L’arÂticle suiÂvant, qui dénonce l’illuÂsion des soluÂtions hauÂteÂment techÂnoÂloÂgiques (dont les énerÂgies dites renouÂveÂlables) dans la lutte contre le chanÂgeÂment cliÂmaÂtique, est tiré de l’ouÂvrage colÂlecÂtif Crime cliÂmaÂtique stop ! : L’apÂpel de la sociéÂté civile (éd. du Seuil, 2015). Son auteur, PhiÂlippe Bihouix, est un ingéÂnieur borÂdeÂlais auteur de L’Âge des low tech, vers une civiÂliÂsaÂtion techÂniÂqueÂment souÂteÂnable (éd. du Seuil, 2014).
Nous connaisÂsons mainÂteÂnant les conséÂquences sur le cliÂmat de notre utiÂliÂsaÂtion masÂsive d’énergies fosÂsiles. Pour les remÂplaÂcer, le nucléaire, toutes généÂraÂtions confonÂdues, n’est créÂdible ni indusÂtrielÂleÂment, ni moraÂleÂment. IndéÂniaÂbleÂment, nous pouÂvons et nous devons [sic] déveÂlopÂper les énerÂgies renouÂveÂlables. Mais ne nous imaÂgiÂnons pas qu’elles pourÂront remÂplaÂcer les énerÂgies fosÂsiles et mainÂteÂnir notre débauche énerÂgéÂtique actuelle.
Les proÂblèmes auxÂquels nous faiÂsons face ne pourÂront pas être résoÂlus simÂpleÂment par une série d’innovations techÂnoÂloÂgiques et de déploieÂments indusÂtriels de soluÂtions alterÂnaÂtives. Car nous allons nous heurÂter à un proÂblème de resÂsources, essenÂtielÂleÂment pour deux raiÂsons : il faut des resÂsources métalÂliques pour capÂter les énerÂgies renouÂveÂlables ; et celles-ci ne peuvent qu’être imparÂfaiÂteÂment recyÂclées, ce phéÂnoÂmène s’aggravant avec l’utilisation de hautes techÂnoÂloÂgies. La soluÂtion cliÂmaÂtique ne peut donc pasÂser que par la voie de la sobriéÂté et de techÂnoÂloÂgies adapÂtées, moins consomÂmaÂtrices.
Énergies et ressources sont intimement liées
Les arguÂments sont connus : les énerÂgies renouÂveÂlables ont un potenÂtiel énorme ; et même si elles sont difÂfuses, pour parÂtie interÂmitÂtentes, et à date encore un peu trop chères, les proÂgrès contiÂnus sur la proÂducÂtion, le stoÂckage, le transÂport, et leur déploieÂment masÂsif devraient perÂmettre de réduire les coûts et les rendre aborÂdables.
Certes, la Terre reçoit chaque jour une quanÂtiÂté d’énergie solaire des milÂliers de fois plus grande que les besoins de l’humanité… Les sceÂnaÂrii sur des mondes « énerÂgéÂtiÂqueÂment verÂtueux » ne manquent pas : troiÂsième révoÂluÂtion indusÂtrielle du prosÂpecÂtiÂviste JereÂmy RifÂkin, plan Wind Water Sun du proÂfesÂseur JacobÂson de l’université de StanÂford, proÂjet indusÂtriel DeserÂtec, ou, à l’échelle franÂçaise, simuÂlaÂtions de l’association NegaÂwatt ou de l’ADEME.
Tous sont basés sur des déploieÂments indusÂtriels très ambiÂtieux. Wind Water Sun proÂpose de couÂvrir les besoins en énerÂgie de l’ensemble du monde, uniÂqueÂment avec des renouÂveÂlables, d’ici 2030. Pour cela, il fauÂdrait 3,8 milÂlions d’éoliennes de 5 MW et 89 000 cenÂtrales solaires de 300 MW, soit insÂtalÂler en 15 ans 19 000 GW d’éoliennes (30 fois le rythme actuel de 40 GW au plus par an), et inauÂguÂrer quinze cenÂtrales solaires par jour.
