Face aux déconstructeurs de l’humain (par Pièces et Main d’œuvre)

Le texte qui suit est un extrait du Mani­feste des chim­pan­zés du futur contre le trans­hu­ma­nisme (Édi­tions Ser­vice com­pris), rédi­gé par les anti-indus­triels de Pièces et Main d’œuvre. Un très bon livre (même si nous ne par­ta­geons par l’in­té­gra­li­té de leur argu­men­taire) que vous pou­vez vous pro­cu­rer en sui­vant ce lien.


VIII. FACE AUX DÉCONSTRUCTEURS DE L’HUMAIN

Quand on me pré­sente quelque chose comme un pro­grès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains.

GEORGE ORWELL

Com­ment en sommes-nous arri­vés là ? Com­ment la haine de l’humain s’est-elle bana­li­sée dans les consciences au point de rendre envi­sa­geable un futur post­hu­main ? En dix ans, le trans­hu­ma­nisme est pas­sé des films de science-fic­tion aux pages « Tech­no­lo­gie » des maga­zines. Pour­quoi ceux qui sont sup­po­sés culti­ver l’esprit cri­tique dans les milieux intel­lec­tuels, média­tiques ou mili­tants choi­sissent-ils au mieux d’ignorer l’agenda de la tech­no­cra­tie, au pire d’y sous­crire ? C’est un fait : les inhu­mains ont l’approbation, tacite ou assu­mée, de ceux qui sont cen­sés pen­ser et rares sont les protestations.

À l’automne 2011, tan­dis que nous publions notre enquête contre Cli­na­tec, labo­ra­toire gre­no­blois de l’homme-machine, paraît le numé­ro 75 de la revue Chi­mères (fon­dée par Gilles Deleuze et Félix Guat­ta­ri), titré « Deve­nir-hybride ». Cette concor­dance des temps révèle une frac­ture au sein de la gauche cri­tique, radi­cale ou liber­taire. Une frac­ture entre « tech­no-pro­gres­sistes » et « bio­con­ser­va­teurs » selon la typo­lo­gie trans­hu­ma­niste, entre humains d’origine ani­male et inhu­mains d’avenir machi­nal selon la nôtre. Pour le dire sim­ple­ment : les défen­seurs de l’humain ne trouvent que peu d’alliés dans l’ancien camp de l’émancipation poli­tique. Toute à sa traque des conser­va­teurs et des réac­tion­naires, la gauche pro­gres­siste accom­pagne et moto­rise la marche en avant tech­no-socié­tale, quitte à sacri­fier les Chim­pan­zés du futur. Orwell en savait quelque chose :

« Il est logique de fer­mer les yeux sur la tyran­nie et les mas­sacres une fois posé que le pro­grès est iné­luc­table. Si chaque époque est for­cé­ment meilleure que la pré­cé­dente, alors toutes les folies et tous les crimes qui font avan­cer le pro­ces­sus his­to­rique peuvent être justifiés. »

De l’inhumanisme postmoderne

Le numé­ro « Deve­nir-hybride » de Chi­mères s’ouvre sur un mani­feste en faveur de l’homme-machine. La « revue des schi­zoa­na­lyses » invite, contre le dis­cours sur les « craintes et […] rai­dis­se­ments dans un monde post-humain où les tech­no­lo­gies sont hors de contrôle », à suivre les pas de Michel Fou­cault, Gilles Deleuze et Félix Guat­ta­ri pour envi­sa­ger les nou­velles formes d’hybridation comme des

« voies d’accès à un corps non plus ‘pri­son’ ou ‘tom­beau’, mais ‘pla­teau’, région d’intensité conti­nue, qui ne se laisse pas arrê­ter par des fron­tières exté­rieures, (celles de la ‘nature’ ou de ‘l’organisme’) mais qui pro­cède par modu­la­tions, vibra­tions et varia­tions d’intensité. »

A l’heure de la conver­gence des tech­no­lo­gies, quand sortent des labo­ra­toires les dis­po­si­tifs concrets d’hybridation du vivant et de l’inerte, les héri­tiers des théo­ri­ciens de la décons­truc­tion voient enfin se maté­ria­li­ser leurs fan­tasmes fusion­nels. Ce n’est pas seule­ment que ces pen­seurs sont de leur temps, c’est que leurs idées sont par­tout, en dépit de leurs pré­ten­tions pseudo-subversives.

