Ici, un autre extrait tiré de l’excellent livre de Bernard Charbonneau, Le Changement (qu’il aurait achevé en 1990). Parce que ses analyses sont extrêmement justes, et dépeignent tout à fait la société, ses changements et ses non-changements, que nous connaissons actuellement.
LES COÛTS SOCIAUX [du changement]
1. PLUS DE RACINES.
L’homme n’est pas un arbre certes, pour prendre l’air il bouge. Mais il n’en a pas moins besoin comme tout vivant de plonger ses racines dans un sol qui le nourrit. Et d’autres, immatérielles, dans l’esprit de sa culture et de son espèce. Si un changement trop brutal l’en arrache, comme un chêne il dépérit.
Toute nouveauté, nous l’avons vu, exige un temps de rodage, d’accoutumance et d’assimilation. S’il s’agit d’une institution et non d’un moteur, ce ne sera pas dans du métal, mais dans de la chair et de l’esprit vivants que le rodage se fera ; et ce ne seront pas les concepteurs, mais le peuple qui essuiera les plâtres. Même un habit n’épouse le corps qu’en se faisant vieux — ne parlons pas du vin —, s’il plaît vraiment on ne se résoudra à en changer que lorsqu’il tournera à la guenille. S’il faut un chantier pour bâtir sa maison, entreprise passionnante, seule l’espérance qu’il aura un terme aide à supporter ce désordre inhabitable. Et il faudra des années pour que la maison porte la marque de la personne et de sa famille. Pour l’abandonner on devra se l’arracher des tripes. Le mouvement précipité des choses, des hommes et des idées nous interdit cette liberté, aliénante comme toutes : l’habitude, sans quoi rien ne passe dans la vie quotidienne.
Pour cette raison la meilleure des révolutions sera tout d’abord la pire. Passer d’un système à un autre malgré l’inertie sociale exige de la violence, cette « accoucheuse des sociétés en travail ». C’est provoquer une crise matérielle, dont les plus démunis sont les premiers à souffrir. La révolution pour l’Égalité et la Liberté a été payée de l’inflation, de la misère et de la Terreur et d’une guerre interminable. Pire pour la révolution socialiste. Même la brusque libéralisation tentée par Gorbatchev a commencé par provoquer des pénuries et des conflits sanglants. Si conserver est difficile, changer l’est encore plus. Pour tout il faut du temps, qui le force fait la guerre tandis que le bonheur a besoin de paix. Même pour une société en travail, il ne faut pas une brute avide de puissance qui jouit de voir couler le sang. Le bon accoucheur n’aime pas les forceps.
« Tout nouveau tout beau ». C’est évident, sans cela la vie ne serait qu’une prison grise où l’on étoufferait d’ennui. Changer, semble-t-il c’est renaître. Pourtant l’accoutumance, dont le fruit est la coutume, autrement humaine et spontanée que la loi tombée soudain d’en haut, est aussi liberté. En nous dispensant d’un effort d’attention et de pensée, l’habitude les libère pour d’autres tâches. Si l’ancien nous accable, le nouveau nous agresse et ne s’humanise qu’en devenant l’ancien. L’instant parfait mais trop bref est celui où l’on passe sans rupture de l’un à l’autre. Le tout neuf, c’est beau, brillant mais raide ; et il blesse d’autant plus qu’il touche de près à l’homme : en pareil cas mieux vaut étrenner un manteau qu’une chemise. Mais le pire sera s’il s’agit d’une patrie ou d’un régime. Aussi tout en souhaitant la Révolution les Français s’en méfient : en général ce ne sont pas ceux qui la font, mais leurs petits-fils qui en profitent, quand elle s’est pliée à l’existant. Il n’est pas bon en général d’avoir de nouveaux maîtres, le nouveau riche est pire que l’ancien c’est bien connu. Car le vieux loup a l’estomac vite plein et les canines émoussées, tandis que le jeune doit le remplir et il a la dent dure. Il vaut mieux avoir affaire à un Pouvoir usé qu’à celui qui en découvre les voluptés.
Appliquée sans prendre d’abord le temps d’étudier ses effets, la plus justifiée des réformes peut devenir nocive. Mathématique ancienne ou nouvelle, grammaire classique ou structurale ? Sans entrer dans le fond du débat, on peut être au moins sûr d’une chose : à part quelques élèves doués, la génération qui essuiera les plâtres en souffrira. Et ce sera pire si, reculant devant les dégâts de l’innovation, on en revient au vieux système devenu alors nouveau. Même une révolution « écologique » qui se donnerait pour but de freiner le « développement » risque de se retourner contre la nature et l’homme si elle est trop brusquement mise en train. L’énergie solaire précipitamment généralisée peut aboutir à gaspiller l’énergie, sous la forme soit d’une production centralisée ayant les défauts de toute autre, soit d’une dispersion pavillonnaire qui achèverait de transformer la campagne en banlieue. De même pour la généralisation des éoliennes ou de la « biomasse ». Pour remplacer le nucléaire celle-ci transformerait le dixième de la France et le quart des terres cultivées en une steppe pire que celle de l’hybride ; il vaut mieux économiser l’énergie qu’en créer de nouvelles sans prévoir les dégâts. Et il vaudra mieux ne pas le faire d’un coup. Même l’économie d’énergie pratiquée avec trop d’énergie a son inconvénient : la multiplication des règlements et de la police. Car la contrainte est rapide, la persuasion du public lente. Proposons aux écolos ce thème de réflexion tant soit peu hérétique. Quels seraient les pires dégâts : ceux d’une industrie nucléaire prudemment mise en place après un demi-siècle d’études, ou ceux d’une reconversion immédiate dans les énergies nouvelles ? Dans les deux cas l’on peut hésiter entre l’énergie douce et l’énergie dure.
[Un article à lire, à propos des énergies « vertes » (ou propres ou renouvelables), cliquez sur l’image ci-après:]
Nous savons de quelles destructions de biens matériels et culturels, de vies humaines se payent les révolutions techniques ou politiques trop rapides. Sans insister sur les ruines et les massacres des révolutions, jacobine ou soviétique, tenons-nous en à l’impact du capitalisme occidental sur les sociétés dites primitives ou traditionnelles. Un témoin sans parti pris, l’anglais Stevenson retiré aux Samoa, a fort bien vu que le contact a été trop rapide pour qu’il puisse être fécond. En dépit des bonnes intentions de quelques missionnaires ; l’Occident a tout transmis : ses mécaniques, ses drogues et ses maladies, ses névroses idéologiques ou nationalistes, tout sauf la démocratie et la liberté. La rencontre des civilisations demande beaucoup de temps, autrefois elles discutaient et négociaient en se faisant la guerre, aujourd’hui elles se percutent Les faibles sont purement et simplement anéanties ; alors arrivent les croque-morts : les ethnologues. Mais ces autres missionnaires de bonne volonté tombent eux aussi du ciel. Quant aux civilisations plus vigoureuses comme l’Afrique noire ou l’Islam, elles sont plongées dans des crises dont l’Occident commence à subir le choc en retour sous forme de névroses nationalistes dont il fournit le modèle.
Pour le Changement il n’y a pas de Tiers ou de Second Monde, il n’y en a qu’un. Pas besoin d’évoquer l’Afrique ou les îles Trobriand, il suffit d’un coup d’œil sur le désert rural d’Europe occidentale. Là non plus le choc n’a pas eu le temps d’être absorbé. Les dégâts, entre autres la désertification des campagnes ou la pollution, sont d’autant plus grands que l’industrialisation s’est opérée en catastrophe. En Angleterre où elle est vieille d’un siècle et demi, une certaine prise de distance par l’opinion et une adaptation ont permis de limiter quelque peu les dommages causés à l’homme et à la nature. Tandis qu’en France, où le développement industriel n’a guère qu’un siècle, la critique et l’action ont été plus tardives. (Comparons par exemple l’état des côtes des deux pays.) Mais là où le changement s’est fait en quelques années comme en Espagne, la pollution, la laideur et l’abandon des campagnes sont poussés à l’extrême. […]
Quoiqu’à première vue moins tragique, le déracinement social est aussi grand en Occident qu’ailleurs. Mais les effets de la nouvelle abondance s’y combinent avec ceux de nouvelles privations. Là comme ailleurs, avec le milieu les règles et les institutions qui avaient jusque-là donné sa forme à la vie sont ébranlées : la famille aussi bien que le village, la paroisse et le canton millénaires. L’obligation pour les parents de changer de lieu de travail, et celle pour les enfants de poursuivre leurs études et de prendre un emploi ailleurs, rompent le lien qui attache à une patrie et à ses traditions. La seule c’est l’État-nation dont l’étendue fait une abstraction. Sans cesse déplacée ou dispersée, la famille ne peut guère transmettre de patrimoine matériel ou spirituel : et la pensée s’incruste souvent dans la pierre. Si le bien consiste en murs et en terre, la dispersion géographique autant que les lois de succession obligent les héritiers à les transformer en papier monnaie. Jusqu’ici un vieil homme pouvait se donner l’illusion d’avoir vaincu la mort en transmettant à ses enfants ce qu’il avait aimé : maison, croyance en un Dieu ou un souverain bien ; la valorisation de la mobilité sociale met fin à l’héritage. Il n’en restera que du vent : de l’argent. Son fils pourra le réinvestir dans un logement, de nouveau la pierre avec ses os tombera en poussière. Le changement déracine l’individu du foyer et de la tradition familiers dont il puise les sucs sans le savoir. Désormais derrière nous le néant, devant nous le vide. Nous mourrons tous en exil loin de la patrie et de la maison de notre enfance, et quelque part au loin le nom de nos parents s’effacera dans l’herbe.
Plus de continuité, seulement la rupture : de l’homme au lieu, et de l’homme à l’homme. Le conflit des générations ? Le « racisme anti-jeune » — qui est aussi racisme anti-vieux ? La cause en est bien claire : le changement accéléré rend les générations complètement étrangères l’une à l’autre. La révolte normale de l’adolescence laissait quand même autrefois bien des normes et raisons communes entre les générations vivant à peu près sur la même planète. Tandis qu’aujourd’hui l’accélération du temps fait de l’adolescent une sorte de Sélénite confronté à un « croulant », devenu une sorte de Cro-Magnon. Le seul moyen de mettre un terme au « racisme anti-jeune » (donc anti-vieux) serait de freiner le Changement. Autant dire l’impensable.
Même si l’enfant ne change pas de père ou de mère, comme dans un cas sur deux dans les sociétés développées, il ne trouve plus dans la famille que contradictions et conflits. Adolescent, faute d’un modèle à reproduire ou à briser, sa révolte sera « sans cause ». Et si par hasard il en hérite d’un, le cours de la vie l’obligera à en changer. Tout homme est aujourd’hui condamné, vingt ans, dix ans après, à se réveiller dans une autre planète dont l’environnement, les mœurs et le langage lui sont inconnus. Les générations se suivaient, elles se querellent ou pire s’ignorent. Si le changement continue de s’accélérer, ce ne sera plus à quarante, mais à vingt ans que le jeune homme deviendra ce vieux schnock qui se réveille sur la Lune. Voir ce qu’est devenue la jeune génération par excellence, celle de Mai 68 : elle a vieilli plus vite qu’une autre. Les zélateurs du Changement aiment à opposer à l’immobilisme des vieux l’amour du présent des jeunes. Si ce prof de Maths n’entend rien aux vertus de l’Informatique, voyez avec quel entrain les élèves appuient sur les boutons de l’ordinateur ! Mais qu’en sera-t-il en première ? Plus que l’adulte, l’idéal de cette société n’est même pas le jeune homme, mais cette pâte malléable : le bébé. Comme les jeunes ne sont que de futurs vieux — et le changement fait qu’on le devient bien plus vite qu’autrefois —, adaptés au monde de leur dixième année ils ne le seront plus à celui de leur trentième. Et encouragée par les vieux schnocks au pouvoir, la jeunesse d’alors se moquera de ceux qui n’ont connu que « l’informatique à papa ». Peut- être même la jeunesse souffre-t-elle plus que la vieillesse du changement dans la mesure où elle a des exigences physiques et spirituelles : de nature et de sens, que les « amortis » n’ont plus.
