Une brève contre-histoire du “progrès”, de la civilisation et de leurs effets sur la santé (par Nicolas Casaux)

Dif­fi­cile, dans la socié­té indus­trielle, de faire entendre la moindre cri­tique de l’idée de pro­grès, sans être immé­dia­te­ment qua­li­fié de pas­séiste, de réac­tion­naire, d’obscurantiste, de conser­va­teur, de rétro­grade, de toutes sortes de choses. Et pour­tant, notre san­té et notre qua­li­té de vie se sont dégra­dées et se dégradent encore actuel­le­ment en rai­son d’un grand nombre de pro­blèmes qui sont autant de consé­quences du pré­ten­du « pro­grès » et de la civi­li­sa­tion, et qui sont désor­mais recon­nus et étu­diés par les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques du monde entier (la Science étant l’autorité moderne ultime, même les plus aller­giques à la cri­tique du pro­grès, même les plus fer­vents pro­gres­sistes et tech­no­philes ont désor­mais des rai­sons de s’y inté­res­ser). Voyons donc.

Pieds et postures

Com­men­çons par les pieds. Le pro­grès nous a appor­té (et/ou impo­sé) la chaus­sure. Le port de chaus­sures, l’absence de contact direct entre l’être humain et le sol, et la Terre, est à l’origine d’un cer­tain nombre de dérè­gle­ments et de pro­blèmes de san­té, du stress à l’insomnie, en pas­sant par les mala­dies car­dio-vas­cu­laires et l’obésité. Mar­cher pieds nus per­met de sou­la­ger l’inflammation, de réduire le stress, de sou­la­ger les dou­leurs, de dimi­nuer les risques de mala­dies car­dio­vas­cu­laires, de réduire le risque d’obésité, et beau­coup d’autres choses. Voi­ci la conclu­sion d’une étude des effets de la marche pieds nus (et du contact direct avec le sol) :

« De nou­velles preuves montrent que le contact avec la Terre  —  qu’il s’agisse de mar­cher dehors pieds nus ou à l’intérieur en mar­chant sur des sur­faces connec­tées au sol  —  peut être une manière simple, natu­relle et très effi­cace de lut­ter contre le stress chro­nique, les dys­fonc­tion­ne­ments du sys­tème ner­veux, l’inflammation, la dou­leur, l’insomnie, les troubles car­diaques, l’hypercoagulabilité du sang, et de nom­breux troubles com­muns de la san­té, dont les mala­dies car­dio­vas­cu­laires. Les recherches montrent à ce jour que l’ancrage du corps peut consti­tuer un élé­ment essen­tiel de l’équation de la san­té, aux côtés du soleil, de l’air pur, de l’eau, d’une nour­ri­ture nutri­tive et de l’activité physique. »

Pour plus de ren­sei­gne­ments sur la noci­vi­té de la chaus­sure, vous pou­vez consul­ter l’excellent blog de Syl­vain Griot. Vous remar­que­rez qu’il expose éga­le­ment la noci­vi­té de la posi­tion moderne de défé­ca­tion, ain­si que du sys­tème de toi­lette moderne, dans un très bon billet inti­tu­lé « Com­ment chier ». En outre, il dénonce la tyran­nie — pareille­ment nocive — de la chaise, et la perte de la pos­ture accrou­pie chez les civilisés :

« L’accroupi est pour­tant la sta­tion de repos la plus natu­relle qui soit, celle qui nous est offerte par Mère Nature. Tous les jeunes enfants la pra­tiquent ins­tinc­ti­ve­ment, et on la retrouve chez les adultes aux quatre coins de la pla­nète, là où la chaise ne s’est pas encore impo­sée cultu­rel­le­ment. Les béné­fices de cette pos­ture sont nom­breux. Dit autre­ment, la perte de cette facul­té natu­relle peut entraî­ner de nom­breuses com­pli­ca­tions : dif­fi­cul­tés à accou­cher, hémor­roïdes, can­cer du côlon, consti­pa­tion, dou­leurs lom­baires, la liste est longue. »

Sa cri­tique de la chaise a d’ailleurs été publiée sur le site du quo­ti­dien de l’écologie Repor­terre, dans un article inti­tu­lé « Je vis sans chaise, et ça va beau­coup mieux ».

Écrans, lumière artificielle et vision

Dans un autre registre, les effets nocifs de la lumière élec­trique (arti­fi­cielle) sur la san­té humaine sont désor­mais avé­rés. En bref : per­tur­ba­tion de l’horloge bio­lo­gique (cycle cir­ca­dien), du som­meil, donc de l’humeur, aug­men­ta­tion du risque de cer­tains can­cers (notam­ment le can­cer du sein).

Les écrans omni­pré­sents de la socié­té indus­trielle (télé­vi­sions, ordi­na­teurs, télé­phones por­tables, tablettes, etc.), au tra­vers, notam­ment, de la lumière arti­fi­cielle qu’ils émettent, pro­duisent des effets très per­tur­bants pour le cer­veau, ce qui explique pour­quoi le Dr Peter Why­brow, direc­teur du pro­gramme de neu­ros­cience à l’Université de Cali­for­nie de Los Angeles, qua­li­fie les écrans de « cocaïne élec­tro­nique » et pour­quoi les cher­cheurs chi­nois parlent « d’héroïne numé­rique » (pour plus de pré­ci­sions à ce sujet, vous pou­vez lire cet article inti­tu­lé « « L’héroïne élec­tro­nique » : com­ment les écrans trans­forment les enfants en dro­gués psy­cho­tiques »). Ain­si que l’expliquent Michel Des­mur­get (direc­teur de recherche en neu­ros­ciences à l’Inserm), Laurent Bègue (pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie sociale) et Bru­no Har­lé (pédo­psy­chiatre) dans un article publié sur le site du jour­nal Le Monde :

« Des mil­liers de recherches scien­ti­fiques signalent des influences délé­tères impor­tantes de la télé­vi­sion, d’Internet ou des jeux vidéo sur le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, la socia­bi­li­té et la san­té, bien au-delà des pre­miers âges de la vie et pour des consom­ma­tions lar­ge­ment infé­rieures à deux heures quotidiennes. […] 

Éton­nam­ment, les effets mas­sifs et recon­nus des écrans sur plu­sieurs grands pro­blèmes de san­té publique sont, eux aus­si, presque tota­le­ment oubliés des aca­dé­mi­ciens. Rien sur la séden­ta­ri­té et ses effets sur l’espérance de vie, rien sur l’alcoolisation et le taba­gisme (la télé­vi­sion est le pre­mier fac­teur d’entrée dans le taba­gisme des ado­les­cents), rien sur les troubles du com­por­te­ment ali­men­taire, rien sur la vio­lence sco­laire, etc.