Les idées ont des consé­quences maté­rielles. Une géné­ra­tion de maîtres à pen­ser, dans l’élan du struc­tu­ra­lisme, a mar­te­lé l’urgence de « réduire en cendres le mythe phi­lo­so­phique (théo­rique) de l’homme » (Althus­ser, 1965), assu­rant avec Foucault

« [qu’]il n’y a pas à s’émouvoir par­ti­cu­liè­re­ment de la fin de l’homme : elle n’est que le cas par­ti­cu­lier, ou si vous vou­lez une des formes visibles d’un décès beau­coup plus géné­ral. Je n’entends pas par cela la mort de Dieu, mais celle du Sujet, du Sujet majus­cule, du sujet comme ori­gine et fon­de­ment du Savoir, de la Liber­té, du Lan­gage et de l’Histoire. »

Si l’on pense ce que l’on écrit, et si l’on approuve ces mots, on n’a pas à s’émouvoir par­ti­cu­liè­re­ment de l’avènement du post­hu­main ni de l’intelligence arti­fi­cielle, ni d’ailleurs des menaces éco­lo­giques du tech­no-capi­ta­lisme. À la dif­fé­rence d’un Gün­ther Anders, les post-struc­tu­ra­listes ne se sont jamais inquié­tés des risques de dis­pa­ri­tion de l’homme. Il est cohé­rent que l’exécuteur tes­ta­men­taire de Fou­cault, Fran­çois Ewald, pour­fende le prin­cipe de précaution.

« Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trou­vé notre CsO [NdA : Corps sans organes], pas assez défait notre moi. […] Le plan de consis­tance ignore […] toute dif­fé­rence entre l’artificiel et le natu­rel. […] Il n’y a pas de bio­sphère, de noo­sphère, il n’y a par­tout qu’une seule, et même Mécanosphère, »

clament Deleuze et Guat­ta­ri, publi­ci­taires enjoués de la dis­so­lu­tion des indi­vi­dus dans le tech­no­tope. Et Lacan d’enfoncer l’électrode, en assu­rant que la psy­ché n’a pas d’ancrage bio­lo­gique et que

« Le monde sym­bo­lique, c’est le monde de la machine. »

Le psy­cha­na­lyste qui a fas­ci­né une géné­ra­tion d’intellectuels et de mili­tants de gauche deve­nus les maîtres de l’heure a dic­té le dis­cours trans­hu­ma­niste qu’un Marc Roux régur­gite aujourd’hui, vati­ci­nant sur une pen­sée consciente qui serait

« non plus […] le pro­duit du vivant, mais le pro­duit d’elle-même. Elle pour­rait alors s’émanciper en grande par­tie de la fra­gi­li­té du vivant bio­lo­gique originel. »

Les auteurs qui, de longue date, ont célé­bré les « Deve­nirs non humains de l’homme » ont labou­ré les consciences pour les inhumains.

D’où le titre du livre de PMO.

Pro­pul­sée par son suc­cès sur les cam­pus amé­ri­cains, cette French Theo­ry enva­hit le pou­voir poli­tique, média­tique et uni­ver­si­taire aus­si bien que les milieux contes­ta­taires, asso­cia­tifs ou « radi­caux ». Sciences humaines et cercles mili­tants se gar­ga­risent d’hybri­da­tion, de mul­ti­pli­ci­té, d’indif­fé­ren­cia­tion, de décons­truc­tion. Jacques Der­ri­da, for­geant, ce der­nier terme, veut adap­ter en fran­çais le mot hei­deg­ge­rien de Des­truk­tion. Il choi­sit décons­truc­tion, explique-t-il, en rai­son de sa « por­tée “machi­nique”. Cette asso­cia­tion me parut très heu­reuse ». On ne sau­rait mieux dire.

