Le Changement pour le Changement — Maelström létal à entraver (par Bernard Charbonneau)

Ici, un autre extrait tiré de l’ex­cellent livre de Ber­nard Char­bon­neau, Le Chan­ge­ment (qu’il aurait ache­vé en 1990). Parce que ses ana­lyses sont extrê­me­ment justes, et dépeignent tout à fait la socié­té, ses chan­ge­ments et ses non-chan­ge­ments, que nous connais­sons actuellement.


LES COÛTS SOCIAUX [du changement]

1. PLUS DE RACINES.

L’homme n’est pas un arbre certes, pour prendre l’air il bouge. Mais il n’en a pas moins besoin comme tout vivant de plon­ger ses racines dans un sol qui le nour­rit. Et d’autres, imma­té­rielles, dans l’es­prit de sa culture et de son espèce. Si un chan­ge­ment trop bru­tal l’en arrache, comme un chêne il dépérit.

Toute nou­veau­té, nous l’a­vons vu, exige un temps de rodage, d’ac­cou­tu­mance et d’as­si­mi­la­tion. S’il s’a­git d’une ins­ti­tu­tion et non d’un moteur, ce ne sera pas dans du métal, mais dans de la chair et de l’es­prit vivants que le rodage se fera ; et ce ne seront pas les concep­teurs, mais le peuple qui essuie­ra les plâtres. Même un habit n’é­pouse le corps qu’en se fai­sant vieux — ne par­lons pas du vin —, s’il plaît vrai­ment on ne se résou­dra à en chan­ger que lors­qu’il tour­ne­ra à la gue­nille. S’il faut un chan­tier pour bâtir sa mai­son, entre­prise pas­sion­nante, seule l’es­pé­rance qu’il aura un terme aide à sup­por­ter ce désordre inha­bi­table. Et il fau­dra des années pour que la mai­son porte la marque de la per­sonne et de sa famille. Pour l’a­ban­don­ner on devra se l’ar­ra­cher des tripes. Le mou­ve­ment pré­ci­pi­té des choses, des hommes et des idées nous inter­dit cette liber­té, alié­nante comme toutes : l’ha­bi­tude, sans quoi rien ne passe dans la vie quotidienne.

Pour cette rai­son la meilleure des révo­lu­tions sera tout d’a­bord la pire. Pas­ser d’un sys­tème à un autre mal­gré l’i­ner­tie sociale exige de la vio­lence, cette « accou­cheuse des socié­tés en tra­vail ». C’est pro­vo­quer une crise maté­rielle, dont les plus dému­nis sont les pre­miers à souf­frir. La révo­lu­tion pour l’Égalité et la Liber­té a été payée de l’in­fla­tion, de la misère et de la Ter­reur et d’une guerre inter­mi­nable. Pire pour la révo­lu­tion socia­liste. Même la brusque libé­ra­li­sa­tion ten­tée par Gor­bat­chev a com­men­cé par pro­vo­quer des pénu­ries et des conflits san­glants. Si conser­ver est dif­fi­cile, chan­ger l’est encore plus. Pour tout il faut du temps, qui le force fait la guerre tan­dis que le bon­heur a besoin de paix. Même pour une socié­té en tra­vail, il ne faut pas une brute avide de puis­sance qui jouit de voir cou­ler le sang. Le bon accou­cheur n’aime pas les forceps.

« Tout nou­veau tout beau ». C’est évident, sans cela la vie ne serait qu’une pri­son grise où l’on étouf­fe­rait d’en­nui. Chan­ger, semble-t-il c’est renaître. Pour­tant l’ac­cou­tu­mance, dont le fruit est la cou­tume, autre­ment humaine et spon­ta­née que la loi tom­bée sou­dain d’en haut, est aus­si liber­té. En nous dis­pen­sant d’un effort d’at­ten­tion et de pen­sée, l’ha­bi­tude les libère pour d’autres tâches. Si l’an­cien nous accable, le nou­veau nous agresse et ne s’hu­ma­nise qu’en deve­nant l’an­cien. L’ins­tant par­fait mais trop bref est celui où l’on passe sans rup­ture de l’un à l’autre. Le tout neuf, c’est beau, brillant mais raide ; et il blesse d’au­tant plus qu’il touche de près à l’homme : en pareil cas mieux vaut étren­ner un man­teau qu’une che­mise. Mais le pire sera s’il s’a­git d’une patrie ou d’un régime. Aus­si tout en sou­hai­tant la Révo­lu­tion les Fran­çais s’en méfient : en géné­ral ce ne sont pas ceux qui la font, mais leurs petits-fils qui en pro­fitent, quand elle s’est pliée à l’exis­tant. Il n’est pas bon en géné­ral d’a­voir de nou­veaux maîtres, le nou­veau riche est pire que l’an­cien c’est bien connu. Car le vieux loup a l’es­to­mac vite plein et les canines émous­sées, tan­dis que le jeune doit le rem­plir et il a la dent dure. Il vaut mieux avoir affaire à un Pou­voir usé qu’à celui qui en découvre les voluptés.

Appli­quée sans prendre d’a­bord le temps d’é­tu­dier ses effets, la plus jus­ti­fiée des réformes peut deve­nir nocive. Mathé­ma­tique ancienne ou nou­velle, gram­maire clas­sique ou struc­tu­rale ? Sans entrer dans le fond du débat, on peut être au moins sûr d’une chose : à part quelques élèves doués, la géné­ra­tion qui essuie­ra les plâtres en souf­fri­ra. Et ce sera pire si, recu­lant devant les dégâts de l’in­no­va­tion, on en revient au vieux sys­tème deve­nu alors nou­veau. Même une révo­lu­tion « éco­lo­gique » qui se don­ne­rait pour but de frei­ner le « déve­lop­pe­ment » risque de se retour­ner contre la nature et l’homme si elle est trop brus­que­ment mise en train. L’éner­gie solaire pré­ci­pi­tam­ment géné­ra­li­sée peut abou­tir à gas­piller l’éner­gie, sous la forme soit d’une pro­duc­tion cen­tra­li­sée ayant les défauts de toute autre, soit d’une dis­per­sion pavillon­naire qui achè­ve­rait de trans­for­mer la cam­pagne en ban­lieue. De même pour la géné­ra­li­sa­tion des éoliennes ou de la « bio­masse ». Pour rem­pla­cer le nucléaire celle-ci trans­for­me­rait le dixième de la France et le quart des terres culti­vées en une steppe pire que celle de l’hy­bride ; il vaut mieux éco­no­mi­ser l’éner­gie qu’en créer de nou­velles sans pré­voir les dégâts. Et il vau­dra mieux ne pas le faire d’un coup. Même l’é­co­no­mie d’éner­gie pra­ti­quée avec trop d’éner­gie a son incon­vé­nient : la mul­ti­pli­ca­tion des règle­ments et de la police. Car la contrainte est rapide, la per­sua­sion du public lente. Pro­po­sons aux éco­los ce thème de réflexion tant soit peu héré­tique. Quels seraient les pires dégâts : ceux d’une indus­trie nucléaire pru­dem­ment mise en place après un demi-siècle d’é­tudes, ou ceux d’une recon­ver­sion immé­diate dans les éner­gies nou­velles ? Dans les deux cas l’on peut hési­ter entre l’éner­gie douce et l’éner­gie dure.

[Un article à lire, à pro­pos des éner­gies « vertes » (ou propres ou renou­ve­lables), cli­quez sur l’i­mage ci-après:]

eolienens

Nous savons de quelles des­truc­tions de biens maté­riels et cultu­rels, de vies humaines se payent les révo­lu­tions tech­niques ou poli­tiques trop rapides. Sans insis­ter sur les ruines et les mas­sacres des révo­lu­tions, jaco­bine ou sovié­tique, tenons-nous en à l’im­pact du capi­ta­lisme occi­den­tal sur les socié­tés dites pri­mi­tives ou tra­di­tion­nelles. Un témoin sans par­ti pris, l’an­glais Ste­ven­son reti­ré aux Samoa, a fort bien vu que le contact a été trop rapide pour qu’il puisse être fécond. En dépit des bonnes inten­tions de quelques mis­sion­naires ; l’Oc­ci­dent a tout trans­mis : ses méca­niques, ses drogues et ses mala­dies, ses névroses idéo­lo­giques ou natio­na­listes, tout sauf la démo­cra­tie et la liber­té. La ren­contre des civi­li­sa­tions demande beau­coup de temps, autre­fois elles dis­cu­taient et négo­ciaient en se fai­sant la guerre, aujourd’­hui elles se per­cutent Les faibles sont pure­ment et sim­ple­ment anéan­ties ; alors arrivent les croque-morts : les eth­no­logues. Mais ces autres mis­sion­naires de bonne volon­té tombent eux aus­si du ciel. Quant aux civi­li­sa­tions plus vigou­reuses comme l’A­frique noire ou l’Is­lam, elles sont plon­gées dans des crises dont l’Oc­ci­dent com­mence à subir le choc en retour sous forme de névroses natio­na­listes dont il four­nit le modèle.

Pour le Chan­ge­ment il n’y a pas de Tiers ou de Second Monde, il n’y en a qu’un. Pas besoin d’é­vo­quer l’A­frique ou les îles Tro­briand, il suf­fit d’un coup d’œil sur le désert rural d’Eu­rope occi­den­tale. Là non plus le choc n’a pas eu le temps d’être absor­bé. Les dégâts, entre autres la déser­ti­fi­ca­tion des cam­pagnes ou la pol­lu­tion, sont d’au­tant plus grands que l’in­dus­tria­li­sa­tion s’est opé­rée en catas­trophe. En Angle­terre où elle est vieille d’un siècle et demi, une cer­taine prise de dis­tance par l’o­pi­nion et une adap­ta­tion ont per­mis de limi­ter quelque peu les dom­mages cau­sés à l’homme et à la nature. Tan­dis qu’en France, où le déve­lop­pe­ment indus­triel n’a guère qu’un siècle, la cri­tique et l’ac­tion ont été plus tar­dives. (Com­pa­rons par exemple l’é­tat des côtes des deux pays.) Mais là où le chan­ge­ment s’est fait en quelques années comme en Espagne, la pol­lu­tion, la lai­deur et l’a­ban­don des cam­pagnes sont pous­sés à l’extrême. […] 

Quoi­qu’à pre­mière vue moins tra­gique, le déra­ci­ne­ment social est aus­si grand en Occi­dent qu’ailleurs. Mais les effets de la nou­velle abon­dance s’y com­binent avec ceux de nou­velles pri­va­tions. Là comme ailleurs, avec le milieu les règles et les ins­ti­tu­tions qui avaient jusque-là don­né sa forme à la vie sont ébran­lées : la famille aus­si bien que le vil­lage, la paroisse et le can­ton mil­lé­naires. L’o­bli­ga­tion pour les parents de chan­ger de lieu de tra­vail, et celle pour les enfants de pour­suivre leurs études et de prendre un emploi ailleurs, rompent le lien qui attache à une patrie et à ses tra­di­tions. La seule c’est l’État-nation dont l’é­ten­due fait une abs­trac­tion. Sans cesse dépla­cée ou dis­per­sée, la famille ne peut guère trans­mettre de patri­moine maté­riel ou spi­ri­tuel : et la pen­sée s’in­cruste sou­vent dans la pierre. Si le bien consiste en murs et en terre, la dis­per­sion géo­gra­phique autant que les lois de suc­ces­sion obligent les héri­tiers à les trans­for­mer en papier mon­naie. Jus­qu’i­ci un vieil homme pou­vait se don­ner l’illu­sion d’a­voir vain­cu la mort en trans­met­tant à ses enfants ce qu’il avait aimé : mai­son, croyance en un Dieu ou un sou­ve­rain bien ; la valo­ri­sa­tion de la mobi­li­té sociale met fin à l’hé­ri­tage. Il n’en res­te­ra que du vent : de l’argent. Son fils pour­ra le réin­ves­tir dans un loge­ment, de nou­veau la pierre avec ses os tom­be­ra en pous­sière. Le chan­ge­ment déra­cine l’in­di­vi­du du foyer et de la tra­di­tion fami­liers dont il puise les sucs sans le savoir. Désor­mais der­rière nous le néant, devant nous le vide. Nous mour­rons tous en exil loin de la patrie et de la mai­son de notre enfance, et quelque part au loin le nom de nos parents s’ef­fa­ce­ra dans l’herbe.

Plus de conti­nui­té, seule­ment la rup­ture : de l’homme au lieu, et de l’homme à l’homme. Le conflit des géné­ra­tions ? Le « racisme anti-jeune » — qui est aus­si racisme anti-vieux ? La cause en est bien claire : le chan­ge­ment accé­lé­ré rend les géné­ra­tions com­plè­te­ment étran­gères l’une à l’autre. La révolte nor­male de l’a­do­les­cence lais­sait quand même autre­fois bien des normes et rai­sons com­munes entre les géné­ra­tions vivant à peu près sur la même pla­nète. Tan­dis qu’au­jourd’­hui l’ac­cé­lé­ra­tion du temps fait de l’a­do­les­cent une sorte de Sélé­nite confron­té à un « crou­lant », deve­nu une sorte de Cro-Magnon. Le seul moyen de mettre un terme au « racisme anti-jeune » (donc anti-vieux) serait de frei­ner le Chan­ge­ment. Autant dire l’impensable.

Même si l’en­fant ne change pas de père ou de mère, comme dans un cas sur deux dans les socié­tés déve­lop­pées, il ne trouve plus dans la famille que contra­dic­tions et conflits. Ado­les­cent, faute d’un modèle à repro­duire ou à bri­ser, sa révolte sera « sans cause ». Et si par hasard il en hérite d’un, le cours de la vie l’o­bli­ge­ra à en chan­ger. Tout homme est aujourd’­hui condam­né, vingt ans, dix ans après, à se réveiller dans une autre pla­nète dont l’en­vi­ron­ne­ment, les mœurs et le lan­gage lui sont incon­nus. Les géné­ra­tions se sui­vaient, elles se que­rellent ou pire s’i­gnorent. Si le chan­ge­ment conti­nue de s’ac­cé­lé­rer, ce ne sera plus à qua­rante, mais à vingt ans que le jeune homme devien­dra ce vieux schnock qui se réveille sur la Lune. Voir ce qu’est deve­nue la jeune géné­ra­tion par excel­lence, celle de Mai 68 : elle a vieilli plus vite qu’une autre. Les zéla­teurs du Chan­ge­ment aiment à oppo­ser à l’im­mo­bi­lisme des vieux l’a­mour du pré­sent des jeunes. Si ce prof de Maths n’en­tend rien aux ver­tus de l’In­for­ma­tique, voyez avec quel entrain les élèves appuient sur les bou­tons de l’or­di­na­teur ! Mais qu’en sera-t-il en pre­mière ? Plus que l’a­dulte, l’i­déal de cette socié­té n’est même pas le jeune homme, mais cette pâte mal­léable : le bébé. Comme les jeunes ne sont que de futurs vieux — et le chan­ge­ment fait qu’on le devient bien plus vite qu’au­tre­fois —, adap­tés au monde de leur dixième année ils ne le seront plus à celui de leur tren­tième. Et encou­ra­gée par les vieux schnocks au pou­voir, la jeu­nesse d’a­lors se moque­ra de ceux qui n’ont connu que « l’in­for­ma­tique à papa ». Peut- être même la jeu­nesse souffre-t-elle plus que la vieillesse du chan­ge­ment dans la mesure où elle a des exi­gences phy­siques et spi­ri­tuelles : de nature et de sens, que les « amor­tis » n’ont plus.