Le changement permanent entraîne tout dans son sillage. Familles, écoles et métiers doivent suivre les progrès de la Science et de la Technique qui permettent de connaître le vrai et d’agir sur le réel. Il faut donc qu’en premier lieu l’enseignement, c’est-à-dire les professeurs et les élèves s’époumonent à courir après le laboratoire et l’usine. On enseignait le français ? Ce langage est périmé, on enseignera quelque logiciel ou didacticiel dans les écoles. Les maîtres en sont-ils capables ? Quel sera l’impact sur les enfants, a‑t-on pris le temps de faire les études qui en donneraient une vague idée ? Peu importe, l’Informatique est un fait auquel on doit s’adapter. […]
On répliquera que le changement a l’avantage de favoriser l’esprit d’innovation aux dépens de la routine. Ce n’est pas faux, la stabilité ayant ses défauts, inverses de ceux du changement. Cependant l’on peut se demander par exemple si une Recherche Scientifique ultra-spécialisée, toujours à la poursuite du dernier cri sans avoir le temps de jeter un coup d’œil à côté, derrière et devant elle, ne risque pas d’être encore plus conformiste qu’une connaissance fondée sur une tradition immuable. Éclatée en débris minuscules, fichée, cataloguée, planifiée, s’époumonant à suivre le peloton de tête, cette Recherche mérite-t-elle encore ce nom ? La théologie traditionnelle et la science — forcément officielle — ont d’ailleurs ceci de commun d’avoir l’œil fixé sur leur nombril. Et faute d’une fin externe à elle-même, d’autres se chargent d’en donner à la Recherche. Hier c’était l’Église qui prétendait braquer le projecteur, aujourd’hui c’est le Trust ou l’État, l’Argent ou le Pouvoir.
Et que dire du changement politique, précipité par la ruée du Développement et de ses crises ? Après la République Pétain, après Pétain de Gaulle. Après Hitler Staline, après Staline Khrouchtchev… Après les « Trente Glorieuses » la mode écolo puis la démode. Après les nationalisations les dénationalisations, puis… Après, toujours après. Ce qui fut vérité n’est plus qu’erreur, vertu crime. Au moins le conformiste de l’immobilité n’avait pas à se renier sans arrêt. Ayant moins à se justifier il était moins bavard. « Seuls les imbéciles ne changent pas… » Par des temps qui courent, justification courante. Surtout pour les intelligentes crapules qui se cramponnent à la cime du cocotier politique et culturel.
« Embarqué » dans le TGV, le gros de la troupe est bien obligé de suivre la motrice scientifique. Régions, ouvriers et métiers sont invités à se « mobiliser », terme équivoque qui signifie aussi bien la prise en bloc que le mouvement. L’ancien Dieu exigeait de ses fidèles qu’ils se convertissent, le nouveau exige de sa main-d’œuvre qu’elle se reconvertisse. Et ce n’est pas seulement à une certaine façon d’appuyer sur le bouton. À tout instant le travailleur doit être prêt à changer de métier et de lieu de travail. Comme autrefois le militaire, l’ouvrier ou le professeur doit s’attendre à faire ses valises. Ah ! On n’est plus au temps où le travailleur moisissait dans son trou. À défaut de maison on lui fabrique une caravane. Du jour au lendemain la prospérité ou la crise peut vous expédier au Malawi faire ce pourquoi vous n’avez pas été fait ni formé. Toujours autre chose ailleurs, ça ne change pas. C’est le Bien ; la Mobilité Sociale, condition autant qu’effet du Développement. Tout y mène : l’exploitation accélérée des gisements épuisés en dix ans au lieu d’un siècle, le bouleversement des techniques, la spécialisation qui oblige une ville ou un pays à mettre tous ses œufs dans le même panier, comme Longwy dans la métallurgie. Ce pourquoi quand celle-ci est en crise, Longwy devient ville morte, tandis que Metz aux activités bien plus diversifiées reste vivante.
« Volem viure al pais ! » Dans ces conditions comment le faire ? Ce n’est pas seulement le profit capitaliste, la rentabilité, qui s’oppose à cette revendication, mais la rationalité industrielle : le Progrès, autrement dit le divin Changement. Entre ce qui fut et ce qui sera, rien de tel que lui pour engendrer un temps plus ou moins long de chômage.
Si l’homme n’est pas un simple végétal à tout jamais fixé ! là où il naît, si son corps et encore plus son esprit ont besoin ! d’air et de mouvement, il n’est heureux que s’il peut souffler ! de temps à autre et s’enraciner quelque part dans l’espace-temps. A beaucoup d’hommes il faut une maison et non pas une tente, et même s’ils sont des nomades une patrie. Partir n’est pas un déchirement si l’on sait pouvoir revenir ; et le meilleur moment du voyage c’est en général le retour. Quel technocrate a comptabilisé la somme de souffrances et d’angoisse de ceux qu’on déracine sans cesse de leur foyer et de leur canton ? On exalte la Mobilité Sociale, mais qui donc, même aujourd’hui, oserait proclamer qu’être sans feu ni lieu est un devoir et un bonheur ? Sans doute est-ce là ce qui alimente chez les « locataires » plus ou moins confortablement « logés » — tel un pot dans un placard — des appartements de ville le rêve du retour au pays d’origine et de la résidence prétendue secondaire, c’est-à-dire de la propriété d’une vraie maison située quelque part.
Sans cesse il faut déménager, ré-emménager, se recréer à grand peine un environnement familier où l’on puisse vivre au moindre coût. Sans cesse il faut s’adapter à un nouveau milieu, à une nouvelle ville, de nouveaux amis, comme les gosses à un autre maître et à une autre école : combien tirent profit de ce genre de changement ? L’adaptation sans fin désadapté. Lorsque l’effort pour se conformer aux caprices — qui sont toujours des raisons — de la société devient trop grand, la capacité d’adapter son milieu tout en s’y adaptant s’atrophie. Jeunes et vieux, même adultes, tous nous sommes des inadaptés dans cette société dont le rythme n’est plus celui de la terre et de l’homme. Ce ne sont pas seulement les ouvriers mais les PDG qui font des dépressions nerveuses. Trop pauvres ou trop riches, souvent les deux à la fois nous ne sommes jamais satisfaits. C’est pourquoi l’on (la Science, l’Éducation Nationale, la Firme ou l’État) nous adapte. Ceci jusqu’au clash.
« Volem viure al pais ! » Si l’on doit payer un travail mieux payé par un autre ailleurs, les travailleurs finiront par choisir la stabilité du chômage contre l’emploi qui les exile. Ou un métier dur qui est le leur parce que celui de leurs pères contre un autre dont il faut faire l’apprentissage à l’autre bout de la France ou de la terre. Decazeville montre que l’on finit par s’attacher même à sa mine ou à son haut-fourneau. Comme le pauvre à son taudis. Sinon, même s’il n’y a pas d’ayatollah pour les mobiliser contre la modernisation, les peuples se révolteront pour défendre leur banlieue crasseuse. Qui l’emportera : l’homme et sa cité, ou la technique et l’économie ? L’amour de la petite patrie ou la raison folle ?
2. OU LE MOUVEMENT RAMÈNE A L’IMMOBILISME.
Les inconvénients du changement seraient paraît-il compensés par son avantage : le mouvement du corps et de l’esprit, générateur de nouveauté et de liberté. Malheureusement l’expérience enseigne qu’à sa façon il bloque.
Qui fonce en aveugle finit par faire du surplace, tel la flèche de Zénon d’Elée. L’accélération du changement dans le temps aboutit à une implosion de l’espace qui comprime la terre en une sorte de capsule spatiale où l’homme se réveille enfermé : tout bouge sous l’astronaute verrouillé dans sa fusée. Quand ça remue trop, plus question de remuer, il faut se cramponner. On décolle, attachez vos ceintures ! Restez bien sages dans vos fauteuils, ces hublots étroits n’ouvrent que sur du vide, voici un film. Il s’en passe des choses hein ! Sur l’écran.
Aujourd’hui tout file comme le vent : l’actualité, les prix, les avions. Tout, sauf le voyageur ficelé sur son siège : nos ailes ont le cul de plomb. Et quand tout change trop vite, un moment vient où tout est pareil parce que le paysage se brouille. Au début du siècle le voyageur pouvait s’enchanter de le voir changer par la fenêtre de son wagon, je doute que celui du TGV en fasse autant. Et plus le touriste en voit grâce aux avions qui le transportent en un clin d’œil des glaces du Spitzberg aux cocotiers de Bora Bora, moins il en voit parce qu’il se blase. Quand on s’emmerde au Vésinet on va voir ailleurs, mais avec ce fichu changement, partout le même, tout devient pareil : les Hiltons comme les bidonvilles. Le Monde où l’on s’ennuie ? Ce n’est plus son quartier mais la planète. Nous avions cru enfoncer une porte, et nous avons verrouillé celle d’une cellule blindée hors de laquelle dans l’Espace — celui-là infini mais inhabitable — il n’est plus que vide, feu ou glace.
L’ancienne société — paix à ses cendres ! — ne bougeait guère. De la Première à la Seizième Dynastie, pendant mille ans c’était la même tête de pipe sur le trône à l’autel ou aux chiottes. Et le régime se glorifiait de son immutabilité. Là où vous étiez vous étiez pour toujours, sans espoir, écrasé sous la montagne des vérités et des ordres reçus ; au lieu d’être sans cesse à les réapprendre à l’école, comme aujourd’hui où il faut tout le temps avoir l’œil. Tiens, le feu passe au vert : fonçons entre les clous pour ne pas nous faire écrabouiller.
Notre société n’est pas de bronze, mais de plastique ; sur ce point ne comptez pas qu’elle change, car si elle accélère, c’est sur des rails. Ce n’est pas à mille à l’heure qu’on négocie un virage. Et quand l’Histoire s’accélère comme le fait un train, le moment vient vite où il n’est plus question d’en changer. À la rigueur vous pouvez sauter d’un wagon en marche, pas d’un Concorde. Et d’ailleurs les portières se ferment automatiquement. Vous êtes embarqués comme disait Sartre — ou l’adjudant de 1914 qui vous poussait à coup de bottes dans votre wagon à bestiaux.
Vue de haut la société actuelle — au moins celle du Marché — n’est qu’un Maelström : ce tourbillon vertigineux qui fait du surplace, ce n’est plus un état social, ni même une course de fond, mais un sprint furieux où chacun sur la même piste circulaire s’efforce de dépasser à tout prix ses concurrents. Avec la concurrence le changement exaspère les conflits : politiques, économiques et sociaux, les luttes de firmes, les particularismes de nations, de classes ou de races. Mais ce désordre n’en est pas moins soumis à des règles de fer : scientifiques, techniques, finalement étatiques. La lutte pour le pouvoir économique ou politique comme la guerre soumet les belligérants aux mêmes nécessités et pratiques sous peine de perdre la partie. Par ailleurs, dans la mesure où le changement décompose l’ordre social ou personnel, la survie ne peut être assurée que par la contrainte externe de l’État. Malheureusement, comme il y en a plusieurs sur terre, l’ordre des États cultive le désordre. Le changement c’est la guerre, qui est à la fois explosion et organisation implacables. Comme la Révolution, qui change et surtout changera tout demain, mais qui en attendant ne change rien, ni la hiérarchie, ni l’École, ni l’armée (sauf le pain quotidien disparu des étalages), qui enferme les intellectuels, l’Art et le peuple dans le frigidaire d’une Vérité et d’un Pouvoir immuables. Une troupe — un régiment — en marche exige un ordre bien plus strict qu’au repos. Quand une machine aussi lourde et compliquée que la nôtre fonctionne à la fraction de seconde, on n’a pas le temps de consulter le peuple. On ne peut rien y changer, elle est trop fragile. Il faut des consignes automatiques, et finalement le pilote lui-même le devient. Dans un Boeing comment pratiquer l’autogestion ? Allez‑y, prenez les commandes ! La société mouvante exige un renforcement du contrôle social, mieux que la contrainte, la manipulation de ses passagers. Appelez cela l’information, l’enquête et l’éducation permanente de ces corps morts. Tranquillisez-vous, laissez faire les compétences : notre Pilote, lui, sait ce qu’il fait. Au total, c’est en égalité et en liberté que le changement accéléré se paye.
