La manière dont nous nous comportons est profondément influencée par notre expérience du monde, qui est profondément influencée par la manière dont nous percevons le monde, qui est profondément influencée par ce que nous croyons à son sujet.
— Derrick Jensen, « The Myth of Human Supremacy » (Le mythe de la suprématie humaine)
Le regard que l’on choisit de porter sur le monde qui nous entoure découle de notre éducation — de notre conditionnement, de nos connaissances. Ce qui explique pourquoi, malgré le déroulement actuel d’un véritable drame socio-écologique, celui-ci soit si peu discuté, à peine aperçu, et à peine dénoncé. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi ce drame peut se produire en premier lieu.
Les tenanciers du désastre de notre époque, ses acteurs les plus influents, les grands patrons de multinationales, de banques, de fonds d’investissement, les dirigeants des superpuissances étatiques, ceux qui ont beaucoup investi, qui misent gros, et qui ont donc beaucoup à perdre, propagent, à travers leurs nombreux outils d’acculturation et d’enculturation (programmes nationaux d’éducation, médias, institutions culturelles, etc.), une certaine vision de notre situation globale. Et ce depuis des siècles.
L’école a en effet été conçue comme un outil de contrôle et de formatage au service d’oligarchies ou d’autocrates et certainement pas comme un outil d’émancipation populaire — exemple parmi tant d’autres, Napoléon Bonaparte : « Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales ». Véritable usine d’aliénation institutionnalisée (au « programme » fixé par l’état), elle inculque des valeurs toutes plus nocives les unes que les autres (l’obéissance aveugle, le travail, la compétition, etc.) et enseigne l’Histoire selon l’angle des vainqueur (à propos de l’école, il faut lire l’article de Carol Black sur la scolarisation du monde, que nous avons traduit). Le concept d’Histoire est d’ailleurs un vecteur de l’idéologie des classes dominantes. Il marque une séparation entre la préhistoire (la majeure partie de l’existence humaine), peu étudiée, probablement parce que considérée comme peu intéressante (des hommes qui grognaient dans des caves, tout au plus), et l’Histoire (la vraie, l’importante, celle qui compte vraiment, celle dans laquelle on se doit d’entrer, façon Sarkozy).
Dans son excellent livre « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné », le professeur James C. Scott écrit que :
Les termes traditionnels utilisés en birman et en thaï pour le mot ‘histoire’, respectivement ‘yazawin’ et ‘phonesavadan’, signifient littéralement tous deux ‘histoire des vainqueurs’ ou ‘chronique des rois’. […]
Dans la même veine, Philip Slater, critique social états-unien, écrivait que :
L’histoire […] est en très grande majorité, même aujourd’hui, un récit des vicissitudes, des relations et des déséquilibres créés par ceux qui sont avides de richesse, de pouvoir, et de célébrité.
Quant à la presse, sa diffusion et son contenu ont toujours été contrôlés par les pouvoirs en place, par les possédants, depuis l’Ancien Régime et son « Privilège du Roi » jusqu’à aujourd’hui où dix milliardaires contrôlent une grande partie des médias français. Et si la presse est désormais insidieusement qualifiée de « libre » c’est simplement parce que la classe des dominants s’est rendue compte que le mensonge et l’hypocrisie étaient de meilleurs outils de contrôle que la (menace de) violence physique (bien que la menace de violence physique et la violence elle-même soient encore très utilisées aujourd’hui). La même raison fait que notre régime gouvernemental actuel est qualifié de « démocratie », que le système d’échange financier est qualifié de « libre marché », et que les pays où tout ça a été décidé s’auto-qualifient de « monde libre ». La liberté, à mesure qu’elle disparaissait dans les faits, était placardée et plastronnée partout.
Quand je vois une gigantesque statue de la liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler : « Nous sommes un peuple d’hommes libres ! », c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent.
— B. Traven, « Le vaisseau des morts »
La culture, au sens large, produit d’une ingénierie culturelle séculaire, élaborée par les élites et pour les élites (et pour ceux qui n’en sont pas mais sont éduqués à vouloir en être), conditionne les masses de façon à obtenir une main d’œuvre docile et soumise, en véhiculant ces mêmes valeurs, en glorifiant l’idéologie de la classe dominante — le mythe du progrès. Par un grotesque mécanisme de dressage systématique récompensant les comportements conformes aux volontés des élites, et par la fabrication du consentement qui en découle, toutes les institutions et toutes les populations se mettent au diapason — c’est ainsi qu’on dresse les chiens.
Et c’est ainsi que partout on vante les mérites du « développement », du « progrès », et de la « civilisation » triomphante.
Un des principaux travers de l’idéologie dominante — de l’idéologie des élites, qui, par un ruissellement culturel, devient l’idéologie de leurs sujets, les masses —, est sa profonde aliénation vis-à-vis de la nature. Cette perte du lien avec le monde naturel semble aussi ancienne que la civilisation (en tant que culture, que type d’organisation sociale et que mode de vie spécifique), dont elle est une caractéristique essentielle — avec son corollaire : le mythe de la suprématie humaine, cette idée selon laquelle l’être humain serait une créature supérieure, toute-puissante, aux prérogatives d’essence quasi-divine. Ainsi que Derrick Jensen le rappelle :
Les humains civilisés détruisent les terres, et ce depuis l’aube de la civilisation. L’un des premiers mythes écrits de cette culture décrit Gilgamesh, déforestant ce que nous appelons aujourd’hui l’Irak — rasant des forêts de cèdres si épaisses que la lumière du soleil ne pouvait atteindre le sol, tout cela pour construire une grande cité, ou, plus exactement, pour que l’on retienne son nom.
Aristote, en son temps, écrivait que :
Les plantes existent pour les animaux, et les autres animaux pour l’homme, les animaux domestiques pour son usage et sa nourriture, les animaux sauvages, sinon tous du moins la plupart, pour sa nourriture et d’autres secours puisqu’il en tire vêtements et autres instruments. Si donc la nature ne fait rien d’inachevé ni rien en vain, il est nécessaire que ce soit pour les hommes que la nature ait fait tout cela. C’est pourquoi, en un sens, l’art de la guerre est un art naturel d’acquisition (car l’art de la chasse est une partie de cet art) auquel nous devons avoir recours contre les bêtes et les hommes qui sont nés pour être commandés mais n’y consentent pas : cette guerre-là est juste par nature.
