La civilisation et l’écocide : l’histoire tragique du perroquet de l’Amérique du Nord (par Nicolas Casaux)

Saviez-vous que l’Amérique du Nord abri­tait autre­fois sa propre espèce de per­ro­quet ? Très sociale, curieuse, empa­thique, ses plumes étaient d’un vert brillant et d’un jaune écla­tant. Une touffe rouge entou­rait son bec. Et, dites, ce qu’elle parlait !

Du moins, c’est ce que cer­tains scien­ti­fiques ont pu recons­ti­tuer. Ce per­ro­quet n’a pas fait long feu une fois que les colons civi­li­sés ont com­men­cé à défo­res­ter les terres amé­ri­caines pour l’agriculture ; peu se sont don­né la peine d’étudier une espèce tel­le­ment tenace qu’ils la consi­dé­rèrent comme une nui­sance. Ce que l’on sait, aujourd’hui, c’est que la Conure de Caro­line était la seule espèce de per­ro­quet endé­mique de l’Amérique du Nord, et que sa zone d’habitat était la plus sep­ten­trio­nale de toutes les espèces de per­ro­quet sur Terre. Il s’agissait pro­ba­ble­ment de l’oiseau le plus colo­ré de toute l’Amérique du Nord.

Il fut exter­mi­né. Le der­nier repré­sen­tant de l’espèce mou­rut en 1918, dans la même cage où s’éteignit la der­nière colombe voya­geuse quatre ans aupa­ra­vant. La colombe voya­geuse (ou pigeon migra­teur, ou tourte voya­geuse) était, selon Sciences et Ave­nir, « l’espèce la plus nom­breuse jamais vue sur la pla­nète ». Dans un article consa­cré à l’histoire de la dis­pa­ri­tion de cet oiseau, Sciences et Ave­nir pré­cise : « l’homme l’a fait dis­pa­raître en quelques décen­nies seule­ment ». Pré­ci­sons davan­tage : l’homme civi­li­sé l’a fait dis­pa­raître en quelques décen­nies seule­ment. « Vivant dans les grandes plaines de l’ouest amé­ri­cain, Ecto­pistes migra­to­rius for­mait des colo­nies de plu­sieurs mil­lions d’individus s’étendant sur des dizaines de kilo­mètres. En 1871, les récits rap­portent une concen­tra­tion de 136 mil­lions de pigeons nichant sur 2200 km² du Wis­con­sin. La nuée qu’ils for­maient en vol s’étendait sur une lon­gueur de 5 à 6 kilo­mètres et une lar­geur de plus d’un kilo­mètre, et ils volaient si ser­rés que le ciel et le soleil en étaient obscurcis.

La colombe voyageuse

« Mais ces grands man­geurs de fruits sont vite consi­dé­rés comme un fléau par les agri­cul­teurs [civi­li­sés] met­tant en culture les plaines de l’Ouest amé­ri­cain tout au long du 19e siècle. Les chasses s’organisent tan­dis que les fruits se raré­fient avec la coupe des forêts lais­sant place aux champs de grandes cultures. D’extrêmement répan­due en 1870, l’espèce s’est très vite raré­fiée et les quelques essais de pro­tec­tion ont tous échoué, notam­ment par le fait que l’oiseau sup­por­tait mal de vivre en cage. L’extinction est donc inter­ve­nue très rapidement. »

Le grand pin­gouin connut le même des­tin tra­gique. Vivant sur le pour­tour de l’Atlantique Nord, le Grand Pin­gouin (Pin­gui­nus impen­nis) était le plus grand pin­gouin connu (jusqu’à 85cm de haut) et le seul repré­sen­tant de sa famille. Source de nour­ri­ture et de sub­sis­tance dont dépen­daient de nom­breuses espèces, dont, pen­dant plus de 100 000 ans, les humains non-civi­li­sés (les Indiens d’Amérique), c’est avec l’arrivée des colons (des civi­li­sés) en Amé­rique, qui l’ont impi­toya­ble­ment et inexo­ra­ble­ment chas­sée et pour­chas­sée, que l’espèce a rapi­de­ment décli­né avant de dis­pa­raitre en 1844.