Concer­nant ce der­nier sujet, les influences des images et jeux vidéo vio­lents sur les com­por­te­ments agres­sifs sont mini­mi­sées avec un aplomb désar­mant par les auteurs de l’avis, qui n’y voient “qu’un fac­teur par­mi des cen­taines d’autres”.

Des mil­liers d’études, de revues de la lit­té­ra­ture et de méta-ana­lyses (impli­quant jusqu’à 130 000 indi­vi­dus) confirment cette influence, dont l’ampleur est com­pa­rable à celle qui asso­cie can­cer du pou­mon et tabagisme. »

Une étude menée par des cher­cheurs de l’université de Tole­do dans l’Ohio, aux USA, et dont les résul­tats ont été publiés début juillet 2018 dans la revue Scien­ti­fic Reports, montre que la lumière bleue pro­duite par les écrans abî­me­rait sur le long terme la vue, au point qu’elle ren­drait aveugle les plus expo­sés d’entre nous.

Contrai­re­ment aux civi­li­sés, qui connaissent actuel­le­ment une épi­dé­mie mon­diale de myo­pie, entre autres troubles ocu­laires, les chas­seurs-cueilleurs avaient et ont une excel­lente vision, avec un très faible taux de troubles visuels, et une absence de déclin de la vision lors du vieillis­se­ment (Cf. les quelques études dis­po­nibles sur le sujet, par exemple celle-ci et celle-là).

Sédentarité

Dans une inter­view publiée le 18 octobre 2020 sur le site de la RTBF (Radio Télé­vi­sion Belge Fran­co­phone), Paul Menu, chi­rur­gien car­diaque et membre de la Fédé­ra­tion Fran­çaise de Car­dio­lo­gie, nous rap­porte qu’au­jourd’­hui, « la séden­ta­ri­té tue plus que le tabac » :

« On sait déjà que le tabac est très mau­vais. Eh bien le “sit­ting”, c’est encore pire. Les études montrent que la séden­ta­ri­té est deve­nue la pre­mière cause de mor­ta­li­té évi­table au monde. C’est plus grave que le tabac. La séden­ta­ri­té tue plus que le tabac. Et c’est notam­ment lié aux écrans, donc j’at­tends de fait qu’on mette des ins­crip­tions sur les tablettes du style “Dan­ge­reux pour la san­té” ou “La tablette tue” car c’est extrê­me­ment dangereux. »

En effet :

« La popu­la­tion mon­diale a été ame­née à moins bou­ger. Aupa­ra­vant, les enfants bou­geaient plus, ne serait-ce que pour aller à l’é­cole. Aujourd’­hui, ils y vont en car ou sont conduits par les parents, et les séances de sport ont été déva­lo­ri­sées. Dès qu’un enfant a un pro­blème, on lui fait une dis­pense d’é­du­ca­tion phy­sique mais il par­ti­cipe mal­gré tout à toutes les autres matières. C’est un ensemble d’élé­ments, accen­tué par le temps pas­sé devant les écrans, qui fait que les adultes et les enfants bougent beau­coup moins. Et c’est une évo­lu­tion mondiale. »

Ce qui a des inci­dences ter­ribles sur la san­té phy­sique, et notam­ment les capa­ci­tés cardiovasculaires :

« Cela a été consta­té et publié. En 1971, les enfants met­taient trois minutes pour faire 600 mètres ; aujourd’­hui, il leur faut plus de quatre minutes. Ils ont per­du 25% de leurs capa­ci­tés car­diaques. Ce n’est pas juste un res­sen­ti, ce sont des chiffres avé­rés. Le constat est le même pour le temps pas­sé devant les écrans, qui a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té. Aujourd’­hui, les jours sans école, les gar­çons âgés de 11 à 14 ans passent 5h48 par jour devant un écran, et les filles 6h13. Je ne sais pas si on mesure les consé­quences pour le futur. […] 

C’est un constat mon­dial. Il y a moins d’ac­ti­vi­té phy­sique dans le monde, même si cer­tains en font encore moins que d’autres. J’ai une étude sous les yeux qui dit que la Corée du Sud est à 94,2% d’en­fants de 11 à 17 ans qui ne font pas assez d’ac­ti­vi­té phy­sique tan­dis qu’ils sont 73% en Inde. En Asie et en Afrique, ils bougent éga­le­ment beau­coup moins aujourd’­hui qu’il y a plu­sieurs années. »

Et d’autres maux

La méde­cine moderne, hau­te­ment tech­no­lo­gique, main­tient en vie une huma­ni­té de plus en plus dépen­dante du sys­tème tech­no­lo­gique mon­dia­li­sé. Des gènes patho­lo­giques, qui auraient été évin­cés par la sélec­tion natu­relle, se mul­ti­plient grâce aux tech­no­lo­gies de repro­duc­tion arti­fi­cielle modernes. De plus, ain­si que l’explique le chi­rur­gien et obs­té­tri­cien fran­çais Michel Odent (cf. L’Humanité sur­vi­vra-t-elle à la méde­cine ?, Édi­tions Myria­dis), l’ac­cou­che­ment moderne, en rai­son, notam­ment, de la pra­tique de la césa­rienne, s’avère par­ti­cu­liè­re­ment nui­sible pour le déve­lop­pe­ment et l’évolution de l’être humain.