Le chan­ge­ment per­ma­nent entraîne tout dans son sillage. Familles, écoles et métiers doivent suivre les pro­grès de la Science et de la Tech­nique qui per­mettent de connaître le vrai et d’a­gir sur le réel. Il faut donc qu’en pre­mier lieu l’en­sei­gne­ment, c’est-à-dire les pro­fes­seurs et les élèves s’é­pou­monent à cou­rir après le labo­ra­toire et l’u­sine. On ensei­gnait le fran­çais ? Ce lan­gage est péri­mé, on ensei­gne­ra quelque logi­ciel ou didac­ti­ciel dans les écoles. Les maîtres en sont-ils capables ? Quel sera l’im­pact sur les enfants, a‑t-on pris le temps de faire les études qui en don­ne­raient une vague idée ? Peu importe, l’In­for­ma­tique est un fait auquel on doit s’adapter. […] 

On répli­que­ra que le chan­ge­ment a l’a­van­tage de favo­ri­ser l’es­prit d’in­no­va­tion aux dépens de la rou­tine. Ce n’est pas faux, la sta­bi­li­té ayant ses défauts, inverses de ceux du chan­ge­ment. Cepen­dant l’on peut se deman­der par exemple si une Recherche Scien­ti­fique ultra-spé­cia­li­sée, tou­jours à la pour­suite du der­nier cri sans avoir le temps de jeter un coup d’œil à côté, der­rière et devant elle, ne risque pas d’être encore plus confor­miste qu’une connais­sance fon­dée sur une tra­di­tion immuable. Écla­tée en débris minus­cules, fichée, cata­lo­guée, pla­ni­fiée, s’é­pou­mo­nant à suivre le pelo­ton de tête, cette Recherche mérite-t-elle encore ce nom ? La théo­lo­gie tra­di­tion­nelle et la science — for­cé­ment offi­cielle — ont d’ailleurs ceci de com­mun d’a­voir l’œil fixé sur leur nom­bril. Et faute d’une fin externe à elle-même, d’autres se chargent d’en don­ner à la Recherche. Hier c’é­tait l’É­glise qui pré­ten­dait bra­quer le pro­jec­teur, aujourd’­hui c’est le Trust ou l’É­tat, l’Argent ou le Pouvoir.

Et que dire du chan­ge­ment poli­tique, pré­ci­pi­té par la ruée du Déve­lop­pe­ment et de ses crises ? Après la Répu­blique Pétain, après Pétain de Gaulle. Après Hit­ler Sta­line, après Sta­line Khroucht­chev… Après les « Trente Glo­rieuses » la mode éco­lo puis la démode. Après les natio­na­li­sa­tions les déna­tio­na­li­sa­tions, puis… Après, tou­jours après. Ce qui fut véri­té n’est plus qu’er­reur, ver­tu crime. Au moins le confor­miste de l’im­mo­bi­li­té n’a­vait pas à se renier sans arrêt. Ayant moins à se jus­ti­fier il était moins bavard. « Seuls les imbé­ciles ne changent pas… » Par des temps qui courent, jus­ti­fi­ca­tion cou­rante. Sur­tout pour les intel­li­gentes cra­pules qui se cram­ponnent à la cime du coco­tier poli­tique et culturel.

« Embar­qué » dans le TGV, le gros de la troupe est bien obli­gé de suivre la motrice scien­ti­fique. Régions, ouvriers et métiers sont invi­tés à se « mobi­li­ser », terme équi­voque qui signi­fie aus­si bien la prise en bloc que le mou­ve­ment. L’an­cien Dieu exi­geait de ses fidèles qu’ils se conver­tissent, le nou­veau exige de sa main-d’œuvre qu’elle se recon­ver­tisse. Et ce n’est pas seule­ment à une cer­taine façon d’ap­puyer sur le bou­ton. À tout ins­tant le tra­vailleur doit être prêt à chan­ger de métier et de lieu de tra­vail. Comme autre­fois le mili­taire, l’ou­vrier ou le pro­fes­seur doit s’at­tendre à faire ses valises. Ah ! On n’est plus au temps où le tra­vailleur moi­sis­sait dans son trou. À défaut de mai­son on lui fabrique une cara­vane. Du jour au len­de­main la pros­pé­ri­té ou la crise peut vous expé­dier au Mala­wi faire ce pour­quoi vous n’avez pas été fait ni for­mé. Tou­jours autre chose ailleurs, ça ne change pas. C’est le Bien ; la Mobi­li­té Sociale, condi­tion autant qu’effet du Déve­lop­pe­ment. Tout y mène : l’exploitation accé­lé­rée des gise­ments épui­sés en dix ans au lieu d’un siècle, le bou­le­ver­se­ment des tech­niques, la spé­cia­li­sa­tion qui oblige une ville ou un pays à mettre tous ses œufs dans le même panier, comme Longwy dans la métal­lur­gie. Ce pour­quoi quand celle-ci est en crise, Longwy devient ville morte, tan­dis que Metz aux acti­vi­tés bien plus diver­si­fiées reste vivante.

« Volem viure al pais ! » Dans ces condi­tions com­ment le faire ? Ce n’est pas seule­ment le pro­fit capi­ta­liste, la ren­ta­bi­li­té, qui s’op­pose à cette reven­di­ca­tion, mais la ratio­na­li­té indus­trielle : le Pro­grès, autre­ment dit le divin Chan­ge­ment. Entre ce qui fut et ce qui sera, rien de tel que lui pour engen­drer un temps plus ou moins long de chômage.

Si l’homme n’est pas un simple végé­tal à tout jamais fixé ! là où il naît, si son corps et encore plus son esprit ont besoin ! d’air et de mou­ve­ment, il n’est heu­reux que s’il peut souf­fler ! de temps à autre et s’enraciner quelque part dans l’es­pace-temps. A beau­coup d’hommes il faut une mai­son et non pas une tente, et même s’ils sont des nomades une patrie. Par­tir n’est pas un déchi­re­ment si l’on sait pou­voir reve­nir ; et le meilleur moment du voyage c’est en géné­ral le retour. Quel tech­no­crate a comp­ta­bi­li­sé la somme de souf­frances et d’angoisse de ceux qu’on déra­cine sans cesse de leur foyer et de leur can­ton ? On exalte la Mobi­li­té Sociale, mais qui donc, même aujourd’­hui, ose­rait pro­cla­mer qu’être sans feu ni lieu est un devoir et un bon­heur ? Sans doute est-ce là ce qui ali­mente chez les « loca­taires » plus ou moins confor­ta­ble­ment « logés » tel un pot dans un pla­card des appar­te­ments de ville le rêve du retour au pays d’origine et de la rési­dence pré­ten­due secon­daire, c’est-à-dire de la pro­prié­té d’une vraie mai­son située quelque part.

vanuatu

Sans cesse il faut démé­na­ger, ré-emmé­na­ger, se recréer à grand peine un envi­ron­ne­ment fami­lier où l’on puisse vivre au moindre coût. Sans cesse il faut s’a­dap­ter à un nou­veau milieu, à une nou­velle ville, de nou­veaux amis, comme les gosses à un autre maître et à une autre école : com­bien tirent pro­fit de ce genre de chan­ge­ment ? L’a­dap­ta­tion sans fin désa­dap­té. Lorsque l’ef­fort pour se confor­mer aux caprices — qui sont tou­jours des rai­sons — de la socié­té devient trop grand, la capa­ci­té d’a­dap­ter son milieu tout en s’y adap­tant s’a­tro­phie. Jeunes et vieux, même adultes, tous nous sommes des inadap­tés dans cette socié­té dont le rythme n’est plus celui de la terre et de l’homme. Ce ne sont pas seule­ment les ouvriers mais les PDG qui font des dépres­sions ner­veuses. Trop pauvres ou trop riches, sou­vent les deux à la fois nous ne sommes jamais satis­faits. C’est pour­quoi l’on (la Science, l’Éducation Natio­nale, la Firme ou l’É­tat) nous adapte. Ceci jus­qu’au clash.

« Volem viure al pais ! » Si l’on doit payer un tra­vail mieux payé par un autre ailleurs, les tra­vailleurs fini­ront par choi­sir la sta­bi­li­té du chô­mage contre l’emploi qui les exile. Ou un métier dur qui est le leur parce que celui de leurs pères contre un autre dont il faut faire l’ap­pren­tis­sage à l’autre bout de la France ou de la terre. Deca­ze­ville montre que l’on finit par s’at­ta­cher même à sa mine ou à son haut-four­neau. Comme le pauvre à son tau­dis. Sinon, même s’il n’y a pas d’aya­tol­lah pour les mobi­li­ser contre la moder­ni­sa­tion, les peuples se révol­te­ront pour défendre leur ban­lieue cras­seuse. Qui l’emportera : l’homme et sa cité, ou la tech­nique et l’é­co­no­mie ? L’a­mour de la petite patrie ou la rai­son folle ?

2. OU LE MOUVEMENT RAMÈNE A L’IMMOBILISME.

Les incon­vé­nients du chan­ge­ment seraient paraît-il com­pen­sés par son avan­tage : le mou­ve­ment du corps et de l’es­prit, géné­ra­teur de nou­veau­té et de liber­té. Mal­heu­reu­se­ment l’ex­pé­rience enseigne qu’à sa façon il bloque.

Qui fonce en aveugle finit par faire du sur­place, tel la flèche de Zénon d’E­lée. L’ac­cé­lé­ra­tion du chan­ge­ment dans le temps abou­tit à une implo­sion de l’es­pace qui com­prime la terre en une sorte de cap­sule spa­tiale où l’homme se réveille enfer­mé : tout bouge sous l’as­tro­naute ver­rouillé dans sa fusée. Quand ça remue trop, plus ques­tion de remuer, il faut se cram­pon­ner. On décolle, atta­chez vos cein­tures ! Res­tez bien sages dans vos fau­teuils, ces hublots étroits n’ouvrent que sur du vide, voi­ci un film. Il s’en passe des choses hein ! Sur l’écran.

Aujourd’­hui tout file comme le vent : l’ac­tua­li­té, les prix, les avions. Tout, sauf le voya­geur fice­lé sur son siège : nos ailes ont le cul de plomb. Et quand tout change trop vite, un moment vient où tout est pareil parce que le pay­sage se brouille. Au début du siècle le voya­geur pou­vait s’en­chan­ter de le voir chan­ger par la fenêtre de son wagon, je doute que celui du TGV en fasse autant. Et plus le tou­riste en voit grâce aux avions qui le trans­portent en un clin d’œil des glaces du Spitz­berg aux coco­tiers de Bora Bora, moins il en voit parce qu’il se blase. Quand on s’emmerde au Vési­net on va voir ailleurs, mais avec ce fichu chan­ge­ment, par­tout le même, tout devient pareil : les Hil­tons comme les bidon­villes. Le Monde où l’on s’en­nuie ? Ce n’est plus son quar­tier mais la pla­nète. Nous avions cru enfon­cer une porte, et nous avons ver­rouillé celle d’une cel­lule blin­dée hors de laquelle dans l’Es­pace — celui-là infi­ni mais inha­bi­table — il n’est plus que vide, feu ou glace.

L’an­cienne socié­té — paix à ses cendres ! — ne bou­geait guère. De la Pre­mière à la Sei­zième Dynas­tie, pen­dant mille ans c’é­tait la même tête de pipe sur le trône à l’au­tel ou aux chiottes. Et le régime se glo­ri­fiait de son immu­ta­bi­li­té. Là où vous étiez vous étiez pour tou­jours, sans espoir, écra­sé sous la mon­tagne des véri­tés et des ordres reçus ; au lieu d’être sans cesse à les réap­prendre à l’é­cole, comme aujourd’­hui où il faut tout le temps avoir l’œil. Tiens, le feu passe au vert : fon­çons entre les clous pour ne pas nous faire écrabouiller.

Notre socié­té n’est pas de bronze, mais de plas­tique ; sur ce point ne comp­tez pas qu’elle change, car si elle accé­lère, c’est sur des rails. Ce n’est pas à mille à l’heure qu’on négo­cie un virage. Et quand l’His­toire s’ac­cé­lère comme le fait un train, le moment vient vite où il n’est plus ques­tion d’en chan­ger. À la rigueur vous pou­vez sau­ter d’un wagon en marche, pas d’un Concorde. Et d’ailleurs les por­tières se ferment auto­ma­ti­que­ment. Vous êtes embar­qués comme disait Sartre — ou l’ad­ju­dant de 1914 qui vous pous­sait à coup de bottes dans votre wagon à bestiaux.

Vue de haut la socié­té actuelle — au moins celle du Mar­ché — n’est qu’un Mael­ström : ce tour­billon ver­ti­gi­neux qui fait du sur­place, ce n’est plus un état social, ni même une course de fond, mais un sprint furieux où cha­cun sur la même piste cir­cu­laire s’ef­force de dépas­ser à tout prix ses concur­rents. Avec la concur­rence le chan­ge­ment exas­père les conflits : poli­tiques, éco­no­miques et sociaux, les luttes de firmes, les par­ti­cu­la­rismes de nations, de classes ou de races. Mais ce désordre n’en est pas moins sou­mis à des règles de fer : scien­ti­fiques, tech­niques, fina­le­ment éta­tiques. La lutte pour le pou­voir éco­no­mique ou poli­tique comme la guerre sou­met les bel­li­gé­rants aux mêmes néces­si­tés et pra­tiques sous peine de perdre la par­tie. Par ailleurs, dans la mesure où le chan­ge­ment décom­pose l’ordre social ou per­son­nel, la sur­vie ne peut être assu­rée que par la contrainte externe de l’É­tat. Mal­heu­reu­se­ment, comme il y en a plu­sieurs sur terre, l’ordre des États cultive le désordre. Le chan­ge­ment c’est la guerre, qui est à la fois explo­sion et orga­ni­sa­tion impla­cables. Comme la Révo­lu­tion, qui change et sur­tout chan­ge­ra tout demain, mais qui en atten­dant ne change rien, ni la hié­rar­chie, ni l’École, ni l’ar­mée (sauf le pain quo­ti­dien dis­pa­ru des éta­lages), qui enferme les intel­lec­tuels, l’Art et le peuple dans le fri­gi­daire d’une Véri­té et d’un Pou­voir immuables. Une troupe — un régi­ment — en marche exige un ordre bien plus strict qu’au repos. Quand une machine aus­si lourde et com­pli­quée que la nôtre fonc­tionne à la frac­tion de seconde, on n’a pas le temps de consul­ter le peuple. On ne peut rien y chan­ger, elle est trop fra­gile. Il faut des consignes auto­ma­tiques, et fina­le­ment le pilote lui-même le devient. Dans un Boeing com­ment pra­ti­quer l’au­to­ges­tion ? Allez‑y, pre­nez les com­mandes ! La socié­té mou­vante exige un ren­for­ce­ment du contrôle social, mieux que la contrainte, la mani­pu­la­tion de ses pas­sa­gers. Appe­lez cela l’in­for­ma­tion, l’en­quête et l’é­du­ca­tion per­ma­nente de ces corps morts. Tran­quilli­sez-vous, lais­sez faire les com­pé­tences : notre Pilote, lui, sait ce qu’il fait. Au total, c’est en éga­li­té et en liber­té que le chan­ge­ment accé­lé­ré se paye.

