliÂté senÂsible. Sur ce plan qui est celui où l’homme vit tous les jours, — dans la rue, dans la queue du guiÂchet ou derÂrière les barÂbeÂlés du camp — les régimes totaÂliÂtaires sont idenÂtiques. Non pas malÂgré la vioÂlence, mais par la vioÂlence de leur lutte, car le comÂbat qui se subÂstiÂtue à la volonÂté de jusÂtice ou de liberÂté pour porÂter dans tous les camps le même fruit.
Ce monde est totaÂliÂtaire. ParÂtout la même obsesÂsion de vaincre rasÂsemble toutes les forces dans un pouÂvoir cenÂtral serÂvi par un parÂti, et cette cenÂtraÂliÂsaÂtion sera parÂtout menÂsonÂgère, disÂsiÂmuÂlée par son contraire : un décor fédéÂraÂliste ou régioÂnal. ParÂtout, se jusÂtiÂfiant d’un bien absoÂlu, et par l’ennemi intéÂrieur et extéÂrieur, une agresÂsiÂviÂté à base de peur mène la guerre à tout ce qui préÂtend exisÂter par soi-même : à l’individu, au groupe, aux peuples voiÂsins. SerÂvie par une techÂnique concenÂtrée et proÂliÂféÂrante, une volonÂté qui s’étend avec elle à tout, et qui elle ausÂsi ne connaît d’autres bornes que celles des posÂsiÂbiÂliÂtés praÂtiques. ParÂtout le chef et le parÂti, l’insigne et le sloÂgan, la bureauÂcraÂtie et la masse, la proÂpaÂgande. ParÂtout les mythes qui exaltent une civiÂliÂsaÂtion mécaÂniÂsée : la ProÂducÂtion, le TraÂvail. Et ceux par lesÂquels l’homme se disÂsiÂmule le prix qu’il doit la payer : le héros, l’aventure. ParÂtout la même civiÂliÂsaÂtion, — jusque dans le moindre détail, car il s’agit d’une idenÂtiÂté concrète […] — jusqu’à la même craÂvate sombre sur la même cheÂmise blanche. Le regard peut saiÂsir du preÂmier coup d’œil tout ce que ces régimes ont d’identique, mais ce qu’ils ont de difÂféÂrent échappe aux yeux : à peine une inflexion du bras, une idée… Si les docÂtrines, et les troupes, s’opposent, l’image de l’avenir, — cette vie que tous disÂtinguent dans leurs rêves et que les proÂpaÂgandes s’efforcent de fixer —, est bien parÂtout la même. Le même autoÂstrade asphalÂté court à traÂvers les mêmes jarÂdins, sous les mêmes ciels nuaÂgeux les mêmes barÂrages se dressent ; la même fille blonde aux dents intactes et aux yeux vides.
Il est vrai que les parÂtiÂsans de ces divers régimes ont un bon moyen pour nier l’identité qui les confond. Lorsque vous leur monÂtrez la simiÂliÂtude des mots d’ordre, ils invoquent la disÂpaÂriÂté des faits (par exemple, selon les comÂmuÂnistes, les hitÂléÂriens peuvent user de sloÂgans sociaÂlistes — en fait, par leur clienÂtèle, ils ne sont pas sociaÂlistes). Mais si vous signaÂlez l’identité des faits (par exemples, la police poliÂtique en RusÂsie soviéÂtique et dans le IIIème Reich), ils invoÂqueÂront alors la disÂpaÂriÂté des fins que ces mêmes moyens servent. Ils peuvent ainÂsi échapÂper indéÂfiÂniÂment.
Ce qui disÂtingue au départ les difÂféÂrents régimes totaÂliÂtaires est seconÂdaire par rapÂport à ce qui les rend de plus en plus semÂblables, — mais nous ne sonÂgeons même pas à comÂpaÂrer, car ce qui les rend semÂblables, c’est ce que nous ne disÂcuÂtons même plus.