Selon ce nou­veau para­digme, l’homme est une vue de l’esprit (mais de quel esprit ? Et logé ?), une construc­tion, et l’individu, une illu­sion, comme toute réa­li­té. Nul ne peut pré­tendre pen­ser et agir par lui-même. Il faut, disent les post­mo­dernes, décons­truire les grands récits et la méta­phy­sique, le lan­gage, l’identité, et avant tout le sujet auto­nome héri­té des Lumières, afin de lut­ter « contre toutes les formes de domi­na­tion » issues d’une vision uni­ver­sa­liste occi­den­tale, bour­geoise et colo­ni­sa­trice dudit sujet. La fémi­niste fou­cal­dienne amé­ri­caine Judith But­ler pro­pose donc pour en finir

« rien de moins que la recons­truc­tion de la réa­li­té, la recons­truc­tion de l’humain. »

Arro­seurs arro­sés, les mêmes s’indignent aujourd’hui, en toute hypo­cri­sie, des « faits alter­na­tifs » et de la « post-véri­té » des par­ti­sans de Donald Trump, des prêches reli­gieux et des lob­byistes indus­triels. Qui leur a ensei­gné qu’il n’y avait pas de vérité ?

À l’opposé de la pen­sée liber­taire des Ellul et Char­bon­neau qu’ils ignorent, les théo­ri­ciens post-struc­tu­ra­listes adaptent les fon­de­ments concep­tuels du « para­digme cyber­né­tique » domi­nant. Comme le montre Céline Lafon­taine, celui-ci oriente désor­mais à la fois la recherche scien­ti­fique et les sciences humaines et sociales vers un monde entiè­re­ment objec­ti­vé, quan­ti­fiable, tech­ni­ci­sé. La pen­sée étant un pur pro­ces­sus infor­ma­tion­nel (trai­te­ment des don­nées, rétro­ac­tion), la sub­jec­ti­vi­té n’existe pas plus que le for intérieur.

Dans la fou­lée de la bio­lo­gie molé­cu­laire, la « deuxième cyber­né­tique » déve­lop­pée dans les années 1950 décrit l’homme comme un sys­tème auto-orga­ni­sa­teur com­plexe, dénué d’autonomie et de libre arbitre. Au contraire, dit le bio­lo­giste Hen­ri Atlan — futur pro­mo­teur de l’utérus artificiel —,

« le vou­loir se situe dans nos cel­lules, au niveau très pré­ci­sé­ment de leurs inter­ac­tions avec tous les fac­teurs aléa­toires de l’en­vi­ron­ne­ment. C’est là que l’avenir se construit […]. Ce sont les choses qui parlent et absent à tra­vers nous comme à tra­vers d’autres systèmes ; »

On entend ici l’écho de Foucault :

« Avant toute exis­tence humaine, il y aurait déjà un savoir, un sys­tème que nous redé­cou­vrons. Notre pen­sée, notre vie, notre manière d’être […] font par­tie de la même orga­ni­sa­tion sys­té­ma­tique et donc relèvent des mêmes caté­go­ries que le monde scien­ti­fique et technique. »

La chose qui parle et agit à tra­vers les cher­cheurs et les phi­lo­sophes post­mo­dernes, c’est le réduc­tion­nisme et le rela­ti­visme. L’individu est réduc­tible à l’information qu’échangent ses cel­lules avec son envi­ron­ne­ment, sa sub­jec­ti­vi­té à des états adap­ta­tifs et des appar­te­nances variables, l’humanité à un agré­gat d’entités éparses, por­teuses de « micro-récits » (Lyo­tard). Tout est affaire d’agencement des « briques de base », comme pour les tech­no­lo­gies conver­gentes : le nano­monde post­hu­main maté­ria­lise la pen­sée postmoderne.

Les épi­gones 3.0 de la French Theo­ry peuvent mettre à jour les logi­ciels de la pen­sée « cri­tique », à grand ren­fort de mul­ti­tudes en lutte contre « l’Empire » mul­ti­po­laire, de « nou­veau corps » construit pour affron­ter le capi­ta­lisme, ou d’une cyber-démo­cra­tie hori­zon­tale, inter­ac­tive, renou­ve­lable et post­car­bone à la Jere­my Rif­kin, ils n’en sont pas moins, à leur tour, des acti­vistes de la cybernétique.