Le mou­ve­ment des choses entraîne l’im­mo­bi­lisme humain. Chan­ger, et sur­tout se chan­ger, sup­pose qu’on se retire un ins­tant du cours des évé­ne­ments, ce que leur rapi­di­té et leur nombre rendent pré­ci­sé­ment impos­sible. La trombe d’in­for­ma­tions qui nous tombe d’un ciel encom­bré d’ondes ne nous laisse pas le temps d’y réflé­chir. Ce pour­quoi le vieil homme conti­nue son train sous la vêture du nou­veau. Le pro­grès indus­triel cultive — et nous l’a­vons vu sup­pose — l’in­cons­cience de ses pro­blèmes : voir le retard des com­por­te­ments pri­vés et publics pour ce qui est de la conser­va­tion de la nature, la pure­té des eaux, du bruit, etc.

Aux abords de l’an deux mille nous conti­nuons de vivre men­ta­le­ment et poli­ti­que­ment à la fin du XVIIIe siècle. Et c’est la com­bi­nai­son d’une conscience archaïque et d’une science d’a­vant-garde qui est à l’o­ri­gine de tous nos désastres. Ain­si le pay­san défri­cheur néo­li­thique, en plein tour­nant, avec sa tron­çon­neuse abat­tra les der­niers arbres qui pro­té­geaient sa mai­son des périls et des fra­cas de la route. Et ce même pay­san, mon­té à Paris, le sacri­fie­ra à l’au­to parce qu’il conti­nue de pen­ser au siècle du cheval.

Dans ce type de socié­té la rapi­di­té du Pro­grès en même temps que la crise ren­force plu­tôt l’i­ner­tie sociale. Le mou­ve­ment inces­sant de la mode n’y empêche pas, bien au contraire, l’im­mo­bi­li­té des idéo­lo­gies libé­rales ou socia­listes : ces fos­siles du XIXe incrus­tés en plein béton du XXe. Sous le paravent du culte de la Jeu­nesse, qui reçoit le droit de vote à dix-huit ans, triomphe le règne des vieillards qui ont mis toute leur vie à grim­per jus­qu’en haut de l’in­ter­mi­nable coco­tier. Et sous le cou­vert de la démo­cra­tie sociale, plus que jamais, ils trans­met­tront le pou­voir scien­ti­fique, poli­tique ou artis­tique à leurs des­cen­dants. Les zélotes du chan­ge­ment social dénoncent la « socié­té blo­quée » comme si celle-ci s’op­po­sait à celui-là, alors qu’il s’a­git de la même.

Pana­ma 1930 / 2010

Car rien de tel que le mou­ve­ment des choses pour culti­ver l’im­mo­bi­lisme spi­ri­tuel. L’an­goisse et le désordre engen­dré par le trouble font dési­rer son contraire. L’homme étant per­ma­nence dans le mou­ve­ment, tout en célé­brant le chan­ge­ment il n’en souffre pas moins de l’in­sé­cu­ri­té et des incer­ti­tudes qu’il entraîne que des dis­ci­plines et des consignes infli­gées à son besoin de se mou­voir. Avec la néces­si­té, le chan­ge­ment cultive le désir de la sécu­ri­té maté­rielle et au bout du compte morale. Celle qu’on qua­li­fie à Juste titre de Sociale, bien qu’elle soit admi­nis­trée et diri­gée par l’É­tat, devient une ins­ti­tu­tion indis­pen­sable quand non seule­ment la pau­vre­té, mais l’im­pos­si­bi­li­té d’é­par­gner empêche la plu­part des indi­vi­dus d’as­su­rer leur sécu­ri­té fami­liale ou per­son­nelle en met­tant un capi­tal de côté.

Mais sur­tout le carac­tère angois­sant du chan­ge­ment fait dési­rer le confort spi­ri­tuel. La mise en cause des véri­tés reli­gieuses et morales jusque-là éta­blies n’empêche pas, bien au contraire, la croyance aveugle dans les slo­gans poli­tiques du jour. On refuse d’au­tant plus de les dis­cu­ter qu’on les pressent pré­caires. Et comme, sauf au moment des grandes com­mu­nions guer­rières ou révo­lu­tion­naires, ils ne suf­fisent quand même pas, le besoin d’une véri­té intan­gible et sacrée vous jette dans les bras de n’im­porte quelle secte ou gou­rou. À l’Ouest, au pied des cathé­drales mar­xistes catho­liques ou freu­diennes les cha­pelles se mul­ti­plient, sur­tout dans la jeu­nesse. Et sans doute moins visi­ble­ment à l’Est.

Dans la socié­té mou­vante la mys­tique du chan­ge­ment est d’ailleurs la réplique exacte de l’im­mu­ta­bi­li­té mil­lé­naire des socié­tés d’hier où l’on bâtis­sait déjà en son hon­neur des Pyra­mides. (Rap­pe­lez-vous l’i­nau­gu­ra­tion de la Tour Khéops à Gizeh.) Sur le fumier des incer­ti­tudes libé­rales grouillent les fana­tismes idéo­lo­giques. Et comme l’ac­cé­lé­ra­teur sup­pose le frein, le réac­tion­naire réplique au pro­gres­siste dans un même duo ; mais le plus sou­vent, ce qui carac­té­rise l’homme du chan­ge­ment c’est de par­ti­ci­per des deux. Rien de tel que d’être per­pé­tuel­le­ment en voyage pour rêver d’ar­ri­vée — ou vice-ver­sa : l’homme du chan­ge­ment c’est celui qui prend l’a­vion pour jeter un pleur sur le der­nier Indien. Et celui qu’é­crase la paix rêve du grand cham­bard (voir la mobi­li­sa­tion, ce départ). Mais une fois sur le front, vive­ment mes pan­toufles ! La dia­lec­tique du mou­ve­ment et de la résis­tance est la base de la socié­té occi­den­tale. Mais nous avons vu que ce Mou­ve­ment n’est pas plus révo­lu­tion­naire que la Résis­tance conservatrice.

Si l’homme (disons la nature humaine, Edgar Morin ayant don­né le feu vert) et la socié­té dignes de ce nom se carac­té­risent par une per­ma­nence en mou­ve­ment, notre socié­té blo­quée dans le chan­ge­ment l’est par la schi­zo­phré­nie : du par­ti de la Résis­tance et de celui du Mou­ve­ment Oppo­si­tion à la fois désas­treuse et impos­sible autant pour l’es­pèce et la socié­té que pour l’in­di­vi­du. La révo­lu­tion elle-même n’est mise en train que par des réac­tions col­lec­tives contre le pro­grès, même si elle se réclame de lui. Déjà celle de 1789 à son début a été sus­ci­tée par la défense de la cou­tume contre les inno­va­tions de la cen­tra­li­sa­tion monar­chique autant que par un idéal de liber­té et d’é­ga­li­té. Ce retour à l’o­ri­gine se retrouve à plus forte rai­son dans les révo­lu­tions anglaises. Quant à la russe, elle a été en par­tie due, contre un capi­ta­lisme tout neuf, à la valo­ri­sa­tion d’une tra­di­tion de liber­té col­lec­tive qu’a­vaient abo­lie les réformes de Pierre le Grand, et sur­tout celles d’A­lexandre II.

Toute révo­lu­tion est pro­gres­siste-réac­tion­naire, retour à l’o­ri­gine : au Para­dis et aux valeurs fon­da­men­tales que l’é­vo­lu­tion a fait dégé­né­rer. Voir Rous­seau et ses épi­gones. Et ce pen­chant « dia­chro­nique » des révo­lu­tions a été accu­sé par l’ac­cé­lé­ra­tion du chan­ge­ment. Les névroses natio­na­listes qui couvent par­tout où l’é­touf­foir tota­li­taire ne les com­prime pas sont le fruit empoi­son­né du besoin d’une iden­ti­té et d’une liber­té col­lec­tive mena­cées d’a­néan­tis­se­ment par le chan­ge­ment. Mal­heu­reu­se­ment, elles le sont si pro­fon­dé­ment qu’on ne sait plus en quoi elles consistent au juste. La souf­france extrême ne veut pas savoir, elle crie et frappe. Elle ne sait qu’une chose : dire non à la force qui l’é­crase, en rêvant d’a­voir la force d’é­cra­ser à son tour.

L’Homo sapiens est un pro­gres­siste réac­tion­naire, dési­rant le chan­ge­ment dans l’im­mo­bi­li­té, l’im­mo­bi­li­té dans le chan­ge­ment ; jamais il n’au­ra été autant ques­tion d’i­den­ti­té, de tra­di­tion, de patri­moine qu’à l’é­poque du Chan­ge­ment. La socié­té humaine est celle qui satis­fait tant soit peu les besoins contra­dic­toires de conser­va­tion et de pro­grès. Or celle qui pra­tique le chan­ge­ment pour le chan­ge­ment, au nom de la Révo­lu­tion ou du Mar­ché, enchaîne l’homme à un ordre de fer en l’o­bli­geant à bou­ger. Tra­vail for­cé ou mise en chô­mage, ordre de route ou assi­gna­tion à rési­dence pour des rai­sons éco­no­miques ou poli­tiques, son besoin d’ordre est nié autant que son désir de liber­té. À chaque ins­tant le peuple ou l’in­di­vi­du est atteint dans son être. Que sera le len­de­main ? Hier on ne le savait que trop, aujourd’­hui on n’en sait rien. Tous ces hymnes aux len­de­mains qui chantent dis­si­mulent un malaise d’au­tant plus pro­fond que le culte du Chan­ge­ment lui inter­dit de s’ex­pri­mer. Alors, tel un abcès n’ar­ri­vant pas à per­cer, l’in­fec­tion se répand dans les pro­fon­deurs de l’or­ga­nisme. Le malaise, par­fois la haine, du chan­ge­ment prend toutes sortes de formes détour­nées selon les lieux et condi­tions. Révolte sans cause des jeunes, fuyant dans la drogue ou le ter­ro­risme durs — n’im­porte lequel pour­vu qu’il soit violent — furies natio­na­listes menant à l’ex­clu­sion de tout ce qui n’est pas de l’eth­nie. Révolte molle des vieux fuyant leur fin dans les drogues douces de la télé. Nos­tal­gie des véri­tés immuables des idéo­lo­gies ou des sectes, rêve d’une Église reli­gieuse ou poli­tique qui met­trait fin au temps. Le refus du chan­ge­ment qui n’ose pas dire son nom est à l’o­ri­gine des pires délires du siècle.

Che­rif & Said Koua­chi, lire à ce pro­pos : http://www.reporterre.net/L‑enfance-miserable-des-freres

Ce malaise et cette nos­tal­gie des racines peuvent mener jus­qu’à une Révo­lu­tion ultra réac­tion­naire au nom de la Ger­ma­ni­té, de la Négri­tude, de la Kana­kie ou de l’Is­lam éter­nels. Mais comme l’ex­pé­rience la révèle impos­sible, elle dégé­nère aus­si­tôt en un bâtard confus et hypo­crite de pas­séisme et de moder­nisme, tel le Reich mil­lé­naire, qui brû­lait les livres et per­fec­tion­nait les fusées. La réac­tion au nom de la tra­di­tion risque d’être d’au­tant plus vive que la popu­la­tion tient à la reli­gion qui com­pense les réa­li­tés de sa misère maté­rielle. S’il est une véri­té reçue à l’Ouest par les idéa­listes chré­tiens et les réa­listes de l’in­dus­trie, c’est la néces­si­té de sau­ver les peuples « insuf­fi­sam­ment déve­lop­pés » de la faim en répan­dant chez eux la science, l’ins­truc­tion et la tech­nique. Un maté­ria­lisme bor­né per­suade les Occi­den­taux qu’en satis­fai­sant les corps on apai­se­ra les esprits, et la paix et la liber­té régne­ront par­tout sur terre. En ver­tu de quoi le shah d’I­ran pré­ten­dit faire pas­ser son peuple en dix ans de l’an mille à l’an deux mille. Peut-être aurait-il réus­si en cin­quante. Et ce fut moins la grande bour­geoi­sie occi­den­ta­li­sée, libé­rale ou mar­xiste, qui prit la défense de la cha­ria, que la masse enca­drée par ses aya­tol­lahs. Révolte qui menace de s’é­tendre à l’en­semble de l’Is­lam, chiite ou sun­nite, bou­le­ver­sé par l’en­ri­chis­se­ment appau­vris­sant du pétrole.

L’é­chec d’un chan­ge­ment bru­tal et auto­ri­taire a pro­vo­qué un retour aux pires cou­tumes du pas­sé musul­man : la mise à mort de l’in­fi­dèle, la muti­la­tion du voleur et la lapi­da­tion de l’a­dul­tère, l’en­fer­me­ment des femmes contraintes au port du tcha­dor — que d’ailleurs la plu­part réclament. Mais l’Is­lam comme d’autres théo­cra­ties ne dis­tingue pas le pou­voir maté­riel du spi­ri­tuel, l’a­pos­to­lat du Dji­had. L’au­to­ri­té d’un Kho­mey­ni s’i­den­ti­fie à son pou­voir poli­tique et mili­taire. Mais s’il veut gagner sa guerre contre l’I­rak, il est contraint d’emprunter leurs armes aux grands Satans occi­den­taux, donc leur science et leur tech­nique. La fin divine jus­ti­fiant les moyens, la révo­lu­tion ira­nienne fait ain­si la syn­thèse du pire de l’Is­lam et de l’Oc­ci­dent. Refu­sant la liber­té des indi­vi­dus, la tolé­rance et la démo­cra­tie, elle exalte une rage de puis­sance ser­vie par des machines de mort impor­tées. Il ne manque au vieux Moloch sous le masque de l’Is­lam qu’une bombe H. L’é­ter­nelle reli­gion jus­ti­fiant son emploi, on peut être sûr qu’il s’en ser­vi­rait Et la petite bombe fai­sant sau­ter les grandes, la pla­nète retour­ne­rait au silence éternel.

LE COÛT SUPRÊME [du changement] : NIHIL

Tous les coûts du chan­ge­ment explo­sif peuvent se rame­ner à celui-ci : il est objec­ti­ve­ment insai­sis­sable, parce qu’il prive le sujet des moyens de le saisir.