Non seuleÂment les régimes fasÂcistes et staÂliÂnien rentrent dans cette desÂcripÂtion, mais ausÂsi les démoÂcraÂties plus ou moins engaÂgées dans la voie totaÂliÂtaire ; elles desÂsinent toute une variéÂté d’ébauches plus ou moins perÂfecÂtionÂnées dont le régime hitÂléÂrien donne une image acheÂvée. PourÂquoi parÂler d’hitlérisme ou de comÂmuÂnisme, ou peut-être même de traÂvaillisme ? La perÂverÂsion totaÂliÂtaire n’est pas dans tel de nos enneÂmis, mais dans le monde où nous vivons. Il ne s’agit pas d’un concept poliÂtique propre à telle fracÂtion de l’humanité moderne, mais d’un mal déterÂmiÂné par des strucÂtures écoÂnoÂmiques et sociales qui lui sont comÂmunes, qui l’infectent à un niveau si proÂfond que ses membres en sont à peine conscients : les resÂponÂsables des tyranÂnies totaÂliÂtaires sont des dupes plus que des criÂmiÂnels. AusÂsi nulle sociéÂté actuelle ne peut se préÂtendre intacte, les FranÂçais en parÂtiÂcuÂlier se font des illuÂsions lorsqu’ils affirment qu’un tel régime ne pourÂra jamais s’établir dans leur pays. Le totaÂliÂtaÂrisme n’est pas un concept, mais une infecÂtion qui pulÂluÂleÂra ausÂsi bien sur le conserÂvaÂtisme de droite que sur la révoÂluÂtion de gauche ; seuleÂment, sur le preÂmier terÂrain elle proÂduiÂra des formes fasÂcistes et sur le second des formes comÂmuÂnistes. La malaÂdie est la même, bien que les cas soient difÂféÂrents. La poliÂtiÂsaÂtion totaÂliÂtaire sera bruÂtale et fanaÂtique chez des peuples vigouÂreux comme en AlleÂmagne et en RusÂsie, à la fois cocarÂdière et corÂromÂpue dans de vieux pays comme l’Italie et la France modéÂrée, mais stricte dans des sociéÂtés moraÂliÂsées comme l’Angleterre. Ce mal n’est pas un abcès affecÂtant tel point de l’esÂpace, mais l’infection généÂraÂliÂsée de cet orgaÂnisme de plus en plus soliÂdaire qui a nom espèce humaine. AusÂsi, elle nous appaÂraît comme se maniÂfesÂtant paralÂlèÂleÂment parÂtout à la fois. En réaÂliÂté elle est une ; comme est un notre monde et l’effort qui le domiÂneÂra en bloc. […]

FasÂcismes et comÂmuÂnisme semblent surÂgir dans une convulÂsion qui déchire l’ancien ordre social ; par le sang répanÂdu, l’éclat des prinÂcipes et des héros, ils se placent d’emblée sur le plan de la traÂgéÂdie, et ils s’y placent volonÂtaiÂreÂment, car ils vivent des pasÂsions. Il n’y a donc pas à s’étonner si les parÂtiÂsans et les adverÂsaires des mouÂveÂments totaÂliÂtaires les consiÂdèrent avant tout comme une rupÂture avec le pasÂsé : une révoÂluÂtion, qu’elle soit odieuse ou libéÂraÂtrice. En douÂter serait aujourd’hui pour la pluÂpart des hommes douÂter du sens même de la vie, car leur vie n’a de sens que par ce drame. Le piège de mai sera touÂjours double : avant, de nous appaÂraître comme une perÂverÂsion étranÂgère à notre entenÂdeÂment, après, de s’imposer à nous comme la plus norÂmale des choses. La tenÂtaÂtion de l’esprit en face de la menace totaÂliÂtaire ? Qu’elle nous semble trop loin (en 1913 ou en 1928, peut-être même en 1948), car il n’y a rien d’aussi rare que l’imagination du réel… avant d’être si près (en 1940 ou en 1945 par exemple) qu’elle semble aller de soi. Si le mal famiÂlier d’hier nous avait paru moins norÂmal, peut-être que la monsÂtruoÂsiÂté d’aujourd’hui nous paraîÂtrait moins famiÂlière.
Au contraire, je crois pouÂvoir affirÂmer ici qu’il n’y a pas de disÂconÂtiÂnuiÂté entre l’ère libéÂrale et celle des tyranÂnies. Un mouÂveÂment ausÂsi sponÂtaÂné et ausÂsi généÂral n’a pas surÂgi ex-nihiÂlo des temps qui l’ont préÂcéÂdé. Le seul fait qu’ils se soient sucÂcéÂdés prouve que le monde libéÂral a été le terÂrain sur lequel s’est déveÂlopÂpé le mouÂveÂment totaÂliÂtaire ; le XXe siècle est l’héritier du XIXe. Ce qui aurait dû surÂprendre, ce n’est pas la concluÂsion inéÂlucÂtable, mais l’incapacité des hommes à voir le sens de leur préÂsent.
La contrainte totaÂliÂtaire s’est déveÂlopÂpée à l’intérieur même de la sociéÂté libéÂrale. Certes, ce ne fut pas sur le plan des prinÂcipes, mais sur celui des techÂniques et des mythes qui constiÂtuent la vie de tous les jours du comÂmun des morÂtels. D’une part dans les moyens : l’administration, l’armée, la machine, le style de vie et les formes sociales qu’ils condiÂtionnent. De l’autre dans les réacÂtions anarÂchiques qu’ils proÂvoquent chez un être humain traÂvaillé par ces forces qu’il ne sait pas maîÂtriÂser : une menÂtaÂliÂté colÂlecÂtive qui, comme ces techÂniques, dépasse infiÂniÂment les limites d’une classe parce qu’elle est l’expression d’une réacÂtion humaine à des condiÂtions comÂmunes à presque toutes les classes. Le plus direcÂteÂment saiÂsisÂsable de la vie et de l’esprit de la civiÂliÂsaÂtion moderne : voiÂlà ce comÂmun dénoÂmiÂnaÂteur que révèle brusÂqueÂment la « révoÂluÂtion » totaÂliÂtaire.