Le mouvement des choses entraîne l’immobilisme humain. Changer, et surtout se changer, suppose qu’on se retire un instant du cours des événements, ce que leur rapidité et leur nombre rendent précisément impossible. La trombe d’informations qui nous tombe d’un ciel encombré d’ondes ne nous laisse pas le temps d’y réfléchir. Ce pourquoi le vieil homme continue son train sous la vêture du nouveau. Le progrès industriel cultive — et nous l’avons vu suppose — l’inconscience de ses problèmes : voir le retard des comportements privés et publics pour ce qui est de la conservation de la nature, la pureté des eaux, du bruit, etc.
Aux abords de l’an deux mille nous continuons de vivre mentalement et politiquement à la fin du XVIIIe siècle. Et c’est la combinaison d’une conscience archaïque et d’une science d’avant-garde qui est à l’origine de tous nos désastres. Ainsi le paysan défricheur néolithique, en plein tournant, avec sa tronçonneuse abattra les derniers arbres qui protégeaient sa maison des périls et des fracas de la route. Et ce même paysan, monté à Paris, le sacrifiera à l’auto parce qu’il continue de penser au siècle du cheval.
Dans ce type de société la rapidité du Progrès en même temps que la crise renforce plutôt l’inertie sociale. Le mouvement incessant de la mode n’y empêche pas, bien au contraire, l’immobilité des idéologies libérales ou socialistes : ces fossiles du XIXe incrustés en plein béton du XXe. Sous le paravent du culte de la Jeunesse, qui reçoit le droit de vote à dix-huit ans, triomphe le règne des vieillards qui ont mis toute leur vie à grimper jusqu’en haut de l’interminable cocotier. Et sous le couvert de la démocratie sociale, plus que jamais, ils transmettront le pouvoir scientifique, politique ou artistique à leurs descendants. Les zélotes du changement social dénoncent la « société bloquée » comme si celle-ci s’opposait à celui-là, alors qu’il s’agit de la même.

Car rien de tel que le mouvement des choses pour cultiver l’immobilisme spirituel. L’angoisse et le désordre engendré par le trouble font désirer son contraire. L’homme étant permanence dans le mouvement, tout en célébrant le changement il n’en souffre pas moins de l’insécurité et des incertitudes qu’il entraîne que des disciplines et des consignes infligées à son besoin de se mouvoir. Avec la nécessité, le changement cultive le désir de la sécurité matérielle et au bout du compte morale. Celle qu’on qualifie à Juste titre de Sociale, bien qu’elle soit administrée et dirigée par l’État, devient une institution indispensable quand non seulement la pauvreté, mais l’impossibilité d’épargner empêche la plupart des individus d’assurer leur sécurité familiale ou personnelle en mettant un capital de côté.
Mais surtout le caractère angoissant du changement fait désirer le confort spirituel. La mise en cause des vérités religieuses et morales jusque-là établies n’empêche pas, bien au contraire, la croyance aveugle dans les slogans politiques du jour. On refuse d’autant plus de les discuter qu’on les pressent précaires. Et comme, sauf au moment des grandes communions guerrières ou révolutionnaires, ils ne suffisent quand même pas, le besoin d’une vérité intangible et sacrée vous jette dans les bras de n’importe quelle secte ou gourou. À l’Ouest, au pied des cathédrales marxistes catholiques ou freudiennes les chapelles se multiplient, surtout dans la jeunesse. Et sans doute moins visiblement à l’Est.
Dans la société mouvante la mystique du changement est d’ailleurs la réplique exacte de l’immutabilité millénaire des sociétés d’hier où l’on bâtissait déjà en son honneur des Pyramides. (Rappelez-vous l’inauguration de la Tour Khéops à Gizeh.) Sur le fumier des incertitudes libérales grouillent les fanatismes idéologiques. Et comme l’accélérateur suppose le frein, le réactionnaire réplique au progressiste dans un même duo ; mais le plus souvent, ce qui caractérise l’homme du changement c’est de participer des deux. Rien de tel que d’être perpétuellement en voyage pour rêver d’arrivée — ou vice-versa : l’homme du changement c’est celui qui prend l’avion pour jeter un pleur sur le dernier Indien. Et celui qu’écrase la paix rêve du grand chambard (voir la mobilisation, ce départ). Mais une fois sur le front, vivement mes pantoufles ! La dialectique du mouvement et de la résistance est la base de la société occidentale. Mais nous avons vu que ce Mouvement n’est pas plus révolutionnaire que la Résistance conservatrice.
Si l’homme (disons la nature humaine, Edgar Morin ayant donné le feu vert) et la société dignes de ce nom se caractérisent par une permanence en mouvement, notre société bloquée dans le changement l’est par la schizophrénie : du parti de la Résistance et de celui du Mouvement Opposition à la fois désastreuse et impossible autant pour l’espèce et la société que pour l’individu. La révolution elle-même n’est mise en train que par des réactions collectives contre le progrès, même si elle se réclame de lui. Déjà celle de 1789 à son début a été suscitée par la défense de la coutume contre les innovations de la centralisation monarchique autant que par un idéal de liberté et d’égalité. Ce retour à l’origine se retrouve à plus forte raison dans les révolutions anglaises. Quant à la russe, elle a été en partie due, contre un capitalisme tout neuf, à la valorisation d’une tradition de liberté collective qu’avaient abolie les réformes de Pierre le Grand, et surtout celles d’Alexandre II.
Toute révolution est progressiste-réactionnaire, retour à l’origine : au Paradis et aux valeurs fondamentales que l’évolution a fait dégénérer. Voir Rousseau et ses épigones. Et ce penchant « diachronique » des révolutions a été accusé par l’accélération du changement. Les névroses nationalistes qui couvent partout où l’étouffoir totalitaire ne les comprime pas sont le fruit empoisonné du besoin d’une identité et d’une liberté collective menacées d’anéantissement par le changement. Malheureusement, elles le sont si profondément qu’on ne sait plus en quoi elles consistent au juste. La souffrance extrême ne veut pas savoir, elle crie et frappe. Elle ne sait qu’une chose : dire non à la force qui l’écrase, en rêvant d’avoir la force d’écraser à son tour.
L’Homo sapiens est un progressiste réactionnaire, désirant le changement dans l’immobilité, l’immobilité dans le changement ; jamais il n’aura été autant question d’identité, de tradition, de patrimoine qu’à l’époque du Changement. La société humaine est celle qui satisfait tant soit peu les besoins contradictoires de conservation et de progrès. Or celle qui pratique le changement pour le changement, au nom de la Révolution ou du Marché, enchaîne l’homme à un ordre de fer en l’obligeant à bouger. Travail forcé ou mise en chômage, ordre de route ou assignation à résidence pour des raisons économiques ou politiques, son besoin d’ordre est nié autant que son désir de liberté. À chaque instant le peuple ou l’individu est atteint dans son être. Que sera le lendemain ? Hier on ne le savait que trop, aujourd’hui on n’en sait rien. Tous ces hymnes aux lendemains qui chantent dissimulent un malaise d’autant plus profond que le culte du Changement lui interdit de s’exprimer. Alors, tel un abcès n’arrivant pas à percer, l’infection se répand dans les profondeurs de l’organisme. Le malaise, parfois la haine, du changement prend toutes sortes de formes détournées selon les lieux et conditions. Révolte sans cause des jeunes, fuyant dans la drogue ou le terrorisme durs — n’importe lequel pourvu qu’il soit violent — furies nationalistes menant à l’exclusion de tout ce qui n’est pas de l’ethnie. Révolte molle des vieux fuyant leur fin dans les drogues douces de la télé. Nostalgie des vérités immuables des idéologies ou des sectes, rêve d’une Église religieuse ou politique qui mettrait fin au temps. Le refus du changement qui n’ose pas dire son nom est à l’origine des pires délires du siècle.

Ce malaise et cette nostalgie des racines peuvent mener jusqu’à une Révolution ultra réactionnaire au nom de la Germanité, de la Négritude, de la Kanakie ou de l’Islam éternels. Mais comme l’expérience la révèle impossible, elle dégénère aussitôt en un bâtard confus et hypocrite de passéisme et de modernisme, tel le Reich millénaire, qui brûlait les livres et perfectionnait les fusées. La réaction au nom de la tradition risque d’être d’autant plus vive que la population tient à la religion qui compense les réalités de sa misère matérielle. S’il est une vérité reçue à l’Ouest par les idéalistes chrétiens et les réalistes de l’industrie, c’est la nécessité de sauver les peuples « insuffisamment développés » de la faim en répandant chez eux la science, l’instruction et la technique. Un matérialisme borné persuade les Occidentaux qu’en satisfaisant les corps on apaisera les esprits, et la paix et la liberté régneront partout sur terre. En vertu de quoi le shah d’Iran prétendit faire passer son peuple en dix ans de l’an mille à l’an deux mille. Peut-être aurait-il réussi en cinquante. Et ce fut moins la grande bourgeoisie occidentalisée, libérale ou marxiste, qui prit la défense de la charia, que la masse encadrée par ses ayatollahs. Révolte qui menace de s’étendre à l’ensemble de l’Islam, chiite ou sunnite, bouleversé par l’enrichissement appauvrissant du pétrole.
L’échec d’un changement brutal et autoritaire a provoqué un retour aux pires coutumes du passé musulman : la mise à mort de l’infidèle, la mutilation du voleur et la lapidation de l’adultère, l’enfermement des femmes contraintes au port du tchador — que d’ailleurs la plupart réclament. Mais l’Islam comme d’autres théocraties ne distingue pas le pouvoir matériel du spirituel, l’apostolat du Djihad. L’autorité d’un Khomeyni s’identifie à son pouvoir politique et militaire. Mais s’il veut gagner sa guerre contre l’Irak, il est contraint d’emprunter leurs armes aux grands Satans occidentaux, donc leur science et leur technique. La fin divine justifiant les moyens, la révolution iranienne fait ainsi la synthèse du pire de l’Islam et de l’Occident. Refusant la liberté des individus, la tolérance et la démocratie, elle exalte une rage de puissance servie par des machines de mort importées. Il ne manque au vieux Moloch sous le masque de l’Islam qu’une bombe H. L’éternelle religion justifiant son emploi, on peut être sûr qu’il s’en servirait Et la petite bombe faisant sauter les grandes, la planète retournerait au silence éternel.
LE COÛT SUPRÊME [du changement] : NIHIL
Tous les coûts du changement explosif peuvent se ramener à celui-ci : il est objectivement insaisissable, parce qu’il prive le sujet des moyens de le saisir.