1. L’IMPRÉVISIBLE.

Sans arrêt le Chan­ge­ment change. Celui-ci, le Déve­lop­pe­ment quel qu’il soit. Sous le cou­vert d’un lan­gage héri­té du pas­sé, n’im­porte quelle avance de la Science et de la Tech­nique est com­pli­quée par la crise qu’elle pro­voque et les efforts du sys­tème pour la domi­ner. Comme l’homme indi­vi­duel et plus encore social est lent, quand nous croyons connaître le chan­ge­ment il a déjà chan­gé. Ceci pour maintes rai­sons. D’a­bord parce qu’il est non seule­ment trop rapide, mais énorme. Agis­sant à la fois sur le détail concret et l’en­semble local et pla­né­taire, don­nant à des effets uni­ver­sels d’in­nom­brables cou­leurs dif­fé­rentes. La com­plexi­té des inter­ac­tions nous dépasse, pour nous don­ner l’illu­sion de les connaître nous les rédui­sons en sta­tis­tiques. Le plus grave a ten­dance à nous échap­per parce que nul pré­cé­dent ne nous aide à les inter­pré­ter, par exemple les sur­pre­nantes décou­vertes de la géné­tique. Entre la vieille morale ou rai­son et la nou­velle réa­li­té nous avons du mal à éta­blir un rapport.

Le chan­ge­ment nous échappe aus­si parce qu’il est à la fois spec­ta­cu­laire et quo­ti­dien. L’homme a débar­qué sur la Lune, mais sur terre, nous y sommes. La bombe A a explo­sé, mais silen­cieu­se­ment chaque jour les déchets s’ac­cu­mulent L’ex-Amo­co Cadix a englué l’Ar­mor, mais un par un les ruis­seaux sont trans­for­més en égouts par l’a­zote et le reca­li­brage. Méfions-nous de la catas­trophe spec­ta­cu­laire qui s’ins­crit dans l’ac­tua­li­té, la pire est invi­sible. Le véri­table coût est cumu­la­tif, goutte à goutte, seconde après seconde s’ac­cu­mule un Océan qui crè­ve­ra sur nos têtes. Quand la vraie catas­trophe aura lieu, il sera trop tard. Ne comp­tons pas trop sur la péda­go­gie de celles qui impo­se­raient l’o­bli­ga­tion de maî­tri­ser le chan­ge­ment. Sauf prise de conscience il n’y en aura qu’une : la dernière.

Que l’on com­prenne, le plus grave n’est pas ce que nous savons, mais ce que nous igno­rons. Nous sommes à peu près au clair sur les risques du nucléaire ou des « pluies acides » dues aux gaz des usines et des autos. Et avec plus ou moins de retard nous pou­vons espé­rer que la Science et la Tech­nique répa­re­ront leurs propres dégâts. Mais à plus long terme quels seront les effets d’une pol­lu­tion accu­mu­lée des mers et des océans ? Qu’en sera-t-il d’une modi­fi­ca­tion de la couche d’o­zone ? Les spé­cia­listes en dis­cutent et ne sont pas d’ac­cord sur les causes et les risques pour l’at­mo­sphère et la vie. Mais nous pou­vons être sûrs d’une chose, c’est que nous n’en savons rien ; et qu’il est fou de conti­nuer à fon­cer ain­si dans le noir. Les maux infi­nis dont le chan­ge­ment aveugle nous menace ne se limitent pas à tel ou tel effet repé­rable par la Science et remé­diable par la loi à force d’argent et de contraintes, leur cause pre­mière est dans cette apti­tude à déchaî­ner la cause sans se sou­cier de ses effets. Et le remède n’est pas dans tel ou tel gad­get tech­no-scien­ti­fique, mais dans la volon­té de réflé­chir avant d’a­gir. Une conver­sion, aux deux sens du terme, qui refuse l’im­pré­vi­sible par amour de la terre, de l’homme et de sa liberté.

La source du mal comme sa réplique est dans l’homme, que le chan­ge­ment change en obnu­bi­lant ses rai­sons et sa volon­té de pré­voir. Le plus insai­sis­sable de tous parce qu’il ne se pro­duit pas comme les autres autour de nous, mais en nous. L’homme est le plus atteint parce qu’il est en pre­mière ligne pour ce qui est de l’im­pact de ses œuvres, et qu’il est, parce que le plus com­plexe, le plus fra­gile de la nature vivante. Mais le chan­ge­ment est d’au­tant plus insai­sis­sable qu’il bou­le­verse votre uni­vers et vous frappe au cœur. Quand la pla­nète et l’être d’une socié­té et d’un indi­vi­du sont en cause, il faut à celui-ci un pro­di­gieux effort de réflexion pour le réa­li­ser. Car ce n’est pas un acci­dent exté­rieur, mais à la fois l’air qu’on res­pire et soi-même qui se trans­forment. Comme tout bouge avec soi, on se sent immo­bile, tel le voya­geur dans ces gros avions qui sur­volent les per­tur­ba­tions à mille à l’heure. Nous ne com­pre­nons pas si l’on nous fait remar­quer que nous avons com­plè­te­ment chan­gé de prin­cipes et de vie. Et nous nous indi­gnons quand, deve­nus les citoyens d’un autre monde, quel­qu’un nous accuse d’a­voir renié notre pas­sé et notre patrie. Le chan­ge­ment d’at­ti­tude men­tale dont il va être ques­tion est si pro­fond, ses consé­quences si géné­rales, qu’il semble impos­sible d’en faire prendre conscience. Pour­tant, il faut essayer, car il déter­mine tout le reste.

2. LA PERTE D’IDENTITÉ ET DE LIBERTÉ.

Néga­tif, quel­que­fois posi­tif quand il est pra­ti­qué en conscience, le chan­ge­ment néan­tise. Il sup­pose tant soit peu la table rase et l’ou­bli ; et il n’est rien d’autre lors­qu’il devient sys­té­ma­tique. Alors l’exis­tant : nature, per­sonne ou socié­té, perd sa consis­tance, c’est-à-dire cette part d’être, de résis­tance au temps et au milieu, qui fait d’un homme, au lieu d’une nuée dans la nuée, un exis­tant : une puis­sance deve­nue conscience, capable d’imposer sa marque aux choses parce qu’à soi-même. En détrui­sant l’i­den­ti­té de cha­cun, le chan­ge­ment déme­su­ré anéan­tit avec le plus vivant de la vie le seul lieu où puisse s’ac­com­plir une trans­for­ma­tion qui ne soit pas simple décomposition.

La liber­té c’est l’homme sin­gu­lier. Mais celui-ci ne l’est que s’il conserve durant sa vie un mini­mum d’i­den­ti­té. Des points fixes qui lui servent de repères : une nature qui reste ou revient sem­blable à elle-même, des véri­tés plus ou moins trans­mises par sa tra­di­tion, qui lui viennent du plus pro­fond du pas­sé de l’es­pèce. Ain­si à tra­vers le flot des années est-il assu­ré de res­ter iden­tique, en avan­çant sur son che­min au lieu de s’é­ga­rer n’im­porte où. Ce sont ces repères : ces fon­de­ments intem­po­rels qui per­mettent à l’in­di­vi­du comme à la socié­té de deve­nir eux-mêmes, meilleurs, plus riches de connais­sances, en pro­gres­sant dans le temps. Alors le nom d’une patrie ou d’un homme n’est plus un men­songe. Tan­dis qu’il n’est pas de pire ver­tige pour un exis­tant que de savoir ne pas exis­ter. Ne pas être soi, c’est en quelque sorte, vivant, se savoir mort.

Or c’est aux condi­tions même de cette iden­ti­té que le chan­ge­ment explo­sif s’at­taque. Autour de nous et en nous tout change : le pain que nous rom­pons, jus­qu’à l’a­mour. La nature ? Ce qui fut une plaine n’est plus qu’un lac, qu’il ne reste qu’à com­bler. La reli­gion ? Sans cesse ses véri­tés sont remises à jour, et un beau matin après la mort du Diable elle nous annon­ce­ra celle de Dieu. Quant à l’Art, où sont les pieds poin­tus du desi­gn 1950 ? Atten­dez, comme les talons-aiguilles ils vont bien­tôt reve­nir. Car si la mode change c’est pour tour­ner de plus en plus vite en rond.

Ce n’est pas seule­ment les géné­ra­tions d’une socié­té, mais l’in­di­vi­du que l’ac­cé­lé­ra­tion du chan­ge­ment empêche de com­mu­ni­quer avec lui-même, faute de cri­tères invariables.

Ce n’est pas seule­ment la lon­gueur des che­veux et des robes, mais les valeurs poli­tiques et morales en fonc­tion des­quelles cha­cun juge et se juge : non seule­ment les réa­li­tés, mais les véri­tés. Le vice d’hier devient la ver­tu d’au­jourd’­hui : qu’im­porte puis­qu’on en tire pro­fit, ultime valeur res­tant cotée en Bourse. Mais un tel ren­ver­se­ment, par­ti­cu­liè­re­ment bru­tal lors­qu’il est déter­mi­né par les ava­tars de la conjonc­ture poli­tique et mili­taire comme dans le der­nier conflit, ne peut s’o­pé­rer que s’il reste incons­cient. On ne s’a­dapte bien à ce qui vous est sou­dain impo­sé qu’en per­dant la mémoire du pas­sé. Mais alors il n’y a plus trans­for­ma­tion du même, com­pa­rai­son cri­tique d’hier et d’au­jourd’­hui, on passe sans tran­si­tion de l’un à l’autre, qui est son exact contraire. Le blanc devient rouge et le noir vert sans qu’il y ait rela­tion de cause à effet et débat. Le pas­sage est une sorte de point aveugle, une petite mort d’où renaît un autre indi­vi­du : seul per­siste avec le nom l’illu­sion de l’identité.

Ce n’est pas seule­ment le pay­sage qui change, mais vous et moi. En bien ou en mal ? On ne se pose pas cette ques­tion en pleine ava­lanche. Encore une fois tout ce qu’on vous demande c’est de vous a‑dap-ter. C’est la néces­si­té, le devoir, par­ti­cu­liè­re­ment pour les membres de la caste diri­geante. Car c’est en haut du clo­cher que le vent souffle le plus fort. De la drôle de guerre à la pas drôle de défaite, de Pétain à la Résis­tance, de Sta­line à la Désta­li­ni­sa­tion plus ou moins tar­dive, du déve­lop­pe­ment à l’a­mé­ri­caine à l’Écologie, que de virages, ter­mi­nés, pour cer­tains trop lents à réagir, dans le décor ! Car il faut savoir les prendre en catas­trophe quand on pré­tend tenir le volant. Il faut fon­cer au feu : ni trop tôt ni trop tard, autre­ment les fau­teuils sont pris. Si vous êtes intel­li­gent, donc intel­lec­tuel de gauche, ne tapez sur Sta­line que lors­qu’il est deux fois mort (voir M. G…), et ne décou­vrez pas les coûts du Pro­grès avant 1971 (voir M. F…). Virez votre cuti, soyez dans le vent, qui en géné­ral vient de l’Ouest, pre­nez le comme… (évi­tons des noms pour ne pas se brouiller avec la famille). Mon­tez et des­cen­dez avec la vague, tou­jours nou­velle et tou­jours la même : l’in­di­ca­teur le plus sen­sible c’est encore le bou­chon sur le flot. Si dans la socié­té du chan­ge­ment il n’y a que les imbé­ciles qui ne changent pas, le plus intel­li­gent c’est le chien cre­vé au fil de l’eau.

Jus­qu’à la nôtre les socié­tés étaient mépri­santes, elles appe­laient cela se renier, les inté­res­sés eux-mêmes n’aiment encore pas trop qu’on le leur rap­pelle. Autre­fois, quand la pres­sion était moins vive et moins forte, au prix de quelque effort on pou­vait pré­tendre res­ter soi-même. Tan­dis que lorsque la socié­té devient le plus lourd des pro­jec­tiles, c’est l’é­cra­se­ment auto­ma­tique : autant res­ter en tra­vers d’une ava­lanche pour des rai­sons morales. Dans les États tota­li­taires la science et l’or­ga­ni­sa­tion donnent une telle puis­sance au régime, sou­te­nu par la com­mu­nion ou l’ab­di­ca­tion géné­rale, qu’il semble aus­si absurde de résis­ter que de se cou­cher devant un tank. Il faut périr ou plier : on ne peut faire autre­ment, c’est l’im­pé­ra­tif kan­tien de la seconde moi­tié du siècle. Le Fatum éri­gé en devoir, c’est Dieu même qui s’ex­prime à coups de foudre. À cet égard la crise polo­naise de 81 est typique. Tout le monde, à l’Ouest aus­si bien qu’à l’Est, admet que la Pologne catho­lique, una­nime dans son refus du com­mu­nisme, doit évi­ter l’er­reur suprême, c’est-à-dire déci­der les Russes à lâcher les chiens, qui sont blin­dés. S’il faut réfor­mer, il faut le faire sans mettre en cause un régime que la force étran­gère est seule à sou­te­nir. Et c’est d’ailleurs exact. Mais que les armes décident en der­nier appel est une véri­té si ter­rible qu’on ne peut se la dire qu’à demi-mot.

L’homme qui pré­ten­dait se libé­rer de la nature se réveille dou­ble­ment serf du tor­rent social. Mais alors il n’est plus qu’une goutte d’eau dans le flot. Per­pé­tuel­le­ment adap­té, bri­sé et malaxé, il perd cette part de maî­trise que Dieu ou la Nature lui avait don­née d’exer­cer sur son deve­nir. Là où il n’y a plus mémoire du pas­sé, il n’y a plus d’a­ve­nir, de pro­jet pos­sible. Et sur­tout pas le pré­sent et la pré­sence qui assurent le pas­sage de l’un à l’autre. Pour l’in­di­vi­du comme pour la socié­té, il n’y a plus conti­nui­té, ni même évo­lu­tion. Plus d’his­toire, n’é­tait-ce son bruit et sa fureur. On com­prend qu’à sa divi­ni­sa­tion par le mar­xisme suc­cède alors sa néga­tion par le structuralisme.

En ren­dant la pré­vi­sion dif­fi­cile sinon impos­sible, le chan­ge­ment explo­sif inter­dit toute consi­dé­ra­tion du long terme, et même du moyen. Donc toute accu­mu­la­tion maté­rielle ou cultu­relle, autre­ment dit pro­grès. Ceci au moment même où la socié­té pré­tend se fon­der sur la pla­ni­fi­ca­tion et où elle parle de pros­pec­tive et de futu­ro­lo­gie. Mais ses plans ne sont que des plans de pro­duc­tion qui mul­ti­plient des effets éco­lo­giques et sociaux dont on ne sait rien. Quant à la pros­pec­tive ou futu­ro­lo­gie qui avec ses scé­na­rios s’est mise en retard à pré­voir l’a­ve­nir, com­ment peut-elle le faire puisque ses pré­vi­sions sont éta­blies en fonc­tion de condi­tions qui, vingt ans après, ne seront plus du tout les mêmes ? La pré­vi­sion n’est pos­sible qu’à par­tir de condi­tions rela­ti­ve­ment stables. Bien plus qu’un pro­grès dans la maî­trise du temps, la pros­pec­tive et la futu­ro­lo­gie sont le signe d’une angoisse devant l’im­pos­si­bi­li­té de la pré­vi­sion, et leur fonc­tion est d’en don­ner l’illusion.