Voyez com­ment s’allient inhu­mains et décons­truc­teurs. Au col­loque trans­hu­ma­niste de Paris en 2014, une jeune socio­logue, Syl­vie Allouche, pré­sente ses recherches sur « les enjeux socio-poli­tiques de l’anthropotechnique à tra­vers la science-fic­tion ». Elle recom­mande à ses hôtes le tra­vail sur les ima­gi­naires pour séduire les esprits :

« La science-fic­tion est un bon outil à condi­tion de choi­sir les bons auteurs. »

L’étude du Meilleur des mondes et de 1984 à l’école est une catas­trophe, déplore-elle, en rai­son d’une mau­vaise lec­ture : nous pro­je­tons sur les habi­tants du Meilleur des mondes une pitié inap­pro­priée. Adap­tés à leur monde, ceux-ci sont en fait très heu­reux. « Notre juge­ment sur ce qui est bon et digne est pater­na­liste et colo­nia­liste » : telle est la leçon décons­truite. Qui suis-je pour juger du bon­heur de l’autre ? S’il est adap­té à sa condi­tion de cyborg, d’Epsilon ou d’augmenté du bulbe, qu’ai-je à dire ? Dans le monde rela­ti­viste des enti­tés fluc­tuantes et auto­cons­truites, nul ne peut se pro­je­ter en l’autre. Cha­cun son pro­blème. L’universel enfin abo­li, une vic­toire pour les postmodernes.

Syl­vie Allouche avoue cepen­dant une séquelle huma­niste : elle est cho­quée par l’excision. Com­ment une Occi­den­tale ose-t-elle juger de ce qui est bon et digne pour les Afri­caines ? Encore un effort pour décons­truire ce colo­nia­lisme nauséabond.

« Vrai­ment, je suis joli­ment content d’être un Alpha, parce que nous sommes bien supé­rieurs aux Béta et aux Gamma. »

L’hybridation comme refus de l’Autre

L’individu dis­sout ouvre la voie à toutes les hybri­da­tions. Le double éty­mon du mot « hybride » nous ren­seigne. Le latin ibri­da désigne le reje­ton du san­glier et de la truie, c’est-à-dire un orga­nisme issu du croi­se­ment de deux varié­tés, espèces ou genres dif­fé­rents. Le grec hybris (déme­sure) ajoute la dimen­sion vio­lente asso­ciée à la trans­gres­sion de limites. Celle-ci est, en fait, la véri­table quête des décons­truc­teurs et des trans­hu­ma­nistes. La créa­ture post­mo­derne ne connaît de limites ni à son enve­loppe cor­po­relle ni à ses dési­rs de toute-puis­sance, qu’aucune réa­li­té ne vient entra­ver — puisque le réel n’existe pas.

« L’intériorité et la pro­fon­deur de ce qui est, du réel, sont donc des pré­sup­po­si­tions issues d’un mythe Toute limite (ou ce qui se pré­sente comme telle) est une impos­ture, une approxi­ma­tion gros­sière, l’expression d’un code ou d’une loi ou une cap­ta­tion ima­gi­naire […] Il n’y a pas de bord qui ter­mine mon corps […] et où com­mence ce qui ne serait plus moi, »

assure le deleu­zien Domi­nique Ques­sa­da, puisque

« la science, en ana­ly­sant puis syn­thé­ti­sant des séquences de réel de plus en plus large, [crée] par là même un conti­nuum intime entre tous les élé­ments de l’Être. »

Conforme au pro­jet, cyber­né­tique, cette abo­li­tion de la dis­tinc­tion vivant/non vivant et du réel n’est en rien la décons­truc­tion d’un mythe, mais le résul­tat de la conver­gence tech­no­lo­gique qui hybride corps et sili­cium, monde social et tech­no­tope. On voit que la phi­lo­so­phie post­mo­derne est d’abord la légi­ti­ma­tion d’un fait accom­pli et un ren­ver­se­ment : ce n’est pas que nous détrui­sons le monde, c’est que vous aviez rêvé ce monde ; ce n’est pas que nous détrui­sons l’humain, c’est que l’humain n’existe pas.