1. L’IMPRÉVISIBLE.
Sans arrêt le Changement change. Celui-ci, le Développement quel qu’il soit. Sous le couvert d’un langage hérité du passé, n’importe quelle avance de la Science et de la Technique est compliquée par la crise qu’elle provoque et les efforts du système pour la dominer. Comme l’homme individuel et plus encore social est lent, quand nous croyons connaître le changement il a déjà changé. Ceci pour maintes raisons. D’abord parce qu’il est non seulement trop rapide, mais énorme. Agissant à la fois sur le détail concret et l’ensemble local et planétaire, donnant à des effets universels d’innombrables couleurs différentes. La complexité des interactions nous dépasse, pour nous donner l’illusion de les connaître nous les réduisons en statistiques. Le plus grave a tendance à nous échapper parce que nul précédent ne nous aide à les interpréter, par exemple les surprenantes découvertes de la génétique. Entre la vieille morale ou raison et la nouvelle réalité nous avons du mal à établir un rapport.
Le changement nous échappe aussi parce qu’il est à la fois spectaculaire et quotidien. L’homme a débarqué sur la Lune, mais sur terre, nous y sommes. La bombe A a explosé, mais silencieusement chaque jour les déchets s’accumulent L’ex-Amoco Cadix a englué l’Armor, mais un par un les ruisseaux sont transformés en égouts par l’azote et le recalibrage. Méfions-nous de la catastrophe spectaculaire qui s’inscrit dans l’actualité, la pire est invisible. Le véritable coût est cumulatif, goutte à goutte, seconde après seconde s’accumule un Océan qui crèvera sur nos têtes. Quand la vraie catastrophe aura lieu, il sera trop tard. Ne comptons pas trop sur la pédagogie de celles qui imposeraient l’obligation de maîtriser le changement. Sauf prise de conscience il n’y en aura qu’une : la dernière.
Que l’on comprenne, le plus grave n’est pas ce que nous savons, mais ce que nous ignorons. Nous sommes à peu près au clair sur les risques du nucléaire ou des « pluies acides » dues aux gaz des usines et des autos. Et avec plus ou moins de retard nous pouvons espérer que la Science et la Technique répareront leurs propres dégâts. Mais à plus long terme quels seront les effets d’une pollution accumulée des mers et des océans ? Qu’en sera-t-il d’une modification de la couche d’ozone ? Les spécialistes en discutent et ne sont pas d’accord sur les causes et les risques pour l’atmosphère et la vie. Mais nous pouvons être sûrs d’une chose, c’est que nous n’en savons rien ; et qu’il est fou de continuer à foncer ainsi dans le noir. Les maux infinis dont le changement aveugle nous menace ne se limitent pas à tel ou tel effet repérable par la Science et remédiable par la loi à force d’argent et de contraintes, leur cause première est dans cette aptitude à déchaîner la cause sans se soucier de ses effets. Et le remède n’est pas dans tel ou tel gadget techno-scientifique, mais dans la volonté de réfléchir avant d’agir. Une conversion, aux deux sens du terme, qui refuse l’imprévisible par amour de la terre, de l’homme et de sa liberté.
La source du mal comme sa réplique est dans l’homme, que le changement change en obnubilant ses raisons et sa volonté de prévoir. Le plus insaisissable de tous parce qu’il ne se produit pas comme les autres autour de nous, mais en nous. L’homme est le plus atteint parce qu’il est en première ligne pour ce qui est de l’impact de ses œuvres, et qu’il est, parce que le plus complexe, le plus fragile de la nature vivante. Mais le changement est d’autant plus insaisissable qu’il bouleverse votre univers et vous frappe au cœur. Quand la planète et l’être d’une société et d’un individu sont en cause, il faut à celui-ci un prodigieux effort de réflexion pour le réaliser. Car ce n’est pas un accident extérieur, mais à la fois l’air qu’on respire et soi-même qui se transforment. Comme tout bouge avec soi, on se sent immobile, tel le voyageur dans ces gros avions qui survolent les perturbations à mille à l’heure. Nous ne comprenons pas si l’on nous fait remarquer que nous avons complètement changé de principes et de vie. Et nous nous indignons quand, devenus les citoyens d’un autre monde, quelqu’un nous accuse d’avoir renié notre passé et notre patrie. Le changement d’attitude mentale dont il va être question est si profond, ses conséquences si générales, qu’il semble impossible d’en faire prendre conscience. Pourtant, il faut essayer, car il détermine tout le reste.
2. LA PERTE D’IDENTITÉ ET DE LIBERTÉ.
Négatif, quelquefois positif quand il est pratiqué en conscience, le changement néantise. Il suppose tant soit peu la table rase et l’oubli ; et il n’est rien d’autre lorsqu’il devient systématique. Alors l’existant : nature, personne ou société, perd sa consistance, c’est-à-dire cette part d’être, de résistance au temps et au milieu, qui fait d’un homme, au lieu d’une nuée dans la nuée, un existant : une puissance devenue conscience, capable d’imposer sa marque aux choses parce qu’à soi-même. En détruisant l’identité de chacun, le changement démesuré anéantit avec le plus vivant de la vie le seul lieu où puisse s’accomplir une transformation qui ne soit pas simple décomposition.
La liberté c’est l’homme singulier. Mais celui-ci ne l’est que s’il conserve durant sa vie un minimum d’identité. Des points fixes qui lui servent de repères : une nature qui reste ou revient semblable à elle-même, des vérités plus ou moins transmises par sa tradition, qui lui viennent du plus profond du passé de l’espèce. Ainsi à travers le flot des années est-il assuré de rester identique, en avançant sur son chemin au lieu de s’égarer n’importe où. Ce sont ces repères : ces fondements intemporels qui permettent à l’individu comme à la société de devenir eux-mêmes, meilleurs, plus riches de connaissances, en progressant dans le temps. Alors le nom d’une patrie ou d’un homme n’est plus un mensonge. Tandis qu’il n’est pas de pire vertige pour un existant que de savoir ne pas exister. Ne pas être soi, c’est en quelque sorte, vivant, se savoir mort.
Or c’est aux conditions même de cette identité que le changement explosif s’attaque. Autour de nous et en nous tout change : le pain que nous rompons, jusqu’à l’amour. La nature ? Ce qui fut une plaine n’est plus qu’un lac, qu’il ne reste qu’à combler. La religion ? Sans cesse ses vérités sont remises à jour, et un beau matin après la mort du Diable elle nous annoncera celle de Dieu. Quant à l’Art, où sont les pieds pointus du design 1950 ? Attendez, comme les talons-aiguilles ils vont bientôt revenir. Car si la mode change c’est pour tourner de plus en plus vite en rond.
Ce n’est pas seulement les générations d’une société, mais l’individu que l’accélération du changement empêche de communiquer avec lui-même, faute de critères invariables.
Ce n’est pas seulement la longueur des cheveux et des robes, mais les valeurs politiques et morales en fonction desquelles chacun juge et se juge : non seulement les réalités, mais les vérités. Le vice d’hier devient la vertu d’aujourd’hui : qu’importe puisqu’on en tire profit, ultime valeur restant cotée en Bourse. Mais un tel renversement, particulièrement brutal lorsqu’il est déterminé par les avatars de la conjoncture politique et militaire comme dans le dernier conflit, ne peut s’opérer que s’il reste inconscient. On ne s’adapte bien à ce qui vous est soudain imposé qu’en perdant la mémoire du passé. Mais alors il n’y a plus transformation du même, comparaison critique d’hier et d’aujourd’hui, on passe sans transition de l’un à l’autre, qui est son exact contraire. Le blanc devient rouge et le noir vert sans qu’il y ait relation de cause à effet et débat. Le passage est une sorte de point aveugle, une petite mort d’où renaît un autre individu : seul persiste avec le nom l’illusion de l’identité.
Ce n’est pas seulement le paysage qui change, mais vous et moi. En bien ou en mal ? On ne se pose pas cette question en pleine avalanche. Encore une fois tout ce qu’on vous demande c’est de vous a‑dap-ter. C’est la nécessité, le devoir, particulièrement pour les membres de la caste dirigeante. Car c’est en haut du clocher que le vent souffle le plus fort. De la drôle de guerre à la pas drôle de défaite, de Pétain à la Résistance, de Staline à la Déstalinisation plus ou moins tardive, du développement à l’américaine à l’Écologie, que de virages, terminés, pour certains trop lents à réagir, dans le décor ! Car il faut savoir les prendre en catastrophe quand on prétend tenir le volant. Il faut foncer au feu : ni trop tôt ni trop tard, autrement les fauteuils sont pris. Si vous êtes intelligent, donc intellectuel de gauche, ne tapez sur Staline que lorsqu’il est deux fois mort (voir M. G…), et ne découvrez pas les coûts du Progrès avant 1971 (voir M. F…). Virez votre cuti, soyez dans le vent, qui en général vient de l’Ouest, prenez le comme… (évitons des noms pour ne pas se brouiller avec la famille). Montez et descendez avec la vague, toujours nouvelle et toujours la même : l’indicateur le plus sensible c’est encore le bouchon sur le flot. Si dans la société du changement il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas, le plus intelligent c’est le chien crevé au fil de l’eau.
Jusqu’à la nôtre les sociétés étaient méprisantes, elles appelaient cela se renier, les intéressés eux-mêmes n’aiment encore pas trop qu’on le leur rappelle. Autrefois, quand la pression était moins vive et moins forte, au prix de quelque effort on pouvait prétendre rester soi-même. Tandis que lorsque la société devient le plus lourd des projectiles, c’est l’écrasement automatique : autant rester en travers d’une avalanche pour des raisons morales. Dans les États totalitaires la science et l’organisation donnent une telle puissance au régime, soutenu par la communion ou l’abdication générale, qu’il semble aussi absurde de résister que de se coucher devant un tank. Il faut périr ou plier : on ne peut faire autrement, c’est l’impératif kantien de la seconde moitié du siècle. Le Fatum érigé en devoir, c’est Dieu même qui s’exprime à coups de foudre. À cet égard la crise polonaise de 81 est typique. Tout le monde, à l’Ouest aussi bien qu’à l’Est, admet que la Pologne catholique, unanime dans son refus du communisme, doit éviter l’erreur suprême, c’est-à-dire décider les Russes à lâcher les chiens, qui sont blindés. S’il faut réformer, il faut le faire sans mettre en cause un régime que la force étrangère est seule à soutenir. Et c’est d’ailleurs exact. Mais que les armes décident en dernier appel est une vérité si terrible qu’on ne peut se la dire qu’à demi-mot.
L’homme qui prétendait se libérer de la nature se réveille doublement serf du torrent social. Mais alors il n’est plus qu’une goutte d’eau dans le flot. Perpétuellement adapté, brisé et malaxé, il perd cette part de maîtrise que Dieu ou la Nature lui avait donnée d’exercer sur son devenir. Là où il n’y a plus mémoire du passé, il n’y a plus d’avenir, de projet possible. Et surtout pas le présent et la présence qui assurent le passage de l’un à l’autre. Pour l’individu comme pour la société, il n’y a plus continuité, ni même évolution. Plus d’histoire, n’était-ce son bruit et sa fureur. On comprend qu’à sa divinisation par le marxisme succède alors sa négation par le structuralisme.
En rendant la prévision difficile sinon impossible, le changement explosif interdit toute considération du long terme, et même du moyen. Donc toute accumulation matérielle ou culturelle, autrement dit progrès. Ceci au moment même où la société prétend se fonder sur la planification et où elle parle de prospective et de futurologie. Mais ses plans ne sont que des plans de production qui multiplient des effets écologiques et sociaux dont on ne sait rien. Quant à la prospective ou futurologie qui avec ses scénarios s’est mise en retard à prévoir l’avenir, comment peut-elle le faire puisque ses prévisions sont établies en fonction de conditions qui, vingt ans après, ne seront plus du tout les mêmes ? La prévision n’est possible qu’à partir de conditions relativement stables. Bien plus qu’un progrès dans la maîtrise du temps, la prospective et la futurologie sont le signe d’une angoisse devant l’impossibilité de la prévision, et leur fonction est d’en donner l’illusion.