L’agriculture indus­trielle, avec ses innom­brables pro­duits chi­miques toxiques, et son corol­laire, la mal­bouffe indus­trielle, consti­tuent une des prin­ci­pales sources de pro­blèmes pour la san­té humaine. Par­mi ses consé­quences, on retrouve : l’obésité, le sur­poids, le stress, l’inflammation, le can­cer, divers troubles psy­cho­lo­giques divers, etc., la liste est longue des effets nocifs de cette mau­vaise ali­men­ta­tion sur l’être humain. Jeff Leach ,  un cher­cheur bri­tan­nique qui étu­die les chan­ge­ments dans les régimes ali­men­taires humains,  expose briè­ve­ment la catas­trophe que repré­sente l’alimentation moderne dans un récent article inti­tu­lé « Le micro­biome des Occi­den­taux est une catas­trophe éco­lo­gique com­pa­ré à celui de chas­seurs-cueilleurs ».

La vie en ville à res­pi­rer un air can­cé­ri­gène (dixit l’OMS), le tra­vail dans un envi­ron­ne­ment urbain, sou­vent en inté­rieur, l’alimentation indus­trielle, le manque d’activité phy­sique  —  en bref, le mode de vie que l’on asso­cie au pro­grès et à la civi­li­sa­tion  —  engendrent éga­le­ment tout un éven­tail de mala­die très jus­te­ment dites de civi­li­sa­tion : dia­bète, asthme, aller­gies, mala­dies car­dio-vas­cu­laires, can­cer, obé­si­té, schi­zo­phré­nie et autres troubles men­taux, etc., qui prennent des pro­por­tions épidémiques.

L’OMS recon­naît d’ailleurs que la dépres­sion —  qui fait par­tie des mala­dies dites de civi­li­sa­tion — est désor­mais la pre­mière cause d’incapacité dans le monde et qu’elle touche envi­ron 322 mil­lions de per­sonnes, un taux qui a aug­men­té de plus de 18% depuis 2005 : un pro­blème effec­ti­ve­ment épi­dé­mique qui ne cesse d’empirer, ain­si que d’autres pro­blèmes liés au stress (angoisses, suicides…).

Mâchoire et dentition

Retour au niveau phy­sique. Depuis la tran­si­tion vers l’agriculture comme prin­ci­pal mode d’alimentation, d’in­nom­brables pro­blèmes den­taires liés à la consom­ma­tion de sucres, de céréales et, plus récem­ment, à la nour­ri­ture indus­trielle, ont vu le jour. Voi­ci un extrait d’un article publié sur le site du Smith­so­nian Ins­ti­tute (la tra­duc­tion entière est à lire ici) :

« Nos bouches n’ont sou­vent pas assez de place pour accueillir nos dents — les chevau­che­ments den­taires, la cause la plus com­mune de trai­te­ments ortho­don­tiques avec les maloc­clu­sions (mau­vais aligne­ment des dents), affectent une per­sonne sur cinq.

Nos loin­tains ancêtres ne souf­fraient pas de ces pro­blèmes. Au contraire, comme une nou­velle étude l’a démon­tré, jusqu’à il y a 12 000 ans, les humains béné­fi­ciaient de ce que l’un des prin­ci­paux auteurs de l’étude appelle “une harmo­nie par­faite entre leur mâchoire infé­rieure et leurs dents”. »

Un extrait d’un article de la BBC sur le même sujet :

« Obser­vez les dents de la plu­part des fos­siles des pre­miers humains, vous y trou­ve­rez peu de caries. […] Pen­dant les mil­lions d’an­nées de la préhis­toire de l’hu­ma­nité, nos ancêtres béné­fi­ciaient d’une san­té buc­cale géné­ra­le­ment bonne — bien que leurs soins den­taires dépas­saient rare­ment l’usage de simples cure-dents.

D’ailleurs, les caries ne sont deve­nus des pro­blèmes cou­rants que très récem­ment — il y a envi­ron 10 000 ans — au début du Néoli­thique, lors de la tran­si­tion vers l’agri­cul­ture. La dentis­te­rie sophis­tiquée émer­gea par la suite. »

En com­plé­ment, un extrait du livre Evolution’s Bite : A Sto­ry of Teeth, Diet, and Human Ori­gins (« La mor­sure de l’évolution : Une his­toire de dents, de régimes et des ori­gines de l’humanité ») publié en avril 2017 et écrit par le paléoan­thro­po­logue et bio­lo­giste amé­ri­cain Peter Ungar. Extrait ini­tia­le­ment publié en anglais sous forme d’article sur le site du maga­zine Aeon, le 30 juin 2017 :

« Nous pos­sé­dons dans nos bouches l’héritage de notre évo­lu­tion. Nous ne réa­li­sons pas com­bien nos dents sont incroyables. Elles broient les ali­ments sans se bri­ser elles-mêmes, jusqu’à des mil­lions de fois au cours d’une vie ; et elles se fabriquent à par­tir des mêmes matières pre­mières que les ali­ments qu’elles broient. […] 

Cela dit, nos dents sont aujourd’­hui en pagaille. Pensez‑y. Avez-vous eu un pro­blème de dents de sagesse ? Vos dents fron­tales infé­rieures sont-elles tor­dues ou mal ali­gnées ? Est-ce que vos dents du haut passent devant celles du bas lors de la fer­me­ture de la mâchoire ? Nous pou­vons tous répondre “oui” à au moins une de ces ques­tions, à moins que nous ayons subi des soins den­taires. C’est comme si nos dents étaient trop grandes pour s’adapter cor­rec­te­ment à nos mâchoires, comme si elles man­quaient de place, soit à l’avant, soit à l’arrière. Il n’est tout sim­ple­ment pas logique qu’un sys­tème aus­si bien conçu soit aus­si mal réalisé.