Elle n’a qu’une oriÂgine : sous le régime des droits de l’homme la civiÂliÂsaÂtion de la masse, de la machine et de l’État. AnaÂlyÂser les causes, et souÂvent les formes, du régime totaÂliÂtaire revienÂdrait à la décrire ; il ne sauÂrait être quesÂtion d’aller jusqu’au bout de cette anaÂlyse, car il ne s’agit pas de défiÂnir quelques prinÂcipes, mais de peindre l’infini des traÂvaux et des jours d’une vie : la nôtre.
PourÂquoi les prinÂcipes de liberÂté les plus purs ont-ils abouÂti aux tyranÂnies les plus comÂplètes de l’histoire ? Parce que la liberÂté des libéÂraux n’a pas été l’esprit vivant qui aurait pu forÂmer le monde moderne, mais la forÂmule qui a serÂvi à exorÂciÂser la seule force qui pouÂvait s’imposer à lui. RéduiÂsant la liberÂté à la liberÂté de penÂsée, le libéÂraÂlisme a déchaîÂné à traÂvers l’idolâtrie du bonÂheur indiÂviÂduel une pasÂsion de l’utile et de la puisÂsance colÂlecÂtive qui elle a vraiÂment façonÂné le monde actuel.
Cette liberÂté n’était pas une vériÂté sacrée ; elle n’était pas le devoir que l’homme doit accomÂplir contre le monde et contre lui-même, le plus terÂrible de tous : le choix dans la soliÂtude, mais une comÂmoÂdiÂté que pouÂvait garanÂtir la loi : l’esprit criÂtique, la liberÂté… de penÂsée. Ce que l’individu libéÂral appeÂlait liberÂté, ce n’était plus une pasÂsion conquéÂrante s’exprimant par l’action, mais une délecÂtaÂtion pasÂsive, pureÂment intéÂrieure, que la contrainte de l’État lui paraisÂsait devoir proÂtéÂger des heurts avec le monde extéÂrieur. Alors, la liberÂté a cesÂsé d’être le comÂmanÂdeÂment qui s’impose aux condiÂtions par les perÂsonnes ; à traÂvers les hommes elle a cesÂsé de forÂmer la réaÂliÂté à son image. Comme toute penÂsée qui dégéÂnère, la liberÂté des libéÂraux est deveÂnue un idéaÂlisme. DéfiÂnisÂsant la liberÂté de l’individu en dehors de toute condiÂtion concrète, sauf l’unité — et à ce compte il y aura touÂjours des indiÂviÂdus libres —, le libéÂraÂlisme la laisse écraÂser par les condiÂtions — non seuleÂment par les condiÂtions écoÂnoÂmiques, mais par toutes les autres. Par cette somme de toutes les déterÂmiÂnaÂtions qui a nom État moderne.
Le réaÂlisme de la tyranÂnie totaÂliÂtaire est la concluÂsion nécesÂsaire de l’idéalisme libéÂral. Si la liberÂté n’est pas une vériÂté sacrée et si elle ne comÂmande pas au réel, tout est perÂmis : dans leur inexisÂtence tous les prinÂcipes se valent et ils n’ont rien à voir avec l’action qui est du seul domaine des techÂniques. Et voiÂci oppoÂsés la valeur à la réaÂliÂté, l’esprit à la praÂtique ; et voiÂci comÂmenÂcée cette queÂrelle du « dégaÂgeÂment » et de « l’enÂgaÂgeÂment » caracÂtéÂrisÂtique d’une sociéÂté fasÂcisÂtiÂsée qui a comÂplèÂteÂment oublié que penÂser c’est vivre et qu’adorer c’est obéir. La liberÂté des libéÂraux annonce le nihiÂlisme spiÂriÂtuel et jusÂtiÂfie le fanaÂtisme praÂtique des régimes totaÂliÂtaires.
« RenÂdez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Mais si rien en ce bas-monde n’est à Dieu, au nom de quoi rejeÂter les préÂtenÂtions de César ? Au nom de quoi impoÂser des bornes aux éviÂdences de l’organisation matéÂrielle ? PourÂquoi n’ordonnerait-elle pas la vie et la mort elles-mêmes ? Le droit pour les parents d’élever leurs enfants selon leur vériÂté, le droit pour l’individu de choiÂsir son métier et de vivre dans le pays qu’il a élu, ne peuvent être que par la foi dans une orthoÂdoxie qui attriÂbue aux perÂsonnes une valeur suprême : l’avance de l’État mesure exacÂteÂment le recul de cette foi. La vériÂté ne fixe pas seuleÂment une direcÂtion à l’État, elle lui fixe les limites de son domaine. Car son émanÂciÂpaÂtion et son expanÂsion totale ne sont que les deux aspects d’un même phéÂnoÂmène. Si une civiÂliÂsaÂtion n’a pas de prinÂcipe vécu, rien ne peut y arrêÂter la proÂliÂféÂraÂtion de l’État. En oppoÂsant la liberÂté à la VériÂté et en la chasÂsant du monde, le XIXe siècle n’a déliÂvré l’individu de l’autorité des Églises que pour le livrer à la pire des tyranÂnies : à celle de la force qui n’a pas d’autres normes qu’elle-même ; au poids de la nécesÂsiÂté.
