Le coût (in-)humain du « progrès » : J’ai avalé une lune de fer (& d’autres poèmes de Xu Lizhi)

Le texte et les poèmes qui suivent sont tirés du livre « La machine
est ton sei­gneur et ton maître »
, publié aux Édi­tions Agone en 2015.

Xu Lizhi, travailleur migrant et poète

« J’ai avalé une lune de fer »

Sala­rié du groupe Fox­conn âgé de 24 ans, Xu Liz­hi s’est sui­ci­dé le 3o sep­tembre 2014 à Shenz­hen. En hom­mage à ce tra­vailleur migrant-poète, l’équipe du blog Nao a publié sa bio­gra­phie, parue dans le Shenz­hen Eve­ning News, ain­si que quelques-uns de ses poèmes : « Nous vou­lons rendre hom­mage à Xu, faire connaître une par­tie de son superbe tra­vail lit­té­raire et faire prendre conscience au public que la dure­té des condi­tions de vie, les luttes et les reven­di­ca­tions des tra­vailleurs migrants chi­nois (à Fox­conn mais aus­si ailleurs) n’ont pas ces­sé depuis le large écho média­tique sus­ci­té en 2010 par les dix-huit ten­ta­tives de sui­cide ayant cau­sé qua­torze morts chez les tra­vailleurs de Fox­conn. Les habi­tués des lieux rap­portent que suite à cela, si la fré­quence des sui­cides a bais­sé (prin­ci­pa­le­ment du fait des filets ins­tal­lés par Fox­conn pour empê­cher des ouvriers de sau­ter depuis les dor­toirs, et des résis­tances col­lec­tives qui ont vu le jour), les sui­cides conti­nuent. En incluant Xu Liz­hi, au moins huit cas ont été rap­por­tés par les médias depuis 2010, mais de nom­breux autres n’auraient pas été ren­dus publics. »

Nécro­lo­gie

En 2010, Xu Liz­hi quit­tait sa mai­son du vil­lage rural de Jieyang, pro­vince du Guang­dong, pour venir tra­vailler à l’usine d’électronique de Fox­conn, à Shenz­hen, où débute ain­si sa vie de tra­vailleur à la chaîne. De 2012 à février 2014, plus de trente de ses écrits ont été publiés dans le jour­nal interne de Fox­conn, Fox­conn People, notam­ment des poèmes, articles, cri­tiques de films et revues de presse. Xu Liz­hi a fait figu­rer les titres de ces écrits sur son blog dans un post inti­tu­lé « Com­ment un jour­nal m’a aidé à mûrir », indi­quant sa gra­ti­tude pour ce qui a ser­vi de pla­te­forme à ses aspi­ra­tions littéraires.

La plu­part des pre­miers poèmes de Xu sont des des­crip­tions du tra­vail à la chaîne. Dans « L’atelier, là où ma jeu­nesse est res­tée en plan », il décrit ses condi­tions d’alors :

« Face à la chaîne, des dizaines de mil­liers de tra­vailleurs migrants sont ali­gnés comme des mots sur une page / “Plus vite, pres­sez- vous !” / Debout par­mi eux, j’entends le contre­maître aboyer. » Il sen­tait qu’« Une fois qu’on a mis un pied dans l’atelier / Il n’y a plus qu’à se sou­mettre », et que sa jeu­nesse lui filait entre les doigts, qu’il ne pou­vait que « la regar­der jour et nuit se faire broyer / Ecra­ser, polir, mou­ler / Pour quelques billets mes­quins qui passent pour un salaire. »

Au début, Xu Liz­hi a eu des dif­fi­cul­tés à s’adapter au balan­cier constant entre horaire de jour et horaire de nuit. Dans un autre poème, il se décrit face à la chaîne, « Droit comme de l’acier, les mains en sur­saut. Com­bien de jours, de nuits / Me suis-je vu exac­te­ment comme ça tom­ber de som­meil debout ? » Il décrit sa vie de tra­vail épui­sant : « Par­cou­rir mes veines, atteindre enfin la pointe de mon sty­lo / S’enraciner dans la feuille. Ces mots qu’on ne peut lire / Qu’avec un cœur de tra­vailleur migrant. »

Xu dit un jour qu’il n’avait jamais mon­tré sa poé­sie à ses parents ni à d’autres parents : « Parce que c’est quelque chose de dou­lou­reux ; je ne veux pas qu’ils voient ça. »

Bien qu’il n’ait vécu à Shenz­hen que quelques années, il s’identifiait pro­fon­dé­ment à la ville. « Tout le monde vou­drait pou­voir creu­ser des racines dans la ville », explique-t-il, mais la plu­part des tra­vailleurs migrants-poètes écrivent quelques années puis s’en retournent à la cam­pagne, se marient et ont des enfants ; Xu Liz­hi vou­lait échap­per à ce sort. Il essaya de mon­ter un com­merce de rue avec un ami, sans suc­cès. Il cher­cha aus­si à être trans­fé­ré de la chaîne de mon­tage à un poste dans la logis­tique, où il aurait eu plus de liberté.