Économie de guerre
Rien d’impossible sur le papier, mais il fauÂdrait alors une vériÂtable écoÂnoÂmie de guerre, pour orgaÂniÂser l’approvisionnement en matières preÂmières – acier, ciment, résines polyÂuréÂthanes, cuivre, terres rares (pour fourÂnir le néoÂdyme des aimants perÂmaÂnents pour les généÂraÂtrices de ces éoliennes, il fauÂdrait – si tant est qu’il y ait les réserves disÂpoÂnibles – mulÂtiÂplier la proÂducÂtion annuelle par 15 !) –, la proÂducÂtion des équiÂpeÂments, la logisÂtique et l’installation (bateaux, grues, bases de stoÂckage…), la forÂmaÂtion du perÂsonÂnel… Sans parÂler des disÂpoÂsiÂtifs de transÂport et de stoÂckage de l’électricité !
Mais l’irréalisme tient davanÂtage aux resÂsources qu’aux contraintes indusÂtrielles ou finanÂcières. Car il faut des métaux pour capÂter, converÂtir et exploiÂter les énerÂgies renouÂveÂlables. Moins concenÂtrées et plus interÂmitÂtentes, elles proÂduisent moins de kWh par uniÂté de métal (cuivre, acier) mobiÂliÂsée que les sources fosÂsiles. CerÂtaines techÂnoÂloÂgies utiÂlisent des métaux plus rares, comme le néoÂdyme dopé au dysÂproÂsium pour les éoliennes de forte puisÂsance, l’indium, le séléÂnium ou le telÂlure pour une parÂtie des panÂneaux phoÂtoÂvolÂtaïques à haut renÂdeÂment. Il faut ausÂsi des métaux pour les équiÂpeÂments annexes, câbles, onduÂleurs ou batÂteÂries.
Nous disÂpoÂsons de beauÂcoup de resÂsources métalÂliques, de même qu’il reste énorÂméÂment de gaz et pétrole convenÂtionÂnels ou non, d’hydrates de méthane, de charÂbon… bien au-delà du supÂporÂtable pour la réguÂlaÂtion cliÂmaÂtique plaÂnéÂtaire, hélas.
Mais, comme pour le pétrole et le gaz, la quaÂliÂté et l’accessibilité de ces resÂsources minières se dégradent (pour le pétrole et le gaz, le rapÂport entre quanÂtiÂté d’énergie récuÂpéÂrée et quanÂtiÂté d’énergie invesÂtie pour l’extraire est pasÂsé de 30–50 dans les champs onshore, à 5–7 dans les exploiÂtaÂtions deep ou ultraÂdeep offÂshore, et même 2–4 pour les sables bituÂmiÂneux de l’Alberta). Car nous exploiÂtons un stock de mineÂrais qui ont été créés, enriÂchis par la nature « vivante » de la plaÂnète : tecÂtoÂnique des plaques, volÂcaÂnisme, cycle de l’eau, actiÂviÂté bioÂloÂgique…
Deux problèmes au même moment
LogiÂqueÂment, nous avons exploiÂté d’abord les resÂsources les plus concenÂtrées, les plus simples à extraire. Les nouÂvelles mines ont des teneurs en mineÂrai plus basses que les mines épuiÂsées (ainÂsi du cuivre, pasÂsé d’une moyenne de 1,8–2% dans les années 1930, à 0,5% dans les nouÂvelles mines), ou bien sont moins accesÂsibles, plus dures à exploiÂter, plus proÂfondes.
Or, que les mines soient plus proÂfondes ou moins concenÂtrées, il faut dépenÂser plus d’énergie, parce qu’il faut remuer touÂjours plus de « stéÂriles » miniers, ou parce que la proÂfonÂdeur engendre des contraintes, de temÂpéÂraÂture notamÂment, qui rendent les opéÂraÂtions plus comÂplexes.
Il y a donc une interÂacÂtion très forte entre disÂpoÂniÂbiÂliÂté en énerÂgie et disÂpoÂniÂbiÂliÂté en métaux, et la négliÂger serait se confronÂter à de grandes désÂilluÂsions.
Si nous n’avions qu’un proÂblème d’énergie (et de cliÂmat !), il « sufÂfiÂrait » de tarÂtiÂner le monde de panÂneaux solaires, d’éoliennes et de smart grids (réseaux de transÂport « intelÂliÂgents » perÂmetÂtant d’optimiser la consomÂmaÂtion, et surÂtout d’équilibrer à tout moment la demande variable avec l’offre interÂmitÂtente des énerÂgies renouÂveÂlables).
