TraÂducÂtion d’un article iniÂtiaÂleÂment publié (en anglais) sur le site d’OÂrion en octobre 2011.
La desÂtrucÂtiÂviÂté de la culture domiÂnante — la civiÂliÂsaÂtion indusÂtrielle — repose sur tout un évenÂtail de facÂteurs, parÂmi lesÂquels figure le manque d’iÂmaÂgiÂnaÂtion. J’ai beauÂcoup penÂsé à cela après la catasÂtrophe nucléaire de FukuÂshiÂma, notamÂment après avoir lu trois réacÂtions assez typiques, dont chaÂcune faiÂsait montre de moins d’imagination que la préÂcéÂdente.
La preÂmière était celle de George MonÂbiot, un fervent miliÂtant du mouÂveÂment pour le cliÂmat qui, dix jours, à peine, après le tremÂbleÂment de terre et le tsuÂnaÂmi, écriÂvait dans le GuarÂdian : « En conséÂquence du désastre de FukuÂshiÂma, je ne suis plus neutre vis-à -vis du nucléaire. Je souÂtiens désorÂmais cette techÂnoÂloÂgie. » D’après lui, cette catasÂtrophe — des émisÂsions masÂsives de radiaÂtions hauÂteÂment toxiques — n’était pas liée à la proÂducÂtion et au stoÂckage rouÂtiÂniers de matéÂriaux hauÂteÂment radioÂacÂtifs, mais découÂlait d’une catasÂtrophe natuÂrelle comÂbiÂnée à « un legs de mauÂvaise concepÂtion et d’économies de bouts de chanÂdelle ». Si les capiÂtaÂlistes conceÂvaient un peu mieux ce monsÂtrueux proÂcesÂsus, semble-t-il croire, ils pourÂraient contiÂnuer à proÂduire et à stoÂcker des matéÂriaux hauÂteÂment radioÂacÂtifs sans généÂrer d’accident. Des affirÂmaÂtions simiÂlaires furent forÂmuÂlées après l’accident d’Oak Ridge, après celui de WindÂscale, après celui de Three Mile Island et celui de TcherÂnoÂbyl. Depuis le temps, on aurait du comÂprendre. Comme on aurait du comÂprendre qu’il n’y a pas besoin de beauÂcoup d’imagination pour s’apercevoir que la reproÂducÂtion rouÂtiÂnière d’actions ausÂsi incroyaÂbleÂment danÂgeÂreuses que le stoÂckage intenÂtionÂnel de matéÂriaux hauÂteÂment toxiques et radioÂacÂtifs implique que leur évenÂtuelle fuite, catasÂtroÂphique, n’est pas tant acciÂdenÂtel qu’inéluctable, et que la quesÂtion de savoir si cela peut arriÂver se voit remÂplaÂcée par quand, à quelle fréÂquence, et avec quels impacts.
Le second comÂmenÂtaire que j’ai lu émaÂnait de quelqu’un qui n’avait pas la chance qu’a George MonÂbiot de vivre aux antiÂpodes de ce bourÂbier radioÂacÂtif. À la fin du mois de mars, un membre de l’organe de contrôle nucléaire japoÂnais indiÂqua au Wall Street JourÂnal que le Japon ne remetÂtrait pas en quesÂtion l’énergie nucléaire à la suite de FukuÂshiÂma, parce que « le Japon ne pourÂrait pas contiÂnuer sans l’énergie nucléaire pour couÂvrir ses besoins énerÂgéÂtiques actuels ». Il expliÂqua qu’une réducÂtion imporÂtante de leur proÂducÂtion d’énergie nucléaire entraiÂneÂrait des blaÂckouts, puis ajouÂta : « Je crois que perÂsonne ne peut imaÂgiÂner la vie sans élecÂtriÂciÂté ». Sa réacÂtion est tout sauf surÂpreÂnante. La pluÂpart des exploiÂteurs ne peuvent imaÂgiÂner leur vie sans les avanÂtages qu’ils tirent de leur exploiÂtaÂtion, et, plus imporÂtant encore, ils ne peuvent imaÂgiÂner que quiÂconque puisse conceÂvoir de vivre d’une manière moins abuÂsive qu’eux. BeauÂcoup de proÂpriéÂtaires d’esclaves ne peuvent pas imaÂgiÂner leurs vies sans ceux qu’ils asserÂvissent quoÂtiÂdienÂneÂment. BeauÂcoup de proxéÂnètes ne peuvent pas imaÂgiÂner leurs vies sans les femmes qu’ils prosÂtiÂtuent. BeauÂcoup d’agresseurs sexuels ne peuvent pas imaÂgiÂner leurs vies sans ceux dont ils abusent quoÂtiÂdienÂneÂment. Et beauÂcoup de droÂgués ne peuvent imaÂgiÂner leurs vies sans drogues, qu’il s’agisse d’héroïne, de crack, de téléÂviÂsion, d’internet, de priÂviÂlèges, de pouÂvoir, de croisÂsance écoÂnoÂmique, d’escalade techÂnoÂloÂgique, d’électricité, ou de la civiÂliÂsaÂtion indusÂtrielle.
