La société industrielle, la confusion généralisée & la perte du sens commun (par Jaime Semprun)

Un extrait de l’ex­cellent livre L’a­bîme se repeuple — que l’on vous recom­mande ! — du défunt Jaime Sem­prun, publié en 1997 aux Édi­tions de l’En­cy­clo­pé­die des Nuisances.


[…] Si tant de gens sont désen­chan­tés des pro­messes de la socié­té indus­trielle (l’automatisation n’a pas sup­pri­mé le tra­vail, elle en a fait un pri­vi­lège envié), ils ne le sont pas de la socié­té indus­trielle elle-même. Les contraintes orga­ni­sa­trices qu’elle impose, ils vou­draient juste les amen­der, les adou­cir, peut-être même les humaniser.

Exemple.

On sait tout ou presque des consé­quences inévi­tables de la moder­ni­sa­tion éco­no­mique, et on réclame du « res­pect », des diri­geants qui disent la véri­té, etc. On se fait peur avec de ter­ribles éven­tua­li­tés (« Et s’il nous arri­vait de ne plus vivre en démo­cra­tie ? », s’inquiète cet auteur), pour se ras­su­rer en fin de compte, faire comme si on était bien ins­tal­lé dans la paix, la démo­cra­tie, puisque ce vers quoi nous allons ne res­semble à aucune forme de dic­ta­ture connue à ce jour et réper­to­riée comme telle par les démo­crates. En tous cas on ne s’en prend jamais au conte­nu et aux fina­li­tés de la pro­duc­tion indus­trielle, à la vie para­si­taire qu’elle nous fait mener, au sys­tème de besoins qu’elle défi­nit ; on déplore seule­ment que la cyber­né­tique n’ait pas été à l’arrivée l’émancipation atten­due : « Ses consé­quences, ins­crites dans les mœurs, auraient dû être des plus béné­fiques, presque mira­cu­leuses. Elles ont des effets désas­treux. » Et puisque ce n’est pas ce mode de pro­duc­tion, avec les tech­niques qu’il a déve­lop­pées pour son ser­vice, qui est à incri­mi­ner, ce sont les « nou­veaux maîtres du monde » qui doivent être res­pon­sables de nos mal­heurs : ces pré­da­teurs apa­trides (ou « trans­na­tio­naux »), cyniques et jouis­seurs, on nous les dépeint comme s’ils étaient les seuls à vivre insou­ciants de l’avenir et indif­fé­rents à tout ce qui n’est pas leur satis­fac­tion immé­diate ; comme si ailleurs, dans on ne sait quel peuple fer­me­ment atta­ché à ses tra­di­tions, s’étaient conser­vées intactes, hors d’atteinte du nihi­lisme mar­chand, l’honnêteté, la pré­voyance, la décence et la mesure.

Ces dénon­cia­tions mora­listes de l’horreur éco­no­mique s’adressent en pre­mier lieu aux employés mena­cés par l’accélération de la moder­ni­sa­tion, à cette classe moyenne sala­riée qui s’était rêvée bour­geoise et se réveille pro­lé­ta­ri­sée (et même lum­pen­pro­lé­ta­ri­sée). Mais ses peurs et sa fausse conscience sont par­ta­gées par tous ceux qui ont quelque chose à perdre au dépé­ris­se­ment de l’ancien État natio­nal qu’organisent les pou­voirs qui contrôlent le mar­ché mon­dial : tra­vailleurs des sec­teurs indus­triels jusque-là pro­té­gés, employés des ser­vices publics, ges­tion­naires divers du sys­tème de garan­ties sociales main­te­nant mis à la casse. Tous ceux-là forment la masse de manœuvre d’une espèce de front natio­nal-éta­tique, un infor­mel « par­ti de Décembre » où une sauce idéo­lo­gique anti­mon­dia­liste lie­rait toutes sortes de rebuts poli­tiques ava­riés : répu­bli­cains à la mode Che­vè­ne­ment-Seguin-Pas­qua, débris sta­li­niens, éco­lo­gistes socia­li­sants, gau­cho-huma­ni­ta­ristes en mal de « pro­jet social ». Ce par­ti de la sta­bi­li­sa­tion n’a une vague appa­rence d’exister que pour four­nir un exu­toire aux récri­mi­na­tions contre les excès des par­ti­sans de l’accélération : il a pour rai­son d’être une pro­tes­ta­tion sans effet, et qui se sait elle-même vain­cue d’avance, n’ayant rien à oppo­ser à la moder­ni­sa­tion tech­nique et sociale selon l’économie uni­fiée. (Il n’est d’ailleurs pas un de ces soi-disant enne­mis de l’unification du monde, jusqu’aux plus gau­chistes, qui ne s’enthousiasme des pos­si­bi­li­tés de télé­dé­mo­cra­tie offertes par les « réseaux ».)