& Cicéron :
Ce que la nature a fait de plus impétueux, la mer et les vents, nous seuls avons la faculté de les dompter, possédant l’art de la navigation ; aussi profitons-nous et jouissons-nous de beaucoup de choses qu’offre la mer. Nous sommes également les maîtres absolus de celles que présente la Terre. Nous jouissons des plaines, nous jouissons des montagnes ; c’est à nous que sont les rivières, à nous les lacs ; c’est nous qui semons les blés, nous qui plantons les arbres ; c’est nous qui conduisons l’eau dans les terres pour leur donner la fécondité : nous arrêtons les fleuves, nous les guidons, nous les détournons ; nos mains enfin essaient, pour ainsi dire, de faire dans la nature une nature nouvelle.
Enfin, citons Saint-Simon, qui, en 1820, écrit ce qui pourrait tout à fait résumer la pensée des classes dirigeantes de notre époque industrielle :
L’objet de l’industrie est l’exploitation du globe, c’est-à-dire l’appropriation de ses produits aux besoins de l’homme, et comme, en accomplissant cette tâche, elle modifie le globe, le transforme, change graduellement les conditions de son existence, il en résulte que par elle, l’homme participe, en dehors de lui-même en quelque sorte, aux manifestations successives de la divinité, et continue ainsi l’œuvre de la création. De ce point de vue, l’Industrie devient le culte.
L’antidote à ce poison du mythe de la suprématie humaine, qui passe souvent pour un humanisme, a été brillamment formulé par Claude Lévi-Strauss dans une interview donnée au journal le Monde en 1979 :
On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création.
J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction.
Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle ; l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même.
Malheureusement, il n’a été que formulé. Les classes dirigeantes n’ayant que faire de ces conseils, principalement parce qu’elles souhaitent conserver leurs pouvoirs et leurs privilèges, mais aussi parce qu’elles restent persuadées de la justesse de leur croyances (qu’elles rationalisent toujours, de quelque manière que ce soit), à travers les principaux hauts-parleurs culturels, c’est généralement le mythe de la suprématie humaine qui est véhiculé. Et dans le monde réel, dans ses actes de tous les jours, le comportement de l’humanité civilisée reflète les délires d’Aristote, de Cicéron et de Saint-Simon, bien plus que les conseils de Lévi-Strauss.
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Parmi les mensonges officiels sur lesquels se fonde l’idée de « progrès » qui est au cœur du discours dominant, il faut souligner l’entreprise de diabolisation du passé et d’exaltation du futur. Le passé est présenté comme inférieur au présent, lui-même inférieur au futur, selon un principe temporel d’amélioration linéaire. Construction idéologique manifestement fausse, ce qu’il est facile de comprendre pour peu que l’on porte un regard un tant soit peu lucide sur notre réalité, ce noircissement du passé repose sur de multiples falsifications historiques, sur ces clichés — engrammés dans l’inconscient des masses à grands renforts de propagandes culturelles — selon lesquels plus on remonte dans le temps, plus on plonge dans la barbarie, plus la vie humaine était courte, brutale, injuste, dure, malheureuse et sombre — on mourait d’un simple rhume, ou de vieillesse à 20 ans, ou de carences alimentaires, ou de violences omniprésentes, etc.
Autant d’absurdités fabriquées de toutes pièces. Ainsi que Robert Sapolsky, chercheur en neurobiologie à l’université de Standford, le formule dans son livre « Pourquoi les zèbres n’ont pas d’ulcères ? », la réalité est bien différente, puisqu’une grande partie de nos problèmes actuels ont vu le jour avec l’avènement de l’agriculture, ce qui témoigne d’une dégénérescence plutôt que d’un progrès :
« L’agriculture est une invention humaine assez récente, et à bien des égards, ce fut l’une des idées les plus stupides de tous les temps. Les chasseurs-cueilleurs pouvaient subsister grâce à des milliers d’aliments sauvages. L’agriculture a changé tout cela, créant une dépendance accablante à quelques dizaines d’aliments domestiqués, nous rendant vulnérable aux famines, aux invasions de sauterelles et aux épidémies de mildiou. L’agriculture a permis l’accumulation de ressources produites en surabondance et, inévitablement, à l’accumulation inéquitable ; ainsi la société fut stratifiée et divisée en classes, et la pauvreté finalement inventée ».
En effet, la liberté dont l’être humain jouissait par le passé a diminué à mesure de l’expansion des premières formes d’état, à l’instar de l’authenticité, de l’originalité, de l’indépendance, de l’autonomie, et de la richesse, qui caractérisaient la diversité des vies et des cultures humaines ayant existé, et qui caractérisent celles des quelques peuples non-civilisés qui subsistent encore. L’insistance sur l’augmentation de l’espérance de vie, dont il faut rappeler qu’elle ne saurait être un but en elle-même, et dont la plupart des gens se font une idée fausse, fait aussi partie de cette entreprise de dénigrement du passé. Par ailleurs, il est grotesque, présomptueux et méprisant (à l’égard des temps passés) de prétendre que la modernité et son « progrès » apportent le bonheur, ce qui, au vu du mal-être mondialisé, de l’explosion du stress, des burnouts, des dépressions, des angoisses et des troubles mentaux, des taux de suicides et des prescriptions d’antidépresseurs, est aisément contestable.
Et pourtant la civilisation industrielle — désormais planétaire, s’étant imposée partout à grands renforts de colonisations et d’impérialisme, basée sur l’esclavage salarial obligatoire, sur un extractivisme permanent, où les richesses et les bénéfices se concentrent entre les mains d’un nombre toujours plus restreint d’individus, qui a rendu l’air cancérigène, qui a contaminé les sols, les eaux et l’atmosphère de millions de produits de synthèse parfois extrêmement toxiques, qui détruit les forêts du monde entier et rempli les océans de plastiques, dont l’expansionnisme prédateur engendre actuellement la 6ème extinction de masse de l’histoire de la planète et un dérèglement climatique aux conséquences potentiellement dramatiques — est considérée, idéologie du « progrès » oblige, comme le pinacle de l’existence humaine.