Le manque d’imagination dont cela témoigne est stuÂpéÂfiant. Les humains ont vécu sans généÂraÂtion indusÂtrielle d’électricité penÂdant la quaÂsi-totaÂliÂté de leur exisÂtence. D’ailleurs, sans elle, nous avons prosÂpéÂré sur tous les contiÂnents, sauf en AntarcÂtique. Et penÂdant presque tout ce temps, la majoÂriÂté des humains ont vécu de manière souÂteÂnable, et conforÂtable. N’oublions pas les nomÂbreux peuples indiÂgènes traÂdiÂtionÂnels (plus enviÂron 2 milÂliards d’autres perÂsonnes) qui vivent aujourd’hui encore sans élecÂtriÂciÂté. Ce resÂponÂsable japoÂnais manque telÂleÂment d’imagination qu’ils ne parÂvient même pas à conceÂvoir qu’ils existent.
Dans son article du GuarÂdian, George MonÂbiot pose d’importantes quesÂtions concerÂnant la vie sans élecÂtriÂciÂté indusÂtrielle : « ComÂment faire foncÂtionÂner nos usines texÂtiles, nos briÂqueÂteÂries, nos hauts fourÂneaux, et nos transÂports ferÂroÂviaires élecÂtriques — sans parÂler des proÂcesÂsus indusÂtriels comÂplexes ? En insÂtalÂlant des panÂneaux solaires sur les toits ? » Mais il parÂvient à une concluÂsion illoÂgique : « Au moment où vous comÂpreÂnez les besoins de l’économie gloÂbale, vous cesÂsez de chéÂrir la proÂducÂtion d’énergie locale. » Eh bien non. Au moment où vous comÂpreÂnez les besoins de l’économie gloÂbale, c’est elle que vous cesÂsez de chéÂrir, ainÂsi que ses besoins sysÂtéÂmaÂtiques d’exploitation et de desÂtrucÂtion qui ravagent la plaÂnète.
Il est dément de faire pasÂser des usines texÂtiles, des briÂqueÂteÂries, des hauts fourÂneaux, des transÂports ferÂroÂviaires élecÂtriques et des proÂcesÂsus indusÂtriels comÂplexes avant une plaÂnète vivante. Notre capaÂciÂté à imaÂgiÂner est si atroÂphiée que nous ne pouÂvons pas même conceÂvoir ce qui se proÂduit sous nos yeux.
PourÂquoi est-il inimaÂgiÂnable, impenÂsable ou absurde de disÂcuÂter de l’élimination de l’électricité, et pourÂquoi n’est-il pas inimaÂgiÂnable, impenÂsable ou absurde de disÂcuÂter de l’extinction des grands singes, des félins, des sauÂmons, des colombes voyaÂgeuses, des courÂlis esquiÂmaux, des serÂpents de mer à nez court, et des comÂmuÂnauÂtés de récifs coralÂliens ? Et pourÂquoi l’extinction des humains autochÂtones, d’autres vicÂtimes de ce mode de vie (qui, pour beauÂcoup, vivent sans ou avec très peu d’électricité), est-elle égaÂleÂment conceÂvable ? Ce manque d’imagination est non seuleÂment dément, mais ausÂsi proÂfonÂdéÂment immoÂral.