Le même rapÂport direct unit l’individualisme libéÂral aux disÂciÂplines masÂsives de l’État totaÂliÂtaire. De même que le libéÂraÂlisme oppose — exacÂteÂment comme l’État totaÂliÂtaire — l’esprit à la réaÂliÂté et la liberÂté à la vériÂté, il oppose — exacÂteÂment comme l’État totaÂliÂtaire — l’individu à la sociéÂté ; et il les détruit ainÂsi pour deux. Comme l’individu libéÂral n’a rien en propre, il n’existe qu’en s’opposant aux autres : par ses intéÂrêts, par sa criÂtique indiÂviÂduelle. Il n’a pas assez d’existence perÂsonÂnelle pour s’élever sans disÂpaÂraitre jusqu’à un intéÂrêt et une vériÂté comÂmunes ; dans cette situaÂtion l’individu ne peut être que ce qui détruit l’ordre et l’ordre ce qui détruit l’individu. Lorsque la sociéÂté indiÂviÂduaÂliste n’est pas un pur concept, elle n’est qu’un panÂdéÂmoÂnium d’opinions et d’appétits indiÂviÂduels. Un tel désordre est éviÂdemÂment imposÂsible ; d’autant plus que si l’individu libéÂral est déjà isoÂlé, le vieil être social subÂsiste sufÂfiÂsamÂment en lui pour lui rendre cet isoÂleÂment pesant. Alors le désir de l’ordre dans la rue s’ajoute à la nosÂtalÂgie d’une comÂmuÂnauÂté pour pousÂser au rétaÂblisÂseÂment d’une disÂciÂpline sociale.
Or l’individu ne peut plus la conceÂvoir qu’en termes de contraintes poliÂtiques. Tout en vivant de ce qui en subÂsiste, le libéÂraÂlisme disÂcréÂdite et détruit la sociéÂté sponÂtaÂnée ; et il n’a rien fait pour forÂmer dans l’individu la perÂsonne capable d’élever sa liberÂté au rang de prinÂcipe social : celui-ci n’est pas plus capable de conceÂvoir que d’exercer une loi qui naisse direcÂteÂment de lui-même. Cette masse d’atomes isoÂlés appelle d’implacables disÂciÂplines d’État […] ; quant à l’individu moyen prêt à céder à tout ce qui menace son confort indiÂviÂduel, il est l’élément indisÂpenÂsable aux entreÂprises les plus absÂtraites de la dicÂtaÂture. Si le désordre indiÂviÂduaÂliste appelle l’État totaÂliÂtaire, l’État totaÂliÂtaire supÂpose l’individu.
La liberÂté indiÂviÂduelle a‑t-elle été vraiÂment le prinÂcipe de la sociéÂté libéÂrale ? À voir les faits on pourÂrait se demanÂder si cette affirÂmaÂtion forÂmelle de l’autonomie indiÂviÂduelle n’a pas eu pour foncÂtion de jusÂtiÂfier auprès des hommes une évoÂluÂtion qui tenÂdait à la détruire.
Le libéÂraÂlisme a cru que le proÂgrès de la liberÂté était lié à la volonÂté d’un bonÂheur qu’il rameÂnait à l’amélioration des condiÂtions matéÂrielles par le proÂgrès techÂnique. Mais un bonÂheur réduit au bien-être n’est pas une force de liberÂté ; le luxe a corÂromÂpu l’aristocratie des répuÂbliques antiques, le confort autant que la misère risque de corÂrompre les masses de la démoÂcraÂtie moderne. Le souÂci excluÂsif de leur bien-être enferme les indiÂviÂdus dans un égoïsme qui livre les affaires publiques à une minoÂriÂté d’ambitieux. L’obÂsesÂsion des intéÂrêts matéÂriels, voiÂci la perte de la démoÂcraÂtie et l’état d’esprit que cultive la dicÂtaÂture. Le culte bourÂgeois du confort et de l’argent a préÂpaÂré les masses à accepÂter l’État totaÂliÂtaire.

La liberÂté est en contraÂdicÂtion avec le bonÂheur. La liberÂté authenÂtique n’est pas satisÂfacÂtion, mais risque, effort et non jouisÂsance ; à l’extrême elle est l’angoisse de celui qui tient entre ses mains son salut et sa perte : la moins conforÂtable des situaÂtions. Celui qui veut avant tout le bonÂheur doit sacriÂfier avant tout sa liberÂté, car la serÂviÂtude le décharge du plus lourd des farÂdeaux : sa resÂponÂsaÂbiÂliÂté — le conforÂmisme est la preÂmière condiÂtion du confort. Le libéÂraÂlisme répète à l’individu qu’être libre, c’est être heuÂreux ; comme toute serÂviÂtude apporte un semÂblant de paix, il finiÂra par croire qu’être serf c’est être libre.