Cette inversion des réalités est dénoncée depuis longtemps. Pour prendre un exemple, voici un passage tiré du livre « Les temps futurs » d’Aldous Huxley :
Dès le début de la révolution industrielle, il avait prévu que les hommes seraient gratifiés d’une présomption tellement outrecuidante pour les miracles de leur propre technologie qu’ils ne tarderaient pas à perdre le sens des réalités. Et c’est précisément ce qui est arrivé. Ces misérables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féliciter d’être les Vainqueurs de la Nature, vraiment ! En fait, bien entendu, ils avaient simplement renversé l’équilibre de la Nature et étaient sur le point d’en subir les conséquences. Songez donc à quoi ils se sont occupés au cours du siècle et demi qui a précédé la Chose. A polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire disparaître, à détruire les forêts, à délaver la couche superficielle du sol et à la déverser dans la mer, à consumer un océan de pétrole, à gaspiller les minéraux qu’il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer. Une orgie d’imbécillité criminelle. Et ils ont appelé cela le Progrès. Le Progrès ! Je vous le dis, c’était une invention trop fantastique pour qu’elle ait été le produit d’un simple esprit humain — trop démoniaquement ironique ! Il a fallu pour cela une Aide extérieure. Il a fallu la Grâce de Bélial, qui, bien entendu, est toujours offerte — du moins, à quiconque est prêt à coopérer avec elle.
& bien entendu, le discours des médias et des institutions culturelles dominantes ignore volontiers le désastre en cours, d’où la prolifération de sujets de divertissement, d’où une véritable culture de la distraction permanente et frénétique (tout plutôt que parler de l’éléphant dans la pièce, ce qui risquerait de perturber le business-as-usual, et qui menacerait donc les intérêts des classes dirigeantes). Il n’insiste pas sur la myriade d’exactions sociales et écologiques engendrées par la civilisation industrielle, dont le réseau d’exploitation sexuelle et d’esclavage salarial qui sévit actuellement dans l’agriculture sicilienne, au sein duquel des milliers de femmes sont violées et battues ; le réseau d’esclavage moderne qui exploite près de 40 000 femmes en Italie continentale, des italiennes et des migrantes, dans des exploitations viticoles ; les épidémies de suicides et la pollution massive qui frappent actuellement la région de Bangalore (qualifiée de capitale mondiale du suicide) en Inde, où le « développement » détruit les liens familiaux et le monde naturel ; l’exploitation de burkinabés de tous âges dans les camps d’orpaillage du Burkina Faso, où ils vivent et meurent dans des conditions dramatiques, entre malaria et maladies liées à l’utilisation du mercure, au bénéfice des riches et puissantes multinationales des pays dits « développés » ; le sort des pakistanais qui se retrouvent à trier les déchets électroniques cancérigènes des citoyens du monde libre en échange d’un salaire de misère (et de quelques maladies) ; l’exploitation de nicaraguayens sous-payés (la main d’oeuvre la moins chère d’Amérique centrale) dans des maquiladoras, où ils confectionnent toutes sortes de vêtements pour des entreprises souvent nord-américaines, coréennes ou taïwanaises ; les épidémies de maladies de civilisation liées à la malbouffe industrielle, qui ravagent les populations du monde entier, dont les communautés du Mexique (deuxième pays au monde en termes de taux d’obésité et de surpoids, après les USA), qui connait une épidémie de maladies liées au gras et au sucre, où 7 adultes sur 10 sont en surpoids ou obèses, ainsi qu’1 enfant sur 3 – d’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les mexicains sont les premiers consommateurs de soda (163 litres par an, et par personne), et la population la plus touchée par la mortalité liée au diabète de toute l’Amérique latine ; l’exploitation d’enfants et d’adultes au Malawi dans des plantations de tabac (où ils contractent la « maladie du tabac vert » par intoxication à la nicotine) destiné à l’exportation, au bénéfice des groupes industriels comme British American Tobacco (Lucky Strike, Pal Mal, Gauloises, …) ou Philip Morris International (Malboro, L&M, Philip Morris…) ; la transformation de l’Albanie en poubelle géante (où l’on importe des déchets d’un peu partout pour les traiter, ce qui constitue un secteur très important de l’économie du pays, des milliers de gens vivent de ça, et vivent dans des décharges, ou plutôt meurent de ça, et meurent dans des décharges) ; dans la même veine, la transformation de la ville de Guiyu en Chine, en poubelle géante de déchets électroniques (en provenance du monde entier), où des centaines de milliers de chinois, enfants et adultes, travaillent à les trier, et donc en contact direct avec des centaines de milliers de tonnes de produits hautement toxiques (les toxicologues s’intéressent aux records mondiaux de toxicité de Guiyu en termes de taux de cancer, de pollutions des sols, de l’eau, etc.) ; la transformation de la zone d’Agbogbloshie, au Ghana, en poubelle géante de déchets électroniques (en provenance du monde entier, de France, des USA, du Royaume-Uni, etc.), où des milliers de ghanéens, enfants (dès 5 ans) et adultes, travaillent, en échange d’un misérable salaire, à trier les centaines de milliers de tonnes de produits hautement toxiques qui vont ruiner leur santé et contaminer les sols, l’air et les cours d’eau ; la transformation de bien d’autres endroits, toujours dans des pays pauvres (Inde, Égypte, Bangladesh, Philippines, etc.) en poubelles géantes de déchets (électroniques, plastiques, etc.) ; les pollutions massives de la mer Méditerranée, qui font d’elle la mer la plus polluée du monde, et sa surexploitation, qui fait d’elle un désert bleu ; la pollution massive des océans et des mers du monde entier, qui se remplissent de plastiques et d’autres polluants, au point que l’île d’Henderson, un atoll corallien qui figure parmi les endroits les plus isolés du monde, à mi-chemin entre l’Australie et l’Amérique du Sud, croule sous 38 millions de débris plastique, soit près de 18 tonnes de plastique et au point que d’ici 2050, il est estimé qu’il y aura plus de plastiques que de poissons dans les océans et que la quasi-totalité des oiseaux marins auront ingéré du plastique ; les pollutions environnementales en Mongolie (liées au « développement » du pays et à son industrie minière), où des villes parmi les plus polluées au monde suffoquent dans ce que certains décrivent comme « un enfer » ; les destructions des récifs coralliens, des fonds marins et des forêts des îles de Bangka et Belitung en Indonésie, où des mineurs d’étain légaux et illégaux risquent leur vie et perdent leur santé pour obtenir ce composant crucial des appareils électroniques, embourbé dans une vase radioactive ; la destruction en cours de la grande barrière corail, en Australie, à cause du réchauffement climatique ; la contamination des sols et des cours d’eau de plusieurs régions tunisiennes, où du cadmium et de l’uranium sont rejetés, entre autres, par le raffinage du phosphate qui y est extrait, avant d’être envoyé en Europe comme engrais agricole (raffinage qui surconsomme l’eau de nappes phréatiques et qui génère une épidémie de maladies plus ou moins graves sur place) ; les déforestations massives en Afrique, en Amazonie, en Indonésie, et un peu partout sur le globe, qui permettent l’expansion des monocultures de palmiers à huile, d’hévéa, d’eucalyptus et d’autres arbres (parfois génétiquement modifiés) utilisés par différentes industries, l’expansion des plantations de soja, et l’expansion des surfaces destinées à l’élevage industriel ; l’extermination planétaire des populations d’invertébrés, dont les effectifs ont décliné de 45% au cours des quatre dernières décennies, des grands poissons, dont les populations ont décliné de 90% au cours des 60 dernières années, des oiseaux marins, dont les populations ont décliné de 70% au cours des 60 dernières années, et, plus généralement, des animaux sauvages, dont les populations ont décliné de 52% en moins de 50 ans ; comme vous le comprenez peut-être, cette liste est infinie, ou presque. Et chaque jour le bilan s’alourdit.