ImaÂgiÂnez un moment que nous ne soufÂfrions pas de ce manque d’imagination. ImaÂgiÂnez un membre du gouÂverÂneÂment déclaÂrer non pas qu’il ne peut pas imaÂgiÂner vivre sans élecÂtriÂciÂté, mais qu’il ne peut pas imaÂgiÂner vivre avec elle, qu’il ne peut pas imaÂgiÂner vivre dans un monde sans ours polaires, dont la mère peut nager des cenÂtaines de kiloÂmètres aux côtés de son petit, puis, lorsqu’il fatigue, d’autres cenÂtaines de kiloÂmètres en le porÂtant sur son dos. ImaÂgiÂnez un membre du gouÂverÂneÂment… non, imaÂgiÂnez pluÂtôt que nous soyons tous d’accord pour dire que nous ne pouÂvons pas imaÂgiÂner vivre sans gorÂfous sauÂteurs (au moment où j’écris ces lignes, la plus grande aire de reproÂducÂtion des gorÂfous, qui sont en voie d’extinction, est menaÂcée par un déverÂseÂment d’hyÂdroÂcarÂbures). ImaÂgiÂnez que nous affirÂmions ne pas pouÂvoir imaÂgiÂner vivre sans les incroyables batÂteÂments d’ailes et les incroyables plonÂgeons des chauves-souÂris, et que nous ne pouÂvons imaÂgiÂner vivre sans entendre les chants des greÂnouilles au prinÂtemps. ImaÂgiÂnez que nous affirÂmions que nous ne pouÂvons pas vivre sans la grâce solenÂnelle des triÂtons, sans le vol enjoué des bourÂdons (cerÂtaines régions de la Chine sont telÂleÂment polÂluées que tous les polÂliÂniÂsaÂteurs sont morts, ce qui signiÂfie que toutes les plantes à fleurs sont mortes, ce qui signiÂfie que des cenÂtaines de milÂlions d’années d’évolution ont été détruites). ImaÂgiÂnez que ce ne soit pas de cette culture desÂtrucÂtrice — et de ses usines texÂtiles, de ses briÂqueÂteÂries, de ses hauts fourÂneaux, de ses transÂports ferÂroÂviaires élecÂtriques et de ses proÂcesÂsus indusÂtriels comÂplexes — dont nous ne pouÂvions nous pasÂser, mais du monde phyÂsique réel.
ComÂment agiÂrions-nous, et réagiÂrions-nous, si non seuleÂment nous disions cela, mais si nous le penÂsions sérieuÂseÂment ? ComÂment agiÂrions-nous, et réagiÂrions-nous, si nous n’étions pas fous (c’est-à -dire déconÂnecÂtés de la réaÂliÂté phyÂsique) ? PourÂquoi est-ce si difÂfiÂcile de comÂprendre que les humains peuvent surÂvivre (et ont surÂvéÂcu) relaÂtiÂveÂment bien sans écoÂnoÂmie indusÂtrielle, mais qu’une écoÂnoÂmie indusÂtrielle — et n’importe quelle écoÂnoÂmie, d’ailleurs — ne peut surÂvivre sans une plaÂnète vivante ?
En vériÂté, le resÂponÂsable japoÂnais, ainÂsi que tous ceux qui affirment ne pas pouÂvoir imaÂgiÂner vivre sans élecÂtriÂciÂté, feraient bien de comÂmenÂcer à essayer, surÂtout parce que la proÂducÂtion indusÂtrielle d’électricité n’est pas souÂteÂnable — que l’on parle de charÂbon, d’hydroélectricité, de solaire ou d’éolien indusÂtriels —, ce qui signiÂfie qu’un jour, qui plus est relaÂtiÂveÂment proche, les gens devront non seuleÂment imaÂgiÂner vivre sans élecÂtriÂciÂté, mais qu’ils devront égaÂleÂment vivre sans élecÂtriÂciÂté, aux côtés des 2 milÂliards et plus qui s’en passent déjà . À proÂpos de cette persÂpecÂtive, voiÂci ce qu’un Hapa (une perÂsonne à moiÂtié d’origine hawaïenne) m’a récemÂment expliÂqué : « BeauÂcoup d’entre nous ne font que prendre leur mal en patience en attenÂdant de retourÂner aux modes de vie des anciens. Il ne peut resÂter que quelques décenÂnies à attendre, tout au plus. Ici, nous nous en sommes très bien sorÂtis sans micro-ondes, sans popÂcorn, sans tonÂdeuses et sans jet skis ».