Ain­si dans ce temps deve­nu une suc­ces­sion d’a­va­tars absurdes l’un à l’autre, l’homme perd son iden­ti­té per­son­nelle ou sociale, sa capa­ci­té à deve­nir lui-même. Il n’existe plus, seul existe ce cadre impla­ca­ble­ment mou­vant en dehors duquel il n’y a rien, bien que lui-même ne soit rien. Inca­pable d’im­pri­mer une marque durable à son milieu, l’in­di­vi­du n’y trouve plus cette image de l’homme qui l’aide à en deve­nir un. Avec sa liber­té c’est l’é­ga­li­té, le pro­grès, et toutes les autres valeurs qui dis­pa­raissent : non pas une, mais toutes, faute d’un sujet pour les vivre. La boucle est bou­clée, le Chan­ge­ment n’ayant aucun sens ne mène nulle part. En quelque sorte, à une vitesse abso­lue l’on fait du surplace.

3. N’IMPORTE LEQUEL CELUI-CI.

Le chan­ge­ment dont on parle est d’une double nature. D’une part il n’est pas celui- ci, dont le conte­nu pré­cis fut dic­té par des rai­sons, des valeurs ou des fins à pour­suivre, c’est le chan­ge­ment pour le chan­ge­ment. Donc n’im­porte lequel. Ce n’est qu’a­près coup, quand la néces­si­té ou le hasard du deve­nir l’a impo­sé, qu’il prend forme et sens. Avant il peut tout être, après c’est celui-là qui s’ins­crit sur une table d’ai­rain. Le Chan­ge­ment c’est n’im­porte lequel, celui-ci.

La devise de l’é­poque — qui com­mence tout juste à chan­ger — c’est de faire n’im­porte quoi n’im­porte com­ment, n’im­porte quand, n’im­porte où, de plus en plus gros et de plus en plus vite pour la gloire (id est pour la pub) et pour le fric ruti­lant. Cela se dit pour le Peuple et la France. Là où il n’y avait que du sable et des pins, vous construi­sez une mari­na de 5 000 lits. Pour­quoi pas 10 000 ? C’est deux fois plus beau. Et 20 000 quatre fois. C’est aus­si con que cela, le chan­ge­ment quan­ti­ta­tif de la seconde moi­tié du siècle. Et lors­qu’il s’ins­crit dans le pay­sage et le tis­su social, il est for­cé­ment qua­li­ta­tif. Mais par­fois dans le sens des qua­li­tés inférieures.

N’im­porte quoi. Où ? Quand ? Com­ment?… N’im­porte. Le plus voyant, le plus gros pos­sible. Pour ce qui est des effets, autre­ment dit des coûts, on ver­ra plus tard. Bien enten­du, l’es­prit humain retar­dant sur ses pro­duits, ces véri­tés luci­fé­riennes ne sau­raient être pro­cla­mées en clair. Mais elles sont impli­ci­te­ment admises par tous ceux qui ont le pied coin­cé sur l’ac­cé­lé­ra­teur ; la machine n’ayant ni frein, ni volant. S’il fal­lait pré­voir tous les effets d’une action aus­si vio­lente on ne ferait jamais rien ! Certes, pour la Vil­lette, Concorde ou Fos, on est allé un peu vite et il faut main­te­nant rebou­cher le trou comme on peut. Mais on fera mieux la pro­chaine fois.

Sur­tout il ne faut jamais oublier que ce n’est qu’un début, car ima­gi­ner que le Chan­ge­ment puisse avoir un terme est sacri­lège. Votre tour de deux cents mètres n’est rien à côté de celle de quatre cents mètres que nous venons d’é­di­fier ? Atten­dez demain… Qui ne sera rien en com­pa­rai­son d’a­près demain : quatre cents, huit cents, deux mille, etc, etc. Plus, encore plus ! Autre, encore plus Autre, mais sur les mêmes rails. Ni les esprits ni les machines ne sau­raient res­ter immo­biles ; il faut ren­ta­bi­li­ser, réa­li­ser. L’ac­quis n’a plus d’in­té­rêt ; le béton à peine dur­ci, la réforme pro­mul­guée sont déjà démo­dés. Aus­si est-il inutile de s’at­tar­der sur les effets de l’en­tre­prise en cours, c’est perdre son temps, il faut son­ger à la pro­chaine Vous déplo­rez le coup de sabre dont l’au­to­route balafre votre val­lée, les conden­seurs de la cen­trale qui vont bou­cher votre hori­zon ? La ligne élec­trique qui va fêler votre ciel ou le ten­ta­cule invi­sible que la télé­ma­tique étend vers vous ? Dites-vous bien que ce n’est rien, ce n’est qu’un début, comme la bom­bi­nette d’Hi­ro­shi­ma qui vous parais­sait si énorme en août 45. Demain ce sera deux, quatre, seize fois… Puis autre chose d’é­norme et d’in­con­ce­vable. N’importe quoi de tou­jours plus dont les effets seront bien plus consi­dé­rables. De cela vous êtes au moins sûr. Prin­cipe mor­tel ; car il faut se rap­pe­ler que pour une muta­tion hasar­deuse posi­tive, il y en a une infi­ni­té de néga­tives. Sous le masque du Pro­grès, on peut consi­dé­rer le chan­ge­ment explo­sif, avec son incroyable gas­pillage d’éner­gies maté­rielles ou spi­ri­tuelles, d’in­for­ma­tions accu­mu­lées par la Nature ou Dieu pour créer la vie et l’homme, comme une brusque revanche de l’en­tro­pie : un bru­tal retour au chaos pro­vo­qué par la puis­sance même qui devait per­mettre d’en sortir.

De 1950 à 1983, le chan­ge­ment reste le déve­lop­pe­ment, qui doit se pour­suivre en dépit et à cause même de la crise, la machine éco­no­mique se blo­que­rait sans cet oxy­gène. Que la Crois­sance tombe au-des­sous de zéro, que le reve­nu par tête dimi­nue, qu’im­porte ! On conti­nue­ra d’in­ves­tir dans la Recherche et les indus­tries de pointe. Et pour chan­ger le chan­ge­ment, les ordi­na­teurs et la télé­ma­tique pren­dront à bien meilleur mar­ché le relais des pesantes et encom­brantes bagnoles. L’or­di­na­teur fami­lial libé­re­ra le peuple en ratio­na­li­sant sa vie pri­vée. Il lui suf­fi­ra de pres­ser sur un bou­ton pour gaver ses moindres dési­rs d’i­mages et de sons. Désor­mais nour­ris, même pas d’er­satz d’ombres, plus besoin de prendre le TGV ou l’a­vion, cha­cun seul devant sa console sera trans­por­té aux Anti­podes. Et demain ce sera ailleurs, tou­jours ailleurs.

Le chan­ge­ment c’est Pro­tée, qu’il ne faut pas iden­ti­fier aux formes qu’il prend ; même pas le déve­lop­pe­ment si un jour il pro­voque la crise. C’est celui-ci, mais qui à tout ins­tant devient n’im­porte lequel. Avant-hier il pre­nait forme de déve­lop­pe­ment par le pétrole, puis celui-ci, sur­abon­dant, se fai­sant rare et cher, hier l’a­ve­nir appar­te­nait au nucléaire. Mais aujourd’­hui en 1983 le prix du pétrole menace de s’ef­fon­drer, en aggra­vant la crise qu’a­vait pro­vo­quée sa hausse. À quoi bon ces coû­teux inves­tis­se­ments dans le nucléaire et les éco­no­mies d’éner­gie ? L’im­por­tant c’est le chan­ge­ment, non l’a­bon­dance ou la rare­té, mais le pas­sage brusque de l’un à l’autre, qui rend per­pé­tuel­le­ment caduques les mesures prises pour s’a­dap­ter à une situa­tion tou­jours fluente et qui, le temps d’y réflé­chir, n’est déjà plus la même. L’A­ve­nir est au Sur­gé­né­ra­teur ? Mais non, cher ami, bien avant Tcher­no­byl j’ai tou­jours pen­sé qu’il fal­lait y renoncer.

N’im­porte lequel, celui-ci. Cette situa­tion est aus­si un état d’es­prit, effet et cause du chan­ge­ment. Il pro­voque une sorte d’ap­pel du vide que nous qua­li­fie­rons faute de mieux de nihi­lisme. L’é­bran­le­ment des choses entraîne celui des idées, le bou­le­ver­se­ment du milieu celui des véri­tés et des rai­sons qui lui don­naient forme et sens. Et à son tour le chan­ge­ment des esprits pousse à chan­ger l’é­tat de choses : ain­si se déclenche une dés­in­té­gra­tion en chaîne pro­gres­si­ve­ment accé­lé­rée. Entraî­né dans ce tor­rent l’on découvre un beau jour qu’on ne peut plus y diri­ger sa barque. Et en plein triomphe de l’i­déal de Pro­grès et de liber­té se répand insi­dieu­se­ment l’i­dée que l’homme ne gou­verne pas les « faits », mais les « faits » de l’homme. Der­rière la valo­ri­sa­tion du chan­ge­ment se dis­si­mule une pen­sée, humai­ne­ment anéan­tis­sant, aujourd’­hui com­mune à tous ceux qui pré­tendent gou­ver­ner les hommes et leur his­toire : « On ne peut faire autre­ment ». Der­nière étin­celle d’es­prit avant les cendres froides. La Force de Frappe et le risque qu’elle fait cou­rir à la Terre ? « On ne peut faire autre­ment, si l’on veut défendre l’In­dé­pen­dance Natio­nale ». De même la course folle à la crois­sance éco­no­mique, si l’on veut assu­rer l’emploi. Les mani­pu­la­tions géné­tiques si l’on veut res­ter dans la course. Et cette néces­si­té irré­duc­tible devant laquelle la liber­té humaine capi­tule, n’est plus celle de la toute-puis­sance divine, ni même des invin­cibles lois de la nature, mais des ava­tars de la tech­no­lo­gie et de l’his­toire humaine… Quand leur mou­ve­ment va plus vite que la durée d’une vie, l’o­bli­ga­tion trop sou­vent répé­tée de chan­ger de cer­ti­tudes finit par faire dou­ter de toutes. Mais ce doute n’a rien de métho­dique. L’ « isme » de ce nihil ferait croire à un refus déli­bé­ré de toute valeur, réa­li­té ou rai­son, alors qu’il n’est que le pro­duit incons­cient des cir­cons­tances. Qu’elles changent, et lui aus­si chan­ge­ra ; et en temps de crise ou de guerre ce nihi­lisme plus ou moins expli­cite pren­dra la forme d’un fana­tisme d’au­tant plus aveugle qu’il est fugace.

À son pre­mier stade le Chan­ge­ment avait ébran­lé les véri­tés reli­gieuses dont, au moins à l’Ouest, les der­niers pans mena­çaient de s’a­battre. Puis après l’âge des Lumières on avait pu croire que la Morale et la Rai­son humaines allaient prendre le relais. Ce fut le cas dans quelques pays anglo-saxons et nor­diques où elles res­taient enra­ci­nées dans la foi pro­tes­tante. Mais leur tour est vite venu. Dans les pays latins, et un peu par­tout dans l’in­tel­li­gent­sia occi­den­tale c’est l’i­déo­lo­gie poli­tique ou natio­nale, dont le mar­xisme est l’ex­pres­sion ache­vée, qui a pris le relais de la reli­gion. Durant un siècle la véri­té mili­tante et mili­taire du fas­cisme, du socia­lisme et du com­mu­nisme plus ou moins natio­na­listes, a éclai­ré la terre. Un prin­cipe cas­qué et bot­té expli­quait tout. Le Vrai c’é­tait le Réel, la Fin c’é­tait le Moyen — donc l’in­verse —, la Théo­rie la Pra­tique. A tra­vers quelques acci­dents de détail, des maux néces­saires, l’His­toire était en marche vers le Bien. Véri­té encore plus dure et tota­li­taire que celle des reli­gions, car son Dieu était l’É­tat, muni par la science des armes qui avaient man­qué aux théo­cra­ties du pas­sé. Encore plus que celles-ci l’i­déo­lo­gie poli­tique impo­sait sa volon­té au réel : nature ou homme. Mon­tagne ou peuple, qui s’obs­ti­nait était bri­sé. Froide ou chaude, la guerre bou­le­ver­sait la terre. Mais ce chan­ge­ment n’é­tait pas celui qu’a­vait ima­gi­né l’idéologie.

Car ces véri­tés tran­chantes sont encore plus fra­giles que les véri­tés reli­gieuses. Leur fana­tisme n’est que peur de pen­ser : angoisse ; et leur action chaos. Et ce n’est qu’à force de cui­rasse : de dic­ta­ture, de pro­pa­gande et de gou­lags, qu’elles peuvent geler le cours chan­geant des choses et contraindre les indi­vi­dus au consen­sus sans lequel il n’est pas de socié­té. Sous sa chape de plomb, à l’Est comme à l’Ouest, l’i­déo­lo­gie ouvre la voie au nihilisme.

Celui-ci est d’ailleurs en germe dans le tota­li­ta­risme poli­tique. Il consti­tue le fond de l’i­déo­lo­gie — ou plu­tôt mytho­lo­gie — fas­ciste ou nazie, comme Rau­sch­ning l’a mon­tré. Est bon tout ce qui sert l’É­tat, mau­vais tout ce qui l’af­fai­blit. Pour le raciste nazi si l’in­té­rêt com­mande de s’al­lier au Japon, le Japo­nais est aryen d’hon­neur. Et s’il le faut Hit­ler signe­ra un pacte avec le diable : Sta­line, comme Sta­line avec Hit­ler. Car le nihi­lisme est même à la base de l’ul­time idéo­lo­gie : l’hé­gé­lia­nisme mar­xiste, c’est Hegel qui a trou­vé le mot de la fin de l’His­toire : « es ist so ». L’i­dée s’i­den­ti­fiant au réel : le réel, c’est-à-dire le pou­voir de l’É­tat ou du Par­ti grâce auquel se réa­lise l’I­dée, s’i­den­ti­fie à elle : la dic­ta­ture totale et l’in­jus­tice sociale pro­vi­soi­re­ment néces­saires, à la Liber­té et à la Jus­tice. De Marx à Lénine, et de Lénine à Sta­line, l’or­tho­doxie mar­xiste est deve­nue une ortho­praxie. La foi en Dieu dégé­nère en foi dans l’É­glise et dans ses voies chan­geantes. Et comme celle-ci est poli­tique, elle n’a pas besoin de bras sécu­lier pour faire régner sa ter­reur sacrée.

Mais sous le blin­dage des mots d’ordre et des tanks, l’i­déal révo­lu­tion­naire pour­rit. L’en­thou­siasme des débuts devient l’in­té­rio­ri­sa­tion d’une contrainte qu’on n’a pas l’es­poir de bri­ser. Chez les cadres, la croyance plus ou moins sin­cère dans la vraie doc­trine se confond avec la défense de leurs pri­vi­lèges et de la car­rière. Quant au peuple russe, sous la façade d’une una­ni­mi­té natio­nale entre­te­nue par le confor­misme et la ter­reur, il s’ab­sorbe dans les dif­fi­cul­tés du ravi­taille­ment quo­ti­dien. Les véri­tés publiques dis­si­mulent le repli égoïste sur les inté­rêts d’une vie pure­ment pri­vée, les slo­gans de la pro­pa­gande l’in­dif­fé­rence et un scep­ti­cisme pro­fond. Et dans les démo­cra­ties popu­laires la révolte ouverte ou larvée.