Partout, le monde naturel est réduit en charpie. Partout, les espèces non-humaines sont exterminées. Partout, ce sont les plus pauvres qui souffrent le plus — dont les peuples tribaux qui existent et résistent encore, mais qui subissent une violence inouïe et meurtrière, comme au Brésil (et en Papouasie, et en Indonésie, et à travers le continent africain, et partout où ils subsistent encore). Partout, le « développement » détruit, à grande vitesse.
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Individuellement, il nous est impossible de suivre. La plupart des gens n’ont ni le temps, ni l’envie, ni la curiosité nécessaire pour évaluer et appréhender tout cela. Le travail et le divertissement sont de puissants outils de contrôle social, et puisque les médias de masse et les principales institutions culturelles n’en parlent pas, ou si peu — en bons chiens de garde d’un système qui les récompense pour cela —, tout ceci est méconnu.
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Le monde entier se modernise, s’industrialise, de plus en plus de ressources sont nécessaires pour satisfaire toujours plus de nouveaux besoins artificiels (d’où l’explosion des ventes de smartphones en Asie, en Afrique, et ailleurs, des ventes de téléviseurs, etc.).
Des entreprises minières qui convoitent depuis longtemps les terres rares et autres minerais (comme l’uranium) des sous-sols groenlandais — récemment rendus accessibles, par chance, grâce au réchauffement climatique qui ouvre la voie à l’industrialisation de ce pays autrefois isolé et qui, accessoirement, a entièrement détruit leur mode de vie traditionnel ainsi que les populations de poissons et des autres animaux marins de la région — se préparent maintenant à commencer à les extraire. Une compagnie australo-chinoise a d’ores et déjà obtenu un permis. Les locaux semblent divisés vis-à-vis de ces exploitations. Certains sont préoccupés par les risques écologiques que cela pose. D’autres s’en foutent. Quoi qu’il en soit, les compagnies assurent que leurs extractions seront respectueuses de l’environnement (ne riez pas) ; qui plus est, ces terres rares et autres minerais tout aussi géniaux (comme l’uranium) sont extraits afin d’alimenter « l’économie verte » (pour fabriquer éoliennes, voitures hybrides, etc.)
Ce qui nous amène à un nouveau mythe inventé il y a plus de 40 ans afin de désamorcer le doute et la contestation qui germaient à l’égard du « développement » et du « progrès », afin de rassurer et d’endormir les populations qui commençaient à se préoccuper du sort réservé au monde naturel : le mythe du « développement durable ».

Car si l’on se chamaille parfois en France, et ailleurs, entre partisans de la gauche, de l’extrême-gauche, de la droite et de l’extrême-droite, on s’accorde tous en ce qui concerne des choses comme l’électrification, unanimement considérée comme un « progrès » — évidemment ! On pense tous que le « développement » des ressources naturelles est une bonne chose — cela va de soi ! Le monde qu’ils appellent de leurs vœux, bien que différant sur des détails, est grosso modo le même : dans tous les cas, le soi-disant « progrès » technologique est à garder (téléviseurs, automobiles, grille-pains, réfrigérateurs, micro-ondes, smartphones, ordinateurs, tablettes, infrastructures industrielles, dont l’électricité, etc.). De l’extrême-gauche à l’extrême-droite, on est d’accord sur l’essentiel. Si l’on entend parfois tel ou tel partisan d’un parti de gauche affirmer qu’il porte un projet radicalement différent de celui de tel ou tel partisan d’un parti de droite, ou inversement, c’est simplement parce qu’à leurs yeux, le débat politique est encapsulé dans un cadre droite-gauche (ou extrême-droite extrême-gauche), auquel il se limite. Tous ceux qui s’expriment au sein de ce cadre s’accordent sur un grand nombre de prémisses, qu’ils soient de droite ou de gauche ; tous sont les apôtres d’une même idéologie. D’une certaine manière, il n’y a qu’un seul parti qui règne en maître dans la quasi-totalité des pays du globe : le parti du progrès et du développement. Un parti unique, à peine critiqué sur la forme de ses accomplissements.
En effet, beaucoup d’individus plus ou moins conscients d’une partie des problèmes qu’engendrent ce progrès et ce développement ne souhaitent pas pour autant y renoncer, car encore trop aliénés et hypnotisés par leurs promesses miraculeuses. Ils adhèrent alors volontiers au mythe du « développement durable », à l’idée relativement absurde et manifestement fausse selon laquelle il est possible de tout avoir : le développement ET l’écologie, de tout concilier : un système mondialisé hautement technologique ET le respect de l’environnement, une société high-tech ultracomplexe planétaire ET une véritable démocratie. Ce mythe sert à protéger le statu quo. Les énergies soi-disant renouvelables sont une opération marketing. Elles reposent sur l’extractivisme, sur des pratiques anti-écologiques et sur des infrastructures industrielles entièrement insoutenables. D’ailleurs, la focalisation de la question écologique sur la seule problématique de la production énergétique permet de dissimuler l’ampleur de ce qui pose réellement problème : toutes les productions industrielles sont polluantes, toutes sont toxiques, toutes sont insoutenables (de l’industrie chimique, à l’industrie textile, en passant par les industries agricole, automobile, électro-informatique, du jouet, de l’armement, cosmétique, etc.). En d’autres termes, même si la production énergétique soi-disant « verte » (les « renouvelables ») était réellement écologique (ce qu’elle n’est absolument pas et ce qu’elle ne peut pas être), seule une infime partie d’un problème colossal et grandissant serait résolue. Les hautes technologies reposent toutes sur des processus similaires et anti-écologiques ; leur gestion requiert une spécialisation poussée, une division du travail, et donc une organisation sociale très hiérarchisée (anti-démocratique).