Ce qui me mène au troiÂsième article que j’ai lu, intiÂtuÂlé « Qu’êtes-vous prêt à sacriÂfier pour abanÂdonÂner l’énergie nucléaire ? ». Son auteur parÂlait, à l’insÂtar du resÂponÂsable japoÂnais et de George MonÂbiot, de l’importance de garanÂtir une source d’énerÂgie bon marÂché pour l’économie indusÂtrielle. Mais il avait tout faux. La vraie quesÂtion est : qu’êtes-vous prêt à sacriÂfier pour perÂmettre la contiÂnuaÂtion de la proÂducÂtion d’énerÂgie nucléaire ? Et, plus généÂraÂleÂment : qu’êtes-vous prêt à sacriÂfier pour perÂmettre la contiÂnuaÂtion de ce mode de vie indusÂtriel ?
Étant donÂné que la proÂducÂtion indusÂtrielle d’électricité est insouÂteÂnable, et étant donÂné que beauÂcoup de non-humains et beauÂcoup d’humains meurent et mourÂront à cause d’elle, une autre quesÂtion se pose : que resÂteÂra-t-il du monde lorsque le réseau s’éteindra ? Je ne sais pas pour vous, mais je préÂfère vivre sur une plaÂnète saine et en mesure de souÂteÂnir la vie pluÂtôt que sur une plaÂnète qui resÂsemble aux régions désoÂlées où sont extraites les terres rares et les autres matières preÂmières nécesÂsaires à la construcÂtion des routes, des gratte-ciels, des panÂneaux solaires, des éoliennes, des cenÂtrales nucléaires, etc.
DerÂrick JenÂsen
TraÂducÂtion : NicoÂlas Casaux
ÉdiÂtion & RéviÂsion : FausÂto GiuÂdice
Pour aller plus loin :
Vous avez réagi à cet article !
Afficher les commentaires Hide commentsMerÂci beauÂcoup pour cette traÂducÂtion.
[…] Lire la suite […]
MerÂci pour l’arÂticle et pour la traÂducÂtion qui lui donne forÂcéÂment, cette brillance.
Des textes révoÂluÂtionÂnaires se sucÂcèdent depuis l’an 2000, une date de départ « praÂtique » pour aborÂder l’uÂniÂverÂsaÂliÂté des connaisÂsances sur les nuiÂsances via les réseaux sociaux que l’on pourÂrait croire utiles pour strucÂtuÂrer un solide échaÂfauÂdage visant à bâtir une penÂsée comÂmune pour le seul bien de l’huÂmaÂniÂté dont le subÂstrat oriÂgiÂnel est à jamais indisÂsoÂciable.
Alors pourÂquoi, plus les concepts s’éÂpaisÂsissent à traÂvers des réflexions strucÂtuÂrées et abouÂties à visée salÂvaÂtrice pour l’enÂsemble des espèces, dans l’esÂpoir de retrouÂver les odeurs d’huÂmus des forêts et des praiÂries en fleurs, plus il est facile d’acÂcéÂder sans forÂcer à un proÂfond désesÂpoir ? Car si on comÂpiÂlait l’enÂsemble des envoÂlées merÂveilleuÂseÂment natuÂrelles, la totaÂliÂté des appels à la vie éterÂnelle via une décroisÂsance heuÂreuse, les hurÂleÂments nécesÂsaires visant à lutÂter contre les tenÂtaÂcules empoiÂsonÂnées du capiÂtal, on écriÂrait LE livre, celui qui serÂviÂrait de constiÂtuÂtion, de charte uniÂverÂselle, de code des lois, de code civil, de code du traÂvail … Des études à foiÂson dont aucune méthode ne se dégage, horÂmis nos « petites manies indiÂviÂduelles » de coliÂbris dépluÂmés …
Je ne peux m’empêcher de citer un pasÂsage étayant mon proÂpos me renÂvoyant inéÂlucÂtaÂbleÂment à la radiÂcaÂliÂté et m’empêchant défiÂniÂtiÂveÂment de « faire sociéÂté » suiÂvant l’exÂpresÂsion consaÂcrée : « BeauÂcoup d’entre nous ne font que prendre leur mal en patience en attenÂdant de retourÂner aux modes de vie des anciens. Il ne peut resÂter que quelques décenÂnies à attendre, tout au plus ». Si j’aÂvais des décenÂnies, j’aÂchèÂteÂrais volonÂtiers cette idée géniale avec ma monÂnaie locale …