Le grand pingouin

Nous pour­rions conti­nuer encore : « Le quag­ga ou couag­ga (Equus quag­ga quag­ga) était une sous-espèce de zèbre d’Afrique du Sud. De cou­leur beige, il fut chas­sé par les colons pour faire des sacs et être man­gé. Le der­nier indi­vi­du est mort au zoo d’Amsterdam en 1883. »

Et encore. Le Tétras des prai­ries (Tym­pa­nu­chus cupi­do cupi­do), un tétras ori­gi­naire des plaines nord-amé­ri­caines, connut le même sort : chas­sé jusqu’à extinc­tion par les enva­his­seurs euro­péens. « Cer­tains spé­culent que les pre­miers pèle­rins l’ont consom­mé à Thanks­gi­ving, plu­tôt que des dindes. L’espèce s’est éteinte en 1932. »

Et le Pic à bec ivoire (chas­sé jusqu’à extinc­tion, décla­ré dis­pa­ru en 1944), et le Bruant à dos noi­râtre (une espèce endé­mique de Flo­ride, dont l’habitat maré­ca­geux a été trai­té au DDT, un insec­ti­cide par­ti­cu­liè­re­ment toxique, dans les années 40, conta­mi­nant la chaîne ali­men­taire ; le der­nier spé­ci­men est mort en 1987), et le thy­la­cine (Thy­la­ci­nus cyno­ce­pha­lus), aus­si appe­lé tigre de Tas­ma­nie (chas­sé par les colons civi­li­sés jusqu’à l’extinction, qui fut éga­le­ment cau­sée par l’introduction du chien en Aus­tra­lie), et bien d’autres.

Les sau­mons et les bisons, en Amé­rique du Nord, ne sont pas non plus pas­sés loin de l’extermination totale, de l’extinction.

Mais reve­nons-en au per­ro­quet nord-américain.

La Conure de Caroline

La Conure de Caro­line nichait dans les cavi­tés des arbres des forêts anciennes et des bor­dures de rivière, du sud de New-York au golfe du Mexique. Elle mesu­rait envi­ron 30 cen­ti­mètres de long et pesait envi­ron 300 grammes. Son bec affu­té et puis­sant lui per­met­tait de fendre les graines et de se nour­rir de fruits. Elle se nour­ris­sait même des fleurs de la lam­pourde glou­te­ron, qui contiennent un glu­co­side toxique, et était pro­ba­ble­ment le seul ani­mal à le faire.

Mal­heu­reu­se­ment, aux 17ème et 18ème siècles, les colons euro­péens civi­li­sés défo­res­tèrent mas­si­ve­ment le Sud-Est amé­ri­cain, dont des mil­lions d’acres de syco­mores et de cyprès où vivait la Conure, pour l’agriculture. Les per­ro­quets qui étaient encore en vie com­men­cèrent à man­ger dans les champs nou­vel­le­ment implan­tés par les envahisseurs.

Les civi­li­sés, qui n’appréciaient pas (qui n’apprécient jamais et ne tolèrent jamais) de devoir par­ta­ger, les qua­li­fièrent de « nui­sance », et se mirent à les chas­ser en grand nombre, par sport, ou par­fois pour leur viande. Lorsqu’une conure de Caro­line était tou­chée par un tir, ses com­pa­gnons se met­taient à tour­noyer et à crier au-des­sus de leur cama­rade bles­sée et hur­lant de dou­leur (ou mort), et par­fois se posaient à ses côtés, deve­nant ain­si des cibles aisées. Ce com­por­te­ment social et leurs cris reten­tis­sants (qui pou­vaient être enten­dus à près de 3 kilo­mètres) en fai­saient des proies faciles.

Lorsqu’elles n’étaient pas tuées pour leur viande ou par amu­se­ment, elles étaient tuées pour leurs plumes qui ser­vaient à confec­tion­ner des cha­peaux à la mode pour les femmes civi­li­sées. D’autres colons les cap­tu­raient pour en faire des ani­maux domestiques.

« La perte de cette espèce spec­ta­cu­laire, peut-être la plus incroyable de toutes les espèces endé­miques, demeure, et res­te­ra tou­jours, une immense tra­gé­die sociale, esthé­tique et bio­lo­gique », a écrit Noel Sny­der dans son livre de 2004, inti­tu­lé La Conure de Caro­line : Aper­çus d’un oiseau dis­pa­ru. Il ajoute éga­le­ment : « Qu’aucun véri­table effort n’ait été fait pour pré­ser­ver ce per­ro­quet consti­tue un rap­pel per­ma­nent du côté sombre de l’histoire de notre espèce. »

Cette der­nière phrase n’est pas juste. « L’histoire de notre espèce » nous enseigne que la Conure de Caro­line a très bien coha­bi­té avec les humains, du moins avec les autoch­tones d’Amérique du Nord, puisqu’elle y vivait en très grand nombre au moment de l’invasion des colons euro­péens. Ce sont ces der­niers qui se sont mon­trés inca­pables de coha­bi­ter avec elle et qui l’ont exter­mi­née, comme ils ont exter­mi­né le grand pin­gouin et la colombe voya­geuse — et les Indiens d’Amérique.