Si la liberÂté est parÂfois favoÂrable à une améÂlioÂraÂtion du stanÂdard de vie, par contre elle est en contraÂdicÂtion absoÂlue avec une condiÂtion fonÂdaÂmenÂtale du bonÂheur : la sécuÂriÂté. C’est cette notion morÂtelle à la liberÂté qui va envaÂhir la démoÂcraÂtie moderne et jusÂtiÂfier l’État. Car si la civiÂliÂsaÂtion libéÂrale a améÂlioÂré les condiÂtions d’existence, malÂgré la mulÂtiÂpliÂcaÂtion des assuÂrances elle n’a pas apporÂté la sécuÂriÂté. L’individu moderne vit sous la menace constante d’être dépouillé par les crises ou les guerres. Mais peut-être plus que l’insécurité matéÂrielle, l’insécurité morale le ronge ; malÂgré le mur que construisent devant l’homme des diverÂtisÂseÂments touÂjours plus perÂfecÂtionÂnés, le libéÂraÂlisme le laisse devant l’angoisse fonÂdaÂmenÂtale de la liberÂté sans le préÂpaÂrer à l’assumer. AusÂsi la volonÂté d’être heuÂreux mène les indiÂviÂdus à recherÂcher, autant que la contrainte qui les disÂpenÂseÂra du choix, l’orthodoxie qui les décharÂgeÂra de penÂser. AssoifÂfé d’explications finales autant que de disÂciÂplines, l’individu libéÂral est prêt à accepÂter le régime qui se donÂneÂra pour but de sacriÂfier toute sa liberÂté à tout son bonÂheur.
Pour être total le bonÂheur ne doit pas se réduire à une simple améÂlioÂraÂtion du confort indiÂviÂduel, il doit deveÂnir un mythe qui synÂthéÂtise l’égoïsme et la peur de la soliÂtude. Il n’est plus dans des satisÂfacÂtions objecÂtives qui laisÂseÂraient plaÂner au-desÂsus d’elles la menace de l’inquiétude, il est dans l’acÂtion : dans le perÂpéÂtuel déveÂlopÂpeÂment des condiÂtions colÂlecÂtives. En attenÂdant un bien-être qu’il situe dans l’avenir, l’individu trouve son équiÂlibre dans l’accomplissement de sa tâche à l’intérieur du corps social ; il sert, et la sociéÂté l’honore et le paye parce qu’il sert. La morale, et plus spéÂciaÂleÂment la morale proÂfesÂsionÂnelle façonne à l’intérieur des sociéÂtés capiÂtaÂlistes le rouage des régimes totaÂliÂtaires : l’homme défiÂni par sa foncÂtion.
Autant que le bonÂheur indiÂviÂduel l’utilité colÂlecÂtive est le prinÂcipe des sociéÂtés libéÂrales. Mais entre la liberÂté et l’utile la contraÂdicÂtion est cette fois absoÂlue : la liberÂté ne sert pas, elle est libre. Une liberÂté suborÂdonÂnée peut aider à une améÂlioÂraÂtion du renÂdeÂment, elle dépenÂdra avant tout du plan et de l’oÂbéisÂsance au plan ; du point de vue de l’efficacité la liberÂté ne peut être qu’une source de trouble, une perte d’énergie. En défiÂnisÂsant le proÂgrès par le déveÂlopÂpeÂment matéÂriel la sociéÂté bourÂgeoise a préÂpaÂré l’huÂmaÂniÂté à admettre la contrainte totaÂliÂtaire. Le capiÂtaÂlisme libéÂral a entreÂprit, dans le domaine écoÂnoÂmique et social, une immense mobiÂliÂsaÂtion des énerÂgies dont les « plans » totaÂliÂtaires ne sont que l’aboutissement poliÂtique : trop souÂvent, ce que nous preÂnons pour l’esprit de liberÂté, c’est le refus de mobiÂliÂser préÂmaÂtuÂréÂment au nom d’une orthoÂdoxie poliÂtique ce qui le sera plus tard au nom du renÂdeÂment.
C’est dans l’économie libéÂrale que s’est élaÂboÂré le plus effiÂcaÂceÂment le monde totaÂliÂtaire. Dès le début du XIXe siècle, la cenÂtraÂliÂsaÂtion poliÂtique s’est renÂforÂcée d’une orgaÂniÂsaÂtion écoÂnoÂmique qui tenÂdait à concenÂtrer la puisÂsance en un seul point d’où dépenÂdait tout le reste. AinÂsi s’est forÂmée une humaÂniÂté habiÂtuée à subir, et à subir sans comÂprendre, pour laquelle le mot de liberÂté s’est vidé proÂgresÂsiÂveÂment de tout conteÂnu. Si nous consiÂdéÂrons la tenÂdance de la techÂnique actuelle à réserÂver la connaisÂsance à une minoÂriÂté de spéÂciaÂlistes comme elle réserve la puisÂsance à quelques patrons ou direcÂteurs, sa tenÂdance à s’étendre méthoÂdiÂqueÂment à tout, sans autre prinÂcipe que celui de l’efficacité praÂtique, alors nous pouÂvons bien affirÂmer qu’en dehors de toute volonÂté poliÂtique consciente le monde libéÂral tenÂdait bien à deveÂnir un monde totaÂliÂtaire, où la démoÂcraÂtie sociale deveÂnait ausÂsi absurde que la démoÂcraÂtie poliÂtique.