Si nous n’avions qu’un proÂblème de métaux, mais accès à une énerÂgie concenÂtrée et abonÂdante, nous pourÂrions contiÂnuer à exploiÂter la croûte terÂrestre à des concenÂtraÂtions touÂjours plus faibles.
Mais nous faiÂsons face à ces deux proÂblèmes au même moment, et ils se renÂforcent mutuelÂleÂment : plus d’énergie nécesÂsaire pour extraire et rafÂfiÂner les métaux, plus de métaux pour proÂduire une énerÂgie moins accesÂsible.
L’économie circulaire est une gentille utopie
Les resÂsources métalÂliques, une fois extraites, ne disÂpaÂraissent pas. L’économie cirÂcuÂlaire, basée en parÂtiÂcuÂlier sur l’éco-conception et le recyÂclage, devrait donc être une réponse logique à la pénuÂrie métalÂlique. Mais celle-ci ne pourÂra foncÂtionÂner que très parÂtielÂleÂment si l’on ne change pas radiÂcaÂleÂment notre façon de proÂduire et de consomÂmer.
NatuÂrelÂleÂment on peut et il faut recyÂcler plus qu’aujourd’hui, et les taux de recyÂclage actuels sont souÂvent si bas que les marges de proÂgresÂsion sont énormes. Mais on ne peut jamais atteindre 100% et recyÂcler « à l’infini », quand bien même on récuÂpéÂreÂrait toute la resÂsource disÂpoÂnible et on la traiÂteÂrait touÂjours dans les usines les plus modernes, avec les proÂcéÂdés les mieux maîÂtriÂsés (on en est très loin).
D’abord parce qu’il faut pouÂvoir récuÂpéÂrer phyÂsiÂqueÂment la resÂsource pour la recyÂcler, ce qui est imposÂsible dans le cas des usages disÂperÂsifs ou disÂsiÂpaÂtifs. Les métaux sont couÂramÂment utiÂliÂsés comme proÂduits chiÂmiques, addiÂtifs, dans les verres, les plasÂtiques, les encres, les peinÂtures, les cosÂméÂtiques, les fonÂgiÂcides, les lubriÂfiants et bien d’autres proÂduits indusÂtriels ou de la vie couÂrante (enviÂron 5% du zinc, 10 à 15% du manÂgaÂnèse, du plomb et de l’étain, 15 à 20% du cobalt et du cadÂmium, et, cas extrême, 95% du titane dont le dioxyde sert de coloÂrant blanc uniÂverÂsel).
Ensuite parce qu’il est difÂfiÂcile de recyÂcler corÂrecÂteÂment. Nous conceÂvons des proÂduits d’une diverÂsiÂté et d’une comÂplexiÂté inouïes, à base de comÂpoÂsites, d’alliages, de comÂpoÂsants de plus en plus miniaÂtuÂriÂsés et intéÂgrés… mais notre capaÂciÂté, techÂnoÂloÂgique ou écoÂnoÂmique, à repéÂrer les difÂféÂrents métaux ou à les sépaÂrer, est limiÂtée.
Les métaux non ferÂreux conteÂnues dans les aciers alliés issus de preÂmière fonte sont ferÂraillés de manière indifÂféÂrenÂciée et finissent dans des usages moins nobles comme les ronds à béton du bâtiÂment. Ils ont bien été recyÂclés, mais sont perÂdus foncÂtionÂnelÂleÂment, les généÂraÂtions futures n’y auront plus accès, ils sont « dilués ». Il y a dégraÂdaÂtion de l’usage de la matière : le métal « noble » finit dans un acier bas de gamme, comme la bouÂteille plasÂtique finit en chaise de jarÂdin.
La vraie voiture propre, c’est le vélo !
La voiÂture propre est ainÂsi une expresÂsion absurde, quand bien même les voiÂtures foncÂtionÂneÂraient avec une énerÂgie « 100% propre » ou « zéro émisÂsion ». Sans remise en quesÂtion proÂfonde de la concepÂtion, il y aura touÂjours des usages disÂperÂsifs (divers métaux dans la peinÂture, étain dans le PVC, zinc et cobalt dans les pneus, plaÂtine rejeÂté par le pot cataÂlyÂtique…), une carÂrosÂseÂrie, des éléÂments métalÂliques et de l’électronique de bord qui seront mal recyÂclés… La vraie voiÂture propre, ou presque, c’est le vélo !