Ainsi dans ce temps devenu une succession d’avatars absurdes l’un à l’autre, l’homme perd son identité personnelle ou sociale, sa capacité à devenir lui-même. Il n’existe plus, seul existe ce cadre implacablement mouvant en dehors duquel il n’y a rien, bien que lui-même ne soit rien. Incapable d’imprimer une marque durable à son milieu, l’individu n’y trouve plus cette image de l’homme qui l’aide à en devenir un. Avec sa liberté c’est l’égalité, le progrès, et toutes les autres valeurs qui disparaissent : non pas une, mais toutes, faute d’un sujet pour les vivre. La boucle est bouclée, le Changement n’ayant aucun sens ne mène nulle part. En quelque sorte, à une vitesse absolue l’on fait du surplace.
3. N’IMPORTE LEQUEL CELUI-CI.
Le changement dont on parle est d’une double nature. D’une part il n’est pas celui- ci, dont le contenu précis fut dicté par des raisons, des valeurs ou des fins à poursuivre, c’est le changement pour le changement. Donc n’importe lequel. Ce n’est qu’après coup, quand la nécessité ou le hasard du devenir l’a imposé, qu’il prend forme et sens. Avant il peut tout être, après c’est celui-là qui s’inscrit sur une table d’airain. Le Changement c’est n’importe lequel, celui-ci.
La devise de l’époque — qui commence tout juste à changer — c’est de faire n’importe quoi n’importe comment, n’importe quand, n’importe où, de plus en plus gros et de plus en plus vite pour la gloire (id est pour la pub) et pour le fric rutilant. Cela se dit pour le Peuple et la France. Là où il n’y avait que du sable et des pins, vous construisez une marina de 5 000 lits. Pourquoi pas 10 000 ? C’est deux fois plus beau. Et 20 000 quatre fois. C’est aussi con que cela, le changement quantitatif de la seconde moitié du siècle. Et lorsqu’il s’inscrit dans le paysage et le tissu social, il est forcément qualitatif. Mais parfois dans le sens des qualités inférieures.
N’importe quoi. Où ? Quand ? Comment?… N’importe. Le plus voyant, le plus gros possible. Pour ce qui est des effets, autrement dit des coûts, on verra plus tard. Bien entendu, l’esprit humain retardant sur ses produits, ces vérités lucifériennes ne sauraient être proclamées en clair. Mais elles sont implicitement admises par tous ceux qui ont le pied coincé sur l’accélérateur ; la machine n’ayant ni frein, ni volant. S’il fallait prévoir tous les effets d’une action aussi violente on ne ferait jamais rien ! Certes, pour la Villette, Concorde ou Fos, on est allé un peu vite et il faut maintenant reboucher le trou comme on peut. Mais on fera mieux la prochaine fois.
Surtout il ne faut jamais oublier que ce n’est qu’un début, car imaginer que le Changement puisse avoir un terme est sacrilège. Votre tour de deux cents mètres n’est rien à côté de celle de quatre cents mètres que nous venons d’édifier ? Attendez demain… Qui ne sera rien en comparaison d’après demain : quatre cents, huit cents, deux mille, etc, etc. Plus, encore plus ! Autre, encore plus Autre, mais sur les mêmes rails. Ni les esprits ni les machines ne sauraient rester immobiles ; il faut rentabiliser, réaliser. L’acquis n’a plus d’intérêt ; le béton à peine durci, la réforme promulguée sont déjà démodés. Aussi est-il inutile de s’attarder sur les effets de l’entreprise en cours, c’est perdre son temps, il faut songer à la prochaine Vous déplorez le coup de sabre dont l’autoroute balafre votre vallée, les condenseurs de la centrale qui vont boucher votre horizon ? La ligne électrique qui va fêler votre ciel ou le tentacule invisible que la télématique étend vers vous ? Dites-vous bien que ce n’est rien, ce n’est qu’un début, comme la bombinette d’Hiroshima qui vous paraissait si énorme en août 45. Demain ce sera deux, quatre, seize fois… Puis autre chose d’énorme et d’inconcevable. N’importe quoi de toujours plus dont les effets seront bien plus considérables. De cela vous êtes au moins sûr. Principe mortel ; car il faut se rappeler que pour une mutation hasardeuse positive, il y en a une infinité de négatives. Sous le masque du Progrès, on peut considérer le changement explosif, avec son incroyable gaspillage d’énergies matérielles ou spirituelles, d’informations accumulées par la Nature ou Dieu pour créer la vie et l’homme, comme une brusque revanche de l’entropie : un brutal retour au chaos provoqué par la puissance même qui devait permettre d’en sortir.
De 1950 à 1983, le changement reste le développement, qui doit se poursuivre en dépit et à cause même de la crise, la machine économique se bloquerait sans cet oxygène. Que la Croissance tombe au-dessous de zéro, que le revenu par tête diminue, qu’importe ! On continuera d’investir dans la Recherche et les industries de pointe. Et pour changer le changement, les ordinateurs et la télématique prendront à bien meilleur marché le relais des pesantes et encombrantes bagnoles. L’ordinateur familial libérera le peuple en rationalisant sa vie privée. Il lui suffira de presser sur un bouton pour gaver ses moindres désirs d’images et de sons. Désormais nourris, même pas d’ersatz d’ombres, plus besoin de prendre le TGV ou l’avion, chacun seul devant sa console sera transporté aux Antipodes. Et demain ce sera ailleurs, toujours ailleurs.
Le changement c’est Protée, qu’il ne faut pas identifier aux formes qu’il prend ; même pas le développement si un jour il provoque la crise. C’est celui-ci, mais qui à tout instant devient n’importe lequel. Avant-hier il prenait forme de développement par le pétrole, puis celui-ci, surabondant, se faisant rare et cher, hier l’avenir appartenait au nucléaire. Mais aujourd’hui en 1983 le prix du pétrole menace de s’effondrer, en aggravant la crise qu’avait provoquée sa hausse. À quoi bon ces coûteux investissements dans le nucléaire et les économies d’énergie ? L’important c’est le changement, non l’abondance ou la rareté, mais le passage brusque de l’un à l’autre, qui rend perpétuellement caduques les mesures prises pour s’adapter à une situation toujours fluente et qui, le temps d’y réfléchir, n’est déjà plus la même. L’Avenir est au Surgénérateur ? Mais non, cher ami, bien avant Tchernobyl j’ai toujours pensé qu’il fallait y renoncer.
N’importe lequel, celui-ci. Cette situation est aussi un état d’esprit, effet et cause du changement. Il provoque une sorte d’appel du vide que nous qualifierons faute de mieux de nihilisme. L’ébranlement des choses entraîne celui des idées, le bouleversement du milieu celui des vérités et des raisons qui lui donnaient forme et sens. Et à son tour le changement des esprits pousse à changer l’état de choses : ainsi se déclenche une désintégration en chaîne progressivement accélérée. Entraîné dans ce torrent l’on découvre un beau jour qu’on ne peut plus y diriger sa barque. Et en plein triomphe de l’idéal de Progrès et de liberté se répand insidieusement l’idée que l’homme ne gouverne pas les « faits », mais les « faits » de l’homme. Derrière la valorisation du changement se dissimule une pensée, humainement anéantissant, aujourd’hui commune à tous ceux qui prétendent gouverner les hommes et leur histoire : « On ne peut faire autrement ». Dernière étincelle d’esprit avant les cendres froides. La Force de Frappe et le risque qu’elle fait courir à la Terre ? « On ne peut faire autrement, si l’on veut défendre l’Indépendance Nationale ». De même la course folle à la croissance économique, si l’on veut assurer l’emploi. Les manipulations génétiques si l’on veut rester dans la course. Et cette nécessité irréductible devant laquelle la liberté humaine capitule, n’est plus celle de la toute-puissance divine, ni même des invincibles lois de la nature, mais des avatars de la technologie et de l’histoire humaine… Quand leur mouvement va plus vite que la durée d’une vie, l’obligation trop souvent répétée de changer de certitudes finit par faire douter de toutes. Mais ce doute n’a rien de méthodique. L’ « isme » de ce nihil ferait croire à un refus délibéré de toute valeur, réalité ou raison, alors qu’il n’est que le produit inconscient des circonstances. Qu’elles changent, et lui aussi changera ; et en temps de crise ou de guerre ce nihilisme plus ou moins explicite prendra la forme d’un fanatisme d’autant plus aveugle qu’il est fugace.
À son premier stade le Changement avait ébranlé les vérités religieuses dont, au moins à l’Ouest, les derniers pans menaçaient de s’abattre. Puis après l’âge des Lumières on avait pu croire que la Morale et la Raison humaines allaient prendre le relais. Ce fut le cas dans quelques pays anglo-saxons et nordiques où elles restaient enracinées dans la foi protestante. Mais leur tour est vite venu. Dans les pays latins, et un peu partout dans l’intelligentsia occidentale c’est l’idéologie politique ou nationale, dont le marxisme est l’expression achevée, qui a pris le relais de la religion. Durant un siècle la vérité militante et militaire du fascisme, du socialisme et du communisme plus ou moins nationalistes, a éclairé la terre. Un principe casqué et botté expliquait tout. Le Vrai c’était le Réel, la Fin c’était le Moyen — donc l’inverse —, la Théorie la Pratique. A travers quelques accidents de détail, des maux nécessaires, l’Histoire était en marche vers le Bien. Vérité encore plus dure et totalitaire que celle des religions, car son Dieu était l’État, muni par la science des armes qui avaient manqué aux théocraties du passé. Encore plus que celles-ci l’idéologie politique imposait sa volonté au réel : nature ou homme. Montagne ou peuple, qui s’obstinait était brisé. Froide ou chaude, la guerre bouleversait la terre. Mais ce changement n’était pas celui qu’avait imaginé l’idéologie.
Car ces vérités tranchantes sont encore plus fragiles que les vérités religieuses. Leur fanatisme n’est que peur de penser : angoisse ; et leur action chaos. Et ce n’est qu’à force de cuirasse : de dictature, de propagande et de goulags, qu’elles peuvent geler le cours changeant des choses et contraindre les individus au consensus sans lequel il n’est pas de société. Sous sa chape de plomb, à l’Est comme à l’Ouest, l’idéologie ouvre la voie au nihilisme.
Celui-ci est d’ailleurs en germe dans le totalitarisme politique. Il constitue le fond de l’idéologie — ou plutôt mythologie — fasciste ou nazie, comme Rauschning l’a montré. Est bon tout ce qui sert l’État, mauvais tout ce qui l’affaiblit. Pour le raciste nazi si l’intérêt commande de s’allier au Japon, le Japonais est aryen d’honneur. Et s’il le faut Hitler signera un pacte avec le diable : Staline, comme Staline avec Hitler. Car le nihilisme est même à la base de l’ultime idéologie : l’hégélianisme marxiste, c’est Hegel qui a trouvé le mot de la fin de l’Histoire : « es ist so ». L’idée s’identifiant au réel : le réel, c’est-à-dire le pouvoir de l’État ou du Parti grâce auquel se réalise l’Idée, s’identifie à elle : la dictature totale et l’injustice sociale provisoirement nécessaires, à la Liberté et à la Justice. De Marx à Lénine, et de Lénine à Staline, l’orthodoxie marxiste est devenue une orthopraxie. La foi en Dieu dégénère en foi dans l’Église et dans ses voies changeantes. Et comme celle-ci est politique, elle n’a pas besoin de bras séculier pour faire régner sa terreur sacrée.