L’insé­pa­ra­tion, comme pour bien des post­mo­dernes, est l’horizon défen­du par l’anthropologue et phi­lo­sophe Bru­no Latour, lui aus­si mili­tant de l’abolition des limites. Insé­pa­ra­tion entre humains et non-humains, entre homme et nature, entre homme et objets tech­no­lo­giques : pour Latour, l’interconnexion règne et jus­ti­fie aus­si bien la fabri­ca­tion de « monstres » tech­no­lo­giques qu’il nous faut apprendre à aimer, que la néga­tion de la nature comme réel don­né, dis­tinct du monde des hommes et digne d’être défen­du comme tel. La cible de Latour, ce sont les objec­teurs de crois­sance et les cri­tiques des tech­no­lo­gies ; il a d’ailleurs rejoint, comme senior fel­low, le Break­through Ins­ti­tute, ins­ti­tut amé­ri­cain pro­mo­teur d’un « éco-moder­nisme » qui

« fait siennes les tech­no­lo­gies avan­cées, y com­pris celles qui sont taboues comme l’énergie nucléaire et les orga­nismes géné­ti­que­ment modi­fiés, comme néces­saires pour réduire l’empreinte éco­lo­gique du genre humain. »

En somme, le pro­jet de pla­nète-machine des inhu­mains, dans sa ver­sion « techno-gaïenne ».

Rien de sur­pre­nant. Latour est, aux côtés de Michel Gal­lon et d’autres socio­logues de l’innovation, un théo­ri­cien de l’acceptabilité des technosciences.

Quant à nous, il fus­tige notre « scien­tisme hal­lu­ci­nant hors du poli­tique », ce qui laisse per­plexe quant à sa méthode socio­lo­gique, mais aucun doute sur sa pos­ture tech­no­cra­tique. Un temps rat­ta­ché à l’École des mines, aujourd’hui à Sciences-Po, Latour dif­fuse dans les lieux de for­ma­tion de la classe diri­geante l’idéologie post­mo­derne de l’hybridation.

C’est ain­si que, de cénacles uni­ver­si­taires en revues de la gauche extré­miste, se dif­fuse l’urgence de sup­pri­mer les dis­tinc­tions homme/femme, nature/artifice, biologique/social, public/privé, humain/­non-humain, intérieur/ exté­rieur. Des « bina­ri­tés » accu­sées, tel le diable (du latin dia­bo­los, qui dés­unit) de scin­der le réel en caté­go­ries arbi­traires et oppres­sives qu’il convient de décons­truire pour lais­ser place à des conti­nuums et à l’indistinction. En fait de caté­go­ries oppres­sives, ces bina­ri­tés expriment d’abord l’altérité, la pos­si­bi­li­té de la ren­contre et de la contra­dic­tion — de la dia­lec­tique si l’on pré­fère. Elles enseignent que jamais rien n’est uni­voque, et que pour sen­tir en soi du mas­cu­lin et du fémi­nin, il faut bien que les deux se dis­tinguent. Pour pas­ser d’un côté à l’autre, encore faut-il une fron­tière à tra­ver­ser. Entrou­vrir n’est exci­tant — et pos­sible — que si ouver­ture et fer­me­ture se répondent. Pour se sen­tir humain, être de nature et de culture (ani­mal poli­tique), il faut que les deux existent. Ces dua­li­tés per­mettent la ten­sion créa­trice entre des oppo­si­tions — des flux élec­triques entre pôles posi­tif et néga­tif — donc de l’histoire, à l’inverse d’un monde indif­fé­ren­cié où chan­ger de place ne change rien. Elles rap­pellent à ceux qui y sont encore sen­sibles le rythme du monde vivant. Temps forts, temps faibles ; temps yang temps yin ; un équi­noxe, un sol­stice ; un jour, une nuit ; flux et reflux ; ins­pi­ra­tion, expi­ra­tion — le mou­ve­ment, la vie. Même les aspi­rants post­hu­mains dis­tinguent un vivant d’un mort. Et il paraît qu’au moment de choi­sir un par­te­naire, nombre de décons­truc­tion­nistes savent recon­naître un homme et une femme (mais il y a des sur­prises). Ajou­tons un détail : il faut, pour faire un reje­ton hybride, par­tir de deux varié­tés dis­tinctes, donc déli­mi­tées.