Perte entroÂpique ou par disÂperÂsion (à la source ou à l’usage), perte « mécaÂnique » (par abanÂdon dans la nature, mise en décharge ou inciÂnéÂraÂtion), perte foncÂtionÂnelle (par recyÂclage inefÂfiÂcace) : le recyÂclage n’est pas un cercle mais un boyau perÂcé, et à chaque cycle de proÂducÂtion-usage-consomÂmaÂtion, on perd de manière défiÂniÂtive une parÂtie des resÂsources. On peut touÂjours proÂgresÂser. Mais sans revoir drasÂtiÂqueÂment notre manière d’agir, les taux resÂteÂront désesÂpéÂréÂment bas pour de nomÂbreux petits métaux high tech et autres terres rares (pour la pluÂpart, moins de 1% aujourd’hui), tanÂdis que pour les grands métaux nous plaÂfonÂneÂrons à un taux typique de 50 à 80% qui resÂteÂra très insufÂfiÂsant.
La croissance « verte » sera mortifère
La croisÂsance « verte » se base, en tout cas dans son accepÂtion actuelle, sur le tout-techÂnoÂloÂgique. Elle ne fera alors qu’aggraver les phéÂnoÂmènes que nous venons de décrire, qu’emballer le sysÂtème, car ces innoÂvaÂtions « vertes » sont en généÂral basées sur des métaux moins répanÂdus, aggravent la comÂplexiÂté des proÂduits, font appel à des comÂpoÂsants high tech plus durs à recyÂcler. AinÂsi du derÂnier cri des énerÂgies renouÂveÂlables, des bâtiÂments « intelÂliÂgents », des voiÂtures élecÂtriques, hybrides ou hydroÂgène…
Le déploieÂment sufÂfiÂsamÂment masÂsif d’énergies renouÂveÂlables décenÂtraÂliÂsées, d’un interÂnet de l’énergie, est irréaÂliste. Si la métaÂphore fleure bon l’économie « démaÂtéÂriaÂliÂsée », c’est oublier un peu vite qu’on ne transÂporte pas les élecÂtrons comme les phoÂtons, et qu’on ne stocke pas l’énergie ausÂsi aiséÂment que des octets. Pour proÂduire, stoÂcker, transÂporÂter l’électricité, même « verte », il faut quanÂtiÂté de métaux. Et il n’y a pas de loi de Moore (posÂtuÂlant le douÂbleÂment de la denÂsiÂté des tranÂsisÂtors tous les deux ans enviÂron) dans le monde phyÂsique de l’énergie.
Mais une lutte techÂnoÂloÂgique contre le chanÂgeÂment cliÂmaÂtique sera ausÂsi désesÂpéÂrée.
AinÂsi dans les voiÂtures, où le besoin de mainÂteÂnir le confort, la perÂforÂmance et la sécuÂriÂté nécesÂsite des aciers alliés touÂjours plus préÂcis pour gagner un peu de poids et réduire les émisÂsions de CO2. Alors qu’il fauÂdrait limiÂter la vitesse et briÂder la puisÂsance des moteurs, pour pouÂvoir dans la fouÂlée réduire le poids et gagner en consomÂmaÂtion. La voiÂture à un litre aux cent kiloÂmètres est à porÂtée de main ! Il sufÂfit qu’elle fasse 300 ou 400 kg, et ne dépasse pas les 80 km/h.
AinÂsi dans les bâtiÂments, où le niveau de confort touÂjours plus exiÂgeant nécesÂsite l’emploi de matéÂriaux rares (verres faiÂbleÂment émisÂsifs) et une élecÂtroÂniÂciÂsaÂtion généÂraÂliÂsée pour optiÂmiÂser la consomÂmaÂtion (gesÂtion techÂnique du bâtiÂment, capÂteurs, moteurs et autoÂmaÂtismes, venÂtiÂlaÂtion mécaÂnique contrôÂlée).