Mais sous le blindage des mots d’ordre et des tanks, l’idéal révolutionnaire pourrit. L’enthousiasme des débuts devient l’intériorisation d’une contrainte qu’on n’a pas l’espoir de briser. Chez les cadres, la croyance plus ou moins sincère dans la vraie doctrine se confond avec la défense de leurs privilèges et de la carrière. Quant au peuple russe, sous la façade d’une unanimité nationale entretenue par le conformisme et la terreur, il s’absorbe dans les difficultés du ravitaillement quotidien. Les vérités publiques dissimulent le repli égoïste sur les intérêts d’une vie purement privée, les slogans de la propagande l’indifférence et un scepticisme profond. Et dans les démocraties populaires la révolte ouverte ou larvée.
Tandis qu’à l’Ouest aux certitudes de la guerre et de la libération succédait l’incertitude. Après la mort de Staline, le rapport Khrouchtchev commençait à révéler les excès du pouvoir personnel et du Goulag, dénoncé plus en détail par Soljenitsyne. La répression des émeutes de la Tchécoslovaquie, finissait par révéler à l’intelligentsia que la dictature du prolétariat n’était que celle des tanks. Et que le sacrifice de la liberté à la Justice au nom de la lutte des classes n’avait servi qu’à justifier le pouvoir et les privilèges de la pire des oligarchies.
Dans le torrent de l’histoire à quoi se raccrocher ? Désormais où règne l’Idée sur terre ? Reste un temps le Vietnam, Cuba, et surtout la Chine millénaire. Mais le Vietnam Héroïque n’est plus bientôt que l’envahisseur du Cambodge, lui aussi héroïque mais finalement meurtrier. Que penser du régime que fuient les boatpeople pour 500 dollars par tête ? « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. » Mais alors pourquoi la Chine rompt-elle avec la Russie ? Pourquoi à Cao Bang les Chinois succèdent-ils aux Français ? À son tour Fidel le libérateur n’est plus qu’un caudillo régnant lui aussi sur un État-prison. Reste la Révolution culturelle. Mais voici que là encore du jour au lendemain le blanc devient noir (ou plutôt le rouge blanc), et le Guide génial n’est plus qu’un vieillard gâteux manipulé par une intrigante. Ultime espoir : Mai 68, l’acmé et la retombée de l’utopie. Qu’en reste-t-il ? L’Écologie peut-être. Mais trop enracinée sur terre ou trop diverse, elle n’arrive pas à se constituer en idéologie, ni en Église politique. Comment ne pas douter de tout ?
Alors après l’engagement vient le dégagement, après la mobilisation la démobilisation : après la politisation la dépolitisation des intellectuels et de la jeunesse. Systole diastole. Fini le culte de Marx et de l’URSS, après l’idéologie on se convertit à l’empirisme et à la science sociologique américaine, comme E. Morin ou M. Crozier — mais il faudrait citer presque tous les noms de cette génération. Si l’on est philosophe, l’on se dit systémiste : mais le système à la mode est déjà dépassé. On met tout en cause : l’État, l’École, le Sexe : après l’avoir adoré on tue papa Freud. Mais le plus souvent on se déclare frustré ou floué (on y a mis du sien). Ou bien paumé. Dans les fumées des divers stupéfiants, les phantasmes médiatisés que notre société prodigue, où est le bien ou le mal ? Le réel ou l’illusoire ? La vérité ou l’erreur ? Si la morale tyrannise illégitimement le désir, ultime critère pour les libertaires et les publicitaires, après l’homosexualité la pédophilie devient un amour comme un autre. Le sadisme a autant de droits que le féminisme, mais la société qui renonce aux tabous sexuels, n’en punit pas moins aussi sévèrement le viol que l’assassinat. Le terrorisme aveugle massacre des femmes et des enfants ? Il ne fait que répliquer à la terreur d’État. Cette pratique devenue ordinaire, la prise d’otage, pour faire chanter l’opinion et le gouvernement assez humains pour entrer dans le jeu ? Ce moyen s’explique de la part de minorités qui n’ont pas d’autres moyens de se faire entendre. Etc. Il ne s’agit plus d’idéologie, mais du néant qu’elle dissimule, chaos traversé d’éclairs sur lequel on a encore moins de prise. Car si l’idéologie comme autrefois la religion c’est du béton, le nihil (sans isme) c’est du vent. Mais de ces ruines, ou plutôt de ce vide, n’importe quel monstre peut surgir. Attendons la suite…
4. L’INVERSION.
Le changement changeant sans cesse, ni les vérités ni les Dieux n’ont le temps de prendre racine. Mais la nature humaine ayant horreur du vide, gare au choc en retour ! Le règne du nihil n’est même pas celui du nihilisme. La reconnaissance explicite du néant dépasse l’homme : l’action autant que la pensée en serait à l’instant même glacée. Protée est insaisissable, il n’est pas dans cette ultime forme, rien ne l’empêche de dissimuler sa négation de toutes sous n’importe laquelle. L’anéantissement des vérités ne peut s’opérer que sous le couvert de la Vérité.
La condition du Changement pour le changement est une inversion de l’esprit sans laquelle la pensée et l’action humaine ne pourraient s’abandonner au hasard, ou à ce hasard cosmique : la Nécessité. Submergés par l’avalanche, individus et sociétés perdent l’habitude de fixer des fins à leurs moyens, mais ce qui survit en eux d’ « Homo sapiens » les oblige faute d’avoir la pratique de leurs fins à se fabriquer les fins de leur pratique. Ce qui fut le moteur spirituel de l’aventure humaine se réduit à une superstructure dérisoire, un peu d’écume au sommet de la houle. Qui un jour s’effacera quand l’über- (ou unter-) mensch [surhomme ou sous-homme], devenu végétal ou pierre, se passera de discours. Un tel changement, préparé de longue date par les mensonges de la Religion et de la culture, englobe tous les autres qui n’en sont que des sous-produits. Car il prépare non seulement à subir n’importe quoi (n’importe où n’importe comment), mais à participer activement à l’inévitable en usant de la force même de l’esprit qui avait pour fonction de s’en dégager. Pour montrer comment s’opère cette inversion on prendra ici un exemple tiré d’une actualité — naturellement aujourd’hui oubliée.
Dans son dernier (sans doute avant-dernier) livre, Le Défi mondial, Jean-Jacques Servan-Schreiber, après avoir prôné le « Défi américain » s’inquiète « de la perte de vitalité et de la société et de l’économie américaine ». Il prend le parti de ceux qui réclament une « revitalisation » fondée sur le développement du potentiel scientifique et technique et l’informatisation de la société. Il conclut : « Comme pour le débat américain, comme pour tous les débats inévitables qui vont tourmenter, transformer toutes les sociétés concernées, les bonnes réponses ne sont pas acquises d’avance ». « Le monde cherche et trouvera le support philosophique des mutations annoncées ». A la portée des hommes se trouve enfin la ressource infinie, la seule : l’information, la connaissance, l’esprit. Si on néglige l’envolée finale dans la noosphère, réconfortante pour l’avenir mais de façon plutôt générale, cette conclusion annonce un « renversement des valeurs », déjà opéré dans la caste dirigeante de la société industrielle. À savoir que les hommes n’ont plus à trouver les moyens de leur philosophie, mais la philosophie des changements produits par leurs moyens techniques. Il s’agit bien là d’une « révolution » comme le dit l’auteur du Défi ou plutôt d’une inversion fondamentale. De constat, la superstructure spirituelle dénoncée par Marx devient l’idéal que se donne la société prétendue « post-industrielle ».
Ce renversement mérite qu’on s’y arrête. Jusqu’ici, à tort ou à raison, il était entendu que la conduite individuelle ou même la politique était prédéterminée par des normes spirituelles ou morales. S’il fallait tenir compte du poids des moyens économiques ou politiques, ils n’en étaient pas moins soumis à des fins. Et si, le cynisme l’emportant sur l’hypocrisie, quelqu’un s’avisait de penser le contraire, il se gardait bien de le crier sur les toits. L’émotion encore provoquée dans le public occidental par certaines manifestations de la violence et de la torture, de l’arbitraire ou de l’injustice montre à quel point l’idée que les fins doivent commander les moyens reste vivante dans les esprits (voir les Droits de l’Homme). Et qui eût proclamé que ceux-ci doivent justifier celles-là eût passé pour nihiliste. Ce qui même aujourd’hui n’est pas encore un éloge.
Les premiers qui se risquèrent à déclarer qu’il fallait avoir la philosophie de sa pratique furent des réalistes politiques qui poussèrent à l’extrême les idées de Machiavel. Quatre siècles après lui Mussolini écrit à son ami Bianchi : « Le fascisme italien a besoin maintenant, sous peine de mort, ou pire de suicide, de se pourvoir d’un corps de doctrine… Cette expression est un peu forte, mais je voudrais qu’avant les deux mois qui nous séparent du Conseil National, la philosophie du fascisme soit créée. » Et pour les nazis aussi les voies et les moyens déterminent les fins. « Le style de vie de la nation allemande c’est le style d’une colonne en marche, et peu importe pour quelle détermination et pour quelle fin cette colonne est en marche », s’exclame Rosenberg. Il est vrai qu’aujourd’hui il ne s’agit plus d’une division, mais d’une division informatisée. Dans l’actuelle société occidentale, et même orientale, le moyen politique est lui-même à la traîne de ses moyens techniques, dont nous ne savons qu’une chose, c’est que nous ne savons pas trop où ils nous mènent On se rassure d’abord en affirmant que c’est vers plus de liberté et de démocratie, puis devant l’évidence du décalage entre ses valeurs et ses tout-puissants moyens, il faut bien s’inventer une philosophie mieux adaptée. Au nihilisme politique succède un nihilisme économique et technique, qui doit lui aussi vêtir sa nudité d’oripeaux métaphysiques. Maintes autorités scientifiques nous enseignent que la morale est relative aux temps et aux lieux, cela ne les empêche pas de protester contre la guerre et la torture. De toutes parts des prophètes nous avertissent avec J.J. S.S. que dans la décennie qui va suivre nous devrons adopter non seulement le langage, mais la philosophie de nos ordinateurs. Et après les ordinateurs, d’autre chose. Selon Le Monde, pour M. Jacques Arsac, directeur de la section informatique à l’École Normale Supérieure, « l’informatique ne doit pas être considérée simplement comme une technique, mais comme une science à part entière, y compris dans ses aspects philosophiques ». Et le ministre de l’Education précise la nécessité d’une expérimentation dans l’enseignement « afin d’en dégager une certaine philosophie ». Conclusion : « Il faut donc envisager l’alphabétisation de tous à l’informatique ».
Or si nous ne savons guère quel monde nous préparent l’informatique et les manipulations génétiques, nous savons encore moins quelles seront les réactions d’un sapiens habitué à s’imaginer qu’il se sert de moyens politiques ou techniques pour réaliser des fins religieuses ou morales et philosophiques. J.J. S.S. lui-même reconnaît que « l’estimation des problèmes sociaux soulevés par les percées techniques devra être soigneusement étudiée ». Sans doute grâce aux ordinateurs ce sera un jeu d’enfant pour les sociologues. Mais ce sera après coup, au bout d’un certain temps. Si l’on pense à celui qu’il a fallu pour prendre plus ou moins conscience des problèmes posés par la vapeur, qu’en sera-t-il des changements, autrement complexes et rapides, provoqués par l’informatisation de la société ? Et comment y voir clair sans fins qui éclairent, expliquent et jugent les effets de ce nouveau moyen ? Quand les spécialistes objectifs auront terminé leur rapport et trouvé le tranquillisant philosophique permettant d’adapter l’homme à la société informatisée, je crains qu’elle ne soit remplacée par une autre posant de nouveaux problèmes.