Tan­dis qu’à l’Ouest aux cer­ti­tudes de la guerre et de la libé­ra­tion suc­cé­dait l’in­cer­ti­tude. Après la mort de Sta­line, le rap­port Khroucht­chev com­men­çait à révé­ler les excès du pou­voir per­son­nel et du Gou­lag, dénon­cé plus en détail par Sol­je­nit­syne. La répres­sion des émeutes de la Tché­co­slo­va­quie, finis­sait par révé­ler à l’in­tel­li­gent­sia que la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat n’é­tait que celle des tanks. Et que le sacri­fice de la liber­té à la Jus­tice au nom de la lutte des classes n’a­vait ser­vi qu’à jus­ti­fier le pou­voir et les pri­vi­lèges de la pire des oligarchies.

Dans le tor­rent de l’his­toire à quoi se rac­cro­cher ? Désor­mais où règne l’I­dée sur terre ? Reste un temps le Viet­nam, Cuba, et sur­tout la Chine mil­lé­naire. Mais le Viet­nam Héroïque n’est plus bien­tôt que l’en­va­his­seur du Cam­bodge, lui aus­si héroïque mais fina­le­ment meur­trier. Que pen­ser du régime que fuient les boat­people pour 500 dol­lars par tête ? « Le capi­ta­lisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’o­rage. » Mais alors pour­quoi la Chine rompt-elle avec la Rus­sie ? Pour­quoi à Cao Bang les Chi­nois suc­cèdent-ils aux Fran­çais ? À son tour Fidel le libé­ra­teur n’est plus qu’un cau­dillo régnant lui aus­si sur un État-pri­son. Reste la Révo­lu­tion cultu­relle. Mais voi­ci que là encore du jour au len­de­main le blanc devient noir (ou plu­tôt le rouge blanc), et le Guide génial n’est plus qu’un vieillard gâteux mani­pu­lé par une intri­gante. Ultime espoir : Mai 68, l’ac­mé et la retom­bée de l’u­to­pie. Qu’en reste-t-il ? L’É­co­lo­gie peut-être. Mais trop enra­ci­née sur terre ou trop diverse, elle n’ar­rive pas à se consti­tuer en idéo­lo­gie, ni en Église poli­tique. Com­ment ne pas dou­ter de tout ?

Alors après l’en­ga­ge­ment vient le déga­ge­ment, après la mobi­li­sa­tion la démo­bi­li­sa­tion : après la poli­ti­sa­tion la dépo­li­ti­sa­tion des intel­lec­tuels et de la jeu­nesse. Sys­tole dias­tole. Fini le culte de Marx et de l’URSS, après l’i­déo­lo­gie on se conver­tit à l’empirisme et à la science socio­lo­gique amé­ri­caine, comme E. Morin ou M. Cro­zier — mais il fau­drait citer presque tous les noms de cette géné­ra­tion. Si l’on est phi­lo­sophe, l’on se dit sys­té­miste : mais le sys­tème à la mode est déjà dépas­sé. On met tout en cause : l’É­tat, l’É­cole, le Sexe : après l’a­voir ado­ré on tue papa Freud. Mais le plus sou­vent on se déclare frus­tré ou floué (on y a mis du sien). Ou bien pau­mé. Dans les fumées des divers stu­pé­fiants, les phan­tasmes média­ti­sés que notre socié­té pro­digue, où est le bien ou le mal ? Le réel ou l’illu­soire ? La véri­té ou l’er­reur ? Si la morale tyran­nise illé­gi­ti­me­ment le désir, ultime cri­tère pour les liber­taires et les publi­ci­taires, après l’ho­mo­sexua­li­té la pédo­phi­lie devient un amour comme un autre. Le sadisme a autant de droits que le fémi­nisme, mais la socié­té qui renonce aux tabous sexuels, n’en punit pas moins aus­si sévè­re­ment le viol que l’as­sas­si­nat. Le ter­ro­risme aveugle mas­sacre des femmes et des enfants ? Il ne fait que répli­quer à la ter­reur d’É­tat. Cette pra­tique deve­nue ordi­naire, la prise d’o­tage, pour faire chan­ter l’o­pi­nion et le gou­ver­ne­ment assez humains pour entrer dans le jeu ? Ce moyen s’ex­plique de la part de mino­ri­tés qui n’ont pas d’autres moyens de se faire entendre. Etc. Il ne s’a­git plus d’i­déo­lo­gie, mais du néant qu’elle dis­si­mule, chaos tra­ver­sé d’é­clairs sur lequel on a encore moins de prise. Car si l’i­déo­lo­gie comme autre­fois la reli­gion c’est du béton, le nihil (sans isme) c’est du vent. Mais de ces ruines, ou plu­tôt de ce vide, n’im­porte quel monstre peut sur­gir. Atten­dons la suite…

4. L’INVERSION.

Le chan­ge­ment chan­geant sans cesse, ni les véri­tés ni les Dieux n’ont le temps de prendre racine. Mais la nature humaine ayant hor­reur du vide, gare au choc en retour ! Le règne du nihil n’est même pas celui du nihi­lisme. La recon­nais­sance expli­cite du néant dépasse l’homme : l’ac­tion autant que la pen­sée en serait à l’ins­tant même gla­cée. Pro­tée est insai­sis­sable, il n’est pas dans cette ultime forme, rien ne l’empêche de dis­si­mu­ler sa néga­tion de toutes sous n’im­porte laquelle. L’a­néan­tis­se­ment des véri­tés ne peut s’o­pé­rer que sous le cou­vert de la Vérité.

La condi­tion du Chan­ge­ment pour le chan­ge­ment est une inver­sion de l’es­prit sans laquelle la pen­sée et l’ac­tion humaine ne pour­raient s’a­ban­don­ner au hasard, ou à ce hasard cos­mique : la Néces­si­té. Sub­mer­gés par l’a­va­lanche, indi­vi­dus et socié­tés perdent l’ha­bi­tude de fixer des fins à leurs moyens, mais ce qui sur­vit en eux d’ « Homo sapiens » les oblige faute d’a­voir la pra­tique de leurs fins à se fabri­quer les fins de leur pra­tique. Ce qui fut le moteur spi­ri­tuel de l’a­ven­ture humaine se réduit à une super­struc­ture déri­soire, un peu d’é­cume au som­met de la houle. Qui un jour s’ef­fa­ce­ra quand l’über- (ou unter-) mensch [sur­homme ou sous-homme], deve­nu végé­tal ou pierre, se pas­se­ra de dis­cours. Un tel chan­ge­ment, pré­pa­ré de longue date par les men­songes de la Reli­gion et de la culture, englobe tous les autres qui n’en sont que des sous-pro­duits. Car il pré­pare non seule­ment à subir n’im­porte quoi (n’im­porte où n’im­porte com­ment), mais à par­ti­ci­per acti­ve­ment à l’i­né­vi­table en usant de la force même de l’es­prit qui avait pour fonc­tion de s’en déga­ger. Pour mon­trer com­ment s’o­père cette inver­sion on pren­dra ici un exemple tiré d’une actua­li­té — natu­rel­le­ment aujourd’­hui oubliée.

Dans son der­nier (sans doute avant-der­nier) livre, Le Défi mon­dial, Jean-Jacques Ser­van-Schrei­ber, après avoir prô­né le « Défi amé­ri­cain » s’in­quiète « de la perte de vita­li­té et de la socié­té et de l’é­co­no­mie amé­ri­caine ». Il prend le par­ti de ceux qui réclament une « revi­ta­li­sa­tion » fon­dée sur le déve­lop­pe­ment du poten­tiel scien­ti­fique et tech­nique et l’in­for­ma­ti­sa­tion de la socié­té. Il conclut : « Comme pour le débat amé­ri­cain, comme pour tous les débats inévi­tables qui vont tour­men­ter, trans­for­mer toutes les socié­tés concer­nées, les bonnes réponses ne sont pas acquises d’a­vance ». « Le monde cherche et trou­ve­ra le sup­port phi­lo­so­phique des muta­tions annon­cées ». A la por­tée des hommes se trouve enfin la res­source infi­nie, la seule : l’in­for­ma­tion, la connais­sance, l’es­prit. Si on néglige l’en­vo­lée finale dans la noo­sphère, récon­for­tante pour l’a­ve­nir mais de façon plu­tôt géné­rale, cette conclu­sion annonce un « ren­ver­se­ment des valeurs », déjà opé­ré dans la caste diri­geante de la socié­té indus­trielle. À savoir que les hommes n’ont plus à trou­ver les moyens de leur phi­lo­so­phie, mais la phi­lo­so­phie des chan­ge­ments pro­duits par leurs moyens tech­niques. Il s’a­git bien là d’une « révo­lu­tion » comme le dit l’au­teur du Défi ou plu­tôt d’une inver­sion fon­da­men­tale. De constat, la super­struc­ture spi­ri­tuelle dénon­cée par Marx devient l’i­déal que se donne la socié­té pré­ten­due « post-indus­trielle ».

Ce ren­ver­se­ment mérite qu’on s’y arrête. Jus­qu’i­ci, à tort ou à rai­son, il était enten­du que la conduite indi­vi­duelle ou même la poli­tique était pré­dé­ter­mi­née par des normes spi­ri­tuelles ou morales. S’il fal­lait tenir compte du poids des moyens éco­no­miques ou poli­tiques, ils n’en étaient pas moins sou­mis à des fins. Et si, le cynisme l’emportant sur l’hy­po­cri­sie, quel­qu’un s’a­vi­sait de pen­ser le contraire, il se gar­dait bien de le crier sur les toits. L’é­mo­tion encore pro­vo­quée dans le public occi­den­tal par cer­taines mani­fes­ta­tions de la vio­lence et de la tor­ture, de l’ar­bi­traire ou de l’in­jus­tice montre à quel point l’i­dée que les fins doivent com­man­der les moyens reste vivante dans les esprits (voir les Droits de l’Homme). Et qui eût pro­cla­mé que ceux-ci doivent jus­ti­fier celles-là eût pas­sé pour nihi­liste. Ce qui même aujourd’­hui n’est pas encore un éloge.

Les pre­miers qui se ris­quèrent à décla­rer qu’il fal­lait avoir la phi­lo­so­phie de sa pra­tique furent des réa­listes poli­tiques qui pous­sèrent à l’ex­trême les idées de Machia­vel. Quatre siècles après lui Mus­so­li­ni écrit à son ami Bian­chi : « Le fas­cisme ita­lien a besoin main­te­nant, sous peine de mort, ou pire de sui­cide, de se pour­voir d’un corps de doc­trine… Cette expres­sion est un peu forte, mais je vou­drais qu’a­vant les deux mois qui nous séparent du Conseil Natio­nal, la phi­lo­so­phie du fas­cisme soit créée. » Et pour les nazis aus­si les voies et les moyens déter­minent les fins. « Le style de vie de la nation alle­mande c’est le style d’une colonne en marche, et peu importe pour quelle déter­mi­na­tion et pour quelle fin cette colonne est en marche », s’ex­clame Rosen­berg. Il est vrai qu’au­jourd’­hui il ne s’a­git plus d’une divi­sion, mais d’une divi­sion infor­ma­ti­sée. Dans l’ac­tuelle socié­té occi­den­tale, et même orien­tale, le moyen poli­tique est lui-même à la traîne de ses moyens tech­niques, dont nous ne savons qu’une chose, c’est que nous ne savons pas trop où ils nous mènent On se ras­sure d’a­bord en affir­mant que c’est vers plus de liber­té et de démo­cra­tie, puis devant l’é­vi­dence du déca­lage entre ses valeurs et ses tout-puis­sants moyens, il faut bien s’in­ven­ter une phi­lo­so­phie mieux adap­tée. Au nihi­lisme poli­tique suc­cède un nihi­lisme éco­no­mique et tech­nique, qui doit lui aus­si vêtir sa nudi­té d’o­ri­peaux méta­phy­siques. Maintes auto­ri­tés scien­ti­fiques nous enseignent que la morale est rela­tive aux temps et aux lieux, cela ne les empêche pas de pro­tes­ter contre la guerre et la tor­ture. De toutes parts des pro­phètes nous aver­tissent avec J.J. S.S. que dans la décen­nie qui va suivre nous devrons adop­ter non seule­ment le lan­gage, mais la phi­lo­so­phie de nos ordi­na­teurs. Et après les ordi­na­teurs, d’autre chose. Selon Le Monde, pour M. Jacques Arsac, direc­teur de la sec­tion infor­ma­tique à l’É­cole Nor­male Supé­rieure, « l’in­for­ma­tique ne doit pas être consi­dé­rée sim­ple­ment comme une tech­nique, mais comme une science à part entière, y com­pris dans ses aspects phi­lo­so­phiques ». Et le ministre de l’E­du­ca­tion pré­cise la néces­si­té d’une expé­ri­men­ta­tion dans l’en­sei­gne­ment « afin d’en déga­ger une cer­taine phi­lo­so­phie ». Conclu­sion : « Il faut donc envi­sa­ger l’al­pha­bé­ti­sa­tion de tous à l’informatique ».

Or si nous ne savons guère quel monde nous pré­parent l’in­for­ma­tique et les mani­pu­la­tions géné­tiques, nous savons encore moins quelles seront les réac­tions d’un sapiens habi­tué à s’i­ma­gi­ner qu’il se sert de moyens poli­tiques ou tech­niques pour réa­li­ser des fins reli­gieuses ou morales et phi­lo­so­phiques. J.J. S.S. lui-même recon­naît que « l’es­ti­ma­tion des pro­blèmes sociaux sou­le­vés par les per­cées tech­niques devra être soi­gneu­se­ment étu­diée ». Sans doute grâce aux ordi­na­teurs ce sera un jeu d’en­fant pour les socio­logues. Mais ce sera après coup, au bout d’un cer­tain temps. Si l’on pense à celui qu’il a fal­lu pour prendre plus ou moins conscience des pro­blèmes posés par la vapeur, qu’en sera-t-il des chan­ge­ments, autre­ment com­plexes et rapides, pro­vo­qués par l’in­for­ma­ti­sa­tion de la socié­té ? Et com­ment y voir clair sans fins qui éclairent, expliquent et jugent les effets de ce nou­veau moyen ? Quand les spé­cia­listes objec­tifs auront ter­mi­né leur rap­port et trou­vé le tran­quilli­sant phi­lo­so­phique per­met­tant d’a­dap­ter l’homme à la socié­té infor­ma­ti­sée, je crains qu’elle ne soit rem­pla­cée par une autre posant de nou­veaux problèmes.