Avec la croisÂsance « verte », nous aimeÂrions appuyer timiÂdeÂment sur le frein tout en resÂtant pied au planÂcher : plus que jamais, notre écoÂnoÂmie favoÂrise le jetable, l’obsolescence, l’accélération, le remÂplaÂceÂment des métiers de serÂvice par des machines bourÂrées d’électronique, en attenÂdant les drones et les robots. Ce qui nous attend à court terme, c’est une accéÂléÂraÂtion dévasÂtaÂtrice et morÂtiÂfère, de la poncÂtion de resÂsources, de la consomÂmaÂtion élecÂtrique, de la proÂducÂtion de déchets ingéÂrables, avec le déploieÂment généÂraÂliÂsé des nanoÂtechÂnoÂloÂgies, des big data, des objets connecÂtés. Le sacÂcage de la plaÂnète ne fait que comÂmenÂcer.
La solution climatique passera par les low tech
Il nous faut prendre la vraie mesure de la tranÂsiÂtion nécesÂsaire et admettre qu’il n’y aura pas de sorÂtie par le haut à base d’innovation techÂnoÂloÂgique – ou qu’elle est en tout cas si improÂbable, qu’il serait périlleux de tout miser desÂsus. On ne peut se contenÂter des busiÂness models émerÂgents, à base d’économie de parÂtage ou de la foncÂtionÂnaÂliÂté, peut-être forÂmiÂdables mais ni généÂraÂliÂsables, ni sufÂfiÂsants.
Nous devrons décroître, en valeur absoÂlue, la quanÂtiÂté d’énergie et de matières consomÂmées. Il faut traÂvailler sur la baisse de la demande, non sur le remÂplaÂceÂment de l’offre, tout en conserÂvant un niveau de « confort » accepÂtable.
C’est toute l’idée des low tech, les « basses techÂnoÂloÂgies », par oppoÂsiÂtion aux high tech qui nous envoient dans le mur, puisqu’elles sont plus consomÂmaÂtrices de resÂsources rares et nous éloignent des posÂsiÂbiÂliÂtés d’un recyÂclage effiÂcace et d’une écoÂnoÂmie cirÂcuÂlaire. ProÂmouÂvoir les low tech est avant tout une démarche, ni obsÂcuÂranÂtiste, ni forÂcéÂment oppoÂsée à l’innovation ou au « proÂgrès », mais orienÂtée vers l’économie de resÂsources, et qui consiste à se poser trois quesÂtions.
PourÂquoi proÂduit-on ? Il s’agit d’abord de quesÂtionÂner intelÂliÂgemÂment nos besoins, de réduire à la source, autant que posÂsible, le préÂlèÂveÂment de resÂsources et la polÂluÂtion engenÂdrée. C’est un exerÂcice déliÂcat car les besoins humains – nourÂris par la rivaÂliÂté miméÂtique – étant a prioÂri extenÂsibles à l’infini, il est imposÂsible de décréÂter « scienÂtiÂfiÂqueÂment » la fronÂtière entre besoins fonÂdaÂmenÂtaux et « superÂflus », qui fait ausÂsi le sel de la vie. D’autant plus déliÂcat qu’il serait préÂféÂrable de mener cet exerÂcice démoÂcraÂtiÂqueÂment, tant qu’à faire.
Il y a toute une gamme d’actions imaÂgiÂnables, plus ou moins comÂpliÂquées, plus ou moins accepÂtables.
CerÂtaines devraient logiÂqueÂment faire consenÂsus ou presque, à condiÂtion de bien expoÂser les arguÂments (supÂpresÂsion de cerÂtains objets jetables, des supÂports publiÂciÂtaires, de l’eau en bouÂteille…).
D’autres seront un peu plus difÂfiÂciles à faire pasÂser, mais franÂcheÂment nous n’y perÂdrions quaÂsiÂment pas de « confort » (retour de la consigne, réutiÂliÂsaÂtion des objets, comÂposÂtage des déchets, limite de vitesse des véhiÂcules…).
D’autres enfin proÂmettent quelques débats houÂleux (réducÂtion drasÂtique de la voiÂture au proÂfit du vélo, adapÂtaÂtion des temÂpéÂraÂtures dans les bâtiÂments, urbaÂnisme reviÂsiÂté pour inverÂser la tenÂdance à l’hypermobilité…).