Le réaliste pour lequel les moyens déterminent les fins l’est beaucoup moins qu’il ne pense. La masse des hommes reste attachée à celles, plus ou moins claires et respectées, qu’elle s’est spontanément données, dont l’ébauche fut peut-être inscrite dans les gênes du premier Homo sapiens. Et, d’adaptation en adaptation progressivement accélérée au changement scientifique et technique, il se peut qu’elle se rebelle contre un Avenir inconcevable. Car, tant qu’il subsistera une trace de pensée dans l’homme, la plus grande angoisse qui puisse l’assaillir est de se réveiller néant dans le Néant. Le succès des intégrismes et des sectes devrait rappeler aux zélotes du Changement que, trop brusque, il provoque parfois son contraire. Le défi mondial dont parle J.J. S.S. est moins de trouver la société et les fins de nos moyens techniques que les moyens techniques de nos fins de liberté et de justice sans lesquelles vivre n’est qu’absurdité.
Sinon serait liquidée cette prétention de l’esprit humain qui l’avait fait émerger de la nature et changer, non sans échecs, la terre et sa vie en fonction des vérités ou des illusions inscrites dans sa tête. Prométhée avait refusé de s’incliner devant Zeus, il s’incline devant le produit de ses idoles mécaniques : désormais le « hardware » détermine le « software ». Comme le chante naïvement l’Internationale, l’Univers va changer de base — cette fois pour de bon. L’on peut effectivement parler d’un « renversement des valeurs », qui de l’avant passent à la traîne, non pas d’une, mais de toutes. Marx et Kant rejoindront Jésus, Allah et Bouddha dans la tombe. Pour laisser place à l’insaisissable, à l’inconcevable. Au dernier des Dieux : Nihil. Dont le symbole est un autre Big Bang, ramenant le miracle de la Terre, de la Vie et de sa conscience à l’élémentaire.
CONCLUSION : DEVENIR SOI-MEME
CHANGER ? Si c’est seulement pour changer cela ne veut rien dire. Je vous apprends que vous avez le cancer, quel changement dans votre vie ! Quoi, vous faites la gueule ? Refuseriez-vous le changement ? Vous répliquez que vous n’êtes pas pour n’importe lequel. À la bonne heure ! Voici la réponse ! Ce n’est pas le changement que vous souhaitez mais celui que vous jugez positif. Si vous le savez, vous êtes sur la bonne voie. Le seul moyen de mettre un terme au délire du changement qui mène à n’importe quel celui-ci, est d’en profaner le tabou en le soumettant à la question. Lequel ? Il suffit de ce mot pour tout changer, et pour de bon cette fois. Changer ? Quoi ? Pourquoi, comment ? S’agit- il du changement que j’ai mûrement choisi ou de celui qui me tombe du ciel sur la tête ? Vers quelles fins fastes ou néfastes me mène-t-il ? Par quel chemin et à quel train ? Cela seul importe.
En soi le changement n’est qu’abstraction meurtrière, décomposant la vie en charogne grouillante, en attendant le terme : l’immobilité d’un tas d’os. L’élan de la vie prend toujours appui sur quelque point fixe ; le jeu des deux fait qu’au lieu de se dissoudre elle croît. Si le paysage n’était pas enraciné, il ne défilerait pas ainsi derrière les vitres de l’auto : s’il n’y avait en l’homme un axe immuable, il ne parlerait pas de changement. C’est ce qui ne varie pas dans la nature ou dans l’homme qui mesure la vitesse, donc au-delà d’un certain point engendre son vertige. Alors pour la fuir nous nous absorbons en elle, refusant de confronter le changement à ces jalons externes, d’abord internes, sans lesquels nous n’en aurions pas connaissance. Au fond, d’une autre façon que les sociétés synchroniques réfugiées dans l’instant éternel, la nôtre fuit la contradiction de tout homme qui se découvre précipité dans le temps parce qu’il rêve d’y échapper. Contradiction déchirante, sans laquelle pourtant nul n’accouche de sa liberté. Tout l’art est de tenir bon entre ses deux termes, en mettant l’accent selon les temps sur le devenir ou la permanence. On devine lequel aujourd’hui.
Tout changement créateur est pour une part conservateur, fruit d’une connaissance de ce qui ne doit ou ne peut être changé : autant des fins intemporelles qui lui donnent un sens, que des limites et des coûts de la transformation des choses et des hommes.
Sans vérité fixant un but à son mouvement le changement s’égare. Or le propre de toute vérité, de la plus haute à la plus humblement matérielle, est son immutabilité. Elle est, tel Dieu lui-même. Tu aimeras ton prochain… Tu ne tueras pas… Tu ne déroberas pas le bien d’autrui… Ceci reste vrai par les temps qui courent. Et on le dira aussi d’une réalité : sans air ni eau, pas de vie sur terre. L’opinion sur Waterloo peut changer selon les époques, il n’en reste pas moins vrai qu’elle a eu lieu le 18 juin 1815 et que Napoléon, non Wellington, y fut vaincu. Ceci jusqu’à la fin des temps. Sans ces pieux plantés dans le courant il n’y aurait pas plus d’Histoire que si la tradition l’avait à tout jamais fixée. Ce sont eux qui permettent à l’historien objectif de refuser les modes, sans eux l’histoire ne serait que subjectivité collective constamment changeante.
Mais, spirituelle ou matérielle, la vérité nous domine de très haut, et le mystique comme le savant doit courir après.
Elle est… quelque part là-haut ou dans les entrailles de la matière. Et pour l’atteindre il n’y a qu’un chemin. Elle est sens, dans toutes les significations du terme. Sans cet oméga, qui est aussi alpha, le changement ne mènerait nulle part. Ou plutôt probablement tournerait de plus en plus vite en rond, pour s’écraser finalement au plus creux et plus dur du Maelström.
Ainsi orienté par une étoile qui ne varie pas, un homme peut avancer vers son but. Individu ou société, il ne se « développe » pas en taille, tel un dinosaure, il croît en qualités et complexité. Changement ? Non, évolution ou progrès. Seulement, entre l’alpha et l’oméga le chemin n’est pas donné d’avance, bloqué sur les rails d’une montée fatale, comme l’Évolution du quark à la Noosphère. À la liberté de chacun d’ouvrir sa route à ses risques et périls dans la jungle des hasards et des nécessités. Mais pour qui a foi dans sa vérité, peu importent les avatars de sa quête.
Conditionnement et liberté (Mark Mirabello)« La plupart des occidentaux sont aujourd’hui élevés comme des légumes cultivés en serre. »— Mark Mirabello
Pas de croissance et de progrès sans continuité. Or le Changement livre au flot discontinu de l’Actualité. Sans mémoire, impossible de progresser sur sa route. Grâce à elle les leçons et l’acquis du passé enrichissent le présent et préparent l’avenir. Hier n’étant plus absurde à demain, plus de raison de fuir dans l’un ou l’autre. Restant eux-mêmes au lieu de se renier, un individu ou un peuple édifient au présent leur identité. Ils croissent en être et pas seulement en taille. En attendant l’inévitable jour où, tels qu’en eux-mêmes, leur fin les change.
Un homme diffère avec le temps, mais il n’engrangera sa récolte que s’il conserve son identité : si son nom et prénom désignent le même individu et non un autre. Si l’adulte n’oublie pas son enfance, le vieillard sa jeunesse. Il ne méritera son nom que s’il conserve, avec le souvenir de ses père et mère celui des temps qu’ils ont vécus. C’est en lui qu’ils survivent, non dans la tombe où ils tombent en poussière.
Ajoutant le souvenir au souvenir, tels les cernes d’un chêne, la mémoire dresse l’homme, tandis que l’oubli le dissocie en le livrant à l’éphémère : actualité ou mode. Dans la vie privée ou publique la mémoire libère ; hier elle enchaînait, aujourd’hui elle rompt les chaînes. La mémoire relativise les slogans culturels ou politiques du jour en révélant les avatars d’une société politique où sans cesse le blanc devient noir. En régime totalitaire elle évite ainsi aux personnes d’être les complices de leurs mensonges et crimes. « La lutte contre le pouvoir est la lutte de l’homme contre l’oubli », écrit le tchèque Milan Kundera. Elle commence donc en soi-même.
Pas d’individu, de famille et de société sans un patrimoine transmis par héritage : ainsi s’accumule un trésor matériel ou culturel de générations en générations. Celui qui ne l’aura pas dissipé mais enrichi pour sa descendance peut mourir en paix. Mais cet héritage ou patrimoine ne se réduit pas à celui qu’on détient en un coffre, en un musée, un dépôt d’archives, moins encore la « mémoire » d’un ordinateur. Tel un ancien monument dans les rues d’une ville, vivant dans l’esprit des hommes le passé est présent.
Pas de gain qui ne s’ajoute à ce qui est au lieu de le détruire ; la table rase est meurtrière. Le vrai changement suppose la reconnaissance et le respect de l’existant : nature ou coutume. Ce qui est au premier abord nocif ou méprisable a toujours ses raisons qu’il vaut mieux considérer. Ce n’est pas en vain que le Droit implique le respect des droits acquis. Aujourd’hui l’expropriation au nom d’un Intérêt Général socialiste ou capitaliste s’en débarrasse à bon marché ; cependant sacrifier un village et ses champs à un Disneyland, est-ce justice ?
Conservation ou Révolution ? Faux problème. Trop étroite notre médiocre raison est invinciblement portée à choisir la Résistance contre le Mouvement ou le Mouvement contre la Résistance (voir la Droite et la Gauche, le Centre et les extrêmes). Alors qu’il faut, hélas ! ressasser qu’une société se perd quand elle n’évolue pas, aussi sûrement qu’en reniant ses origines. Et qu’il n’est de Progrès qu’en fonction d’une tradition, conservatrice ou révolutionnaire.
Tout revient à prendre son temps au lieu de lui faire violence. À quoi bon innover si l’on ne prend celui de jouir de l’acquis ? Ce n’est pas le pied sur l’accélérateur qu’on le fait. Mieux vaut s’étendre dans les pâquerettes, le nez vers le ciel où planent les hirondelles. « O temps suspend ton vol, instant tu es si beau ! » Méphisto peut en faire un péché, le bonheur où l’on se retrouve, et non se perd dans la griserie de la course, est dans l’arrêt Le bonheur est conservateur ; d’où vis-à-vis de lui la méfiance des activistes qui veulent faire celui du Peuple. Les révolutions elles-mêmes n’ont qu’un but : la société idéale où elles ne seraient plus nécessaires.
Agir demande le temps de la réflexion, surtout pour changer de direction, ce qui se fait au stop. La pensée exige qu’on s’arrête et n’ait plus l’œil sur la montre ; sitôt qu’on veut la presser elle se dérobe. Tout ce qu’un changement peut ajouter tient à un temps de méditation et d’étude où apparemment rien ne se passe.
Changer sans disparaître dans l’instant au nom de l’urgence demande qu’on se hâte lentement. Pratiqué trop vite dans la haine de l’existant, le meilleur devient le pire. Telle est la cause de l’échec des révolutions ; leurs auteurs n’ont pas supporté d’attendre, jugeant la réflexion superflue ils ont pris leur volonté de puissance pour un désir de justice et de liberté. Il n’est probablement pas un gain des révolutions française et russe qui n’eût été assuré à bien moindre frais par un réformisme à l’anglaise. Plus un changement est radical, plus il demande de temps ; la violence l’accélère en vain, car elle provoque des réactions de rejet. Rien de plus fragile qu’un cours forcé.