La démoÂcraÂtie tend au parÂtage de la vériÂté et de la puisÂsance entre tous les citoyens, la techÂnique tend au monoÂpole de la vériÂté autant qu’à celui du pouÂvoir. Nous payons chaque perÂfecÂtionÂneÂment d’une comÂpliÂcaÂtion et d’une contrainte, — le tout est de savoir si ce perÂfecÂtionÂneÂment vaut ce prix. Comme le rouage s’ajoute au rouage, l’explication s’ajoute à l’explication, et dans la mesure où l’organisation englobe de nouÂveaux domaines, elle mulÂtiÂplie les interÂféÂrences. AinÂsi, le sens comÂmun à tous les hommes ne sufÂfit plus, l’individu ne peut plus réaÂliÂser la condiÂtion de base de toute démoÂcraÂtie : une connaisÂsance éléÂmenÂtaire de ses intéÂrêts matéÂriels, car ceux-ci dépendent d’une foule d’éléments qu’il ne peut plus atteindre direcÂteÂment. Pour juger sérieuÂseÂment de son salaire, il lui faut désorÂmais connaitre le mécaÂnisme de la monÂnaie, le sysÂtème fisÂcal, l’économie franÂçaise et sa situaÂtion dans l’économie euroÂpéenne : une culture poliÂtique et juriÂdique du niveau de la licence en droit. Dans ces condiÂtions le citoyen ordiÂnaire n’essaye même plus de comÂprendre, il se jette sur l’explication qui lui préÂpare la proÂpaÂgande ; atroÂphiant son aptiÂtude à s’expliquer, la comÂplexiÂté du monde actuel le livre au simÂplisme du sloÂgan. Plus les techÂniques deviennent herÂméÂtiques et rigouÂreuses, plus leur vulÂgaÂriÂsaÂtion devient vulÂgaire : l’image ou l’incantation qui s’adresse aux nerfs de la foule comÂpense la forÂmule mathéÂmaÂtique qui s’adresse à l’intellect du techÂniÂcien.
SubÂmerÂgé par la mulÂtiÂpliÂciÂté des faits où l’économie comÂplique la poliÂtique et la poliÂtique l’économie, l’individu se détourne d’un pouÂvoir qui n’a plus de sens pour lui ; sa condiÂtion étant d’être dépasÂsé, sa réacÂtion est de s’abandonner. Dans la nation, dans l’armée, dans le parÂti, et dans un synÂdiÂcaÂlisme bureauÂcraÂtiÂsé, il n’est plus qu’un rouage habiÂtué à subir l’impulsion d’un état-major d’administrateurs. Le sens comÂmun, — et son repréÂsenÂtant le ParÂleÂment — n’a plus d’autorité ; dans une sociéÂté techÂniÂciÂsée, ce sont les bureaux qui gouÂvernent. Le ParÂleÂment n’est que le menÂsonge (pousÂsé à l’extrême dans le cas des ParÂleÂments hitÂléÂrien et soviéÂtique) qui perÂmet aux hommes d’esquiver le proÂblème posé par la fin du bon sens.
ParÂtout où pénètre la techÂnique recule la liberÂté, car à la difÂféÂrence de la penÂsée libéÂrale, ses vériÂtés sont sans appel et leur exéÂcuÂtion autoÂmaÂtique. La techÂnique comme la loi impose à tous la même disÂciÂpline, et parÂtout où elle s’établit, s’établit la loi qui peut seule rendre ses appliÂcaÂtions posÂsibles : la disÂciÂpline totaÂliÂtaire dans ce qu’elle a d’apparemment légiÂtime ne fait qu’exprimer en clair la disÂciÂpline indusÂtrielle. AinÂsi sous le couÂvert du libéÂraÂlisme, l’évolution écoÂnoÂmique réaÂlise dans la vie quoÂtiÂdienne des indiÂviÂdus la condiÂtion fonÂdaÂmenÂtale du régime totaÂliÂtaire : la démisÂsion de l’homme, qu’il s’agisse de l’indifférence atone du plus grand nombre à des déterÂmiÂnaÂtions qui les dépassent, ou de la parÂtiÂciÂpaÂtion fréÂnéÂtique de quelques-uns.