En février, Xu quitte son emploi à Fox­conn et démé­nage à Suz­hou, dans le Jiang­su. Sa petite amie y tra­vaillait, explique son ami et col­lègue Zheng, mais appa­rem­ment le séjour se passe mal. À son retour, Xu raconte qu’il n’a pas réus­si à trou­ver du tra­vail, sans entrer dans les détails. Six mois plus tard, il se réins­talle à Shenz­hen. Dans une ancienne inter­view, Xu avait décla­ré qu’il ado­rait cette ville, tirait beau­coup de plai­sir de sa grande librai­rie cen­trale et ses biblio­thèques publiques. Dans son Jieyang rural, il n’y avait que quelques petites librairies :

« Même quand j’essayais de com­man­der des livres sur Inter­net, on ne pou­vait pas les livrer [à son adresse en rase cam­pagne]. » Du fait de son amour pour les livres, dès son retour à Shenz­hen, début sep­tembre, il com­mence par pos­tu­ler à la grande librai­rie cen­trale. Quand il tra­vaillait à Fox­conn, se sou­vient Zheng, Xu lui avait dit que son rêve était de deve­nir libraire. Mal­heu­reu­se­ment, il n’obtient pas le poste, ce qu’il vit comme une pro­fonde décep­tion. Deux ans plus tôt, répon­dant à un appel à can­di­da­tures, Xu avait ten­té de deve­nir biblio­thé­caire au centre de docu­men­ta­tion pour sala­riés de Fox­conn, mais n’avait pas été pris non plus. […] 

Xu avait besoin d’argent, si bien qu’après ces décon­ve­nues il retourne à Fox­conn le 29 sep­tembre, où il est affec­té au même ate­lier qu’avant. Cela aurait dû être un nou­veau départ, mais ça ne le fut pas. Le soir même, en chat­tant sur Inter­net avec Zheng, il men­tionne que quelqu’un lui a trou­vé un autre tra­vail qui pour­rait lui per­mettre de quit­ter à nou­veau Foxconn.

LI FEI & ZHANG XIAOQIO


Quelques poèmes de Xu Lizhi

Sur mon lit de mort

30 sep­tembre 2014

Je veux jeter encore un coup d’œil à l’océan, voir l’immensité de ma demi-vie de larmes
Je veux esca­la­der encore une mon­tagne, pour essayer de faire reve­nir l’âme que j’ai perdue
Je veux effleu­rer encore une fois le ciel, sen­tir l’infinie déli­ca­tesse de ce bleu
Puisque tout cela m’est impos­sible, je vais devoir quit­ter ce monde

Ceux qui me connaissent
Ne doivent pas s’étonner de mon départ
Encore moins sou­pi­rer ou s’affliger
Mon arri­vée s’est bien pas­sée, je par­ti­rai de même.

Som­meil debout

20 août 2011

La feuille devant mes yeux vire len­te­ment au jaune
Avec mon sty­lo je la cisèle d’un noir irrégulier
Rem­pli de mots du travail
…Ate­lier, chaîne de mon­tage, machine, badge, heures sup’, salaire…
Ils m’ont incul­qué la docilité
Je ne peux pas crier ou me révolter
me plaindre ou accuser
Je ne fais que sup­por­ter en silence l’épuisement
La pre­mière fois que je suis venu ici
Je ne pen­sais qu’à cette enve­loppe grise du dix de chaque mois
qui me sou­la­ge­rait enfin
Il m’a fal­lu pour ça arron­dir mes angles, arron­dir mes mots
Renon­cer à m’absenter, renon­cer à m’absenter pour cause de mala­die ou pour rai­sons personnelles
Ne pas être en retard, ne pas par­tir plus tôt
Devant la chaîne je me tenais droit comme de l’acier, les mains en sursaut
Com­bien de jours, de nuits
Me suis-je vu — exac­te­ment comme ça — m’endormir debout ?

Une vis tombe par terre

9 jan­vier 2014

Une vis tombe par terre
Dans cette nuit noire des heures supplémentaires
Plon­geon ver­ti­cal, on l’entend à peine atterrir
Per­sonne ne le remarquera
Tout comme la der­nière fois
Une nuit comme celle-ci
Quand quelqu’un s’est jeté
Dans le vide.