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Exemple (2)

Une telle repré­sen­ta­tion des mécon­ten­te­ments sert sur­tout à inté­grer la pro­tes­ta­tion dans des pseu­do-luttes où l’on se farde tou­jours de par­ler de l’essentiel et où l’on reven­dique les condi­tions capi­ta­listes de la période pré­cé­dente, que la pro­pa­gande désigne sous le nom d’État-providence ; elle ne pour­rait prendre quelque consis­tance, comme relève poli­tique, qu’à l’occasion de troubles graves, mais ce serait alors pour éta­ler son impuis­sance à res­tau­rer quoi que ce soit. En réa­li­té, le rôle his­to­rique de cette frac­tion natio­nale-éta­tique de la domi­na­tion, et son seul ave­nir, est de pré­pa­rer les popu­la­tions – puisque tout le monde au fond se résigne à ce qui est admis comme inévi­table – à une dépen­dance et à une sou­mis­sion plus pro­fondes. Car le fond de tout cela, de toutes ces « luttes » pour le ser­vice public et le civisme, c’est la récla­ma­tion, pré­sen­tée à la socié­té admi­nis­trée, de nous évi­ter les désordres que répand par­tout la loi du mar­ché, pour laquelle « l’État coûte trop cher ». Et com­ment le pour­rait-elle, sinon par de nou­velles coer­ci­tions, seules capables de tenir ensemble ces agré­ga­tions de folies que sont deve­nues les socié­tés humaines civi­li­sées ? Qu’est-ce qui nous pro­tège en effet d’un genre de chaos à l’algérienne ou à l’albanaise ? Cer­tai­ne­ment pas la soli­di­té des ins­ti­tu­tions finan­cières, la ratio­na­li­té des diri­geants, le civisme des diri­gés, etc.

Cepen­dant, mêlé à ces peurs et à cette demande de pro­tec­tion, existe aus­si le désir à peine secret qu’à la fin il se passe quelque chose qui cla­ri­fie et sim­pli­fie une bonne fois, serait-ce dans la bru­ta­li­té et le dénue­ment, ce monde incom­pré­hen­sible, où l’avalanche des évé­ne­ments, leur confu­sion inex­tri­cable, prend de vitesse toute réac­tion et même toute pen­sée. Dans l’idée d’une catas­trophe enfin totale, d’une « grande implo­sion » se réfu­gie l’espoir qu’un évé­ne­ment déci­sif, irré­vo­cable, et qu’il n’y aurait qu’à attendre, nous fasse sor­tir de la décom­po­si­tion de tout, de ses com­bi­nai­sons impré­vi­sibles, de ses effets omni­pré­sents et insai­sis­sables : que cha­cun soit contraint de se déter­mi­ner, de réin­ven­ter la vie à par­tir des néces­si­tés pre­mières, des besoins élé­men­taires ain­si venus au pre­mier plan. Attendre d’un seuil fran­chi dans la dégra­da­tion de la vie qu’il brise l’adhésion col­lec­tive et la dépen­dance vis-à-vis de la domi­na­tion en obli­geant les hommes à l’autonomie, c’est mécon­naître que pour sim­ple­ment per­ce­voir qu’un seuil a été fran­chi, sans même par­ler d’y voir une obli­ga­tion de se libé­rer, il fau­drait ne pas avoir été cor­rom­pu par tout ce qui a mené là ; c’est ne pas vou­loir admettre que l’accoutumance aux condi­tions catas­tro­phiques est un pro­ces­sus com­men­cé de long­temps, qui per­met en quelque sorte sur sa lan­cée, quand un seuil est un peu bru­ta­le­ment fran­chi dans le déla­bre­ment, de s’en accom­mo­der vaille que vaille (on l’a bien vu après Tcher­no­byl, c’est-à-dire qu’on n’a rien vu).

Et même un effon­dre­ment sou­dain et com­plet des condi­tions de sur­vie, quel effet éman­ci­pa­teur pour­rait-il avoir ? Les rup­tures vio­lentes de la rou­tine qui se pro­dui­ront sans doute dans les années à venir pous­se­ront plu­tôt l’inconscience vers les pro­tec­tions dis­po­nibles, éta­tiques ou autres. Non seule­ment on ne sau­rait espé­rer d’une bonne catas­trophe qu’elle éclaire enfin les gens sur la réa­li­té du monde dans lequel ils vivent (ce sont à peu près les termes mêmes d’Orwell), mais on a toutes les rai­sons de redou­ter que, face aux cala­mi­tés inouïes qui vont défer­ler, la panique ne ren­force les iden­ti­fi­ca­tions et les liens col­lec­tifs fon­dés sur la fausse conscience.