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C’est donc au nom du « développement », du « développement durable » et des « énergies vertes » que les sous-sols du Groenland vont être pillés, et son environnement saccagé. C’est en leurs noms qu’on « commencera bientôt à dynamiter les flancs de collines et à déverser des millions de tonnes de béton pour construire deux barrages hydroélectriques géants qui submergeront une région de la taille de Buenos Aires », en Patagonie argentine (construction qui a été suspendue par la cour suprême du pays en décembre 2016, en raison de l’absence d’études d’impacts sérieuses, et de ses conséquences écologiques potentiellement désastreuses pour les cours d’eaux et les espaces naturels de la région). C’est aussi en leurs noms qu’un méga-barrage est en cours de construction en Éthiopie : le barrage de la Renaissance (le 8ème plus grand du monde), largement dénoncé par l’ONG International Rivers, en raison des nombreux impacts écologiques et sociaux désastreux que sa construction et son fonctionnement vont engendrer. Entre autres : détraquement complet de l’écosystème du Nil Bleu sur lequel il est situé (perturbation de ses cycles hydrologiques) et donc de l’écoulement du Nil, au point qu’en Égypte, des membres du gouvernement aient discuté de la possibilité d’un bombardement aérien ou de l’organisation d’une mission commando visant à faire sauter le barrage, ainsi que l’a rapporté Wikileaks, et au point que des agriculteurs égyptiens affirment que la construction de ce barrage signera leur arrêt de mort ; destruction de forêts entières (d’une des dernières zones boisées du pays) et expulsion de dizaines de milliers d’habitants des terres sur lesquelles ils vivaient, en raison de l’inondation d’une zone de près de 2000 km².
C’est régulièrement en leurs noms que sont élaborés d’innombrables projets destructeurs — dont tous les projets de barrages précédemment mentionnés, auxquels on pourrait ajouter ceux de Belo Monte en Amazonie, et d’Inga 3, en République démocratique du Congo, qui sont tout particulièrement dévastateurs, mais qui ne sont que quelques exemples parmi tous les barrages qui ont été construits et que l’on construit actuellement. Si le lac de Baotou, dans la province chinoise de la Mongolie intérieure, a été rendu hautement toxique par le traitement des terres rares (essentielles à bon nombre de hautes technologies, dont celles soi-disant « vertes »), et si l’on y exploite des travailleurs qui y laissent leurs santés et leurs vies, c’est encore en leurs noms. Même chose lorsqu’on abat 250 hectares de pinède en France, pour l’implantation de la centrale solaire de Cestas (1 million de panneaux made in China), près de Bordeaux, la plus grande d’Europe (un projet du consortium Eiffage, Schneider Electric, Krinner).
Dernier exemple, l’extraction du lithium — métal extrêmement utilisé dans le domaine des énergies « renouvelables », pour les batteries, principalement —, qui ravage l’environnement en polluant les sols et en épuisant les ressources en eau, et qui alimente toutes sortes de conflits sociaux.
Le monde naturel est aussi sûrement détruit par le « développement durable » et le déploiement des énergies soi-disant « vertes » que par toutes les autres formes que revêt le soi-disant « développement ».
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Une autre manière de comprendre l’insoutenabilité totale de la civilisation consiste à considérer son fonctionnement (historique), son caractère expansionniste, de manière abstraite, afin d’en saisir les tenants et les aboutissants. Il apparait clairement que la civilisation est une organisation sociale et technologique en expansion (en croissance) depuis près de 6000 ans et la naissance de l’urbanisation lors de la période d’Uruk, qui ne cesse d’uniformiser et de standardiser l’humanité (et le monde) qu’elle tente d’unifier en un seul système mondialisé — en une seule culture. En cela, la civilisation diffère radicalement des modes de vie non-civilisés, tribaux, des innombrables cultures sauvages ayant existé et existant encore, qui n’ont pas pour objectif une domination totale de tout ce qui existe. C’est pourquoi Theodore Kaczynski, dans son dernier livre, publié en août 2016, intitulé « Anti-Tech Revolution : Why and How » (en français : « révolution anti-tech : pourquoi et comment »), d’où la longue citation qui suit est tirée, décrit la civilisation comme un ensemble de « systèmes autopropagateurs » :
Les principaux systèmes autopropagateurs humains du monde exploitent chaque opportunité, utilisent chaque ressource et envahissent tous les endroits où ils peuvent trouver quoi que ce soit qui les assiste dans leur incessante quête de pouvoir. Au fur et à mesure du développement hautement technologique, de plus en plus de ressources, qui semblaient autrefois inutiles, s’avèrent ultimement utiles, et de plus en plus de lieux sont envahis, et de plus en plus de conséquences destructrices s’ensuivent.
[…] Aussi vrai que l’usage de distillats de pétrole dans les moteurs à combustion interne demeurait insoupçonné avant 1860, au plus tôt, tout comme l’usage de l’uranium en tant que combustible avant la découverte de la fission nucléaire en 1938–39, ainsi que la plupart des usages des terres rares avant les dernières décennies, de futures usages d’autres ressources, de nouvelles manières d’exploiter l’environnement, et de nouvelles niches à envahir pour le système technologique, présentement insoupçonnées, sont à prévoir. En tentant d’évaluer les dégradations futures de notre environnement, nous ne pouvons pas nous contenter de projeter dans le futur les effets des dommages environnementaux actuellement connus ; nous devons supposer que de nouvelles causes de dégradations environnementales émergeront, que nous ne pouvons pas encore imaginer. De plus, nous devons nous souvenir que la croissance technologique, et avec elle, l’aggravation des dommages que la technologie inflige à l’environnement, prendront de l’ampleur dans les décennies à venir. En considérant tout cela, nous parvenons à la conclusion selon laquelle, en toute probabilité, la planète tout entière, ou presque, sera gravement endommagée par le système technologique.
[…] Notre discussion des systèmes autopropagateurs ne fait que décrire en termes abstraits et généraux ce qu’on observe concrètement autour de nous : des organisations, mouvements, idéologies sont prisonniers d’une incessante lutte de pouvoir. Ceux qui ne parviennent pas à être de bons compétiteurs sont éliminés ou asservis. La lutte concerne le pouvoir sur le court terme, les compétiteurs se soucient peu de leur propre survie sur le long-terme, encore moins du bien-être de l’humanité ou de la biosphère. C’est pourquoi les armes nucléaires n’ont pas été bannies, les émissions de dioxyde de carbone n’ont pas été ramenées à un niveau sûr, les ressources de la planète sont exploitées de manière totalement irresponsable, et c’est aussi ce qui explique pourquoi aucune limite n’a été définie pour encadrer le développement de technologies puissantes mais dangereuses.
