Décroissance et soumission durable (par René Riesel & Jaime Semprun)

Le texte qui suit est tiré de l’ex­cellent livre Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable écrit par René Rie­sel et Jaime Sem­prun, et publié aux édi­tions de l’En­cy­clo­pé­die des nui­sances en 2008.


L’extinction finale vers laquelle nous entraîne la per­pé­tua­tion de la socié­té indus­trielle est deve­nue en très peu d’années notre ave­nir offi­ciel. Qu’elle soit consi­dé­rée sous l’angle de la pénu­rie éner­gé­tique, du dérè­gle­ment cli­ma­tique, de la démo­gra­phie, des mou­ve­ments de popu­la­tions, de l’empoisonnement ou de la sté­ri­li­sa­tion du milieu, de l’artificialisation des êtres vivants, sous tous ceux-là à la fois ou sous d’autres encore, car les rubriques du catas­tro­phisme ne manquent pas, la réa­li­té du désastre en cours, ou du moins des risques et des dan­gers que com­porte le cours des choses, n’est plus seule­ment admise du bout des lèvres, elle est désor­mais détaillée en per­ma­nence par les pro­pa­gandes éta­tiques et média­tiques. Quant à nous, qu’on a sou­vent taxés de com­plai­sance apo­ca­lyp­tique pour avoir pris ces phé­no­mènes au sérieux ou de « pas­séisme » pour avoir dit l’impossibilité de trier par­mi les réa­li­sa­tions et les pro­messes de la socié­té indus­trielle de masse, pré­ve­nons tout de suite que nous n’entendons rien ajou­ter ici aux épou­van­tables tableaux d’une crise éco­lo­gique totale que brossent sous les angles les plus variés tant d’experts infor­més, dans tant de rap­ports, d’articles, d’émissions, de films et d’ouvrages dont les don­nées chif­frées sont dili­gem­ment mises à jour par les agences gou­ver­ne­men­tales ou inter­na­tio­nales et les ONG com­pé­tentes. Ces élo­quentes mises en garde, quand elles en arrivent au cha­pitre des réponses à appor­ter devant des menaces aus­si pres­santes, s’adressent en géné­ral à « l’humanité » pour la conju­rer de « chan­ger radi­ca­le­ment ses aspi­ra­tions et son mode de vie » avant qu’il ne soit trop tard. On aura remar­qué que ces injonc­tions s’adressent en fait, si l’on veut bien tra­duire leur pathos mora­li­sant en un lan­gage un peu moins éthé­ré, aux diri­geants des États, aux ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, ou encore à un hypo­thé­tique « gou­ver­ne­ment mon­dial » qu’imposeraient les cir­cons­tances. Car la socié­té de masse (c’est-à-dire ceux qu’elle a inté­gra­le­ment for­més, quelles que soient leurs illu­sions là-des­sus) ne pose jamais les pro­blèmes qu’elle pré­tend « gérer » que dans les termes qui font de son main­tien une condi­tion sine qua non. On n’y peut donc, dans le cours de l’effondrement, qu’envisager de retar­der aus­si long­temps que pos­sible la dis­lo­ca­tion de l’agrégat de déses­poirs et de folies qu’elle est deve­nue ; et on n’imagine y par­ve­nir, quoi qu’on en dise, qu’en ren­for­çant toutes les coer­ci­tions et en asser­vis­sant plus pro­fon­dé­ment les indi­vi­dus à la col­lec­ti­vi­té. Tel est le sens véri­table de tous ces appels à une « huma­ni­té » abs­traite, vieux dégui­se­ment de l’idole sociale, même si ceux qui les lancent, forts de leur expé­rience dans l’Université, l’industrie ou l’expertise (c’est, comme on s’en féli­cite, la même chose), sont pour la plu­part mus par des ambi­tions moins éle­vées et rêvent seule­ment d’être nom­més à la tête d’institutions ad hoc ; tan­dis que des frac­tions signi­fi­ca­tives des popu­la­tions se découvrent toutes dis­po­sées à s’atteler béné­vo­le­ment aux basses œuvres de la dépol­lu­tion ou de la sécu­ri­sa­tion des per­sonnes et des biens.

Nous n’attendons rien d’une pré­ten­due « volon­té géné­rale » (que ceux qui l’invoquent sup­posent bonne, ou sus­cep­tible de le rede­ve­nir pour peu qu’on la mori­gène avec assez de sévé­ri­té pour cor­ri­ger ses cou­pables pen­chants), ni d’une « conscience col­lec­tive des inté­rêts uni­ver­sels de l’humanité » qui n’a à l’heure actuelle aucun moyen de se for­mer, sans par­ler de se mettre en pra­tique. Nous nous adres­sons donc à des indi­vi­dus d’ores et déjà réfrac­taires au col­lec­ti­visme crois­sant de la socié­té de masse, et qui n’excluraient pas par prin­cipe de s’associer pour lut­ter contre cette sur­so­cia­li­sa­tion. Beau­coup mieux selon nous que si nous en per­pé­tuions osten­si­ble­ment la rhé­to­rique ou la méca­nique concep­tuelle, nous pen­sons par là être fidèles à ce qu’il y eut de plus véri­dique dans la cri­tique sociale qui nous a pour notre part for­més, il y a déjà qua­rante ans. Car celle-ci, indé­pen­dam­ment de ses fai­blesses par trop évi­dentes avec le recul du temps ou, si l’on pré­fère, avec la dis­pa­ri­tion du mou­ve­ment dans lequel elle se pen­sait ins­crite, eut pour prin­ci­pale qua­li­té d’être le fait d’individus sans spé­cia­li­té ni auto­ri­té intel­lec­tuelle garan­tie par une idéo­lo­gie ou une com­pé­tence socia­le­ment recon­nue (une « exper­tise », comme on dit de nos jours) ; d’individus, donc, qui, ayant choi­si leur camp, ne s’exprimaient pas, par exemple, en tant que repré­sen­tants d’une classe vouée par pré­des­ti­na­tion à accom­plir sa révo­lu­tion, mais en tant qu’individus cher­chant les moyens de se rendre maîtres de leur vie, et n’attendant rien que de ce que d’autres, eux-mêmes « sans qua­li­tés », sau­raient à leur tour entre­prendre pour se réap­pro­prier la maî­trise de leurs condi­tions d’existence.