Le réa­liste pour lequel les moyens déter­minent les fins l’est beau­coup moins qu’il ne pense. La masse des hommes reste atta­chée à celles, plus ou moins claires et res­pec­tées, qu’elle s’est spon­ta­né­ment don­nées, dont l’é­bauche fut peut-être ins­crite dans les gênes du pre­mier Homo sapiens. Et, d’a­dap­ta­tion en adap­ta­tion pro­gres­si­ve­ment accé­lé­rée au chan­ge­ment scien­ti­fique et tech­nique, il se peut qu’elle se rebelle contre un Ave­nir incon­ce­vable. Car, tant qu’il sub­sis­te­ra une trace de pen­sée dans l’homme, la plus grande angoisse qui puisse l’as­saillir est de se réveiller néant dans le Néant. Le suc­cès des inté­grismes et des sectes devrait rap­pe­ler aux zélotes du Chan­ge­ment que, trop brusque, il pro­voque par­fois son contraire. Le défi mon­dial dont parle J.J. S.S. est moins de trou­ver la socié­té et les fins de nos moyens tech­niques que les moyens tech­niques de nos fins de liber­té et de jus­tice sans les­quelles vivre n’est qu’absurdité.

Sinon serait liqui­dée cette pré­ten­tion de l’es­prit humain qui l’a­vait fait émer­ger de la nature et chan­ger, non sans échecs, la terre et sa vie en fonc­tion des véri­tés ou des illu­sions ins­crites dans sa tête. Pro­mé­thée avait refu­sé de s’in­cli­ner devant Zeus, il s’in­cline devant le pro­duit de ses idoles méca­niques : désor­mais le « hard­ware » déter­mine le « soft­ware ». Comme le chante naï­ve­ment l’In­ter­na­tio­nale, l’U­ni­vers va chan­ger de base — cette fois pour de bon. L’on peut effec­ti­ve­ment par­ler d’un « ren­ver­se­ment des valeurs », qui de l’a­vant passent à la traîne, non pas d’une, mais de toutes. Marx et Kant rejoin­dront Jésus, Allah et Boud­dha dans la tombe. Pour lais­ser place à l’in­sai­sis­sable, à l’in­con­ce­vable. Au der­nier des Dieux : Nihil. Dont le sym­bole est un autre Big Bang, rame­nant le miracle de la Terre, de la Vie et de sa conscience à l’élémentaire.

CONCLUSION : DEVENIR SOI-MEME

CHANGER ? Si c’est seule­ment pour chan­ger cela ne veut rien dire. Je vous apprends que vous avez le can­cer, quel chan­ge­ment dans votre vie ! Quoi, vous faites la gueule ? Refu­se­riez-vous le chan­ge­ment ? Vous répli­quez que vous n’êtes pas pour n’im­porte lequel. À la bonne heure ! Voi­ci la réponse ! Ce n’est pas le chan­ge­ment que vous sou­hai­tez mais celui que vous jugez posi­tif. Si vous le savez, vous êtes sur la bonne voie. Le seul moyen de mettre un terme au délire du chan­ge­ment qui mène à n’im­porte quel celui-ci, est d’en pro­fa­ner le tabou en le sou­met­tant à la ques­tion. Lequel ? Il suf­fit de ce mot pour tout chan­ger, et pour de bon cette fois. Chan­ger ? Quoi ? Pour­quoi, com­ment ? S’a­git- il du chan­ge­ment que j’ai mûre­ment choi­si ou de celui qui me tombe du ciel sur la tête ? Vers quelles fins fastes ou néfastes me mène-t-il ? Par quel che­min et à quel train ? Cela seul importe.

En soi le chan­ge­ment n’est qu’abs­trac­tion meur­trière, décom­po­sant la vie en cha­rogne grouillante, en atten­dant le terme : l’im­mo­bi­li­té d’un tas d’os. L’é­lan de la vie prend tou­jours appui sur quelque point fixe ; le jeu des deux fait qu’au lieu de se dis­soudre elle croît. Si le pay­sage n’é­tait pas enra­ci­né, il ne défi­le­rait pas ain­si der­rière les vitres de l’au­to : s’il n’y avait en l’homme un axe immuable, il ne par­le­rait pas de chan­ge­ment. C’est ce qui ne varie pas dans la nature ou dans l’homme qui mesure la vitesse, donc au-delà d’un cer­tain point engendre son ver­tige. Alors pour la fuir nous nous absor­bons en elle, refu­sant de confron­ter le chan­ge­ment à ces jalons externes, d’a­bord internes, sans les­quels nous n’en aurions pas connais­sance. Au fond, d’une autre façon que les socié­tés syn­chro­niques réfu­giées dans l’ins­tant éter­nel, la nôtre fuit la contra­dic­tion de tout homme qui se découvre pré­ci­pi­té dans le temps parce qu’il rêve d’y échap­per. Contra­dic­tion déchi­rante, sans laquelle pour­tant nul n’ac­couche de sa liber­té. Tout l’art est de tenir bon entre ses deux termes, en met­tant l’ac­cent selon les temps sur le deve­nir ou la per­ma­nence. On devine lequel aujourd’hui.

Tout chan­ge­ment créa­teur est pour une part conser­va­teur, fruit d’une connais­sance de ce qui ne doit ou ne peut être chan­gé : autant des fins intem­po­relles qui lui donnent un sens, que des limites et des coûts de la trans­for­ma­tion des choses et des hommes.

Sans véri­té fixant un but à son mou­ve­ment le chan­ge­ment s’é­gare. Or le propre de toute véri­té, de la plus haute à la plus hum­ble­ment maté­rielle, est son immu­ta­bi­li­té. Elle est, tel Dieu lui-même. Tu aime­ras ton pro­chain… Tu ne tue­ras pas… Tu ne déro­be­ras pas le bien d’au­trui… Ceci reste vrai par les temps qui courent. Et on le dira aus­si d’une réa­li­té : sans air ni eau, pas de vie sur terre. L’o­pi­nion sur Water­loo peut chan­ger selon les époques, il n’en reste pas moins vrai qu’elle a eu lieu le 18 juin 1815 et que Napo­léon, non Wel­ling­ton, y fut vain­cu. Ceci jus­qu’à la fin des temps. Sans ces pieux plan­tés dans le cou­rant il n’y aurait pas plus d’His­toire que si la tra­di­tion l’a­vait à tout jamais fixée. Ce sont eux qui per­mettent à l’his­to­rien objec­tif de refu­ser les modes, sans eux l’his­toire ne serait que sub­jec­ti­vi­té col­lec­tive constam­ment changeante.

Mais, spi­ri­tuelle ou maté­rielle, la véri­té nous domine de très haut, et le mys­tique comme le savant doit cou­rir après.

Elle est… quelque part là-haut ou dans les entrailles de la matière. Et pour l’at­teindre il n’y a qu’un che­min. Elle est sens, dans toutes les signi­fi­ca­tions du terme. Sans cet omé­ga, qui est aus­si alpha, le chan­ge­ment ne mène­rait nulle part. Ou plu­tôt pro­ba­ble­ment tour­ne­rait de plus en plus vite en rond, pour s’é­cra­ser fina­le­ment au plus creux et plus dur du Maelström.

Ain­si orien­té par une étoile qui ne varie pas, un homme peut avan­cer vers son but. Indi­vi­du ou socié­té, il ne se « déve­loppe » pas en taille, tel un dino­saure, il croît en qua­li­tés et com­plexi­té. Chan­ge­ment ? Non, évo­lu­tion ou pro­grès. Seule­ment, entre l’al­pha et l’o­mé­ga le che­min n’est pas don­né d’a­vance, blo­qué sur les rails d’une mon­tée fatale, comme l’Évolution du quark à la Noo­sphère. À la liber­té de cha­cun d’ou­vrir sa route à ses risques et périls dans la jungle des hasards et des néces­si­tés. Mais pour qui a foi dans sa véri­té, peu importent les ava­tars de sa quête.

Condi­tion­ne­ment et liber­té (Mark Mira­bel­lo)« La plu­part des occi­den­taux sont aujourd’­hui éle­vés comme des légumes culti­vés en serre. »— Mark Mirabello

Pas de crois­sance et de pro­grès sans conti­nui­té. Or le Chan­ge­ment livre au flot dis­con­ti­nu de l’Ac­tua­li­té. Sans mémoire, impos­sible de pro­gres­ser sur sa route. Grâce à elle les leçons et l’ac­quis du pas­sé enri­chissent le pré­sent et pré­parent l’a­ve­nir. Hier n’é­tant plus absurde à demain, plus de rai­son de fuir dans l’un ou l’autre. Res­tant eux-mêmes au lieu de se renier, un indi­vi­du ou un peuple édi­fient au pré­sent leur iden­ti­té. Ils croissent en être et pas seule­ment en taille. En atten­dant l’i­né­vi­table jour où, tels qu’en eux-mêmes, leur fin les change.

Un homme dif­fère avec le temps, mais il n’en­gran­ge­ra sa récolte que s’il conserve son iden­ti­té : si son nom et pré­nom dési­gnent le même indi­vi­du et non un autre. Si l’a­dulte n’ou­blie pas son enfance, le vieillard sa jeu­nesse. Il ne méri­te­ra son nom que s’il conserve, avec le sou­ve­nir de ses père et mère celui des temps qu’ils ont vécus. C’est en lui qu’ils sur­vivent, non dans la tombe où ils tombent en poussière.

Ajou­tant le sou­ve­nir au sou­ve­nir, tels les cernes d’un chêne, la mémoire dresse l’homme, tan­dis que l’ou­bli le dis­so­cie en le livrant à l’é­phé­mère : actua­li­té ou mode. Dans la vie pri­vée ou publique la mémoire libère ; hier elle enchaî­nait, aujourd’­hui elle rompt les chaînes. La mémoire rela­ti­vise les slo­gans cultu­rels ou poli­tiques du jour en révé­lant les ava­tars d’une socié­té poli­tique où sans cesse le blanc devient noir. En régime tota­li­taire elle évite ain­si aux per­sonnes d’être les com­plices de leurs men­songes et crimes. « La lutte contre le pou­voir est la lutte de l’homme contre l’ou­bli », écrit le tchèque Milan Kun­de­ra. Elle com­mence donc en soi-même.

Pas d’in­di­vi­du, de famille et de socié­té sans un patri­moine trans­mis par héri­tage : ain­si s’ac­cu­mule un tré­sor maté­riel ou cultu­rel de géné­ra­tions en géné­ra­tions. Celui qui ne l’au­ra pas dis­si­pé mais enri­chi pour sa des­cen­dance peut mou­rir en paix. Mais cet héri­tage ou patri­moine ne se réduit pas à celui qu’on détient en un coffre, en un musée, un dépôt d’ar­chives, moins encore la « mémoire » d’un ordi­na­teur. Tel un ancien monu­ment dans les rues d’une ville, vivant dans l’es­prit des hommes le pas­sé est présent.

Pas de gain qui ne s’a­joute à ce qui est au lieu de le détruire ; la table rase est meur­trière. Le vrai chan­ge­ment sup­pose la recon­nais­sance et le res­pect de l’exis­tant : nature ou cou­tume. Ce qui est au pre­mier abord nocif ou mépri­sable a tou­jours ses rai­sons qu’il vaut mieux consi­dé­rer. Ce n’est pas en vain que le Droit implique le res­pect des droits acquis. Aujourd’­hui l’ex­pro­pria­tion au nom d’un Inté­rêt Géné­ral socia­liste ou capi­ta­liste s’en débar­rasse à bon mar­ché ; cepen­dant sacri­fier un vil­lage et ses champs à un Dis­ney­land, est-ce justice ?

Conser­va­tion ou Révo­lu­tion ? Faux pro­blème. Trop étroite notre médiocre rai­son est invin­ci­ble­ment por­tée à choi­sir la Résis­tance contre le Mou­ve­ment ou le Mou­ve­ment contre la Résis­tance (voir la Droite et la Gauche, le Centre et les extrêmes). Alors qu’il faut, hélas ! res­sas­ser qu’une socié­té se perd quand elle n’é­vo­lue pas, aus­si sûre­ment qu’en reniant ses ori­gines. Et qu’il n’est de Pro­grès qu’en fonc­tion d’une tra­di­tion, conser­va­trice ou révolutionnaire.

Tout revient à prendre son temps au lieu de lui faire vio­lence. À quoi bon inno­ver si l’on ne prend celui de jouir de l’ac­quis ? Ce n’est pas le pied sur l’ac­cé­lé­ra­teur qu’on le fait. Mieux vaut s’é­tendre dans les pâque­rettes, le nez vers le ciel où planent les hiron­delles. « O temps sus­pend ton vol, ins­tant tu es si beau ! » Méphis­to peut en faire un péché, le bon­heur où l’on se retrouve, et non se perd dans la gri­se­rie de la course, est dans l’ar­rêt Le bon­heur est conser­va­teur ; d’où vis-à-vis de lui la méfiance des acti­vistes qui veulent faire celui du Peuple. Les révo­lu­tions elles-mêmes n’ont qu’un but : la socié­té idéale où elles ne seraient plus nécessaires.

Agir demande le temps de la réflexion, sur­tout pour chan­ger de direc­tion, ce qui se fait au stop. La pen­sée exige qu’on s’ar­rête et n’ait plus l’œil sur la montre ; sitôt qu’on veut la pres­ser elle se dérobe. Tout ce qu’un chan­ge­ment peut ajou­ter tient à un temps de médi­ta­tion et d’é­tude où appa­rem­ment rien ne se passe.

Chan­ger sans dis­pa­raître dans l’ins­tant au nom de l’ur­gence demande qu’on se hâte len­te­ment. Pra­ti­qué trop vite dans la haine de l’exis­tant, le meilleur devient le pire. Telle est la cause de l’é­chec des révo­lu­tions ; leurs auteurs n’ont pas sup­por­té d’at­tendre, jugeant la réflexion super­flue ils ont pris leur volon­té de puis­sance pour un désir de jus­tice et de liber­té. Il n’est pro­ba­ble­ment pas un gain des révo­lu­tions fran­çaise et russe qui n’eût été assu­ré à bien moindre frais par un réfor­misme à l’an­glaise. Plus un chan­ge­ment est radi­cal, plus il demande de temps ; la vio­lence l’ac­cé­lère en vain, car elle pro­voque des réac­tions de rejet. Rien de plus fra­gile qu’un cours forcé.

Il n’est de chan­ge­ment sen­sé, au sens ration­nel et spi­ri­tuel du terme, que dans le res­pect des rythmes de la nature et de l’homme. L’ac­cé­lé­ra­tion arti­fi­cielle du cours des sai­sons et des voyages ne four­nit à notre désir de jouir et de connaître qu’un pla­ce­bo de temps et de lieux. Depuis tou­jours, la durée essen­tielle est celle d’une exis­tence humaine, autre­ment dit d’une géné­ra­tion, dont le chan­ge­ment doit tenir compte s’il ne veut pas rendre l’homme absurde à lui-même, la géné­ra­tion à la géné­ra­tion. En fonc­tion de ces divers rythmes, il vaut mieux lais­ser le temps du rodage et de l’u­sage : la réforme engen­drant la réforme est une stu­pi­di­té à laquelle il faut mettre un terme. Dans bien des cas, pas seule­ment pour le nucléaire, c’est le mora­toire qui devient néces­saire. Autre­ment dit — ô scan­dale — un temps d’ar­rêt. Soit, pour un arbre ou un homme, près d’un siècle, mais pour qu’une œuvre ou une ins­ti­tu­tion porte ses fruits le cal­cul est plus dif­fi­cile. S’il faut au moins une géné­ra­tion pour qu’une mai­son mérite son nom, et deux pour deve­nir mai­son de famille, com­bien en fau­dra-t-il pour que la ville nou­velle devienne ville tout court, dont les habi­tants auront huma­ni­sé l’é­pure de l’ar­chi­tecte ? Quel coup de frein pour stop­per la ruée actuelle ! Plus que tout autre chan­ge­ment celui-ci devra s’o­pé­rer en douceur.