Nous avons décrit ce processus en termes abstraits et généraux afin de souligner que ce qui arrive à notre planète n’est pas accidentel ; que ce n’est pas le résultat d’une combinaison de circonstances historiques ou de défauts caractéristiques aux êtres humains. Étant donné la nature des systèmes autopropagateurs en général, le processus destructeur que nous voyons aujourd’hui est rendu inévitable par la combinaison de deux facteurs : le pouvoir colossal de la technologie moderne et la disponibilité de moyens de transport et de communications rapides entre n’importe quels endroits du globe.
Reconnaitre cela peut nous aider à éviter de perdre notre temps en de naïfs efforts. Par exemple, dans des efforts pour apprendre aux gens à économiser l’énergie et les ressources. De tels efforts n’accomplissent rien.
Cela semble incroyable que ceux qui prônent les économies d’énergie n’aient pas remarqué ce qui se passe : dès que de l’énergie est libérée par des économies, le système-monde technologique l’engloutit puis en redemande. Peu importe la quantité d’énergie fournie, le système se propage toujours rapidement jusqu’à ce qu’il ait utilisé toute l’énergie disponible, puis il en redemande encore. La même chose est vraie des autres ressources. Le système-monde technologique s’étend immanquablement jusqu’à atteindre une limite imposée par un manque de ressources, puis il essaie d’aller au-delà de cette limite, sans égard pour les conséquences.
Cela s’explique par la théorie des systèmes autopropagateurs : les organisations (ou autres systèmes autopropagateurs) qui permettent le moins au respect de l’environnement d’interférer avec leur quête de pouvoir immédiat tendent à acquérir plus de pouvoir que celles qui limitent leur quête de pouvoir par souci des conséquences environnementales sur le long terme — 10 ans ou 50 ans, par exemple. Ainsi, à travers un processus de sélection naturelle, le monde subit la domination d’organisations qui utilisent au maximum les ressources disponibles afin d’augmenter leur propre pouvoir, sans se soucier des conséquences sur le long terme.
[…] Tandis qu’une féroce compétition au sein des systèmes autopropagateurs aura si amplement et si rapidement dégradé le climat de la Terre, la composition de son atmosphère, la composition de ses océans, et ainsi de suite, l’effet sur la biosphère sera dévastateur. Dans la partie IV du présent chapitre, nous développerons davantage ce raisonnement : nous tenterons de démontrer que si le développement du système-monde technologique se poursuit sans entrave jusqu’à sa conclusion logique, selon toute probabilité, de la Terre il ne restera qu’un caillou désolé — une planète sans vie, à l’exception, peut-être, d’organismes parmi les plus simples — certaines bactéries, algues, etc. — capables de survivre dans ces conditions extrêmes.
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Ce qui nous ramène au fantasme selon lequel il serait possible de tout avoir, que Derrick Jensen expose brillamment dans son livre « Endgame », dont voici un extrait :
Nous faisons tous face à des choix. Nous pouvons avoir des calottes glaciaires et des ours polaires, ou nous pouvons avoir des automobiles. Nous pouvons avoir des barrages ou nous pouvons avoir des saumons. Nous pouvons avoir des vignes irriguées dans les comtés de Mendocino et Sonoma, ou nous pouvons avoir la rivière Eel et la rivière Russian. Nous pouvons avoir le pétrole du fond des océans, ou nous pouvons avoir des baleines. Nous pouvons avoir des boîtes en carton ou nous pouvons avoir des forêts vivantes. Nous pouvons avoir des ordinateurs et la myriade de cancers qui accompagne leur fabrication, ou nous pouvons n’avoir aucun des deux. Nous pouvons avoir l’électricité et un monde dévasté par l’exploitation minière, ou nous pouvons n’avoir aucun des deux (et ne venez pas me raconter de sottises à propos du solaire : vous aurez besoin de cuivre pour le câblage, de silicone pour le photovoltaïque, de métaux et de plastiques pour les dispositifs, qui ont besoin d’être fabriqués et puis transportés chez vous, et ainsi de suite. Même l’énergie électrique solaire n’est pas soutenable parce que l’électricité et tous ses attributs requièrent une infrastructure industrielle). Nous pouvons avoir des fruits, des légumes, et du café importés aux États-Unis depuis l’Amérique latine, ou nous pouvons avoir au moins quelques communautés humaines et non-humaines à peu près intactes à travers la région. (Je pense que ce n’est pas la peine que je rappelle au lecteur que, pour prendre un exemple – parmi bien trop – qui ne soit pas atypique, le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Arbenz, au Guatemala, a été renversé par les États-Unis afin d’épauler la “United fruit Company”, aujourd’hui appelée Chiquita, ce qui a entraîné par la suite 30 ans de dictatures soutenues par les États-Unis, et d’escadrons de la mort. J’ai d’ailleurs demandé, il y a quelques années, à un membre du mouvement révolutionnaire tupacamarista ce qu’il voulait pour le peuple du Pérou, et il m’a répondu quelque chose qui va droit au cœur de la présente discussion [et au cœur de toute lutte qui ait jamais eu lieu contre la civilisation] : “nous devons produire et distribuer notre propre nourriture. Nous savons déjà comment le faire. Il faut simplement que l’on soit autorisé à le faire.”). Nous pouvons avoir du commerce international, inévitablement et par définition ainsi que par fonction dominé par d’immenses et distantes entités économiques/gouvernementales qui n’agissent pas (et ne peuvent pas agir) dans l’intérêt des communautés, ou nous pouvons avoir un contrôle local d’économies locales, ce qui ne peut advenir tant que des villes requièrent l’importation (lire : le vol) de ressources toujours plus distantes. Nous pouvons avoir la civilisation — trop souvent considérée comme la plus haute forme d’organisation sociale — qui se propage (qui métastase, dirais-je) sur toute la planète, ou nous pouvons avoir une multiplicité de cultures autonomes uniques car spécifiquement adaptées au territoire d’où elles émergent. Nous pouvons avoir des villes et tout ce qu’elles impliquent, ou nous pouvons avoir une planète habitable. Nous pouvons avoir le “progrès” et l’histoire, ou nous pouvons avoir la soutenabilité. Nous pouvons avoir la civilisation, ou nous pouvons au moins avoir la possibilité d’un mode de vie qui ne soit pas basé sur le vol violent de ressources.
Tout cela n’est absolument pas abstrait. C’est physique. Dans un monde fini, l’importation forcée et quotidienne de ressources est insoutenable.