[…] Cepen­dant, à côté du mar­ché, cer­tains pro­posent d’autres fic­tions, plus théo­riques ou poli­tiques, pour « don­ner à rêver » sur l’écroulement d’un monde. Ces spé­cu­la­tions sur la catas­trophe sal­va­trice ont leur ver­sion douce chez les idéo­logues de la « décrois­sance » qui parlent de « péda­go­gie des catas­trophes ». Mais chez les plus valeu­reux des mar­xistes on veut croire aus­si que « l’autodestruction du capi­ta­lisme » lais­se­ra un « vide », fera table rase pour mettre enfin le cou­vert du ban­quet de la vie. On reste là dans le cadre de la déné­ga­tion, puisqu’on ne recon­naît le déla­bre­ment uni­fié du monde et de ses habi­tants que pour s’en débar­ras­ser immé­dia­te­ment par la grâce de « l’autodestruction », et se ber­cer de ce conte fan­tas­tique : une huma­ni­té sor­tant imma­cu­lée de sa plon­gée dans la moder­ni­té indus­trielle, plus que jamais prête à ravi­ver son amour inné de la liber­té, sans même – Wifi aidant ? – se prendre les pieds dans les fils de sa connectique.

Il existe néan­moins des théo­ri­sa­tions plus hard, authen­ti­que­ment extré­mistes dans leur concep­tion du salut par la catas­trophe, où celle-ci ne se voit pas seule­ment char­gée de pro­duire les « condi­tions objec­tives » de l’émancipation, mais aus­si ses « condi­tions sub­jec­tives » : le genre de maté­riel humain néces­saire à de tels scé­na­rios pour y per­son­ni­fier un sujet révo­lu­tion­naire. Le synop­sis des fic­tions en ques­tion peut être trou­vé chez le Vanei­gem de 1967 : « Quand une cana­li­sa­tion d’eau cre­va dans le labo­ra­toire de Pav­lov, aucun des chiens qui sur­vé­curent à l’inondation ne gar­da la moindre trace de son long condi­tion­ne­ment. Le raz de marée des grands bou­le­ver­se­ments sociaux aurait-il moins d’effets sur les hommes qu’une inon­da­tion sur des chiens ? » Seule dif­fé­rence, de taille il est vrai, les « miracles » alors attri­bués au « choc de la liber­té » le sont main­te­nant à celui d’un effon­dre­ment catas­tro­phique, c’est-à-dire plu­tôt à la dure néces­si­té. L’un attend ain­si des condi­tions de sur­vie maté­rielles se déla­brant encore qu’elles entraînent, dans les zones les plus dévas­tées, rava­gées, empoi­son­nées, un dénue­ment si abso­lu et de telles épreuves qu’aura lieu alors, de façon d’abord chao­tique et épi­so­dique, puis uni­ver­sel­le­ment avec la mul­ti­pli­ca­tion de ces enclaves où l’insurrection devien­dra une néces­si­té vitale, une « véri­table cathar­sis », grâce à laquelle l’humanité se régé­né­re­ra et accé­de­ra à une nou­velle conscience, qui sera à la fois sociale, éco­lo­gique, vivante et uni­taire. (Ceci n’est pas une satire, mais un résu­mé fidèle du cha­pitre final du der­nier livre de Michel Bou­nan, La Folle His­toire du monde, 2006.) D’autres, qui se déclarent plus por­tés à l’organisation et à « l’expérimentation de masse », voient dès main­te­nant dans la décom­po­si­tion de toutes les formes sociales une « aubaine » : de même que pour Lénine l’usine for­mait l’armée des pro­lé­taires, pour ces stra­tèges qui misent sur la recons­ti­tu­tion des soli­da­ri­tés incon­di­tion­nelles de type cla­nique, le chaos « impé­rial » moderne forme les bandes, cel­lules de base de leur par­ti ima­gi­naire, qui s’agrégeront en « com­munes » pour aller vers l’insurrection (L’Insurrection qui vient, 2007). Ces son­ge­ries catas­tro­philes s’accordent à se décla­rer enchan­tées de la dis­pa­ri­tion de toutes les formes de dis­cus­sion et de déci­sion col­lec­tives par les­quelles l’ancien mou­ve­ment révo­lu­tion­naire avait ten­té de s’auto-organiser : l’un daube sur les conseils de tra­vailleurs, les autres sur les assem­blées générales.

Pour avoir une vue plus exacte de ce qu’il est pos­sible d’attendre d’un effon­dre­ment des condi­tions de sur­vie maté­rielles, comme du retour à des formes de soli­da­ri­té cla­nique, il paraît pré­fé­rable de regar­der vers le jar­din d’essai moyen-orien­tal, cette façon d’éclosoir infer­nal où cha­cun dépose tour à tour ses embryons mons­trueux sur fond de désastre éco­lo­gique et humain outrepassé.

On peut faci­le­ment, à la façon d’une cer­taine socio­lo­gie semi-cri­tique, rap­por­ter les diverses moda­li­tés du catas­tro­phisme à des milieux sociaux hié­rar­chi­que­ment dis­tincts, et poin­ter com­ment cha­cun d’eux déve­loppe la fausse conscience qui lui cor­res­pond, en idéa­li­sant en guise de « solu­tion » l’activité ges­tion­naire, pro­fes­sion­nelle ou béné­vole qui est déjà la sienne dans l’administration du désastre. Cepen­dant une telle pers­pi­ca­ci­té à courte vue laisse de côté le plus remar­quable : le fait qu’il n’est presque per­sonne pour refu­ser de sous­crire à la véri­table pros­crip­tion de la liber­té que pro­noncent una­ni­me­ment les divers scé­na­rios catas­tro­phistes, quelles que soient par ailleurs leurs variantes ou contra­dic­tions. Car même là où on n’est pas direc­te­ment inté­res­sé à la pro­mo­tion de l’embrigadement, et où l’on parle d’émancipation, c’est pour pos­tu­ler que cette éman­ci­pa­tion sera impo­sée comme une néces­si­té, non pas vou­lue pour elle-même et recher­chée consciemment.

Telle est en effet la rigueur de l’incarcération indus­trielle, l’ampleur du déla­bre­ment uni­fié des men­ta­li­tés à quoi elle est par­ve­nue, que ceux qui ont encore le res­sort de ne pas vou­loir se sen­tir entiè­re­ment empor­tés par le cou­rant et disent son­ger à y résis­ter échappent rare­ment, quelque condam­na­tion qu’ils pro­fèrent contre le pro­grès ou la tech­nos­cience, au besoin de jus­ti­fier leurs dénon­cia­tions, ou même leur espoir d’une catas­trophe sal­va­trice, à l’aide des don­nées four­nies par l’expertise bureau­cra­tique et des repré­sen­ta­tions déter­mi­nistes qu’elles per­mettent d’étayer. Tout cela pour rha­biller les lois de l’Histoire celles qui fai­saient iné­luc­ta­ble­ment che­mi­ner du règne de la néces­si­té à celui de la liber­té en démons­tra­tion scien­ti­fique ; selon laquelle, par exemple, la loi de Car­not vien­dra à bout de la socié­té « ther­mo-indus­trielle », l’épuisement des res­sources éner­gé­tiques fos­siles la contrai­gnant ou au moins ses déci­deurs à la décrois­sance convi­viale et à la joie de vivre.