La vie est équi­libre, d’au­tant plus déli­cat qu’il asso­cie des élé­ments divers. Si le mou­ve­ment devient trop rapide il est rom­pu, et c’est la chute. Ce qui est vrai des équi­libres natu­rels l’est encore plus de l’é­qui­libre humain, plus fra­gile parce que plus com­plexe. Le Big Bang créa­teur fou­droyant n’ap­par­tient qu’à Dieu, la créa­tion vivante ou humaine est lente, celle dont le fruit paraît sur­gir est l’ef­fet d’une longue cou­vade. On ne peut réduire sans dégâts, comme le font les savants et tra­fi­quants actuels, le temps de la ges­ta­tion ou de la matu­ra­tion. Cueilli hors sai­son un fruit ne vaut rien, pas plus que le bois d’un arbre à la pous­sée for­cée. Pire est l’en­fant dont la crise de la famille aura fait un avor­ton d’a­dulte : la fille qui a fait l’a­mour à douze ans risque fort d’en avoir cin­quante à vingt. Plus un être est de taille, plus sa crois­sance est lente : celle d’un bébé bien plus que d’un chiot. Que dire de celle, spi­ri­tuelle, d’un homme ! Une vie n’y suf­fit pas.

Reste à défi­nir les divers élé­ments d’une poli­tique du chan­ge­ment du Chan­ge­ment. Au point où nous en sommes, c’est-à-dire pour l’ins­tant zéro en dépit de la mode éco­lo­gique, une telle entre­prise dépen­dant lar­ge­ment des cir­cons­tances est pré­ma­tu­rée ; on ne peut guère qu’es­quis­ser ses direc­tions géné­rales en les assor­tis­sant d’exemples. Le chan­ge­ment du Chan­ge­ment ne peut naître que d’une muta­tion pro­fonde de l’es­prit qui est à l’o­ri­gine de l’ex­plo­sion. C’est-à-dire de ce mépris post-chré­tien de la nature et des socié­tés pré­in­dus­trielles qui fait dési­rer sans cesse autre chose d’i­né­vi­ta­ble­ment déce­vant et démo­lir ce qu’on vient d’é­di­fier sans se don­ner le temps de cueillir et de jouir de ses fruits. Cette insa­tis­fac­tion de ce qui est, ce besoin légi­time et redou­table de pro­gres­ser, de détruire pour créer, n’est fécond que s’il ne devient pas le seul prin­cipe de la pen­sée et de l’ac­tion. Alors il n’est plus que le pire des vices : la volon­té de puis­sance qui pousse à tout connaître et exploi­ter pour la seule volup­té de savoir et mani­pu­ler. Le désir de pro­grès n’est plus que rage sadique dont la seule fin est le Pou­voir : réduire toute chose ou vie dif­fé­rente à l’é­tat de choses inertes dociles à nos rai­sons et à nos mains. Vic­toire déri­soire, car tout ce qu’elle vainc n’est plus qu’un cadavre, dont elle peut au mieux tirer quelques matières pre­mières et de l’éner­gie ne ser­vant qu’à nour­rir le feu dévo­rant de cette soif de pou­voir. Contre elle il n’existe que deux remèdes : avec le goût du bon­heur, la pas­sion d’un pro­grès qui serait cette fois per­son­nel et spi­ri­tuel Au lieu des décep­tions que pro­cure la pour­suite d’un enri­chis­se­ment maté­riel indé­fi­ni, la joie de cueillir les fruits humbles et suc­cu­lents que la nature et la vie ont tou­jours gra­tui­te­ment offerts aux sens de l’homme et de la femme. L’es­prit moderne sécrète un contre­poi­son : l’a­mour de l’exis­tant par excel­lence, la nature. Il dépend de nous qu’au lieu d’en faire un objet de consom­ma­tion, le soleil, la mer et la mon­tagne nous enseignent le res­pect de la terre et les plai­sirs du retour des sai­sons. Alors l’a­mour de la nature, l’emportant sur sa connais­sance et son usage, nous inter­di­ra de les pous­ser au-delà de cer­taines bornes.

Il ne peut être ques­tion d’une maî­trise du Chan­ge­ment si l’on se refuse à désa­mor­cer le déto­na­teur de l’ex­plo­sion tech­no-indus­trielle : le pro­grès des sciences pour le pro­grès des sciences. Il serait rela­ti­ve­ment simple de faire la part du sen­sé et de l’in­sen­sé dans la Recherche Scien­ti­fique dans la mesure où elle dépend finan­ciè­re­ment des trusts ou de l’État. S’il est vrai qu’un pou­voir, ecclé­sias­tique, éco­no­mique ou poli­tique, ne sau­rait s’im­po­ser à la connais­sance (dont la science n’est qu’une forme entre autres), il est nor­mal d’im­po­ser des bornes à une Recherche asser­vie aux puis­sances. C’est cette science for­cée et for­ce­née qui est le moteur de la des­truc­tion de la nature et de la liber­té humaine ; c’est le rythme, arti­fi­ciel­le­ment accé­lé­ré, de l’in­ven­tion infor­ma­tique, géné­tique, etc., qui bloque la connais­sance de leurs effets posi­tifs ou néga­tifs en pla­çant constam­ment devant le fait accom­pli. Une socié­té équi­li­brée libé­re­rait les savants de la tutelle dorée des trusts et des minis­tères en dimi­nuant les cré­dits de la Recherche Scien­ti­fique et tech­nique. Car si la Science est l’af­faire des savants, comme les effets de ses pro­duits tech­niques son finan­ce­ment est celle du peuple. Ain­si ralen­tie, l’é­tude de son impact pour­rait reprendre les devants. Entre autres béné­fices cette maî­trise de la Recherche met­trait fin au déve­lop­pe­ment d’une Recherche mili­taire qui n’est que recherche de mort.

À cette seule condi­tion l’on pour­ra maî­tri­ser l’autre cause du chan­ge­ment explo­sif : le déve­lop­pe­ment éco­no­mique à tout prix. Le taux de soi-disant crois­sance doit ces­ser d’être l’al­pha et l’o­mé­ga de la socié­té. La mon­tée du déluge qui menace la terre, des innom­brables nui­sances natu­relles dénon­cées par les éco­lo­gistes, et sur­tout humaines, se ramènent au choix du Déve­lop­pe­ment contre l’é­qui­libre. De gré ou de force il fau­dra bien qu’un jour dans un espace fini, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique indé­fi­ni se ralen­tisse et s’ar­rête, volon­tai­re­ment et pro­gres­si­ve­ment ou contre un mur. Dans bien des cas (notam­ment celui du trans­port) même la crois­sance zéro est insuf­fi­sante, il faut envi­sa­ger une dimi­nu­tion. Si cela vous effraye, dites-vous que les courbes ascen­dantes de pro­duc­tion d’au­tos seront rem­pla­cées par celles d’eau et d’air purs ; qui seront cette fois dépol­lués pour de bon, non au sor­tir des intes­tins de quelque usine.

Une autre condi­tion de l’é­qui­libre, plus ou moins enre­gis­trée depuis la stag­fla­tion et les crises, c’est l’ar­rêt de toute infla­tion, moné­taire ou fidu­ciaire. L’oxy­gène de l’a­qui­lon finan­cier attise le feu dévo­rant du Déve­lop­pe­ment. L’in­fla­tion, plus ou moins contrô­lée, est la condi­tion de l’in­ves­tis­se­ment indus­triel et public comme de la consom­ma­tion pri­vée, tan­dis qu’une mon­naie stable est celle d’une vie publique et pri­vée équi­li­brées. Si l’on veut aider le peuple à souf­fler, il fau­dra bien mettre un terme à cette dés­in­té­gra­tion finan­cière qui per­met au Capi­tal et à l’É­tat de spo­lier les petits de leur épargne en les for­çant à consom­mer à cré­dit, désor­mais débi­teurs des banques et des firmes ou assis­tés de la Sécu­ri­té sociale. La fin, ou tout au moins le ralen­tis­se­ment de l’in­fla­tion et du cré­dit, per­met­trait aux par­ti­cu­liers et aux gou­ver­ne­ments d’as­su­rer leur ave­nir. En réta­blis­sant la pri­mau­té de l’é­pargne sur la dépense, elle don­ne­rait aux indi­vi­dus l’ha­bi­tude de prendre en charge leur vie. Les humbles seraient les pre­miers à béné­fi­cier de l’é­qui­libre finan­cier, l’ins­ta­bi­li­té moné­taire et bour­sière ne pro­fi­tant qu’à une oli­gar­chie de riches et de spé­cia­listes, seuls capables de jouer des méca­nismes d’une finance et d’un Mar­ché en per­pé­tuel changement.

Enfin, tan­dis que le Déve­lop­pe­ment sup­pose la Mobi­li­té sociale, une socié­té en équi­libre avec son envi­ron­ne­ment et elle-même se base sur l’en­ra­ci­ne­ment. La sta­bi­li­sa­tion sociale passe donc par le réta­blis­se­ment de socié­tés locales accor­dées à leur espace-temps, dont les habi­tants puissent gagner et fêter leur vie sur place, sans cou­rir comme des rats empoi­son­nés après leur tra­vail et leurs loi­sirs. Le sys­tème actuel de trans­port des hommes et des mar­chan­dises au nom du Mar­ché ou du Plan est à revoir. A com­men­cer par le super­flu : le tour­nis tou­ris­tique entre­te­nu par la pub des tour-opé­ra­teurs. Le loi­sir n’a aucun motif de se réduire à un tou­risme qui détruit sa rai­son d’être : la diver­si­té de la terre. Un milieu proche, une ville et ses envi­rons immé­diats plus natu­rels et plus humains pour les masses urbaines, même aujourd’­hui pour les ruraux, une diver­si­fi­ca­tion et une acti­vi­sa­tion des loi­sirs pra­ti­qués sur place : jar­din, musique ou bri­co­lage, réveille­rait le goût de vivre en sa mai­son et son vil­lage au lieu de se lais­ser trans­por­ter de Novo­tel en Novo­tel. Enra­ci­ne­ment créa­teur, sup­po­sant la pro­prié­té indi­vi­duelle et fami­liale du sol où l’on s’en­ra­cine. Peut-être alors, l’in­di­vi­du culti­vant son bien au lieu de son malaise, sera-t-il capable de ne rien faire, c’est-à-dire de trou­ver le temps de contem­pler, de pen­ser à ce qui l’en­toure et à lui-même. Impos­sible de limi­ter les dégâts et les souf­frances du trans­port des choses et des hommes sans res­treindre la part du Mar­ché mon­dial et même euro­péen au pro­fit d’une autar­cie locale, base maté­rielle indis­pen­sable de toute auto­no­mie et diver­si­té. Autar­cie qui n’a pas plus à voir avec le pro­tec­tion­nisme qu’a­vec le libé­ra­lisme éco­no­miques, car elle est bien plus per­son­nelle, fami­liale et can­to­nale, qu’é­ta­tique et natio­nale. D’où, si l’on choi­sit la qua­li­té et la diver­si­té aux dépens de la quan­ti­té stan­dar­di­sée, la néces­si­té de réser­ver le domaine de l’ar­ti­sa­nat local.

De cet arrêt — ou nou­veau départ — du Chan­ge­ment, l’en­vi­ron­né pro­fi­te­rait autant que l’en­vi­ron­ne­ment. Les arbres repren­draient leur pous­sée, l’air et l’eau se cla­ri­fie­raient. Éta­blis dans leur patrie et sa tra­di­tion, les habi­tants, au lieu de gui­gner constam­ment au-delà de leur fron­tière, auraient inté­rêt à ména­ger leur espace et leur patri­moine pour leurs fils et petits-fils. Atten­tives à leur contrée et à ce qu’elles sont, ouvertes au monde parce que connais­sant leurs limites, ces socié­tés, n’ayant plus de rai­sons de se com­pa­rer et d’être concur­rentes à la pour­suite du même objet, seraient moins por­tées au par­ti­cu­la­risme et à l’im­pé­ria­lisme éco­no­mique ou poli­tique. N’ayant plus les moyens civils ou mili­taires des grandes nations, elles seraient moins ten­tées de for­mer un tout qui se suf­fi­rait à lui-même. Du moins on peut l’es­pé­rer. Elles échan­ge­raient tout natu­rel­le­ment leurs sur­plus de pro­duits ou d’i­dées, au lieu de se défier en fabri­quant les mêmes bagnoles ou bombes ato­miques. Plus simples donc acces­sibles au plus grand nombre, moins mas­sives parce que plus petites, usant de moyens légers et dis­per­sés comme elles- mêmes, s’il le faut avec l’aide d’une autre science, ces patries pour­raient incar­ner une liber­té démo­cra­tique dif­fé­rente de celle qui, tous les cinq ans, ras­semble son trou­peau pour lui don­ner un berger.

Une telle socié­té implique des cités enra­ci­nées dans leur cam­pagne. Pas d’é­qui­libre sans une glèbe d’a­gri­cul­teurs et de pay­sans qui leste la nef urbaine, sans laquelle, trop légère et sans base, elle cha­vire. Ce chan­ge­ment du Chan­ge­ment, incon­ce­vable dans notre sys­tème, est la moins uto­pique des uto­pies. En effet, seule­ment avec quelques moyens de plus, elle ima­gine la socié­té humaine, uni­ver­selle, diverse et poly­cen­trique, qui a tou­jours exis­té avant que la terre ne devienne l’u­sine, le bureau, la caserne ou l’aé­ro­drome. Avec, faute de dif­fé­rences, la guerre en prime entre États concurrents.

Alors, ayant stop­pé en silence au car­re­four de ces deux routes, l’homme — qui n’a qu’une tête et non six mil­liards — pour­ra repar­tir sur le che­min qui le ramène à son foyer. Ain­si rien de neuf sur tous les plans : la nature, les cultures, le Sens qu’en cha­cun de ses membres notre espèce pour­suit depuis l’o­ri­gine. Cepen­dant, par rap­port au pas­sé, le plus grand chan­ge­ment qui soit : choi­sir ce qui était jusque-là don­né et subi. Choi­sir un res­pect de la terre assu­ré jusque- là par l’im­puis­sance, celui de l’autre autre­fois don­né par la dis­tance et la fai­blesse des armes. Choi­sir la vie que réglait la sélec­tion du « crois­sez et mul­ti­pliez » par la mort. Une liber­té qui n’est plus le simple don de la Nature ou d’un Dieu : la nôtre.

Le Chan­ge­ment accule l’Homo-sapiens à l’au­to­des­truc­tion ou à deve­nir enfin ce qu’il est.

Ber­nard Charbonneau

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