Les autres ani­maux ont les dents par­fai­te­ment ali­gnées. Il en va de même de nos loin­tains ancêtres homi­ni­nés ain­si que des der­niers chas­seurs-cueilleurs actuels. Je suis un anthro­po­logue den­taire de l’Université de l’Arkansas et je tra­vaille avec les four­ra­geurs Had­za de Tan­za­nie. La pre­mière chose que vous remar­quez lorsque vous obser­vez une bouche Had­za, c’est qu’elle contient beau­coup de dents. La plu­part pos­sèdent 20 dents pos­té­rieures contre 16 chez la majo­ri­té d’entre nous. Leurs dents fron­tales supé­rieures et infé­rieures s’ajustent éga­le­ment bord à bord lors de la fer­me­ture de la mâchoire ; et l’arc ain­si for­mé pré­sente un ali­gne­ment par­fait. En d’autres termes, les tailles des dents et des mâchoires des Had­za sont en par­faite correspondance. […] 

Alors, pour­quoi nos dents ne cor­res­pondent-elles pas cor­rec­te­ment à notre mâchoire ? Tout d’a­bord, ce n’est pas que nos dents sont trop grandes, mais que nos mâchoires sont trop petites. Per­met­tez-moi de vous expli­quer. Les dents humaines sont recou­vertes d’un capu­chon d’émail qui se forme de l’intérieur. Les cel­lules qui font migrer ce capu­chon de l’intérieur vers la sur­face, au fur et à mesure de la for­ma­tion de la dent, lais­sant une trace d’émail en arrière. Si les dents ne peuvent pas gran­dir ou se répa­rer lorsqu’elles se cassent ou déve­loppent des cavi­tés, c’est parce que les cel­lules qui fabriquent l’émail sont éli­mi­nées lors de l’éruption den­taire. Donc, la taille et la forme de nos dents sont géné­ti­que­ment pré­pro­gram­mées. Elles ne peuvent pas s’a­dap­ter à l’environnement buc­cal que nous leur faisons.

L’histoire de la mâchoire est dif­fé­rente. Sa taille dépend à la fois de la géné­tique et de l’environnement ; elle se déve­loppe pen­dant plus long­temps lorsque son uti­li­sa­tion est intense, en par­ti­cu­lier pen­dant l’enfance, en rai­son de la façon dont les os répondent au stress. Le bio­lo­giste de l’évolution Daniel Lie­ber­man de l’Université de Har­vard a conçu une élé­gante étude en 2004 en com­pa­rant des hyrax (damans) nour­ris avec des ali­ments doux et cuits avec d’autres nour­ris d’aliments crus et durs. Ceux qui devaient mas­ti­quer le plus connais­saient une crois­sance accrue de l’os au niveau de l’ancrage des dents. Il a aus­si mon­tré que la lon­gueur défi­ni­tive de la mâchoire dépend du stress pen­dant la mastication.

La  lon­gueur opti­male de la mâchoire se base sur une cer­taine crois­sance atten­due, qui elle-même est fonc­tion de la dure­té des ali­ments. Ain­si, le régime ali­men­taire déter­mine l’a­dé­qua­tion entre la lon­gueur de la mâchoire et la taille des dents. Il s’a­git d’un bel équi­libre façon­né au cours de 200 000 ans d’adaptation. Seule­ment, pen­dant l’immense majo­ri­té de ces années, nos ancêtres n’ont pas nour­ri leurs enfants de la façon dont nous les nour­ris­sons aujourd’hui. Si nos dents posent pro­blème, c’est qu’elles ont évo­lué pour cor­res­pondre à une mâchoire plus longue, que nous aurions pu déve­lop­per en gran­dis­sant dans un envi­ron­ne­ment dif­fé­rent. Si nôtre mâchoire est trop courte, c’est parce que nous ne lui pro­cu­rons pas le signal de crois­sance qu’elle attend, parce que nous ne la sti­mu­lons pas assez durant notre enfance.

Il existe de nom­breuses preuves de cela. L’anthropologue den­taire Robert Cor­ruc­ci­ni en a consta­té les effets en com­pa­rant les régimes de cita­dins et de ruraux de la région de Chan­di­ga­rh en Inde du nord : pains mous et purée de len­tilles d’une part, gros mil et légumes durs de l’autre. Il l’a éga­le­ment consta­té sous forme de chan­ge­ment géné­ra­tion­nel dans une réserve de Pimas en Ari­zo­na, suite à l’ouverture d’un maga­sin d’aliments trans­for­més. Le régime ali­men­taire fait une énorme dif­fé­rence. Je me sou­viens avoir deman­dé à ma femme de ne pas cou­per la viande de nos filles en petits mor­ceaux quand elles étaient jeunes. Elle m’a répon­du qu’elle pré­fé­rait payer les soins d’orthodontiste plu­tôt que de les étouf­fer. J’ai per­du cette controverse !

Les dents tor­dues, mal ali­gnées et mal join­tives consti­tuent un énorme pro­blème aux consé­quences esthé­tiques claires, pou­vant éga­le­ment affec­ter la mas­ti­ca­tion et cau­ser des patho­lo­gies den­taires. La moi­tié d’entre nous pour­raient béné­fi­cier d’un trai­te­ment ortho­don­tique. Mais cette approche est-elle vrai­ment logique d’un point de vue évo­lu­tif ? Cer­tains cli­ni­ciens pensent que non. L’un de mes col­lègues de l’Ar­kan­sas, le bio­ar­chéo­logue Jer­ry Rose, s’est asso­cié à un ortho­don­tiste local, Richard Roblee, afin de répondre à cette ques­tion. Leur recom­man­da­tion ? Que les cli­ni­ciens se concentrent davan­tage sur la crois­sance des mâchoires, sur­tout chez les enfants. Pour les adultes, les options chi­rur­gi­cales per­met­tant de sti­mu­ler la crois­sance osseuse gagnent éga­le­ment du ter­rain et peuvent conduire à des trai­te­ments plus courts.

Enfin, ce pro­blème den­taire n’est pas la seule consé­quence des mâchoires plus courtes. L’apnée du som­meil en est une autre. Une bouche plus petite signi­fie moins d’espace pour la langue, ce qui fait qu’elle peut plus faci­le­ment retom­ber dans la gorge pen­dant le som­meil, obs­truant poten­tiel­le­ment les voies aériennes. Il n’est pas sur­pre­nant que les appa­reils et inter­ven­tions visant à tirer la mâchoire vers l’avant soient les meilleurs trai­te­ments du SAOS (Syn­drome d’apnée obs­truc­tive du sommeil).