Notre époque, par ailleurs si atten­tive aux res­sources qu’elle se connaît, et à l’hypothèse de leur taris­se­ment, n’envisage jamais d’avoir recours à celles, pro­pre­ment inépui­sables, aux­quelles la liber­té pour­rait don­ner accès ; à com­men­cer par la liber­té se pen­ser contre les repré­sen­ta­tions domi­nantes. On nous oppo­se­ra pla­te­ment que per­sonne n’échappe aux condi­tions pré­sentes, que nous ne sommes pas dif­fé­rents, etc. Et certes, qui pour­rait se tar­guer de faire autre­ment que de s’adapter aux nou­velles condi­tions, de « faire avec » des réa­li­tés maté­rielles aus­si écra­santes, même s’il ne pousse pas l’inconscience jusqu’à s’en satis­faire à quelques réserves près ? Per­sonne n’est en revanche obli­gé de s’adapter intel­lec­tuel­le­ment, c’est-à-dire d’accepter de « pen­ser » avec les caté­go­ries et dans les termes qu’a impo­sés la vie administrée.

Au début de ses Consi­dé­ra­tions sur l’histoire uni­ver­selle, Burck­hardt notait que la connais­sance de l’avenir, si elle était pos­sible (ce que, selon lui, elle n’était pas), entraî­ne­rait « une confu­sion de toute volon­té et de toute ambi­tion, car celles-ci ne se déve­loppent com­plè­te­ment que si elles agissent “à l’aveuglette”, c’est-à-dire en sui­vant leur propre impul­sion ». Notre époque, quant à elle, croit pou­voir lire son ave­nir dans les modé­li­sa­tions de ses ordi­na­teurs, sur les écrans des­quels le cal­cul des pro­ba­bi­li­tés, à moins que ce ne soient les lois de la ther­mo­dy­na­mique, trace son Mané, Thé­cel, Pha­rès. Mais sans doute faut-il voir là, à l’inverse de l’intuition de Burck­hardt, l’effet plu­tôt que la cause de l’engourdissement de l’énergie his­to­rique, de la perte du goût de la liber­té et de l’intervention auto­nome ; ou du moins consi­dé­rer que c’est là où l’humanité a per­du un cer­tain res­sort vital, l’impulsion d’agir direc­te­ment sur son sort, sans cer­ti­tudes ni garan­ties, qu’elle se laisse fas­ci­ner et acca­bler par les pro­jec­tions du catas­tro­phisme officiel.

Pour paro­dier une fois encore un fameux inci­pit, on pour­rait dire que toute la vie de la socié­té indus­trielle deve­nue mon­diale s’annonce désor­mais comme une immense accu­mu­la­tion de catas­trophes. Le suc­cès de la pro­pa­gande pour les mesures auto­ri­taires inévi­tables (« Demain il sera trop tard », etc.) repose sur le fait que les experts catas­tro­phistes se posent en simples inter­prètes de forces qu’on peut pré­dire. Mais la tech­nique de la pré­dic­tion infaillible n’est pas la seule reprise de l’ancien pro­phé­tisme révo­lu­tion­naire. Cette connais­sance scien­ti­fique de l’avenir sert en effet à intro­duire la vieille image rhé­to­rique de la croi­sée des che­mins, où « l’hu­ma­ni­té » se trou­ve­rait face à l’alternative ain­si posée, sur le modèle « socia­lisme ou bar­ba­rie » : sau­ve­tage de la civi­li­sa­tion indus­trielle ou effon­dre­ment dans un chaos bar­bare. (« L’écologisme récu­père tout cela, et y ajoute son ambi­tion tech­no­bu­reau­cra­tique de don­ner la mesure de toute chose, de réta­blir l’ordre à sa façon, en se trans­for­mant, en tant que science de l’économie géné­ra­li­sée, en une nou­velle pen­sée de la domi­na­tion. “Nous ou le chaos”, disent les éco­lo­crates et experts recy­clés, pro­mo­teurs d’un contrôle tota­li­taire exer­cé par leurs soins, pour prendre de vitesse la catas­trophe en marche. Ce sera donc eux et le chaos. » (Ency­clo­pé­die des Nui­sances, n° 15, avril 1992.))

L’artifice de la pro­pa­gande consiste à affir­mer à la fois que l’avenir est l’objet d’un choix conscient, que l’humanité pour­rait faire col­lec­ti­ve­ment, comme un seul homme, en toute connais­sance de cause une fois ins­truite par les experts, et qu’il est régi par un impla­cable déter­mi­nisme qui ramène ce choix à celui de vivre ou de périr ; c’est-à-dire de vivre selon les direc­tives des orga­ni­sa­teurs du sau­ve­tage de la pla­nète, ou de périr parce qu’on sera res­té sourd à leurs mises en garde. Un tel choix se ramène donc à une contrainte qui règle le vieux pro­blème de savoir si les hommes aiment la ser­vi­tude, puisque désor­mais ils seraient contraints de l’aimer. Comme le constate le désar­mant Latouche, avec une sim­pli­ci­té qui n’est peut-être pas volon­taire : « Au fond, qui s’élève contre la sau­ve­garde de la pla­nète, la pré­ser­va­tion de l’environnement, la conser­va­tion de la faune et de la flore ? Qui pré­co­nise le dérè­gle­ment cli­ma­tique et la des­truc­tion de la couche d’ozone ? » (Le Pari de la décrois­sance, 2006.) Selon Arendt, le pro­blème de la domi­na­tion totale était « de fabri­quer quelque chose qui n’existe pas : à savoir une sorte d’espèce humaine qui res­semble aux autres espèces ani­males et dont la seule “liber­té” consis­te­rait à “conser­ver l’espèce” » (Le Tota­li­ta­risme). Sur la terre rava­gée, deve­nue effec­ti­ve­ment, par l’artificialité tech­nique de la sur­vie qui y res­te­ra pos­sible, com­pa­rable à un « vais­seau spa­tial », ce pro­gramme ces­se­rait d’être une chi­mère de la domi­na­tion pour deve­nir une reven­di­ca­tion des domi­nés. (Pages 40–46)