La civiÂliÂsaÂtion libéÂrale réaÂlise le fonÂdeÂment social de tout régime totaÂliÂtaire : la masse proÂléÂtaÂriÂsée. L’ère libéÂrale gloÂriÂfie l’individu ; mais l’individu moderne n’est seul que dans l’isoloir, parÂtout ailleurs : au régiÂment, à l’uÂsine et dans la ville, il est pris dans la masse comme une goutte d’eau dans la mer. La concenÂtraÂtion indusÂtrielle accuÂmule les mulÂtiÂtudes et le pouÂvoir niveÂleur de la techÂnique façonne l’élément de la masse indifÂféÂrenÂciée : l’individu, que rien ne disÂtingue de l’individu, ni une forme, ni une penÂsée, ni un pouÂvoir propres. La sociéÂté libéÂrale a reconÂnu aux indiÂviÂdus leur droit au vote, mais n’a pas reconÂnu leur droit à l’existence. Par le capiÂtaÂlisme elle a déposÂséÂdé la pluÂpart des hommes de la proÂpriéÂté de leurs outils, par la guerre elle les a déposÂséÂdés de leurs corps, par la presse et la proÂpaÂgande de leur esprit même. Qu’il porte le bleu de l’ouvrier ou le vesÂton râpé du retraiÂté, l’individu moderne est un être auquel rien n’appartient perÂsonÂnelÂleÂment, pas plus la terre que la vériÂté. Il n’y a plus d’hommes, mais ce poids inerte qui croule souÂdain : les masses des villes, les masses de la guerre, en attenÂdant les masses des maniÂfesÂtaÂtions totaÂliÂtaires. Force aveugle, la masse fonce dans l’histoire, — mais elle ne dévaÂleÂra jamais que plus bas.
Que la proÂléÂtaÂriÂsaÂtion des classes moyennes abouÂtisse au fasÂcisme, et celle de la classe ouvrière au comÂmuÂnisme, le même désesÂpoir engendre la même démence : l’impuissance indiÂviÂduelle mène au culte de la puisÂsance colÂlecÂtive. Quand l’individu se tourne vers lui-même, il ne trouve qu’incertitude, vide et débiÂliÂté ; mais quand il consiÂdère le monde qui le domine il voit triomÂpher la force. Tout le disÂsuade de cherÂcher l’autorité autant que le pouÂvoir en lui-même pour le tourÂner vers la puisÂsance colÂlecÂtive. TanÂdis que se dressent touÂjours plus haut des builÂdings, dans la fisÂsure de la rue passe l’individu, perÂdu dans la foule, mais suiÂvi par les contraintes de l’argent et de la loi comme par son ombre ; et sur lui s’effondrent guerres et révoÂluÂtions qu’il ne peut que suivre. Alors, écraÂsé, il comÂpense ses comÂplexes d’infériorité indiÂviÂduelle par ses comÂplexes de supéÂrioÂriÂté colÂlecÂtive : celle de sa nation, de son parÂti ou de sa classe. La révolte de l’individu aliÂmente ainÂsi les forces qui l’anéantissent.
C’est enfin, comme nous n’avons pas cesÂsé de le voir, le déveÂlopÂpeÂment de l’État qui a conduit à l’État totaÂliÂtaire ; il ne fait que conclure une évoÂluÂtion qui tenÂdait à subÂstiÂtuer parÂtout la loi à la nature et à l’initiative indiÂviÂduelle. Les démoÂcraÂties modernes ont préÂtenÂdu libéÂrer l’individu de l’arbitraire du Prince ; mais à leur insu une force irréÂsisÂtible les pousÂsait à étendre le champ de son actiÂviÂté. La nature est imparÂfaite, et bien plus encore l’homme ; tanÂdis que l’initiative indiÂviÂduelle, au prix des plus grands efforts, n’aboutit qu’à des résulÂtats fragÂmenÂtaires qui choquent l’esprit d’efficacité autant que la raiÂson, la loi, du preÂmier coup, obtient un résulÂtat uniÂverÂsel. […] Les médeÂcins exiÂgeÂront de l’État qu’il impose l’hygiène et les moraÂlistes la verÂtu ; avec chaque catéÂgoÂrie sociale chaque règne apporÂteÂra sa pierre à l’édifice, au hasard de ses préÂjuÂgés. […] La loi ne se contente plus de sancÂtionÂner quelques crimes, c’est la masse des indiÂviÂdus qu’elle contraint au bien dans leurs actes les plus quoÂtiÂdiens. La contrainte proÂliÂféÂrante de la loi détruit la démoÂcraÂtie de l’intérieur, apporÂtant le Bien aux hommes tout en atroÂphiant leur faculÂté à le faire. Et quelle perÂfecÂtion vauÂdrait de lui sacriÂfier la capaÂciÂté de pourÂsuivre ?
Les faciÂliÂtés de la loi font oublier que, quelle que soit son oriÂgine, elle est en contraÂdicÂtion avec la liberÂté : son prinÂcipe est l’obligation. Ce qu’elle défiÂnit, il est désorÂmais interÂdit à l’homme de l’inventer ; ce qu’elle ordonne, il lui est interÂdit de le choiÂsir. Peu à peu l’individu perd le sens de l’iÂniÂtiaÂtive et prend l’habitude d’atÂtendre l’imÂpulÂsion de la loi. S’il lui reste quelque esprit d’indépendance, il le dépense à criÂtiÂquer l’iÂnerÂtie des pouÂvoirs publics. Veut-il ouvrir une école, fonÂder un orchestre, il demanÂdeÂra la subÂvenÂtion et l’autorisation de l’État ; — d’ailleurs comÂment pourÂrait-il faire autreÂment ? S’il n’y avait pas d’État, il n’y aurait, semble-t-il, ni traÂvaux publics ni chaÂriÂté. L’action sur et par l’État résume en elle toutes les formes de l’action, la liberÂté de voter pour les parÂtis toutes les liberÂtés concrètes.