Montrez-moi comment la culture de la voiture peut coexister avec la nature sauvage, et plus particulièrement, comment le réchauffement planétaire anthropique peut coexister avec les calottes glaciaires et les ours polaires. N’importe laquelle des soi-disant solutions du genre des voitures électriques solaires présenterait des problèmes au moins aussi sévères. L’électricité, par exemple, a toujours besoin d’être générée, les batteries sont extraordinairement toxiques, et, quoi qu’il en soit, la conduite n’est pas le principal facteur de pollution de la voiture : bien plus de pollution est émise au cours de sa fabrication qu’à travers son pot d’échappement. La même chose est vraie de tous les produits de la civilisation industrielle.
Nous ne pouvons pas tout avoir. Cette croyance selon laquelle nous le pouvons est une des choses qui nous ont précipités dans cet horrible endroit. Si la folie pouvait être définie comme la perte de connexion fonctionnelle avec la réalité physique, croire que nous pouvons tout avoir — croire que nous pouvons simultanément démanteler une planète et y vivre ; croire que nous pouvons perpétuellement utiliser plus d’énergie que ce que nous fournit le soleil ; croire que nous pouvons piller du monde plus que ce qu’il ne donne volontairement ; croire qu’un monde fini peut soutenir une croissance infinie, qui plus est une croissance économique infinie, qui consiste à convertir toujours plus d’êtres vivants en objets inertes (la production industrielle, en son cœur, est la conversion du vivant — des arbres ou des montagnes — en inerte — planches de bois et canettes de bière) — est incroyablement cinglé. Cette folie se manifeste en partie par un puissant irrespect pour les limites et la justice. Elle se manifeste au travers de la prétention selon laquelle il n’existe ni limites, ni justice. Prétendre que la civilisation peut exister sans détruire son propre territoire, ainsi que celui des autres et leurs cultures, c’est être complètement ignorant de l’histoire, de la biologie, de la thermodynamique, de la morale, et de l’instinct de conservation. & c’est n’avoir prêté absolument aucune attention aux six derniers millénaires.
Ceux qui choisissent de croire en ce qu’il est possible de tout avoir basent leur espérance sur une forme de foi (et manifestement pas sur le monde réel, sans quoi ils se seraient aperçus du fait que ce qu’ils fantasment est fonctionnellement et intrinsèquement irréalisable). Une foi religieuse en la toute-puissance de la science et du développement technologique, en la toute-puissance de l’être humain, finalement ; et l’on retrouve l’hubris de la civilisation.
Quoi qu’il en soit, si l’on met de côté le caractère profondément anti-écologique des hautes technologies, ce qui échappe encore largement à ceux qui croient au mythe du « développement durable » comme à tous ceux qui croient en l’idéologie du « progrès », c’est que l’essence même d’une société de masse (qui plus est d’une société de masse hautement technologique), est liberticide. Ainsi que Traven le souligne dans le passage cité plus haut, plus le fonctionnement d’une société est rigidifié par des lois, des décrets, des règlements, des arrêtés, plus la liberté est érodée. Plus une société regroupe d’individus, plus son potentiel démocratique diminue (ainsi que Rousseau le comprenait, la démocratie sied à un village ou à une commune, certainement pas à une société de la taille de nos états modernes). Et plus le système technologique de cette société se complexifie, moins l’individu le contrôle : plus il perd en autonomie, plus il en devient dépendant, plus son existence en devient captive (pour approfondir et mieux saisir ce phénomène, lire Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Lewis Mumford, ou Ivan Illich). Sans parler du fait que les matières premières nécessaires au développement hautement technologique, ou à la subsistance de ceux qui vivent de manière non-autonome, doivent bien venir de quelque part, ce qui implique l’impérialisme prédateur et l’expansionnisme qui caractérisent la civilisation depuis des millénaires.
Si la corruption, la pollution, la destruction, les inégalités, les injustices, et tous les maux qui nous accablent, ne parviennent pas à être endigués, c’est parce notre mode de vie, notre société — la civilisation industrielle — ne peuvent être réformés. C’est parce qu’il n’y a pas de solution qui permette de conserver les conforts technologiques modernes, les commodités (relatives) apportés par le « progrès » et le « développement », ET de ne pas détruire la planète. C’est parce qu’il est impossible de concilier l’idéologie du progrès et du développement avec l’écologie et la démocratie.
Au contraire de ce que promeuvent les Macron du monde entier (et les Fillon, et les Hamon, et les Mélenchon), il ne faudrait surtout pas électrifier/développer/industrialiser les pays qui ne le sont pas encore, mais urgemment déselectrifier/dé-développer/désindustrialiser ceux qui le sont déjà.
Compter, pour cela, sur les institutions dominantes, ou sur un éveil des masses, c’est croire au Père Noël.
Aussi difficile à comprendre que ce soit aux yeux de ceux qui sont nés dans ce bourbier de culture progressiste et développementiste qu’est la civilisation, qui sont profondément imprégnés de sa mythologie toxique et de ses valeurs malsaines (chez qui on provoquerait une migraine à tenter de leur expliquer que la télévision, l’ordinateur, la voiture, internet, l’électrification et la civilisation sont manifestement autant de fourvoiements), la seule manière de mettre fin à l’écocide et au suicide en cours, la seule manière de faire en sorte que les générations à venir de non-humains et d’humains connaissent un futur relativement supportable (ou simplement de faire en sorte qu’elles aient un futur), qui ne soit pas rendu absolument infernal et insupportable (par un détraquement et une destruction trop poussés des écosystèmes, par un dérèglement climatique aux conséquences trop dévastatrices, par une pollution des sols, de l’air et des eaux qui les rendent invivables), consiste à précipiter l’inéluctable effondrement de cette société mortifère.
Nicolas Casaux
« consiste à précipiter l’inéluctable effondrement de cette société mortifère. » D’ACCORD mais COMMENT ?
ne pas voter par exemple!!