Ici, c’est par­mi les concep­teurs et les agents des pro­grammes de déve­lop­pe­ment mis en place depuis l’après-guerre qu’est appa­rue une mino­ri­té de dis­si­dents mai­son – cer­tains se feront même « objec­teurs de crois­sance » – qui com­men­ce­ront à « lan­cer l’alarme » sans ces­ser de gar­der un pied, ou de pla­cer leurs amis, dans les ins­ti­tu­tions, leurs col­loques, sémi­naires et think tanks. S’y sont prag­ma­ti­que­ment agré­gés les par­ti­sans d’une cri­tique éco­lo­gique expur­gée de toute consi­dé­ra­tion liée à la cri­tique sociale. […] 

Si l’on s’en tenait à la for­mule de Nou­gé (« L’intelligence doit avoir un mor­dant. Elle attaque un pro­blème »), on serait ten­té de n’accorder qu’une intel­li­gence fort médiocre à Latouche, prin­ci­pal pen­seur de la « décrois­sance », cette idéo­lo­gie qui se donne pour une cri­tique radi­cale du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et de ses sous-pro­duits « durables ». Il fait montre en effet d’un talent bien pro­fes­so­ral, confi­nant par­fois au génie, pour affa­dir tout ce qu’il touche et faire de n’importe quelle véri­té cri­tique, en la tra­dui­sant en nov­langue décrois­sante, une pla­ti­tude insi­pide et bien-pen­sante. Il ne fau­drait pas cepen­dant lui attri­buer tout le mérite d’une fadeur dou­ce­reu­se­ment édi­fiante qui est sur­tout le résul­tat d’une sorte de poli­tique : celle par laquelle la gauche de l’expertise cherche à mobi­li­ser des troupes en ras­sem­blant tous ceux qui veulent croire qu’on pour­rait « sor­tir du déve­lop­pe­ment » (c’est-à-dire du capi­ta­lisme) tout en y res­tant. Ce n’est donc pas en tant qu’œuvre per­son­nelle que nous éva­lue­rons les écrits de Latouche (à cet égard, le génie de la langue est plus cruel que n’importe quel juge­ment : sa prose lui rend jus­tice). Qu’une telle eau tiède, sur laquelle sur­nagent tous les cli­chés du citoyen­nisme éco­com­pa­tible, puisse pas­ser pour por­teuse d’une quel­conque sub­ver­sion fût-elle « cog­ni­tive » , voi­là qui donne seule­ment la mesure du confor­misme ambiant. En revanche, pour ce qui nous inté­resse ici, Latouche est par­fait : il sait magis­tra­le­ment flat­ter la bonne conscience et entre­te­nir les illu­sions du petit per­son­nel qui s’affaire déjà à « tis­ser du lien social », et qui se voit accé­dant bien­tôt à l’encadrement dans l’administration du désastre. C’est ce qu’il appelle lui-même, en tête de son der­nier bré­viaire (Petit Trai­té de la décrois­sance sereine, 2007), four­nir « un outil de tra­vail utile pour tout res­pon­sable asso­cia­tif ou poli­tique enga­gé, en par­ti­cu­lier dans le local ou le régional ».

Le pro­gramme de la décrois­sance, tel que Latouche le pro­pose donc au citoyen­nisme décom­po­sé comme à l’écologisme en quête de recom­po­si­tion, n’est pas sans évo­quer celui tra­cé en 1995 par l’Américain Rif­kin, dans son livre La Fin du tra­vail. Il s’agissait déjà « d’annoncer la tran­si­tion vers une socié­té post-mar­chande et post-sala­riale » par le déve­lop­pe­ment de ce que Rif­kin nomme le « tiers sec­teur » (c’est-à-dire en gros ce qu’on appelle en France « mou­ve­ment asso­cia­tif » ou « éco­no­mie sociale »), et pour ce faire de lan­cer un « mou­ve­ment social de masse », « sus­cep­tible d’exercer une forte pres­sion à la fois sur le sec­teur pri­vé et sur les pou­voirs publics », « pour obte­nir le trans­fert d’une par­tie des énormes béné­fices de la nou­velle éco­no­mie de l’information dans la créa­tion de capi­tal social et la recons­truc­tion de la socié­té civile ». Mais chez les décrois­sants, on compte plu­tôt sur les dures néces­si­tés de la crise éco­lo­gique et éner­gé­tique, dont on se pro­pose de faire autant de ver­tus, pour exer­cer « une forte pres­sion » sur les indus­triels et les États. En atten­dant, les mili­tants de la décrois­sance doivent prê­cher par l’exemple, se mon­trer péda­go­gi­que­ment éco­nomes, en avant-garde du ration­ne­ment bap­ti­sé « sim­pli­ci­té volontaire ».

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Pré­ci­sé­ment parce que les décrois­sants se pré­sentent comme por­teurs de la volon­té la plus déter­mi­née de « sor­tir du déve­lop­pe­ment », c’est chez eux que se mesurent le mieux à la fois la pro­fon­deur du regret d’avoir à le faire (ren­ver­sé en auto­fla­gel­la­tion et en com­man­de­ments ver­tueux) et l’enfermement durable dans les caté­go­ries de l’argumentation « scien­ti­fique ». Le fatum ther­mo­dy­na­mique sou­lage heu­reu­se­ment du choix de l’itinéraire à emprun­ter : c’est la « loi d’entropie » qui impose comme seule « alter­na­tive » la voie de la décrois­sance. Avec cet œuf de Colomb, pon­du par leur « grand éco­no­miste » Geor­ges­cu-Roe­gen, les décrois­sants sont sûrs de tenir l’argument impa­rable qui ne peut que convaincre indus­triels et déci­deurs de bonne foi. À défaut de quoi, les consé­quences, pré­vi­sibles et cal­cu­lables, sau­ront les contraindre à faire les choix qui s’imposent (comme dit Cochet, dont Latouche aime à citer le livre Pétrole apo­ca­lypse : « À cent dol­lars le baril de pétrole, on change de civilisation ».).

