Le lundi 20 mars 2017, une cour d’appel de l’Etat de l’Uttarakhand, dans les montagnes himalayennes de l’Inde, a octroyé le statut de personne vivante (ou d’entité vivante) à deux fleuves sacrés de cette région : le Gange et la Yamuna.
Dès le lundi 21, un grand nombre de médias en tous genres propageaient allègrement la nouvelle. Parmi eux, et pour ne s’en tenir qu’aux francophones, Le Figaro (« En Inde, les fleuves Gange et Yamuna obtiennent un statut humain »), RFI (« Inde : le statut de personne vivante octroyé aux fleuves Gange et Yamuna »), France Culture (« En Inde et en Nouvelle-Zélande, le fleuve reconnu comme un être vivant »), GEO (« En Inde, le fleuve sacré du Gange reconnu comme une personne »), Konbini (« À son tour, le Gange vient d’être juridiquement reconnu comme une entité vivante »), Sciences et Avenir (« Inde : le Gange doté d’une personnalité juridique »), RTBF (« Inde : le Gange doté d’une personnalité juridique »), Télérama (« Le droit est un outil pour reconnaître une personnalité juridique à des écosystèmes »), Arte (« Inde : le Gange obtient un statut humain »), France Info (« La justice a tranché : le Gange, fleuve sacré de l’Inde, est une personne morale »), RTS (« Inde : le Gange doté d’une personnalité juridique »), Les Échos (« Quand les cours d’eau deviennent des personnes morales »), Reporterre (« En Inde, des juges déclarent que des glaciers sont des “personnes légales” »), La Relève et La Peste (« Le Gange devient une entité vivante pour lutter contre la pollution »), Le Devoir (« Trois fleuves ont à présent les mêmes droits que les humains »), Sud Ouest (« Devenus personnes juridiques, des fleuves peuvent désormais défendre leurs droits en justice »), We Demain (« Dans ces trois pays, la nature a les mêmes droits que les hommes »), ad infinitum. Tous les médias, ou presque, l’ont relayée, et l’information a fait (et fait encore) le buzz sur tous les réseaux sociaux.
Comme pour beaucoup d’informations de ce genre, les médias, à l’unisson, s’empressent tous de propager la (bonne !) nouvelle, façon chambre d’écho.
Petit problème : début juillet 2017, la Cour suprême indienne a annulé cette décision de justice, au motif qu’elle était légalement impraticable.
Et combien de médias (francophones) ont relayé ce retournement de situation ?
2.
Et pas des plus suivis.
L’information a d’abord été publiée le 7 juillet par 7sur7.be, un site d’informations généraliste belge en langue française (que vous consultez tous les jours, n’est-ce pas ?!), dans un article intitulé « Le Gange n’a pas les mêmes droits qu’une personne morale ». Elle a ensuite été relayée par Reporterre, le 14 juillet (« Le Gange ne peut être considéré comme une “entité vivante”, décide un tribunal indien »).
La palme de l’incompétence est à remettre à We Demain qui a publié son article expliquant que le Gange et la Yamuna bénéficiaient désormais du statut de personne vivante le 11 août, plus d’un mois après l’annulation de ce jugement.
Que cela nous apprend-il ? Rien que nous ne devrions déjà savoir.
Et avant tout que les médias ne sont qu’une immense chambre d’écho où tout se répète et où rien n’est analysé.
Également, que les informations à caractère positif, les bonnes nouvelles (du moins celles qui paraissent bonnes), sont leurs favorites, et ce parce que les gens, en cette époque de désastres socio-écologiques qui ne cessent d’empirer, ont une soif angoissée, frénétique et grandissante de rassurances. Raison pour laquelle les médias, lorsqu’ils en publient, savent bien qu’elles circuleront considérablement et par conséquent qu’ils ont un intérêt économique à le faire. Nous pourrions appeler cela le syndrome « Positivr », d’après le nom de ce site web nuisible au slogan ridicule, mais qui en dit long (“Votre dose quotidienne d’inspiration positive”).
Rappelons que tous ces médias (d’information ou de divertissement, ou d’inspiration positive) sont des entreprises à but lucratif (même ceux du soi-disant service public, bien que leurs statuts officiels stipulent autrement), et non pas des organismes œuvrant pour l’intérêt général (peu importe ce que cela pourrait désigner), pour le bien commun (même chose), pour l’humanité ou pour la planète. Si nous en sommes rendus là où nous en sommes aujourd’hui, c’est en grande partie à cause de ce but lucratif qui oriente toute la civilisation industrielle. Ainsi que l’écrivait Jacques Ellul, dans son livre Le bluff technologique (1988) :
« Je voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, mais qui est toujours oubliée et qu’il faut rénover sans cesse, c’est que l’organisation industrielle, comme la “post-industrielle”, comme la société technicienne ou informatisée, ne sont pas des systèmes destinés à produire ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement. »
Cette insatiable soif de rassurances permet, alors même que tout empire, de faire en sorte que tout continue à empirer, puisque les gens préfèrent ignorer ce qui va mal et ne discuter que de ce qui semble aller vers du mieux.