Il n’est de changement sensé, au sens rationnel et spirituel du terme, que dans le respect des rythmes de la nature et de l’homme. L’accélération artificielle du cours des saisons et des voyages ne fournit à notre désir de jouir et de connaître qu’un placebo de temps et de lieux. Depuis toujours, la durée essentielle est celle d’une existence humaine, autrement dit d’une génération, dont le changement doit tenir compte s’il ne veut pas rendre l’homme absurde à lui-même, la génération à la génération. En fonction de ces divers rythmes, il vaut mieux laisser le temps du rodage et de l’usage : la réforme engendrant la réforme est une stupidité à laquelle il faut mettre un terme. Dans bien des cas, pas seulement pour le nucléaire, c’est le moratoire qui devient nécessaire. Autrement dit — ô scandale — un temps d’arrêt. Soit, pour un arbre ou un homme, près d’un siècle, mais pour qu’une œuvre ou une institution porte ses fruits le calcul est plus difficile. S’il faut au moins une génération pour qu’une maison mérite son nom, et deux pour devenir maison de famille, combien en faudra-t-il pour que la ville nouvelle devienne ville tout court, dont les habitants auront humanisé l’épure de l’architecte ? Quel coup de frein pour stopper la ruée actuelle ! Plus que tout autre changement celui-ci devra s’opérer en douceur.
La vie est équilibre, d’autant plus délicat qu’il associe des éléments divers. Si le mouvement devient trop rapide il est rompu, et c’est la chute. Ce qui est vrai des équilibres naturels l’est encore plus de l’équilibre humain, plus fragile parce que plus complexe. Le Big Bang créateur foudroyant n’appartient qu’à Dieu, la création vivante ou humaine est lente, celle dont le fruit paraît surgir est l’effet d’une longue couvade. On ne peut réduire sans dégâts, comme le font les savants et trafiquants actuels, le temps de la gestation ou de la maturation. Cueilli hors saison un fruit ne vaut rien, pas plus que le bois d’un arbre à la poussée forcée. Pire est l’enfant dont la crise de la famille aura fait un avorton d’adulte : la fille qui a fait l’amour à douze ans risque fort d’en avoir cinquante à vingt. Plus un être est de taille, plus sa croissance est lente : celle d’un bébé bien plus que d’un chiot. Que dire de celle, spirituelle, d’un homme ! Une vie n’y suffit pas.
Reste à définir les divers éléments d’une politique du changement du Changement. Au point où nous en sommes, c’est-à-dire pour l’instant zéro en dépit de la mode écologique, une telle entreprise dépendant largement des circonstances est prématurée ; on ne peut guère qu’esquisser ses directions générales en les assortissant d’exemples. Le changement du Changement ne peut naître que d’une mutation profonde de l’esprit qui est à l’origine de l’explosion. C’est-à-dire de ce mépris post-chrétien de la nature et des sociétés préindustrielles qui fait désirer sans cesse autre chose d’inévitablement décevant et démolir ce qu’on vient d’édifier sans se donner le temps de cueillir et de jouir de ses fruits. Cette insatisfaction de ce qui est, ce besoin légitime et redoutable de progresser, de détruire pour créer, n’est fécond que s’il ne devient pas le seul principe de la pensée et de l’action. Alors il n’est plus que le pire des vices : la volonté de puissance qui pousse à tout connaître et exploiter pour la seule volupté de savoir et manipuler. Le désir de progrès n’est plus que rage sadique dont la seule fin est le Pouvoir : réduire toute chose ou vie différente à l’état de choses inertes dociles à nos raisons et à nos mains. Victoire dérisoire, car tout ce qu’elle vainc n’est plus qu’un cadavre, dont elle peut au mieux tirer quelques matières premières et de l’énergie ne servant qu’à nourrir le feu dévorant de cette soif de pouvoir. Contre elle il n’existe que deux remèdes : avec le goût du bonheur, la passion d’un progrès qui serait cette fois personnel et spirituel Au lieu des déceptions que procure la poursuite d’un enrichissement matériel indéfini, la joie de cueillir les fruits humbles et succulents que la nature et la vie ont toujours gratuitement offerts aux sens de l’homme et de la femme. L’esprit moderne sécrète un contrepoison : l’amour de l’existant par excellence, la nature. Il dépend de nous qu’au lieu d’en faire un objet de consommation, le soleil, la mer et la montagne nous enseignent le respect de la terre et les plaisirs du retour des saisons. Alors l’amour de la nature, l’emportant sur sa connaissance et son usage, nous interdira de les pousser au-delà de certaines bornes.
Il ne peut être question d’une maîtrise du Changement si l’on se refuse à désamorcer le détonateur de l’explosion techno-industrielle : le progrès des sciences pour le progrès des sciences. Il serait relativement simple de faire la part du sensé et de l’insensé dans la Recherche Scientifique dans la mesure où elle dépend financièrement des trusts ou de l’État. S’il est vrai qu’un pouvoir, ecclésiastique, économique ou politique, ne saurait s’imposer à la connaissance (dont la science n’est qu’une forme entre autres), il est normal d’imposer des bornes à une Recherche asservie aux puissances. C’est cette science forcée et forcenée qui est le moteur de la destruction de la nature et de la liberté humaine ; c’est le rythme, artificiellement accéléré, de l’invention informatique, génétique, etc., qui bloque la connaissance de leurs effets positifs ou négatifs en plaçant constamment devant le fait accompli. Une société équilibrée libérerait les savants de la tutelle dorée des trusts et des ministères en diminuant les crédits de la Recherche Scientifique et technique. Car si la Science est l’affaire des savants, comme les effets de ses produits techniques son financement est celle du peuple. Ainsi ralentie, l’étude de son impact pourrait reprendre les devants. Entre autres bénéfices cette maîtrise de la Recherche mettrait fin au développement d’une Recherche militaire qui n’est que recherche de mort.
À cette seule condition l’on pourra maîtriser l’autre cause du changement explosif : le développement économique à tout prix. Le taux de soi-disant croissance doit cesser d’être l’alpha et l’oméga de la société. La montée du déluge qui menace la terre, des innombrables nuisances naturelles dénoncées par les écologistes, et surtout humaines, se ramènent au choix du Développement contre l’équilibre. De gré ou de force il faudra bien qu’un jour dans un espace fini, le développement économique indéfini se ralentisse et s’arrête, volontairement et progressivement ou contre un mur. Dans bien des cas (notamment celui du transport) même la croissance zéro est insuffisante, il faut envisager une diminution. Si cela vous effraye, dites-vous que les courbes ascendantes de production d’autos seront remplacées par celles d’eau et d’air purs ; qui seront cette fois dépollués pour de bon, non au sortir des intestins de quelque usine.
Une autre condition de l’équilibre, plus ou moins enregistrée depuis la stagflation et les crises, c’est l’arrêt de toute inflation, monétaire ou fiduciaire. L’oxygène de l’aquilon financier attise le feu dévorant du Développement. L’inflation, plus ou moins contrôlée, est la condition de l’investissement industriel et public comme de la consommation privée, tandis qu’une monnaie stable est celle d’une vie publique et privée équilibrées. Si l’on veut aider le peuple à souffler, il faudra bien mettre un terme à cette désintégration financière qui permet au Capital et à l’État de spolier les petits de leur épargne en les forçant à consommer à crédit, désormais débiteurs des banques et des firmes ou assistés de la Sécurité sociale. La fin, ou tout au moins le ralentissement de l’inflation et du crédit, permettrait aux particuliers et aux gouvernements d’assurer leur avenir. En rétablissant la primauté de l’épargne sur la dépense, elle donnerait aux individus l’habitude de prendre en charge leur vie. Les humbles seraient les premiers à bénéficier de l’équilibre financier, l’instabilité monétaire et boursière ne profitant qu’à une oligarchie de riches et de spécialistes, seuls capables de jouer des mécanismes d’une finance et d’un Marché en perpétuel changement.
Enfin, tandis que le Développement suppose la Mobilité sociale, une société en équilibre avec son environnement et elle-même se base sur l’enracinement. La stabilisation sociale passe donc par le rétablissement de sociétés locales accordées à leur espace-temps, dont les habitants puissent gagner et fêter leur vie sur place, sans courir comme des rats empoisonnés après leur travail et leurs loisirs. Le système actuel de transport des hommes et des marchandises au nom du Marché ou du Plan est à revoir. A commencer par le superflu : le tournis touristique entretenu par la pub des tour-opérateurs. Le loisir n’a aucun motif de se réduire à un tourisme qui détruit sa raison d’être : la diversité de la terre. Un milieu proche, une ville et ses environs immédiats plus naturels et plus humains pour les masses urbaines, même aujourd’hui pour les ruraux, une diversification et une activisation des loisirs pratiqués sur place : jardin, musique ou bricolage, réveillerait le goût de vivre en sa maison et son village au lieu de se laisser transporter de Novotel en Novotel. Enracinement créateur, supposant la propriété individuelle et familiale du sol où l’on s’enracine. Peut-être alors, l’individu cultivant son bien au lieu de son malaise, sera-t-il capable de ne rien faire, c’est-à-dire de trouver le temps de contempler, de penser à ce qui l’entoure et à lui-même. Impossible de limiter les dégâts et les souffrances du transport des choses et des hommes sans restreindre la part du Marché mondial et même européen au profit d’une autarcie locale, base matérielle indispensable de toute autonomie et diversité. Autarcie qui n’a pas plus à voir avec le protectionnisme qu’avec le libéralisme économiques, car elle est bien plus personnelle, familiale et cantonale, qu’étatique et nationale. D’où, si l’on choisit la qualité et la diversité aux dépens de la quantité standardisée, la nécessité de réserver le domaine de l’artisanat local.
De cet arrêt — ou nouveau départ — du Changement, l’environné profiterait autant que l’environnement. Les arbres reprendraient leur poussée, l’air et l’eau se clarifieraient. Établis dans leur patrie et sa tradition, les habitants, au lieu de guigner constamment au-delà de leur frontière, auraient intérêt à ménager leur espace et leur patrimoine pour leurs fils et petits-fils. Attentives à leur contrée et à ce qu’elles sont, ouvertes au monde parce que connaissant leurs limites, ces sociétés, n’ayant plus de raisons de se comparer et d’être concurrentes à la poursuite du même objet, seraient moins portées au particularisme et à l’impérialisme économique ou politique. N’ayant plus les moyens civils ou militaires des grandes nations, elles seraient moins tentées de former un tout qui se suffirait à lui-même. Du moins on peut l’espérer. Elles échangeraient tout naturellement leurs surplus de produits ou d’idées, au lieu de se défier en fabriquant les mêmes bagnoles ou bombes atomiques. Plus simples donc accessibles au plus grand nombre, moins massives parce que plus petites, usant de moyens légers et dispersés comme elles- mêmes, s’il le faut avec l’aide d’une autre science, ces patries pourraient incarner une liberté démocratique différente de celle qui, tous les cinq ans, rassemble son troupeau pour lui donner un berger.
Une telle société implique des cités enracinées dans leur campagne. Pas d’équilibre sans une glèbe d’agriculteurs et de paysans qui leste la nef urbaine, sans laquelle, trop légère et sans base, elle chavire. Ce changement du Changement, inconcevable dans notre système, est la moins utopique des utopies. En effet, seulement avec quelques moyens de plus, elle imagine la société humaine, universelle, diverse et polycentrique, qui a toujours existé avant que la terre ne devienne l’usine, le bureau, la caserne ou l’aérodrome. Avec, faute de différences, la guerre en prime entre États concurrents.
Alors, ayant stoppé en silence au carrefour de ces deux routes, l’homme — qui n’a qu’une tête et non six milliards — pourra repartir sur le chemin qui le ramène à son foyer. Ainsi rien de neuf sur tous les plans : la nature, les cultures, le Sens qu’en chacun de ses membres notre espèce poursuit depuis l’origine. Cependant, par rapport au passé, le plus grand changement qui soit : choisir ce qui était jusque-là donné et subi. Choisir un respect de la terre assuré jusque- là par l’impuissance, celui de l’autre autrefois donné par la distance et la faiblesse des armes. Choisir la vie que réglait la sélection du « croissez et multipliez » par la mort. Une liberté qui n’est plus le simple don de la Nature ou d’un Dieu : la nôtre.
Le Changement accule l’Homo-sapiens à l’autodestruction ou à devenir enfin ce qu’il est.
Bernard Charbonneau