Qua­li­fier la socié­té de ther­mo-indus­trielle per­met aus­si de négli­ger tout ce qui d’ores et déjà s’y pro­duit en matière de coer­ci­tions et d’embrigadement, sans contri­buer, ou si peu, à l’épuisement des res­sources éner­gé­tiques. On passe d’autant plus volon­tiers là-des­sus qu’on y trempe soi-même, à l’Éducation natio­nale ou ailleurs. Attri­buer tous nos maux au carac­tère « ther­mo-indus­triel » de cette socié­té est donc assez confor­table, en même temps qu’assez sim­pliste pour com­bler les appé­tits cri­tiques des niais et des cré­tins arri­vistes, déchets ultimes de l’écologisme et du « mou­ve­ment asso­cia­tif », qui font la base de la décrois­sance. C’est le sou­ci de ne pas brus­quer cette base avec des véri­tés trop rudes, de lui faire miroi­ter une tran­si­tion en dou­ceur vers « l’ivresse joyeuse de l’austérité par­ta­gée » et le « para­dis de la décrois­sance convi­viale » qui amène Latouche, lequel n’est tout de même pas si bête, à de telles pau­vre­tés volon­taires, pru­dences de tour­née élec­to­rale ou d’encyclique pon­ti­fi­cale : « Il est de plus en plus pro­bable qu’au-delà d’un cer­tain seuil, la crois­sance du PNB se tra­duise par une dimi­nu­tion du bien-être » ; ou encore, après s’être aven­tu­ré jusqu’à impu­ter au « sys­tème mar­chand » la déso­la­tion du monde : « Tout cela confirme les doutes que nous avions émis sur l’écocompatibilité du capi­ta­lisme et d’une socié­té de décrois­sance ». (Le Pari de la décrois­sance, 2006.)

Ce que la décroissance n'ose soutenir...

Car, même si la plu­part des décrois­sants ont jugé pré­ma­tu­ré ou mal­adroit de créer for­mel­le­ment un « Par­ti de la décrois­sance », et pré­fé­rable de « peser dans le débat », il y a bien là une sorte de par­ti qui ne dit pas son nom, avec sa hié­rar­chie infor­melle, ses mili­tants de base, ses intel­lec­tuels et experts, ses diri­geants et fins poli­tiques. Tout cela baigne dans les ver­tueuses conven­tions d’un citoyen­nisme qu’on se garde de cho­quer par quelque outrance cri­tique : il faut sur­tout ne frois­ser per­sonne au Monde diplo­ma­tique, ména­ger la gauche, le par­le­men­ta­risme (« Le rejet radi­cal de la « démo­cra­tie » repré­sen­ta­tive a quelque chose d’excessif », ibid.), et plus géné­ra­le­ment le pro­gres­sisme en se gar­dant de jamais paraître pas­séiste, tech­no­phobe, réac­tion­naire. La « tran­si­tion » vers la « sor­tie du déve­lop­pe­ment » doit donc res­ter assez vague pour ne pas inter­dire les com­bi­nai­sons et les arran­ge­ments de ce que l’on dénonce rituel­le­ment sous le nom de « poli­tique poli­ti­cienne » : « Les com­pro­mis pos­sibles sur les moyens de la tran­si­tion ne doivent pas faire perdre de vue les objec­tifs sur les­quels on ne peut tran­si­ger ». (Petit trai­té de la décrois­sance sereine, 2007.) Ces objec­tifs sont psal­mo­diés par Latouche dans un style digne de l’école des cadres du Par­ti : « Rap­pe­lons ces huit objec­tifs inter­dé­pen­dants sus­cep­tibles d’enclencher un cercle ver­tueux de décrois­sance sereine, convi­viale et sou­te­nable : rééva­luer, recon­cep­tua­li­ser, restruc­tu­rer, redis­tri­buer, relo­ca­li­ser, réduire, réuti­li­ser, recy­cler ». (Ibid.) Quant à réuti­li­ser et recy­cler, Latouche donne sans attendre l’exemple en rabâ­chant et res­sas­sant d’un livre à l’autre les mêmes vœux pieux, sta­tis­tiques, indices, réfé­rences, exemples et cita­tions. Tour­nant en rond dans son « cercle ver­tueux », il cherche cepen­dant à inno­ver et a ain­si enri­chi son cata­logue de deux « R » (recon­cep­tua­li­ser et relo­ca­li­ser) depuis l’époque où le fier pro­jet de « défaire le déve­lop­pe­ment, refaire le monde » s’élaborait sous l’égide de l’Unesco (cf. Sur­vivre au déve­lop­pe­ment, 2004). On com­prend dès lors assez mal l’absence d’un neu­vième com­man­de­ment, (se) réap­pro­prier, désor­mais récu­ré de tout relent révo­lu­tion­naire (l’antique « Expro­prions les expro­pria­teurs ! ») ; ain­si décon­ta­mi­né, il va pour­tant comme un gant fait main à l’expéditive entre­prise de récu­pé­ra­tion à laquelle se livrent les décrois­sants pour se bri­co­ler, vite fait, une gale­rie d’ancêtres pré­sen­tables (où figure main­te­nant « une tra­di­tion anar­chiste au sein du mar­xisme, réac­tua­li­sée par l’École de Franc­fort, le conseillisme et le situa­tion­nisme », Petit trai­té…).

Selon Latouche, le « pari de la décrois­sance (…) consiste à pen­ser que l’attrait de l’utopie convi­viale com­bi­né au poids des contraintes au chan­ge­ment est sus­cep­tible de favo­ri­ser une « déco­lo­ni­sa­tion de l’imaginaire » et de sus­ci­ter suf­fi­sam­ment de « com­por­te­ments ver­tueux en faveur d’une solu­tion rai­son­nable : la démo­cra­tie éco­lo­gique » (Le Pari de la décrois­sance). Si, en fait de « contraintes au chan­ge­ment », on voit bien à quoi peuvent ser­vir les décrois­sants à relayer par leurs appels à l’autodiscipline la pro­pa­gande pour le ration­ne­ment, afin que, par exemple, l’agriculture indus­trielle ne manque pas d’eau pour l’irrigation , on dis­cerne en revanche assez mal quel attrait pour­rait exer­cer une « uto­pie » dont le « pro­gramme qua­si élec­to­ral » fait une place au bon­heur et au plai­sir en pro­po­sant d’im­pul­ser « la « pro­duc­tion » de biens rela­tion­nels ». Certes on se méfie­rait de trop lyriques envo­lées sur les len­de­mains qui décroissent. On n’y est guère expo­sé lorsque ces beso­gneux, coif­fés de leur bon­net de nuit, exposent avec un entrain d’animateur socio­cul­tu­rel leurs pro­messes de « joie de vivre » et de séré­ni­té convi­viale. […] Le bon­heur semble une idée si neuve pour ces gens, l’idée qu’ils s’en font paraît tel­le­ment conforme aux joies pro­mises par un fes­tin macro­bio­tique, qu’on ne peut que sup­po­ser qu’ils se font eux-mêmes mou­rir d’ennui ou que quelque cas­seur de pub leur en a fait la remarque. Ils s’emploient désor­mais, notam­ment dans leur revue « théo­rique » Entro­pia, à mon­trer qu’ils raf­folent de l’art et de la poé­sie. On voit déjà l’affichette et les flyers (« Dimanche après-midi à la Mai­son des asso­cia­tions de Mou­lins-sur-Allier, de 15 h 30 à 17 heures, le club des poètes locaux et l’association des sculp­teurs bre­tons se livre­ront à une amu­sante per­for­mance, sui­vie d’un goû­ter bio »).