Pour le meilleur et pour le pire, nous avons dans nos bouches l’héritage de notre évo­lu­tion. Nous pour­rions res­ter coin­cés dans cet envi­ron­ne­ment nou­veau et incon­nu de nos ancêtres, mais en recon­nais­sant ce pro­blème, nous serons en mesure de mieux l’af­fron­ter. Pensez‑y la pro­chaine fois que vous sou­ri­rez en vous regar­dant dans un miroir. »

Des os et un squelette plus fragiles

Ce pas­sage à l’agriculture a aus­si engen­dré des modi­fi­ca­tions et des dys­fonc­tion­ne­ments de la mâchoire, sa fra­gi­li­sa­tion, ain­si que celle des os du sque­lette humain en géné­ral, ain­si que l’ex­plique cet extrait d’un article publié sur le quo­ti­dien bri­tan­nique The Tele­graph :

« Le pas­sage à l’agri­cul­ture n’a pas seule­ment entrai­né des chan­ge­ments au niveau de la mâchoire. Deux études publiées l’an der­nier sou­lignent que l’émer­gence de l’agri­cul­ture a proba­ble­ment préci­pité d’autres chan­ge­ments sque­let­tiques chez l’hu­main, dont des os plus légers, moins denses, parti­cu­liè­re­ment au niveau des arti­cu­la­tions. De tels déve­lop­pe­ment semblent être liés à la fois au chan­ge­ment de régime alimen­taire et d’ac­ti­vité phy­sique, parti­cu­liè­re­ment au mode de vie plus séden­taire ren­du pos­sible grâce à l’agri­cul­ture et aux ani­maux domestiques.

En effet, une étude de l’Uni­ver­sité de Cam­bridge montre que depuis le pas­sage à l’agri­cul­ture, et l’abandon progres­sif de la chasse-cueillette, le sque­lette humain est deve­nu plus léger et plus fra­gile : tan­dis que les chas­­seurs-cueilleurs d’il y a 7 000 ans, envi­ron, avaient des os compa­rables, en termes de soli­dité, à ceux d’orangs-outans, 6 000 ans plus tard, les agri­cul­teurs de la même zone géogra­phique possé­daient un sque­lette nette­ment plus léger, nette­ment plus fra­gile et nette­ment plus suscep­tible de casser. »

Sur le sommeil

Concer­nant le som­meil, le neu­ros­cien­ti­fique Mat­thew Wal­ker note, dans son livre Pour­quoi nous dor­mons : Le pou­voir du som­meil et des rêves, ce que la science nous révèle :

« Les humains ne dorment pas comme la nature l’a vou­lu, la vie moderne étant venue cham­bou­ler le nombre d’épisodes, la durée et les moments de sommeil.

Dans les pays déve­lop­pés, la plu­part des adultes dorment de manière mono­pha­sée, ce qui signi­fie que nous essayons de dor­mir en une seule fois, pen­dant très long­temps, la nuit, avec une moyenne aujourd’hui infé­rieure à sept heures. Lorsqu’on voyage dans des pays où les popu­la­tions vivent sans élec­tri­ci­té, on découvre que la situa­tion dif­fère. Les tri­bus de chas­seurs-cueilleurs, comme les Gab­bra du nord du Kénya ou les San du désert du Kala­ha­ri, dont le style de vie a très peu chan­gé depuis plu­sieurs mil­liers d’années, dorment de manière bipha­sée. Ces deux tri­bus dorment plus long­temps la nuit, de sept à huit heures, et font une sieste de trente à soixante minutes dans l’après-midi.

Nous avons éga­le­ment consta­té que ces deux façons de dor­mir peuvent se mêler selon la période de l’année. Les tri­bus pré­in­dus­trielles, comme les Had­za du nord de la Tan­za­nie ou les San de Nami­bie, dorment ain­si de manière bipha­sée pen­dant les mois les plus chauds l’été, fai­sant notam­ment une sieste de trente à qua­rante minutes lorsque le soleil est à son zénith. Ils reprennent ensuite un mode de som­meil en grande par­tie mono­pha­sique pen­dant les mois d’hiver, plus froids.

Même dans le cadre d’un som­meil mono­pha­sique, la durée de som­meil obser­vée au sein des cultures pré­in­dus­trielles n’a pas subi autant de défor­ma­tions que la nôtre. Ces tri­bus s’endorment en moyenne deux à trois heures après le cou­cher du soleil, vers neuf heures du soir, et se réveillent juste avant, ou très peu après le lever du soleil. Ne vous êtes-vous jamais deman­dé ce que signi­fiait le terme “minuit” ? Il désigne bien sûr le milieu de la nuit, ou plus tech­ni­que­ment du cycle solaire. Il en va de même du cycle de som­meil des peuples de chas­seurs-cueilleurs, et vrai­sem­bla­ble­ment de toutes les cultures qui les ont pré­cé­dés. Consi­dé­rez à pré­sent nos normes cultu­relles de som­meil : minuit ne signi­fie plus le milieu de la nuit, mais désigne pour beau­coup d’entre nous le moment où nous allons véri­fier nos cour­riels une der­nière fois – et nous savons où cela nous mène bien sou­vent. Pour ne rien arran­ger au pro­blème, nous ne com­pen­sons pas ces heures de nuit per­dues en dor­mant plus long­temps le matin. Cela nous est impos­sible. Notre bio­lo­gie cir­ca­dienne cou­plée à la néces­si­té sans cesse renou­ve­lée de nous lever tôt le matin, impo­sée par le mode de vie post­in­dus­triel, nous prive du som­meil dont nous avons pro­fon­dé­ment besoin. À une cer­taine époque, nous nous cou­chions après le cré­pus­cule pour nous réveiller au chant du coq. Aujourd’hui, beau­coup d’entre nous se réveillent encore au chant du coq, mais le cré­pus­cule n’est plus que le moment où nous sor­tons du bureau, alors loin d’être prêts à dor­mir. Nous sommes en outre peu nom­breux à pou­voir jouir d’une bonne sieste pen­dant l’après-midi, ce qui aggrave notre manque de sommeil.