L’individu moderne perd le sens de l’être ; il ne s’intéresse plus au sujet, mais à l’objet. L’État lui paraît le moyen d’obtenir aux moindres frais ce résulÂtat objecÂtif. PourÂquoi alors ne pas étendre à tout cette méthode ? Si par aliéÂnaÂtion nous entenÂdons le fait d’être à la fois déposÂséÂdé et posÂséÂdé — d’abdiquer sa vie entre les mains d’un autre qui vous la vole pour l’en receÂvoir —, alors l’histoire actuelle n’est qu’un irréÂsisÂtible proÂcesÂsus d’aÂliéÂnaÂtion où l’individu moderne transÂfère sa penÂsée et son action à l’État. À la fin seuls existent les Sports, les Beaux-Arts, la ProÂpaÂgande ; l’être humain n’est plus qu’une surÂviÂvance encomÂbrante dans l’éÂnorme appaÂreil dont il fut le préÂtexte. L’État totaÂliÂtaire n’est pas autre chose qu’une concréÂtiÂsaÂtion de la démisÂsion totale de l’homme.
Le sens de la vie indiÂviÂduelle étant défiÂni par des condiÂtions extéÂrieures, et l’individu exisÂtant de moins en moins par lui-même, les tâches de l’État s’avèrent illiÂmiÂtées. Le Bien s’identifiant à l’utile et à la puisÂsance, l’intensité de la vie se confond avec celle de la bataille poliÂtique : l’État sucÂcède à l’homme. A l’origine du régime totaÂliÂtaire toutes les formes de la poliÂtiÂsaÂtion, et surÂtout le fait que les indiÂviÂdus ne s’interrogent même plus sur les proÂblèmes qu’elle pose. […]
Cette liberÂté qui n’est plus dans le geste quoÂtiÂdien ne vit plus dans l’esprit quoÂtiÂdien ; elle peut surÂvivre quelque temps dans le vocaÂbuÂlaire, elle n’est plus la puisÂsance affecÂtive qui comÂmande les mouÂveÂments des masses. DerÂrière la phraÂséoÂloÂgie libéÂrale se forme sponÂtaÂnéÂment une menÂtaÂliÂté colÂlecÂtive que l’on pourÂrait appeÂler pré-fasÂciste ou mieux pré-totaÂliÂtaire, qui détruit la liberÂté de l’intérieur pour n’en laisÂser que des concepts vides.
Cet état d’esprit, comme la réaÂliÂté qu’il traÂduit, n’est pas dans les articles des constiÂtuÂtions, mais dans la vie : dans la rue ou au compÂtoir ; il ne se maniÂfeste pas dans les gros livres, mais dans les lieux comÂmuns des converÂsaÂtions banales. Celui qui veut la saiÂsir l’atteindra dans la presse non-poliÂtique et dans le cinéÂma des pays sans proÂpaÂgande : dans GrinÂgoire pluÂtôt que dans Nietzsche et dans Ce Soir pluÂtôt que dans Karl Marx. TouÂjours le plus bas posÂsible, — encore mieux dans l’iÂmage que dans le texte. Cette menÂtaÂliÂté n’exprime pas telle tenÂdance, mais le monde actuel dans son ensemble. Ce n’est pas telle vague qui forme le rocher, mais l’usure de la mer ; ce n’est pas tel jourÂnal qui forme la menÂtaÂliÂté pré-totaÂliÂtaire, mais le jourÂnal — et plus tard ce ne sera pas telle proÂpaÂgande, mais la ProÂpaÂgande qui pourÂra l’exploiter. Cette menÂtaÂliÂté n’est pas celle de tel indiÂviÂdu, elle apparÂtient à une sociéÂté : l’homme intelÂliÂgent y sucÂcomÂbeÂra ausÂsi bien que l’imbécile, seuleÂment ce sera pour s’être jugé au-desÂsus d’elle, car ses construcÂtions sysÂtéÂmaÂtiques ne feront qu’organiser les lieux comÂmuns enraÂciÂnés dans son subÂconsÂcient. Et elle n’est pas le propre de tel parÂti ou de telle classe sociale ; menÂtaÂliÂté moyenne, elle se réaÂlise le plus parÂfaiÂteÂment dans les classes moyennes. CepenÂdant l’ouvrier de chez Renault et l’employé de banque, parce qu’ils vont voir les mêmes films, subiÂront l’empreinte des mêmes images. AinÂsi en plein triomphe du libéÂraÂlisme, déborÂdant larÂgeÂment les limites du fasÂcisme conscient, s’est constiÂtuée une mythoÂloÂgie pré-fasÂciste qui a été la base psyÂchoÂloÂgique du fasÂcisme dans les masses.
BerÂnard CharÂbonÂneau
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