L’idéologie de la décrois­sance est née dans le milieu des experts, par­mi ceux qui, au nom du réa­lisme, vou­laient inclure dans une comp­ta­bi­li­té « bioé­co­no­mique » ces « coûts réels pour la socié­té » qu’entraîne la des­truc­tion de la nature. Elle conserve de cette ori­gine la marque inef­fa­çable : en dépit de tous les ver­biages conve­nus sur le « réen­chan­te­ment du monde », l’ambition reste, à la façon de n’importe quel tech­no­crate à la Les­ter Brown, « d’internaliser les coûts pour par­ve­nir à une meilleure ges­tion de la bio­sphère ». Le ration­ne­ment volon­taire est prô­né à la base, pour l’exemplarité, mais on en appelle au som­met à des mesures éta­tiques : redé­ploie­ment de la fis­ca­li­té (« taxes envi­ron­ne­men­tales »), des sub­ven­tions, des normes. Si l’on se risque par­fois à faire pro­fes­sion d’anticapitalisme dans la plus par­faite inco­hé­rence avec des pro­po­si­tions comme celle d’un « reve­nu mini­mum garan­ti », par exemple on ne s’aventure jamais à se décla­rer anti-éta­tiste. La vague teinte liber­taire n’est là que pour ména­ger une par­tie du public, don­ner une touche de gau­chisme très consen­suel et « anti­to­ta­li­taire ». Ain­si l’alternative irréelle entre « éco­fas­cisme » et « éco-démo­cra­tie » sert sur­tout à ne rien dire de la réor­ga­ni­sa­tion bureau­cra­tique en cours, à laquelle on par­ti­cipe serei­ne­ment en mili­tant déjà pour l’embrigadement consen­ti, la sur­so­cia­li­sa­tion, la mise aux normes, la paci­fi­ca­tion des conflits. Car la peur qu’exprime ce rêve pué­ril d’une « tran­si­tion » sans com­bat est, bien plus que celle de la catas­trophe dont on agite la menace pour ame­ner les déci­deurs à rési­pis­cence, celle des désordres où liber­té et véri­té pour­raient prendre corps, ces­ser d’être des ques­tions aca­dé­miques. Et c’est donc très logi­que­ment que cette décrois­sance de la conscience finit par trou­ver son bon­heur dans le monde vir­tuel, où l’on peut sans se sen­tir cou­pable voya­ger « avec un impact très limi­té sur l’environnement » (Entro­pia, n° 3, automne 2007) ; à condi­tion tou­te­fois d’oublier qu’en 2007, selon une étude récente, « le sec­teur des tech­no­lo­gies de l’information, au niveau mon­dial, a autant contri­bué au chan­ge­ment cli­ma­tique que le trans­port aérien » (Le Monde, 13–14 avril 2008).

Aus­si éloi­gné de toute outrance Latouche sache-t-il se mon­trer dans l’accomplissement de son « devoir d’iconoclastie », la décrois­sance n’en a pas moins ses révi­sion­nistes, qui l’invitent à oser paraître ce qu’elle est et à remi­ser une fois pour toutes un accou­tre­ment sub­ver­sif qui lui va si mal : « Une pre­mière pro­po­si­tion pour conso­li­der l’idée d’une décrois­sance paci­fique serait un renon­ce­ment clair et sans équi­voque à l’objectif révo­lu­tion­naire. Cas­ser, détruire ou ren­ver­ser le monde indus­triel me semble non seule­ment une lubie dan­ge­reuse, mais un appel caché à la vio­lence, tout comme l’était la volon­té de sup­pri­mer les classes sociales dans la théo­rie mar­xiste ». (Alexandre Gen­ko, « La décrois­sance, une uto­pie sans dan­ger ? », Entro­pia n° 4, prin­temps 2008.) Même un Bes­set, pour­tant porte-plume de Hulot et défen­seur du « Gre­nelle de l’environnement » comme « pre­mier pas dans une démarche de tran­si­tion vers la muta­tion éco­lo­gique, sociale et cultu­relle de la socié­té », a du mal après cela à sur­en­ché­rir de modé­ra­tion : « Face à l’ampleur et à la com­plexi­té de la tâche, ce ne sont cer­tai­ne­ment pas les pro­jec­tions ver­beuses ou les caté­chismes doc­tri­naires qui s’avéreront d’un grand secours. (…) On a beau habiller la décrois­sance d’adjectifs sym­pa­thiques convi­viale, équi­table, heu­reuse , l’affaire ne se pré­sente pas avec le sou­rire (…) les tran­si­tions vont être redou­tables, les arra­che­ments dou­lou­reux ». (Ibid.) Ces vertes remon­trances disent à leur façon assez bien en quoi les recom­man­da­tions décrois­santes ne consti­tuent d’aucune façon un pro­gramme dont il y aurait lieu de dis­cu­ter le conte­nu, et quelle est la par­ti­tion impo­sée sur laquelle elles essaient de jouer leur petite musique (decres­cen­do can­ta­bile), en guise d’accompagnement de fin de vie pour une époque de la socié­té indus­trielle : un « nou­vel art de consom­mer » dans les ruines de l’abondance marchande.