Le som­meil bipha­sé n’est pas une pra­tique cultu­relle, mais bien une carac­té­ris­tique bio­lo­gique. Tous les humains, quelles que soient leur culture ou leur situa­tion géo­gra­phique, sont géné­ti­que­ment pro­gram­més pour res­sen­tir une fatigue en milieu d’après-midi. Cela saute aux yeux de qui­conque observe une réunion d’après déjeu­ner. Comme des marion­nettes dont on relâche les ficelles avant de les tirer brus­que­ment, les par­ti­ci­pants piquent du nez, puis se relèvent sou­dain. Je suis cer­tain que vous avez déjà été la proie de cet état de som­no­lence invo­lon­taire en plein après-midi, comme si votre cer­veau res­sen­tait le besoin d’aller dor­mir plus tôt.

Vous comme les par­ti­ci­pants à la réunion êtes les vic­times d’un assou­pis­se­ment inhé­rent à l’évolution, favo­ri­sant la sieste d’après-midi. C’est un phé­no­mène que l’on nomme “vigi­lance mini­male post­pran­diale” (du latin pran­dium, qui signi­fie “repas”). Cette brève chute d’un degré d’éveil éle­vé à un degré de vigi­lance bas est le signe du besoin inné de faire une sieste l’après-midi plu­tôt que de tra­vailler. Cela semble une carac­té­ris­tique nor­male de notre rythme de vie quo­ti­dien. Si vous devez un jour pro­duire une pré­sen­ta­tion dans le cadre de votre tra­vail, je vous conseille d’éviter de le faire en début d’après-midi, pour votre bien comme pour celui de votre auditoire.

Lorsqu’on prend du recul, il devient évident que la socié­té moderne nous a cou­pés d’une orga­ni­sa­tion pré­dé­ter­mi­née du som­meil en deux phases, som­meil que notre code géné­tique tente par ailleurs de ravi­ver chaque après-midi. La scis­sion s’est pro­duite au moment du pas­sage de la vie agraire à la vie indus­trielle, voire avant.

Cer­taines études anthro­po­lo­giques consa­crées aux chas­seurs-cueilleurs pré­in­dus­triels ont per­mis de dis­si­per un autre mythe popu­laire quant à la façon dont les humains devraient dormir3. Les textes his­to­riques sug­gèrent qu’au moment où se ter­mine la pre­mière période de l’ère moderne (de la fin du XVIIe siècle au début du XVIIIe siècle), les habi­tants d’Europe occi­den­tale dor­maient chaque nuit sur deux longues périodes, sépa­rées par plu­sieurs heures d’éveil. Entre ces deux périodes de som­meil jumelles, ils lisaient, écri­vaient, priaient, fai­saient l’amour, voire socialisaient.

Cette pra­tique est peut-être née à ce moment pré­cis de l’histoire, dans cette région géo­gra­phique, mais le fait qu’aucune culture pré­in­dus­trielle étu­diée jusqu’à pré­sent ne semble dor­mir de cette façon, sur deux périodes sépa­rées, sug­gère que ce n’est pas pour les humains la forme de som­meil natu­relle pro­gram­mée par l’évolution. Cette façon de dor­mir semble plu­tôt un phé­no­mène cultu­rel né et popu­la­ri­sé au cours des migra­tions vers l’Europe occi­den­tale. En outre, il n’existe pas de rythme bio­lo­gique (acti­vi­té céré­brale, neu­ro­chi­mique ou méta­bo­lique) sug­gé­rant un désir humain de se réveiller pen­dant plu­sieurs heures au milieu de la nuit. La véri­table ten­dance au som­meil bipha­sé, dont il existe des preuves anthro­po­lo­giques, bio­lo­giques et géné­tiques et que l’on peut aujourd’hui éva­luer chez tous les êtres humains, consiste plu­tôt à pro­fi­ter d’une longue période de som­meil conti­nu pen­dant la nuit, sui­vie par une sieste plus courte au milieu de l’après-midi.

Consi­dé­rant que c’est là notre ten­dance natu­relle en matière de som­meil, pour­rons-nous un jour savoir avec cer­ti­tude quels effets cet aban­don du som­meil bipha­sé a cau­sés sur notre san­té ? Des traces de som­meil bipha­sé sont encore visibles dans les socié­tés pra­ti­quant la culture de la sieste, notam­ment en Amé­rique du Sud et dans l’Europe médi­ter­ra­néenne. Dans les années 1980, lorsque j’étais enfant, je suis par­ti en vacances avec ma famille en Grèce : lors de nos pro­me­nades et visites dans les rues des grandes villes du pays, les pan­neaux des vitrines des maga­sins dif­fé­raient lar­ge­ment de ceux que j’avais l’habitude de voir en Angle­terre : “Ouvert de 9 heures à 13 heures. Fer­mé de 13 heures à 17 heures. Ouvert de 17 heures à 21 heures.”

Ces pan­neaux se font rares aujourd’hui dans les vitrines grecques, car la pres­sion pour aban­don­ner la pra­tique de la sieste s’était déjà ren­for­cée bien avant le tour­nant du nou­veau mil­lé­naire. Une équipe de cher­cheurs de l’école de san­té publique de l’université de Har­vard a entre­pris de mesu­rer les effets de ce chan­ge­ment radi­cal sur la san­té de plus de 23 000 hommes et femmes grecs âgés entre vingt et quatre-vingt-trois ans. Ils se sont atta­chés plus par­ti­cu­liè­re­ment aux consé­quences car­dio­vas­cu­laires, sui­vant le groupe sur une période de six ans, au cours de laquelle la plu­part des par­ti­ci­pants mirent un terme à leur pra­tique de la sieste.

Comme dans d’innombrables tra­gé­dies grecques, les résul­tats étaient à vous bri­ser le cœur, mais cette fois de façon dan­ge­reu­se­ment lit­té­rale. Au début de l’étude, aucun des indi­vi­dus étu­diés ne pré­sen­tait d’antécédents de mala­die coro­na­rienne ou d’AVC, signe d’une absence de mala­die car­dio­vas­cu­laire. Au cours des six ans de durée de l’étude, le risque de mou­rir d’une mala­die car­diaque a aug­men­té de 37 % chez les indi­vi­dus ayant ces­sé de faire la sieste par rap­port à ceux qui avaient main­te­nu cette pra­tique. Les effets étaient par­ti­cu­liè­re­ment nui­sibles chez les hommes actifs, dont le risque de mor­ta­li­té a aug­men­té de bien plus de 60 % en rai­son de l’abandon de la sieste.