Je refor­mu­le­rais donc : « Qu’aucun véri­table effort n’ait été fait pour pré­ser­ver ce per­ro­quet consti­tue un rap­pel per­ma­nent du côté sombre de l’histoire de la civi­li­sa­tion. »

D’ailleurs, les colons civi­li­sés intro­dui­sirent une espèce inva­sive venue d’Europe, l’abeille mel­li­fère, qui se mit à occu­per les der­nières cavi­tés des arbres qui res­taient (et qui se mit à déran­ger et à faire dis­pa­raître cer­taines popu­la­tions d’abeilles endé­miques de l’Amérique du Nord, per­tur­bant ain­si la pol­li­ni­sa­tion des plantes).

A la fin des années 1800, les popu­la­tions de conures de Caro­line avaient dra­ma­ti­que­ment chu­té. Mal­gré les siècles de défo­res­ta­tion et de sur­chasse, les scien­ti­fiques ne peuvent qu’émettre des hypo­thèses quant à la cause finale de son extinc­tion. Ils pensent que, for­cés de vivre par­mi les gens et le bétail, les der­niers per­ro­quets ont été tués par des mala­dies conta­gieuses des volailles — mais, encore une fois, peu se sont don­né la peine de docu­men­ter l’extinction de cet oiseau.

Comme le siècle tou­chait à sa fin, quelques indi­vi­dus sur­vi­vaient encore en cap­ti­vi­té, dont un groupe dans ce même zoo de Cin­cin­na­ti qui accueillit le der­nier pigeon migra­teur. Les toutes der­nières conures de Caro­line furent un couple, Lady Jane et Incas ; en 1917, ces deux oiseaux étaient com­pa­gnons de cage depuis quelque 32 ans. C’est alors que Lady Jane mou­rut, lais­sant Incas comme unique repré­sen­tant de l’espèce. Il sur­vé­cut, seul, pour quelques mois, jusqu’au 21 février 1918, quand il mou­rut dans sa cage, entou­ré de ses gar­diens. Ceux-ci étaient una­nimes : l’oiseau était mort de chagrin.

Le livre Per­ro­quets sau­vages : Une his­toire natu­relle des oiseaux les plus incroyables résume : « L’espèce fut bru­ta­li­sée, impi­toya­ble­ment et inexo­ra­ble­ment, de toutes parts ».

Ce que ces his­toires tra­giques nous apprennent, et ce que le pré­sent nous confirme, ce n’est pas, contrai­re­ment à ce que cer­tains Occi­den­taux se plaisent à affir­mer de manière sen­ten­cieuse, fata­liste, pré­ten­tieuse et dog­ma­tique (témoi­gnant ain­si de leur igno­rance et/ou de leur mépris d’un large pan de l’humanité), que l’être humain est voué à détruire le monde natu­rel. L’homme, ani­mal par­mi les ani­maux, est un singe qui, à l’instar des autres singes, n’est abso­lu­ment pas obli­gé de — ou voué à — détruire son habi­tat et celui des autres. Non, ce que ces his­toires nous enseignent, c’est sim­ple­ment qu’une cer­taine culture humaine, la civi­li­sa­tion, avec (et à cause de) ses carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques, est incom­pa­tible avec la pros­pé­ri­té du vivant.

Par consé­quent, la lutte pour la pré­ser­va­tion et la défense de la pla­nète et des espèces qui la com­posent est une lutte contre la civi­li­sa­tion.

Note de fin : Il est absurde, indé­cent et insul­tant de mettre dans le même sac les cen­taines de mil­liers de cultures humaines non-civi­li­sées, sau­vages, autoch­tones, ayant exis­té (et celles qui existent encore), avec les « grandes civi­li­sa­tions » (dont notre civi­li­sa­tion indus­trielle). Les pre­mières par­ve­naient et par­viennent à vivre sans trans­for­mer leur envi­ron­ne­ment en cime­tière, les secondes en sont inca­pables, par essence. Avant que la civi­li­sa­tion ne s’empare de l’Amérique du Nord, des mil­lions de bisons, de colombes voya­geuses, de conures de Caro­line et de grands pin­gouins y vivaient, aux côtés de mil­lions d’êtres humains. Avant que la civi­li­sa­tion ne s’empare entiè­re­ment de l’Europe, les humains y côtoyaient des ours, des loups, des lynx, des bisons, et même des lions, les rivières grouillaient de sau­mons, d’esturgeons d’Europe, d’anguilles…

Pour aller plus loin :

https://partage-le.com/2017/08/la-demesure-lignorance-systemique-et-la-destruction-du-monde-naturel-par-nicolas-casaux/

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