L’image que se fai­sait de lui-même ce que l’on appe­lait naguère le « monde libre » n’avait en fait guère varié depuis Yal­ta : ce confor­misme démo­cra­tique, bar­dé de ses cer­ti­tudes, de ses mar­chan­dises et de ses tech­no­lo­gies dési­rables, avait certes été briè­ve­ment ébran­lé par des troubles révo­lu­tion­naires autour de 1968, mais la « chute du mur » avait sem­blé lui assu­rer une sorte d’éternité (on avait expé­di­ti­ve­ment par­lé de « fin de l’histoire »), et l’on croyait pou­voir se féli­ci­ter de ce que les cou­sins pauvres veuillent accé­der à leur tour et au plus vite à sem­blables délices. Il a cepen­dant fal­lu par la suite com­men­cer à s’inquiéter du nombre des cou­sins, sur­tout des plus loin­tains, et à se deman­der s’ils fai­saient vrai­ment par­tie de la famille, quand ils se sont mis à accroître incon­si­dé­ré­ment leur « empreinte car­bone ». Ce dont tout le monde s’alarme désor­mais, ce n’est plus seule­ment du scé­na­rio clas­sique de sur­po­pu­la­tion, où, en dépit des gains de pro­duc­ti­vi­té, les res­sources ali­men­taires s’avéreraient insuf­fi­santes à pour­voir aux besoins des sur­nu­mé­raires, mais d’une confi­gu­ra­tion inédite dans laquelle, à popu­la­tion constante, la menace pro­vient d’un trop-plein de modernes vivant de façon moderne : « Si les Chi­nois ou les Indiens doivent vivre comme nous… » Face à ce « réel catas­tro­phique », les pana­cées tech­no­lo­giques que l’on fait encore miroi­ter (fusion nucléaire, trans­gé­nèse humaine, colo­ni­sa­tion des océans, exode spa­tial vers d’autres pla­nètes) n’ont guère l’allure d’utopies radieuses, sauf pour quelques illu­mi­nés, mais plu­tôt de pal­lia­tifs qui vien­draient de toute façon beau­coup trop tard. Il reste donc à prê­cher « âpres renon­ce­ments » et « arra­che­ments dou­lou­reux » à des popu­la­tions qui vont devoir « des­cendre de plu­sieurs degrés dans l’échelle de l’alimentation, des dépla­ce­ments, des pro­duc­tions, des modes de vie » (Bes­set) ; et, vis-à-vis des nou­velles puis­sances indus­trielles, à reve­nir au pro­tec­tion­nisme au nom de la lutte contre le « dum­ping éco­lo­gique », en atten­dant qu’émerge là aus­si une relève plus consciente des « coûts envi­ron­ne­men­taux » et des mesures à prendre (réorien­ta­tion qu’incarne en Chine le désor­mais ministre Pan Yue).

Les « contraintes du pré­sent » que se plaît à seri­ner le réa­lisme des experts sont exclu­si­ve­ment celles qu’imposent le main­tien et la géné­ra­li­sa­tion pla­né­taire d’un mode de vie indus­triel condam­né. Qu’elles ne s’exercent qu’à l’intérieur d’un sys­tème des besoins dont le déman­tè­le­ment per­met­trait de retrou­ver, sous les com­pli­ca­tions démentes de la socié­té admi­nis­trée et de son appa­reillage tech­no­lo­gique, les pro­blèmes vitaux que la liber­té peut seule poser et résoudre, et que ces retrou­vailles avec des contraintes maté­rielles affron­tées sans inter­mé­diaires puissent être, en elles-mêmes, tout de suite, une éman­ci­pa­tion, voi­là des idées que per­sonne ne se risque à défendre fran­che­ment et net­te­ment, par­mi tous ceux qui nous entre­tiennent des immenses périls créés par notre entrée dans l’anthropocène. Quand quelqu’un se hasarde à évo­quer timi­de­ment quelque chose dans ce sens, que peut-être ce ne serait pas un renon­ce­ment bien dou­lou­reux que de se pri­ver des com­mo­di­tés de la vie indus­trielle, mais au contraire un immense sou­la­ge­ment et une sen­sa­tion de revivre enfin, il s’empresse en géné­ral de faire machine arrière, conscient qu’il sera taxé de ter­ro­risme anti-démo­cra­tique, voire de tota­li­ta­risme ou d’écofascisme, s’il mène ses rai­son­ne­ments à leur terme ; de là cette pro­fu­sion d’ouvrages où quelques remarques per­ti­nentes sont noyées dans un océan de consi­dé­ra­tions léni­fiantes. Il n’y a presque plus per­sonne pour conce­voir la défense de ses idées, non comme une banale stra­té­gie de conquête de l’opinion sur le modèle du lob­bying, mais comme un enga­ge­ment dans un conflit his­to­rique où l’on se bat sans cher­cher d’autre appui qu’un « pacte offen­sif et défen­sif avec la véri­té », selon le mot d’un intel­lec­tuel hon­grois en 1956. Ain­si on ne peut qu’être atter­ré par l’unification des points de vue, l’absence de toute pen­sée indé­pen­dante et de toute voix réel­le­ment dis­cor­dante. Si l’on consi­dère l’histoire moderne, ne serait-ce que celle du siècle der­nier, on est pris de ver­tige à consta­ter d’une part la varié­té et l’audace de tant de posi­tions, d’hypothèses et d’avis contra­dic­toires, quels qu’ils aient été, et d’autre part ce à quoi tout cela est main­te­nant réduit. Au lavage de cer­veau auquel se sont livrés sur eux-mêmes tant de pro­ta­go­nistes tou­jours vivants répondent au mieux des tra­vaux his­to­riques par­fois judi­cieux, mais qui semblent rele­ver plu­tôt de la paléon­to­lo­gie ou des sciences natu­relles, tant ceux qui les mènent paraissent loin d’imaginer que les élé­ments qu’ils mettent au jour pour­raient avoir quelque usage cri­tique aujourd’hui.

Le goût de la confor­mi­té ver­tueuse, la haine et la peur panique de l’histoire, sinon comme cari­ca­ture uni­voque et flé­chée, ont atteint un point tel qu’à côté de ce qu’est aujourd’hui un citoyen­niste, avec ses indi­gna­tions cali­brées et label­li­sées, son hypo­cri­sie de curé, sa lâche­té devant tout conflit direct, n’importe quel intel­lec­tuel de gauche des années cin­quante ou soixante pas­se­rait presque pour un farouche liber­taire débor­dant de com­ba­ti­vi­té, de fan­tai­sie et d’humour. À obser­ver une telle nor­ma­li­sa­tion des esprits, on en arri­ve­rait à croire à l’action d’une police de la pen­sée. En fait l’adhésion au consen­sus est le pro­duit spon­ta­né du sen­ti­ment d’impuissance, de l’anxiété qu’il entraîne, et du besoin de recher­cher la pro­tec­tion de la col­lec­ti­vi­té orga­ni­sée par un sur­croît d’abandon à la socié­té totale. La mise en doute de n’importe laquelle des cer­ti­tudes démo­cra­ti­que­ment vali­dées par l’assentiment géné­ral – les bien­faits de la culture par Inter­net ou ceux de la méde­cine de pointe – pour­rait lais­ser soup­çon­ner une dévia­tion par rap­port à la ligne de l’orthodoxie admise, peut-être même une pen­sée indé­pen­dante, voire un juge­ment por­tant sur la tota­li­té de la vie alié­née. Et qui est-on pour se le per­mettre ? Tout cela n’est pas sans rap­pe­ler d’assez près la maxime de la sou­mis­sion mili­tante, per­inde ac cada­ver, ain­si que l’avait for­mu­lée Trots­ki : « Le Par­ti a tou­jours rai­son ». Mais alors que dans les socié­tés bureau­cra­tiques tota­li­taires la contrainte était res­sen­tie comme telle par les masses, et que c’était un redou­table pri­vi­lège des mili­tants et des appa­rat­chiks de devoir croire à la fic­tion d’un choix pos­sible – pour ou contre la patrie socia­liste, la classe ouvrière, le Par­ti –, c’est-à-dire d’avoir à mettre constam­ment à l’épreuve une ortho­doxie jamais assu­rée, ce pri­vi­lège est main­te­nant démo­cra­ti­sé, quoique avec moins d’intensité dra­ma­tique : pas ques­tion de s’opposer au bien de la socié­té, ou à ce qu’elle y déclare néces­saire. C’est un devoir civique que d’être en bonne san­té, cultu­rel­le­ment à jour, connec­té, etc. Les impé­ra­tifs éco­lo­giques sont l’ultime argu­ment sans réplique. Qui ne s’opposerait à la pédo­phi­lie, certes, mais sur­tout qui s’opposerait au main­tien de l’organisation sociale qui per­met­tra de sau­ver l’humanité, la pla­nète et la bio­sphère ? Il y a là comme une aubaine pour un carac­tère « citoyen » déjà assez bien trem­pé et répandu.