La nature existe ; les limites existent. Si elles étaient une construc­tion, comme le pré­tendent les post­mo­dernes, leur effa­ce­ment en serait une autre, tout aus­si dis­cu­table. Cet effa­ce­ment est pour nous la néga­tion de l’Autre. Il rend le monde aus­si inin­tel­li­gible qu’inin­té­res­sant, en détrui­sant l’intériorité, la dif­fé­rence et la dia­lec­tique. En le peu­plant d’une mul­ti­tude d’entités mou­vantes, que l’absence de traits saillants rend uni­formes. Qui plus est, en ato­mi­sant le corps social, la socié­té hybride détruit le champ poli­tique, sans pour autant sup­pri­mer la bina­ri­té du rap­port de forces entre le pou­voir et les sans-pou­voir. Être tout à la fois, c’est-à-dire rien, afin que nul ne se croie supé­rieur ou dif­fé­rent, tan­dis que pros­pèrent les maîtres et pos­ses­seurs des moyens — de la machine. La lutte pour l’émancipation sociale mute en reven­di­ca­tion iden­ti­taire indi­vi­duelle, et en alié­na­tion à la technologie.

En témoigne la figure pseu­do-sub­ver­sive du cyborg — l’hybride opti­mal — pro­pul­sée par le Cyborg Mani­fes­to de la cyber-fémi­niste amé­ri­caine Don­na Hara­way. Ce texte publié en 1985, et dont Bru­no Latour salua avec cha­leur la paru­tion fran­çaise en 2007, est une exé­cu­tion som­maire du « moi occi­den­tal » (c’est-à-dire blanc, raciste, hété­ro­nor­mé, mâle — bref, domi­nant) et du vieil huma­nisme infes­tant un fémi­nisme pas assez décons­truit. Hara­way choi­sit le deve­nir-cyborg pour éli­mi­ner la dif­fé­rence sexuelle. Le cyborg est le « moi par excel­lence, enfin déga­gé de toute dépen­dance, un homme de l’espace », c’est-à-dire

« une sorte de moi post­mo­derne indi­vi­duel et col­lec­tif désas­sem­blé, réas­sem­blé. Le moi que les fémi­nistes doivent coder. »

Sup­pri­mer toute dépen­dance (sauf la dépen­dance tech­no­lo­gique), c’est sor­tir de l’humanité, espèce inter­dé­pen­dante, pour se livrer à l’entièreté d’une volon­té vide, sans attache, « de l’espace ». Ce pro­gramme nous est connu : c’est celui des trans­hu­ma­nistes. On l’entend réson­ner dans ces mots du phi­lo­sophe der­ri­do-deleu­zien Jean-Clet Martin :

« Dif­fi­cile du coup de dire « ce qu’est un homme », où passe la fron­tière avec l’inhumain puisque notre réa­li­té n’est ni bio­lo­gique ni zoo­lo­gique, rede­vable d’aucun pro­gramme sup­po­sé natu­rel. […] Alors, entre le corps vivant et la machine pro­thé­tique, la dif­fé­rence s’estompe et des alliances inédites pour­ront peu­pler les uni­vers de la chair comme du métal. »

Éra­di­quer les bina­rismes pour s’en remettre au code infor­ma­tique binaire (0/1), telle n’est pas la moindre contra­dic­tion des postmodernes.

La nature, voilà l’ennemie

S’il res­tait des doutes quant à la conver­gence du trans­hu­ma­nisme avec le post­fé­mi­nisme, le pos­ta­nar­chisme et les « luttes contre toutes les formes de domi­na­tion » enfan­tées par la décons­truc­tion, ils ont été dis­si­pés par les débats sur la repro­duc­tion arti­fi­cielle de l’humain (pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée, ges­ta­tion pour autrui). On découvre à cette occa­sion que « la nature n’existe pas », qu’elle est « fas­ciste » (Clé­men­tine Autain) et que la repro­duc­tion sexuée est un mode de domi­na­tion construit par les « hété­ro­nor­més ». Dans Libé­ra­tion, l’écrivain Erik Rémès se félicite :

« La repro­duc­tion n’est plus le mono­pole des hété­ros. Et tant mieux. La rai­son d’être des hété­ros — assu­rer la sur­vie de l’espèce — consti­tuait jusqu’ici leur atout biologique. »

Dans le même jour­nal, où elle tient chro­nique, la phi­lo­sophe post­mo­derne queer Beatriz/Paul Pre­cia­do nous instruit.