Exemple (3)

On voit déjà com­ment ce besoin de pro­tec­tion res­sus­cite d’anciens modes de liens et d’appartenances, cla­niques, raciales, reli­gieuses : les fan­tômes de toutes les alié­na­tions du pas­sé reviennent han­ter la socié­té mon­diale, qui se flat­tait de les avoir dépas­sées par l’universalisme mar­chand. En fait l’effondrement inté­rieur des hommes condi­tion­nés par la socié­té indus­trielle de masse a pris de telles pro­por­tions qu’on ne peut faire aucune hypo­thèse sérieuse sur leurs réac­tions à venir : une conscience, ou une néo-conscience, si l’on veut, pri­vée de la dimen­sion du temps (sans pour autant ces­ser d’être tenue pour nor­male, puisqu’elle est adap­tée, on ne peut mieux, à la vie impo­sée, et qu’en quelque sorte tout lui donne rai­son) est par nature impré­vi­sible. On ne peut rai­son­ner sur le dérai­son­nable. L’attente d’une catas­trophe, d’un auto-effon­dre­ment libé­ra­teur du sys­tème tech­nique pour faire venir posi­ti­ve­ment la pos­si­bi­li­té d’une éman­ci­pa­tion : dans l’un et l’autre cas, on se dis­si­mule le fait qu’ont jus­te­ment dis­pa­ru sous l’action du condi­tion­ne­ment tech­nique les indi­vi­dus qui auraient l’usage de cette pos­si­bi­li­té, ou de cette occa­sion ; on s’épargne donc à soi-même l’effort d’en être un. Ceux qui ne veulent la liber­té pour rien mani­festent qu’ils ne la méritent pas.

Aux der­nières nou­velles, un éven­tuel « clo­nage » des humains mena­ce­rait de trans­for­mer nos socié­tés en ter­mi­tières tota­li­taires. On peut dou­ter qu’il soit indis­pen­sable de recou­rir à de tels moyens pour obte­nir cet inté­res­sant résul­tat qu’est pour la domi­na­tion la consti­tu­tion d’une masse homo­gène d’anthropoïdes sté­réo­ty­pés. Quant au pro­blème pour comi­tés d’éthiques d’une fron­tière à gar­der infran­chis­sable entre l’animal et l’homme, il est déjà réglé par une bes­tia­li­sa­tion de l’humanité qui ne doit rien à des mani­pu­la­tions accom­plies dans le secret des labo­ra­toires, mais tout à des condi­tion­ne­ments que cha­cun peut voir opé­rer. L’humanisation com­men­cée est res­tée inache­vée, et ses acquis fra­giles se défont : l’homme était bien cet être que ne limite aucune borne, capable d’achever sa propre forme libre­ment, « à la façon d’un peintre ou d’un sculp­teur » ; et donc aus­si de dégé­né­rer en des formes infé­rieures, dignes de la brute. Ce qui moti­vait selon Ches­ter­ton l’hostilité popu­laire ren­con­trée à son époque par le dar­wi­nisme, c’était au moins une répu­gnance à admettre notre ori­gine simiesque qu’un pres­sen­ti­ment de ce qu’une telle théo­rie de l’évolution nous annon­çait sur notre deve­nir simiesque : l’idée que l’homme est défi­ni­ti­ve­ment mal­léable et adap­table a effec­ti­ve­ment de quoi faire peur quand ce sont les maîtres de la socié­té qui s’en emparent.

Pour nous ras­su­rer, on nous explique que c’est grâce à la tech­nique que l’homme s’est huma­ni­sé, et qu’avec ses cen­trales nucléaires, ses ordi­na­teurs qui stockent l’histoire uni­ver­selle, ses mani­pu­la­tions géné­tiques, sim­ple­ment il conti­nue son huma­ni­sa­tion. D’une pré­misse fausse (comme l’a mon­tré Mum­ford, et à sa façon Lotus de Paï­ni), on saute à une conclu­sion absurde, et qui ne serait pas moins absurde si l’affirmation ini­tiale était par­fai­te­ment exacte. Que pen­se­rait-on en effet de quelqu’un qui dirait : « Mon­sieur Untel s’était construit une mai­son de deux étages, une demeure spa­cieuse pour lui et sa famille. Mais il ne s’est pas conten­té de deux étages, il en a construit encore qua­rante, ou quatre cents, ou quatre mille, et il ne compte pas du tout s’arrêter là. Que trou­vez-vous à redire ? Il a pro­cu­ré un abri aux siens, il conti­nue. » La tour insen­sée de mon­sieur Untel est condam­née à s’écrouler d’un ins­tant à l’autre sur ses habi­tants, chaque nou­vel étage ajoute à la menace, mais on en parle tou­jours comme d’un abri. Tel est bien le dis­cours des apo­lo­gistes du déve­lop­pe­ment tech­nique infi­ni, avec cette cir­cons­tance aggra­vante qu’ils le tiennent devant un tas de décombres : la mai­son deve­nue tour insen­sée s’est déjà écrou­lée. Et tout ce qu’il y avait de téné­breux dans cet abri, les réa­li­tés obs­cures sur les­quelles étaient fon­dés les iden­ti­fi­ca­tions col­lec­tives et le chan­tage social les peurs, les répres­sions et les cruau­tés, toute la part de bar­ba­rie enfouie sous l’édifice de la civi­li­sa­tion, tout cela est remon­té des caves et des fon­da­tions, et vient main­te­nant à l’air libre.

Jaime Sem­prun

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