Il s’agit ici, avec le Gange et l’Inde, d’une histoire spécifique, mais certainement pas d’un incident isolé. Il s’agit du fonctionnement systémique et normal des médias, et surtout des grands médias, des médias de masse (à ce sujet, on peut, par exemple, lire les travaux de Chomsky, de Jacques Ellul, lire le livre « Divertir pour dominer : La culture de masse contre les peuples », suivre Acrimed, etc.).
Si c’est la vérité que vous recherchez, ou l’honnêteté, ou la lucidité, ce n’est pas du côté des médias précédemment cités que vous la trouverez (à l’exception de Reporterre, bien qu’ils aient aussi tendance à verser dans le positivisme forcené).
La réalité, pour en revenir à l’Inde, c’est que les fleuves y sont de plus en plus pollués, contaminés, asphyxiés par des milliers de tonnes de plastiques et d’autres substances toxiques, de manière dramatique, au point que certains parlent désormais de la « mort du Gange ». La réalité, c’est également que la situation n’est pas prête de s’améliorer. Bien au contraire, du fait de l’industrialisation continue de l’Inde, de l’augmentation planifiée de la production de plastique (la quantité totale de plastique produite dans le monde depuis les années 1950 s’élève à 8,3 milliards de tonnes, et ce chiffre atteindra 34 milliards de tonnes vers 2050), de l’augmentation de la population, et ainsi de suite.

Aucune mesure, aucune réforme, du type de celle qui a été annulée en Inde, c’est-à-dire de type symbolique et totalement inefficace, ne pourra rien pour ces fleuves. Les institutions qui gouvernent actuellement la civilisation industrielle, en Inde comme en France, sont fonctionnellement incapables de changer quoi que ce soit à la trajectoire mortifère sur laquelle elle est embarquée. Elles ne peuvent que défendre le statu quo du développement, de la croissance, de l’industrialisme, et du progrès. Elles sont autant d’obstacles entre nous et des sociétés humaines saines, soutenables, viables. Elles sont la raison pour laquelle la planète est en train d’être ravagée. En Inde, comme en France, comme au Honduras, elles tenteront toujours d’entraver, souvent violemment, les moindres résistances écologiques (Rémi Fraisse et Berta Caceres en ont fait les frais, et, en Inde, les naxalites en savent quelque chose).
Pour bien le comprendre, voici un petit extrait traduit d’un article récemment publié (le 1er août 2017) sur le site du mensuel britannique The Ecologist :
« L’Inde connaît une recrudescence de meurtres résultant de la répression écrasante des manifestations pacifiques et du militantisme citoyen », d’après le rapport de l’organisation britannique Global Witness intitulé « Défenseurs de la Terre ».D’après ce rapport, en 2016, 16 écologistes ont été tués en Inde, trois fois plus qu’en 2015.
L’Inde figure en quatrième position du classement — après le Brésil, la Colombie et les Philippines.Ce que l’Inde a en commun avec ces pays, ce n’est pas seulement une abondance de ressources naturelles potentiellement exploitables [sic], mais la présence de régimes politiques qui se sont organisés pour que les intérêts étatiques coïncident avec les intérêts corporatistes (des multinationales), au détriment de l’environnement.
Que 16 courageux écologistes aient été les victimes d’une violence ciblée devrait gravement inquiéter nos médias, notre parlement et nos cours de justice.Sur ces 16 personnes, 10 auraient été tuées par des officiers de police, ce qui illustre davantage la séparation entre les intérêts étatiques et l’écologie.
« La séparation entre les intérêts étatiques et l’écologie. »
L’écologie est, par essence, anti-capitaliste et anti-étatique.
Les médias (et surtout les médias grand public) sont, par essence, des vendeurs d’illusions, des outils de contrôle et d’abrutissement.
En 2017, au point où nous en sommes, nous devrions tous avoir compris cela.
Nicolas Casaux

Pour aller plus loin :
https://partage-le.com/2017/05/les-medias-et-la-fabrique-de-lillusion-a-propos-de-quelques-mensonges-rassurants/