« En termes bio­lo­giques, affir­mer que l’agencement sexuel d’un homme et d’une femme est néces­saire pour déclen­cher un pro­ces­sus de repro­duc­tion sexuelle est aus­si peu scien­ti­fique que l’ont été autre­fois les affir­ma­tions selon les­quelles la repro­duc­tion ne pou­vait avoir lieu qu’entre deux sujets par­ta­geant la même reli­gion, la même cou­leur de peau ou le même sta­tut social […]. Homo­sexuels, trans­sexuels, et corps consi­dé­rés comme « han­di­ca­pés », nous avons été poli­ti­que­ment sté­ri­li­sés ou bien nous avons été for­cés de nous repro­duire avec des tech­niques hétérosexuelles. »

Voi­là sans doute pour­quoi Le Monde (29 juillet 2017] qua­li­fie Pre­cia­do de « Gali­lée de la sexua­li­té ». À notre connais­sance, mais nous ne sommes pas Gali­lée, la seule façon pour des homo­sexuels de se libé­rer des « tech­niques hété­ro­sexuelles » de repro­duc­tion, c’est le clonage.

Sou­tien enthou­siaste des anthro­po­phobes. La néga­tion de la nais­sance réunit inhu­mains et post­mo­dernes. Le « pro­gres­siste » amé­ri­cain James Hughes :

« Les homo­sexuels, les les­biennes et les bisexuels sont aus­si des alliés natu­rels (sic) du trans­hu­ma­nisme démo­cra­tique […]. Alors que la fécon­da­tion in vitro per­met aux les­biennes d’avoir des enfants sans avoir de rap­ports sexuels avec un homme, le clo­nage leur per­met­trait d’avoir un enfant appa­ren­té à seule­ment un parent [Le mili­tant des droits homo­sexuels Ran­dy Wicker] a vu que le droit de clo­ner était une ques­tion fon­da­men­tale […] parce que « le clo­nage rend le mono­pole his­to­rique de l’hétérosexualité sur la repro­duc­tion obsolète ». »

Notez l’épithète « his­to­rique », typique de la déconstruction.

Reste un ultime mono­pole à décons­truire, rap­pellent les fémi­nistes « mutantes » :

« Les femmes ne feront rien dans la vie tant qu’elles auront un uté­rus […]. La marche vers l’égalisation des sexes est un phé­no­mène récent, ouvert par la dé-phy­si­ca­tion des modes de pro­duc­tion ren­tables et effi­caces. Cepen­dant, tant que la femme conti­nue­ra à por­ter dans son corps la repro­duc­tion humaine, les termes seront en déca­lage. Les Mutantes entendent donc par la désu­té­ri­ni­sa­tion de la femme, rendre pos­sible le rattrapage. »

Si vous croyez que ces dis­cours se limitent au bocal des « mutants », détrom­pez-vous. La phi­lo­sophe Peg­gy Sastre, coau­teur de cette dia­tribe, s’exprime aujourd’hui sous son nom dans la presse maga­zine pour pro­mou­voir l’ectogenèse :

« Les femmes ne pour­ront pas connaître de véri­table auto­no­mie tant qu’elles n’auront pas la pos­si­bi­li­té de s’en débar­ras­ser [NdA : « de la gros­sesse et de l’élevage des enfants »], »

dit-elle à Cau­seur, dans un dos­sier sur le trans­hu­ma­nisme. La même par­ti­cipe au site des scien­tistes de l’Association fran­çaise pour l’information scien­ti­fique (Afis), qui défend les inté­rêts de la techno-industrie.