Cette étude remar­quable met en lumière le phé­no­mène sui­vant : si l’on nous prive de la pra­tique innée du som­meil bipha­sé, notre espé­rance de vie dimi­nue. Il n’est donc pas sur­pre­nant que dans cer­taines petites enclaves grecques où la sieste reste pra­ti­quée, comme sur l’île d’Ikaria, les hommes ont presque quatre fois plus de chances que les hommes amé­ri­cains d’atteindre l’âge de quatre-vingt-dix ans. On désigne par­fois ces com­mu­nau­tés adeptes de la sieste comme les lieux où les gens oublient de mou­rir. D’après l’ordonnance pres­crite il y a bien long­temps par notre code géné­tique ances­tral, pra­ti­quer le som­meil natu­rel bipha­sé et suivre un régime ali­men­taire sain sont les clés de la longévité. »

Vis medicatrix naturae

En 1914, il y a donc plus d’un siècle, le pro­fes­seur d’histoire natu­relle et zoo­lo­giste écos­sais J. Arthur Thom­son, pro­non­çait un dis­cours inti­tu­lé « Vis Medi­ca­trix Natu­rae » (for­mule latine que l’on peut tra­duire par « le pou­voir de gué­ri­son de la nature »), lors de l’ouverture de la réunion annuelle de la Bri­tish Medi­cal Asso­cia­tion. En voi­ci un extrait :

« Le pou­voir de gué­ri­son de la nature, Vis Medi­ca­trix Natu­rae. Un sujet si vaste que je suis obli­gé d’en occul­ter de larges pans et de ne faire qu’en effleu­rer certains.

Ain­si, le titre pour­rait assez bien évo­quer les ver­tus cura­tives que l’on trouve dans de nom­breuses sub­stances natu­relles, dans les vieux et fas­ci­nants simples [remèdes] que les peuples (et les gens) simples uti­lisent encore. Mais j’éviterai de digres­ser trop lon­gue­ment à pro­pos de ce thème pas­sion­nant. Je me conten­te­rai de faire remar­quer que nous ne devrions pas trop nous moquer des anciennes prescriptions.

[…] À quoi fais-je donc réfé­rence ce soir par “pou­voir de gué­ri­son de la nature” ? À la manière dont la Nature régé­nère nos esprits, tous plus ou moins malades de l’a­gi­ta­tion et du vacarme de la civi­li­sa­tion, nous aidant ain­si à équi­li­brer et enri­chir nos vies.

Je com­men­ce­rai par sou­li­gner qu’il existe entre l’être humain et la Nature des rela­tions pro­fon­dé­ment enra­ci­nées, ances­trales et éten­dues, que nous ne sau­rions igno­rer sans dom­mages. L’être humain a été ber­cé et éle­vé au contact de la Nature, et il doit tou­jours reve­nir à elle, comme les oiseaux migra­teurs dont la vie n’est jamais ache­vée tant que, pous­sés par un mal du pays ances­tral, ils ne reviennent pas nicher dans le vieux foyer où ils sont nés. […] L’être humain s’af­fai­blit lors­qu’il est tenu à l’é­cart de la terre — que ce soit par la pau­vre­té ou par la richesse — mais il acquiert une force nou­velle lors­qu’il reprend pied sur le sol immuable de la nature. […] Dans cette période de déve­lop­pe­ment qui a été prin­ci­pa­le­ment urbaine, nous man­quons de contact avec la Nature ; sur­tout, peut-être, la jeu­nesse, car il demeure vrai, pour l’en­fant qui sort chaque jour, que ce qu’il voit devient une par­tie de lui pour un jour ou pour une année, ou pour des cycles qui s’allongent. Connaître le ter­ri­toire et les sai­sons, les col­lines et le lever du soleil, les oiseaux et les fleurs ; connaître — et pas seule­ment lire à leur sujet — le mor­dant de la tem­pête de neige et la musique chan­geante de la mer, est une condi­tion de la san­té men­tale. Il y aurait moins de “psy­cho­pa­tho­lo­gie de la vie quo­ti­dienne » si nous conti­nuions à être fami­lier du buis­son de bruyère et du cri du cour­lis dans la lande.

Nous devons res­ter en contact avec la nature afin de nous impré­gner de ses éma­na­tions fon­da­men­tales de puis­sance, de gran­deur, d’ordre uni­ver­sel, de mou­ve­ment conti­nuel, de com­plexi­té et d’intrication. Nous en avons besoin pour gar­der vivante en nous cette lumière de vie que nous appe­lons sens de l’é­mer­veille­ment. Nous nous pri­vons d’un vis medi­ca­trix très puis­sant lorsque nous ces­sons d’être capables de nous émer­veiller devant la splen­deur du vaste ciel par­se­mé d’é­toiles, le mys­tère des mon­tagnes, le flot per­pé­tuel de la mer, le vol de l’aigle dans les airs, la flo­rai­son de la fleur la plus simple ou le regard d’un chien. »