Pour les interessés du sujet le roman « le scieur du château » de Béatrice Tracol qui a reçu le prix Lucien Newirth pour ce livre, parle entre autre de l’école, des idéologies, « d’un progrès exponentiel fallacieusement confondu avec l’évolution de l’humanité »…
extrait du dernier livre de Jean Ziegler « les chemins d’espérance »
» … Il n’est pas question de revenir ici sur les évenements historiques, sur les révolutions technologiques, les luttes et les décisions politiques qui ont conduit les societes humaines à ce point paroxystique du capitalisme financier globalisé. Les oligarchies qui le dirigent détiennent un pouvoir qu’aucun empereur, aucun pape aucun roi n’a jamais détenu dans l’histoire des hommes. Elles échappent à tout contrôle étatique, interétatique,international, parlementaire syndical ou autre. La stratégie n’obéit qu’a un seul principe : La maximalisation du profit dans le temps le plus court… »
D’accord pour ne pas voter, mais il faut en parler avec ceux qui votent. Il est nécessaire d’avoir des leviers pour propager la conscience. En ce moment le vote est l’un de ces leviers : je n’ai jamais eu autant de discussions approfondies avec des interlocuteurs depuis que je me déclare ouvertement opposé à ce vote que l’on nous propose dans la démocratie actuelle. Mais celà ne reste qu’une entrée en matière. Ensuite, il faut montrer à chacun la part qu’il occupe, que nous occupons tous, dans cette organisation. Et là, les esprits s’ouvrent et les vraies questions sont posées. L’article de Claude levi strauss est décisif dans ce qu’il nous met la responsabilité entre nos mains. C’est clair, nous ne verrons pas les choses changer vers un humain conscient et respectueux du monde, mais chaque seconde ou chacun peut apporter au mouvement est une victoire.
Philippe, à l’évidence vous refusez de vous remuer les méninges. Je suis persuadé que vous possédez ce talent de créateur, bien développé chez l’humain.
Alors je vous en prie, cherchez, cherchez un peu et surtout n’ayez pas peur, ni honte, de tenter quelques trucs même s’ils vous paraissent ridicules. Un jour vous en serez fier !
Alors bien sûr il y a de grosses ficelles basiques : consommer le moins possible de produits industriels. Et pas que la bouffe, tous les produits industriels. Evitez les doublons : j’ai un ordi/internet mais pas de télé, j’ai un fixe mais pas de mobile.
Nous sommes deux, nous avons une voiture et un vélo.
etc.
Travailler le moins possible, je veux dire entrer dans ce système de production. C’est très important et vous verrez, c’est tellement bon. Evitez le secteur tertiaire qui est le plus féroce parasite.
Sortez au maximum de l’étau de la finance. Ne prenez jamais de crédit (si vous l’avez fait, collez vous quelques baffes, ça ira mieux après). Oubliez la Bourse et ses gangs de voleurs patentés, n’en devenez pas un !
Payez en espèce dès que vous le pouvez, laissez le moins de pognon possible chez votre banquier.
Refusez la dématérialisation des services, refusez les nouvelles normes techniques, ne vous faites pas happer par le système de soins.
Restez chez vous, ne faites pas d’enfant supplémentaire, trouvez des occupations simples et jouissives… Ecoutez le chant des oiseaux 🙂
La liberté a aussi un fondement très matériel, on l’oublie souvent car les mots en démocratie viennent souvent mystifier la réalité au sujet de la liberté.
En démocratie la liberté n’existe pas ou peu et elle est assujetti au nombre d’habitant et à leur pouvoir.
Exemple : 100 personnes dans un 3 pièces, il y a de facto des règles qui remplace toutes les libertés, règles pour le bruit, l’accès au toilette, l’heure du lit, parler, les sujets à éviter etc, c’est le système actuel.
Le summum de la liberté étant une seul personne dans le même 3 pieces, cette personne peut passer 24 heures au chiotte, écouter de la musique à 3 heures du matin, passer d’une chambre à l’autre sans frapper, ne se signaler à personne etc, c’est le système naturel.
In fine la vraie liberté est une absence de démocratie couplé à une population très éparpillée, sans élites, peu nombreuse et certainement frugale, c’est le système naturel avant la civilisation.
J’aime trop la liberté pour croire en la démocratie.
Comment ? La révolte des luddites nous en montre un bon aperçu. Elles se passent au début de l’industrialisation de l’Angleterre. Les syndicats naissants ne représentaient alors presque personne. Ce fut le peuple anglais qui s’est auto-organisé et sabotaient les machines dans les manufactures. Leur démarche n’était pas marxistes, ils considéraient simplement que les machines allaient les mettre au chômage. Il n’y avait pas de cafteurs, le peuple était vraiment solidaire si bien que la répression ne pouvait rien faire. Leur tactique de sabotage de l’outil de travail des riches fut si efficace qu’ils ont failli réussir à débarrasser l’Angleterre de sa monarchie. Celle-ci, n’ayant plus d’autre choix, a favorisé les syndicats dans le but de diviser le peuple et malheureusement, cela a réussi.
Cette lutte nous montre que les luddites avaient parfaitement raison de saboter l’outil de travail capitaliste car c’est le point fait de la société techno-capitaliste, alors que le boulier comptable, le capitalisme, est sont point fort car il a une faculté imbattable pour récupérer à son profit et travestir toutes les luttes.
Cette révolte nous montre le vrai visage de la gauche : des collabos au service des élites. Ce qui est normal, ils sont productivistes ce qui, dans un système corporatiste comme la société techno-capitaliste, implique forcément qu’ils mangent dans la main des patrons pour mendier des augmentations de salaire. Comme en plus ils sont progressistes, ils ne peuvent juste pas faire autre chose qu’imaginer construire leur version de la société industrielle. Ils ne nous ont d’ailleurs jamais expliqué comment, sans Kapital, ils allaient bien pouvoir construire ses infrastructures, et pour cause c’est impossible. Ils se condamnent eux-même à n’être jamais rien de plus que la gauche du Kapital et donc à perdre. Bref, quand ce ne sont pas des traîtres comme lors de la révolte des luddites, ce sont des losers.
Avec le flot incessant de nouvelles technologies globalisées qui a alimenté la catastrophe industrielle, celle-ci est entièrement dépendants d’un petit nombre de réseaux d’alimentation et de distribution. Aucune autre forme de société de l’histoire n’a été aussi fragile.
Un élément important est qu’il ne faut pas sous-estimer les élites. Ils leurs manquent la case humanité ce qui fait d’elles des psychopathes, mais elles sont très bien informées et aussi intelligentes que n’importe qui. Elles sont donc au courant et le fait que partout, elles soient en train, même dans un pays comme la Suisse, de muscler sans arrêt la répression, montrent qu’elles ont compris que cela allait devenir de plus en plus compliqué pour elles au fur et à mesure que le techno-capitalisme va se retrouver confronté aux problèmes qu’il crée. Ceci car seule la stabilité du système leur permet de garantir que les peuples ne se révoltent pas. Avec l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables, le réchauffement climatique et le massacre de notre seule source de Vie, elles savent que c’est déjà en train de partir en vrille et que pour le moment, ce sont elles qui mènent le bal. Pour ça aussi, il est important de stopper ce mode de vie le plus vite possible.