Nous enten­dons cette même reven­di­ca­tion dans la bouche de « fémi­nistes » liber­taires ou assi­mi­lées, qui mangent bio et reven­diquent le droit d’avoir des enfants sans sup­por­ter les contraintes de la gros­sesse. Elles rejoignent ain­si les inhu­mains dans leur rejet de l’utérus, cet « endroit obs­cur et dan­ge­reux ». Mais pour­quoi tiennent-elles tant à avoir des bébés de chair et d’os, alors qu’elles pour­raient com­man­der un bébé-robot sur Ama­zon ? Est-ce plus authen­tique ? Plus chic ? Plus natu­rel ? Plus tra­di­tion­nel ? Que feront-elles quand le bébé fera pipi, caca et vomi­ra son petit pot ? Compatissons.

Contre ces pho­biques du vivant sexué, nous sou­te­nons avec les huma­nistes du Femi­nist Inter­na­tio­nal Net­work of Resis­tance to Repro­duc­tive and Gene­tic Engi­nee­ring que

« le génie géné­tique et repro­duc­tif est le pro­duit de déve­lop­pe­ments scien­ti­fiques qui consi­dèrent le monde comme une machine. De même qu’une machine peut être démon­tée en com­po­sants, ana­ly­sés et remon­tés, les êtres vivants sont consi­dé­rés comme faits de com­po­sants qui peuvent être iso­lés. [.. .] Nous appe­lons les femmes et les hommes à s’unir contre les tech­no­lo­gies déshu­ma­ni­santes et nous expri­mons notre soli­da­ri­té avec tous ceux qui cherchent à pré­ser­ver la diver­si­té de la vie sur notre pla­nète, l’intégrité et la digni­té de toutes les femmes. »

Voi­là des fémi­nistes consé­quentes dans leur lutte pour l’émancipation.

Print Friendly, PDF & Email
Total
2
Shares
3 comments
  1. Je me doute bien que vous ne pou­vez pas (encore adhé­rer aux sous-enten­dus) non for­ma­li­sé de ce pseu­do qui cla­que­ra sans doute aux oreilles de beau­coup comme une insulte, mais je m’abreuve de vos reven­di­ca­tions légi­times et vraies pour fon­der une pro­blé­ma­tique de com­bat idéo­lo­gique qui empor­te­ra nos enne­mis com­muns, si éloi­gnés sommes-nous en appa­rence les uns des autres, ici. 

    L’enjeu est bien la pré­ser­va­tion de l’Humanité. Cette Huma­ni­té res­pec­tueuse de ses sem­blables et de la Nature. Les autres peuvent bien cre­ver. C’est le des­tin de tous les Unter­men­schen et de la masse indis­tincte de la popu­lace ser­vile et dégé­né­rée qui les soutient. 

    1. Ne pas se trom­per d’ennemi.
    2. Une fois l’ennemi clai­re­ment défi­ni, ne faire montre d’aucune sorte de pitié. Absolument.

    1. Je suis tout à fait d’ac­cord avec ce com­men­taire ! Pent­ti Lin­ko­la offre des pistes de réflexion on ne peut plus per­ti­nentes, même si cet éco­lo­giste radi­cal pousse les gens dans leurs der­niers retran­che­ments. Ce n’est pas tout le monde qui peut com­prendre ce qu’il écrit.

  2. Mer­ci pour ce paratage,
    Tout à fait d’ac­cord, cette pen­sée que la Terre-Nature est une sorte d’en­ti­té à sur­pas­ser et à abattre s’est lar­ge­ment pro­pa­gée. Plus ou moins consciem­ment cer­tains pensent que la condi­tion ter­restre est mépri­sante, hon­teuse et nom­breux sont ceux qui attendent et espèrent béné­fi­cier des avan­cées de la science, de l’é­vo­lu­tion tech­no­lo­gique, des éco­no­mies vertes… et res­tent sage­ment dans le sillage des requins… il y a tel­le­ment de rai­sons d’a­gir… https://www.youtube.com/watch?v=t0UTKZk1Etw

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

35 ans de pollution océanique : un terrible bilan illustré par la NASA

L'océan contient huit millions de tonnes de déchets - assez pour remplir cinq sacs de transport par pied (33 cm) le long de toutes les côtes de la planète. Portés par les courants marins, ces déchets se rassemblent en cinq "îles d'ordures" géantes qui tournent autour des grands gyres océaniques de la planète. La Nasa vient de créer une visualisation de cette pollution mettant en évidence l'étendue des océans que l'humanité est en train de détruire avec ses déchets.