En France, il est notable que la sou­mis­sion apeu­rée prend une forme par­ti­cu­liè­re­ment pesante, qua­si patho­lo­gique ; mais il n’est pas besoin pour l’expliquer de recou­rir à la psy­cho­lo­gie des peuples : c’est tout sim­ple­ment qu’ici le confor­misme doit en quelque sorte tra­vailler double pour s’affermir dans ses cer­ti­tudes. Car il lui faut cen­su­rer le démen­ti que leur a infli­gé par avance, il y a déjà qua­rante ans, la cri­tique de la socié­té moderne et de son « sys­tème d’illusions » que por­tait la ten­ta­tive révo­lu­tion­naire de Mai 1968, et qu’elle a fait fugi­ti­ve­ment accé­der à la conscience col­lec­tive, en l’inscrivant dans l’éphémère espace public qu’avait créé son exis­tence sau­vage. Un rival décrois­sant de Latouche, qui s’affirme plus net­te­ment « répu­bli­cain » et « démo­crate », c’est-à-dire éta­tiste et élec­to­ra­liste, redoute ain­si que des « thèses et des pra­tiques extré­mistes, maxi­ma­listes » viennent ren­for­cer dans la jeu­nesse des tra­vers qui lui seraient propres, « comme la haine de l’institution ou le rejet en bloc de la socié­té » (Vincent Chey­net, Le Choc de la décrois­sance, 2008). (Pages 72–85)

René Rie­sel & Jaime Semprun

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  1. Bon­soir,

    j’ai pris une jour­née de recul après lec­ture. Plu­sieurs choses me chif­fonnent, bien que cet extrait me paraisse cohérent.

    Je bute en pre­mier sur un déca­lage entre l’in­tro­duc­tion, propre au site, et le conte­nu, d’au­teurs. On est d’emblée diri­gés vers une cri­tique de « l’i­déo­lo­gie de la décrois­sance » pour fina­le­ment s’a­per­ce­voir que l’at­taque est ciblée sur un fais­ceau ou une per­sonne, par­ti­cu­liè­re­ment mon­sieur Latouche.
    Je ne connais­sais pas ce qui­dam pré­cé­dem­ment. Je ne suis pas très éru­dit, je fais ce que je peux entre docu­men­ta­tion et agis­se­ments, ces der­niers étant pour moi pri­mor­diaux. J’au­rais au moins eu la sur­prise de consta­ter que cer­tains tentent de pro­mou­voir la décrois­sance chez les autres, tout en s’enrichissant.
    Le second détail, et il me tient à coeur parce que c’est mon uni­vers : ce que l’on dénomme sim­pli­ci­té volon­taire. Je pense que les auteurs ont trop mis l’ac­cent sur la sim­pli­ci­té (qui peut pré­sen­ter de nom­breux carac­tères rebu­tants pour l’in­di­vi­du socié­to­mane) et oublié d’a­na­ly­ser le volon­taire, ou plu­tôt qu’ils se seraient conten­tés de le décrire rapi­de­ment, comme un petit rien insi­gni­fiant car déjà modé­li­sé, normalisé.
    Car c’est dans ce mot que se trouve jus­te­ment la clef de tous nos maux. Volon­taire, c’est vou­loir mais aus­si accep­ter. La dif­fé­rence est énorme, et la façon dont on appré­hende la sim­pli­ci­té en découle.
    Der­nier point, le recours à l’his­toire ou aux modèles ne nous per­mettent pas d’é­va­luer d’une façon sûre la chute d’une décrois­sance. Notre époque bouillon­nante recèle de nom­breux germes incon­nus que nous devons, plu­tôt que de les igno­rer ou ten­ter de détruire par peur et igno­rance, gui­der vers l’émergence.

    Un bon texte mal­gré tout, mais rond. Un reflet. Sans pers­pec­tive, peu d’originalité.

    1. Bon­soir,

      « Notre époque bouillon­nante recèle de nom­breux germes incon­nus que nous devons, plu­tôt que de les igno­rer ou ten­ter de détruire par peur et igno­rance, gui­der vers l’émergence. »

      Entiè­re­ment d’ac­cord, la cri­tique de Sem­prun & Rie­sel s’at­taque pré­ci­sé­ment à ce tra­vers chez cer­tains décrois­sants, les plus aca­dé­miques, les plus « offi­ciels », citons :

      « Une pre­mière pro­po­si­tion pour conso­li­der l’idée d’une décrois­sance paci­fique serait un renon­ce­ment clair et sans équi­voque à l’objectif révo­lu­tion­naire. Cas­ser, détruire ou ren­ver­ser le monde indus­triel me semble non seule­ment une lubie dan­ge­reuse, mais un appel caché à la vio­lence, tout comme l’était la volon­té de sup­pri­mer les classes sociales dans la théo­rie marxiste ».

      La décrois­sance chez eux devient contre-révo­lu­tion­naire, contre-insur­rec­tion­nelle, chienne de garde d’un cer­tain sta­tu quo.

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L’occupation humaine est habituellement associée avec des paysages écologiques détériorés, mais une nouvelle recherche montre que 13 000 années d’occupation régulière de la Colombie Britannique par des Premières Nations ont eu l’effet inverse, en augmentant la productivité de la forêt vierge tempérée. [...]