Le der­nier cimetière

21 décembre 2011 

Les cris d’oiseaux de la machine qui s’assoupit
Le fer malade enfer­mé à double tour dans l’atelier
Les salaires plan­qués der­rière les rideaux
Comme l’amour que les jeunes ouvriers enfouissent au plus pro­fond de leurs cœurs
Pas le temps d’ouvrir la bouche, les sen­ti­ments sont pulvérisés.
Ils ont des esto­macs cui­ras­sés d’acier
Rem­plis d’acides épais, sul­fu­rique ou nitrique
L’industrie s’empare de leurs larmes avant qu’elles ne coulent
Les heures défilent, les têtes se perdent dans le brouillard,
La pro­duc­tion pèse sur leur âge, la souf­france fait des heures sup­plé­men­taires jour et nuit,
L’esprit encore vivant se cache
Les machines-outils arrachent la peau
Et pen­dant qu’on y est, un pla­quage sur une couche d’alliage d’aluminium.
Cer­tains sup­portent, la mala­die emporte les autres
Je som­nole au milieu d’eux, je monte la garde sur
Le der­nier cime­tière de notre jeunesse.

Le voyage de ma vie est encore loin d’être terminé

13 juillet 2014

C’est quelque chose d’inattendu
Le voyage de ma vie
Est loin d’être fini
Mais il va s’interrompre à mi-chemin
Ce n’est pas comme si une telle détresse
N’avait pas exis­té avant
Sim­ple­ment elle n’arrivait pas
Aus­si soudainement
Aus­si férocement
Les luttes se suivent
Mais tout est vain
Je veux me sou­le­ver plus que n’importe qui
Mais mes jambes ne répondent pas
Mon esto­mac ne répond pas
Mon sque­lette entier ne répond pas
Je ne peux que res­ter allongé
Dans le noir, à envoyer
Un signal de détresse muet, encore et encore
Auquel me répond, encore et encore
L’écho du désespoir.

J’ai ava­lé une lune de fer

19 décembre 2013

J’ai ava­lé une lune de fer
Qu’ils appellent une vis
J’ai ava­lé ces rejets indus­triels, ces papiers à rem­plir pour le chômage
Les jeunes cour­bés sur les machines meurent prématurément
J’ai ava­lé la pré­ci­pi­ta­tion et la dèche
Ava­lé les pas­sages pié­tons aériens,
Ava­lé la vie cou­verte de rouille
Je ne peux plus avaler
Tout ce que j’ai ava­lé s’est mis à jaillir de ma gorge comme un torrent
Et déferle sur la terre de mes ancêtres
En un poème infâme.

Chambre louée

2 décembre 2013

Un espace d’environ dix mètres carrés
Étri­qué et humide, où la lumière ne rentre pas de l’année
Là je mange, je dors, je chie, je réfléchis
Je tousse, j’ai des migraines, je vieillis, je tombe malade sans pour autant réus­sir à mourir
Sous la lumière jaune bla­farde je regarde ahu­ri dans le vide, riant bêtement
Je marche de long en large, je chante tout bas Je lis
J’écris des poèmes
Chaque fois que j’ouvre la fenêtre ou le portillon
J’ai l’air d’un mort qui ouvre très len­te­ment le cou­vercle de son cercueil.

En appre­nant le sui­cide de Xu Lizhi

1er octobre 2014

La perte de toute vie
Est la dis­pa­ri­tion d’un autre moi
Une autre vis s’est desserrée
Un autre frère du tra­vail migrant se jette du bâtiment
Tu meurs à ma place
J’écris des poèmes à ta place
Pen­dant ce temps, pen­dant que j’essaie de res­ser­rer les vis

C’est aujourd’hui le 65e anni­ver­saire de la nation
Qu’on va célé­brer dans la joie
Un autre toi de 24 ans se tient dans le cadre gris de la porte, avec ce petit sourire
Vents d’automne et pluie d’automne
Un père aux che­veux blancs, por­tant l’urne anthra­cite qui contient tes cendres, rentre chez lui d’un pas chancelant

ZHOU QIZAO col­lègue de Xu à Foxconn

Xu Liz­hi

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Pour aller plus loin :https://partage-le.com/2016/05/quels-sont-les-couts-humains-et-environnementaux-des-nouvelles-technologies-par-richard-maxwell-toby-miller/

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Il y a toutefois dans la civilisation moderne toute une série de fonctions compensatrices qui, loin de rendre possible une meilleure intégration, ne servent qu’à stabiliser l’état existant — et qui, en fin de compte, font partie de l’embrigadement même quelles sont censées combattre. La plus importante de ces institutions est sans doute le sport populaire. On peut définir ce genre de sport comme une pièce de théâtre dans laquelle le spectateur importe plus que l’acteur, et qui perd une bonne partie de son sens lorsqu’on joue le jeu pour lui-même. Le sport populaire est avant tout un spectacle.