*

Il y aurait bien plus à dire concer­nant les mul­tiples façons dont le pro­grès et la civi­li­sa­tion nuisent à la san­té de l’être humain. Nous aurions pu, entre autres choses, dis­cu­ter de cette étude qui nous apprend, ain­si que Le Monde l’a titré, que « Vivre près des axes rou­tiers accroît le risque de démence » ; ou de « l’érosion récente des capa­ci­tés cog­ni­tives des popu­la­tions occi­den­tales […] en par­tie au moins, liée à l’exposition à cer­tains per­tur­ba­teurs endo­cri­niens », ain­si qu’on peut le lire dans un autre article du jour­nal Le Monde à pro­pos d’un docu­men­taire co-pro­duit avec la chaîne Arte et inti­tu­lé Demain, tous cré­tins ? ; ou de cette nou­velle étude, publiée lun­di 27 août 2018 sur la revue amé­ri­caine Pro­cee­dings of the Natio­nal Aca­de­my of Sciences, qui rap­porte que la pol­lu­tion de l’air entraî­ne­rait une « réduc­tion consi­dé­rable de l’intelligence » ; ou de ces scien­ti­fiques qui « évoquent désor­mais la soli­tude comme d’autres par­le­raient d’une affec­tion chro­nique », affir­mant « qu’elle est aus­si nocive que de fumer 15 ciga­rettes par jour », qu’elle « tue plus de gens que l’obésité », et qu’elle « pro­voque une hausse des niveaux de cor­ti­sol – hor­mone du stress –, aug­mente le risque d’ichtus et de car­dio­pa­thies, affecte le sys­tème immu­ni­taire et favo­rise l’apparition de dépres­sions et de démences », ce que « la Croix Rouge a nom­mé une ‘épi­dé­mie silen­cieuse’, fruit d’une socié­té bipo­laire, qui nous connecte en même temps qu’elle nous isole » (en rap­pe­lant au pas­sage que la soli­tude est un fléau moderne qui ne cesse de croître et qui prend désor­mais des pro­por­tions éga­le­ment épi­dé­miques, avec 44 mil­lions de per­sonnes seules en Europe, en don­nant l’exemple du Royaume-Uni où « le rap­port de la Com­mis­sion Jo Cox sur la soli­tude, en 2017, a révé­lé que 9 mil­lions de per­sonnes […] vivaient seules et que près de 200.000 d’entre elles n’avaient plus par­lé à per­sonne depuis un an […] la majo­ri­té d’entre elles [n’étant] pas des per­sonnes âgées mais des jeunes de 16 à 24 ans, des ado­les­cents », et où on trouve désor­mais un minis­tère de la Soli­tude) ; etc., etc., ad nau­seam, mais tenons-nous en aux quelques para­graphes précédents.

Depuis quand une mau­vaise manière de mar­cher, de se tenir, une mau­vaise ali­men­ta­tion, une dégra­da­tion du som­meil, une vie pleine de stress en tous genres, une acti­vi­té phy­sique inadé­quate, l’u­ti­li­sa­tion de tech­no­lo­gies délé­tères pour le cer­veau, les yeux, etc., des mal­for­ma­tions sque­let­tiques, et ain­si une mau­vaise san­té, une atro­phie géné­rale de l’or­ga­nisme, consti­tuent-elles un progrès ?

Les par­ti­sans de l’idée de pro­grès ne man­que­ront pas de men­tion­ner ce qui, à leurs yeux, est un argu­ment, voire l’argument prin­ci­pal de sa défense, à savoir l’augmentation de l’espérance de vie. Bien que plus ou moins exacte (elle est sou­vent exa­gé­rée ou mal com­prise, ce qu’ex­plique cet article), elle ne consti­tue­rait un argu­ment valable que si la durée de vie pri­mait sur sa qua­li­té. Ain­si que Sénèque le remar­quait déjà en son temps : « Pas un ne se demande s’il vit bien, mais s’il aura long­temps à vivre. Cepen­dant tout le monde est maître de bien vivre ; nul, de vivre long­temps. » C’est pour­quoi : « L’essentiel est une bonne et non une longue vie. »

J’ai eu l’occasion, il y a quelques temps, de m’entretenir avec Mary­lène Patou-Mathis, une pré­his­to­rienne fran­çaise, vice-pré­si­dente du conseil scien­ti­fique du Muséum natio­nal d’Histoire natu­relle, qui a pas­sé du temps par­mi les Sans, des chas­seurs-cueilleurs vivant (ou sur­vi­vant encore), entre autres, sur le ter­ri­toire du Bots­wa­na (bien que l’expansion de la civi­li­sa­tion indus­trielle soit en train de les détruire à petit feu). Je me sou­viens encore de sa des­crip­tion de leurs apti­tudes phy­siques incroyables, de leur dex­té­ri­té, de leur agi­li­té, de leur endu­rance, de leur vita­li­té et de leur jovia­li­té. Il sem­blait clair, à ses yeux, que les Sans incar­naient, bien plus en tout cas que les civi­li­sés, le déve­lop­pe­ment du plein poten­tiel de l’être humain. Beau­coup d’anthropologues, d’ethnologues et de scien­ti­fiques ayant étu­dié (et/ou vécu par­mi) un ou des peuples de chas­seurs-cueilleurs par­tagent cette perspective.

Wall‑E, en vrai.

De bien des manières, le « pro­grès » et la civi­li­sa­tion consti­tuent une entre­prise de débi­li­ta­tion et de des­truc­tion de l’être humain. Et c’est tout sauf une coïn­ci­dence si, de mul­tiples façons, le « pro­grès » et la civi­li­sa­tion consti­tuent éga­le­ment une entre­prise de constric­tion de la liber­té humaine autant que de des­truc­tion du monde natu­rel, de tous ses équi­libres et de tous ses cycles bio­géo­chi­miques, un véri­table bio­cide à l’origine d’une sixième extinc­tion — et plu­tôt exter­mi­na­tion — de masse. Mais ce sont là d’autres his­toires qui dépassent l’ob­jet de cet exposé.

Nico­las Casaux

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  1. Cher Nico­las Casaux,
    J’i­ma­gine que tu dois pas­ser pas mal de temps à bos­ser sur tes articles et traductions.
    Ton tra­vail est excellent.
    Mer­ci à toi.
    Salut et accolade.

  2. Bon­jour, super article.
    Pour ce qui est de la par­tie sur le contact avec la terre, c’est dû à la réso­nance de Schu­mann, nor­ma­le­ment 7,83hz. Notre cer­veau est en phase avec ce champ ter­restre et toutes nos cel­lules en sont dépen­dantes. La décon­nexion de l’homme de la terre, comme expli­qué dans cet article, fait des hommes hors sol en mau­vaise santé.
    Si vous deman­dez à quel­qu’un qui dort très mal, de se pro­me­ner pieds nus dans son jar­din, il vous dira le len­de­main qu’il a bien dor­mi. Les effets sont ins­tan­ta­nés et puis­sant, pas besoin de médi­ca­ment pour retrou­ver un bon équi­libre, juste besoin de rede­ve­nir un terrien !
    Mer­ci à vous de nous per­mettre de lire des articles intéressants.

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