Qui est liberticide ?
LiberÂtiÂcide ? CerÂtaiÂneÂment, mais nos sociéÂtés sont déjà liberÂtiÂcides. Il existe bien une limite, de puisÂsance, de poids, fixée par la puisÂsance publique, pour l’immatriculation des véhiÂcules. PourÂquoi ne pourÂrait-elle pas évoÂluer ? Un des prinÂcipes fonÂdaÂmenÂtaux en sociéÂté est qu’il est préÂféÂrable que la liberÂté des uns s’arrête là où comÂmence celle des autres. Puisque nous n’avons qu’une plaÂnète et que notre consomÂmaÂtion disÂpenÂdieuse met en danÂger les condiÂtions même de la vie humaine – et de bien d’autres espèces – sur Terre, qui est liberÂtiÂcide ? Le conducÂteur de 4×4, l’utilisateur de jet priÂvé, le proÂpriéÂtaire de yacht, ou celui qui proÂpose d’interdire ces engins de mort difÂféÂrée ?
Que proÂduit-on ? Il faut ensuite augÂmenÂter consiÂdéÂraÂbleÂment la durée de vie des proÂduits, banÂnir la pluÂpart des proÂduits jetables ou disÂperÂsifs, s’ils ne sont pas entièÂreÂment à base de resÂsources renouÂveÂlables et non polÂluantes, repenÂser en proÂfonÂdeur la concepÂtion des objets : répaÂrables, réutiÂliÂsables, faciles à idenÂtiÂfier et démanÂteÂler , recyÂclables en fin de vie sans perte, utiÂliÂsant le moins posÂsible les resÂsources rares et irremÂplaÂçables, conteÂnant le moins d’électronique posÂsible, quitte à revoir notre « cahier des charges », accepÂter le vieillisÂseÂment ou la réutiÂliÂsaÂtion de l’existant, une esthéÂtique moindre pour les objets foncÂtionÂnels, parÂfois une moindre perÂforÂmance ou une perte de renÂdeÂment… en gros, le mouÂlin à café et la cafeÂtière itaÂlienne de grand-mère, pluÂtôt que la machine à expresÂso derÂnier cri. Dans le domaine énerÂgéÂtique, cela pourÂrait prendre la forme de la micro et mini hydrauÂlique, de petites éoliennes « de vilÂlage » interÂmitÂtentes, de solaire therÂmique pour les besoins saniÂtaires et la cuisÂson, de pompes à chaÂleur, de bioÂmasse…
ComÂment proÂduit-on ? Il y a enfin une réflexion à mener sur nos modes de proÂducÂtion. Doit-on pourÂsuivre la course à la proÂducÂtiÂviÂté et à l’effet d’échelle dans des giga-usines, ou faut-il mieux des ateÂliers et des entreÂprises à taille humaine ? Ne doit-on pas revoir la place de l’humain, le degré de mécaÂniÂsaÂtion et de roboÂtiÂsaÂtion, la manière dont nous arbiÂtrons aujourd’hui entre main‑d’œuvre et ressources/énergie ? Notre rapÂport au traÂvail (meilleur parÂtage entre tous, intéÂrêt d’une spéÂciaÂliÂsaÂtion outranÂcière, réparÂtiÂtion du temps entre traÂvail salaÂrié et actiÂviÂtés domesÂtiques, etc.) ?
Et puis il y a la quesÂtion aigüe de la terÂriÂtoÂriaÂliÂsaÂtion de la proÂducÂtion. Après des décenÂnies de monÂdiaÂliÂsaÂtion faciÂliÂtée par un coût du pétrole sufÂfiÂsamÂment bas et le transÂport par conteÂneurs, le sysÂtème est deveÂnu absurde.
À l’heure des futures perÂturÂbaÂtions, des tenÂsions sociales ou interÂnaÂtioÂnales, des risques géoÂpoÂliÂtiques à venir, que le chanÂgeÂment cliÂmaÂtique ou les pénuÂries de resÂsources risquent d’engendrer, sans parÂler des scanÂdales saniÂtaires posÂsibles, un sysÂtème basé sur une Chine « usine du monde » est-il vraiÂment résiÂlient ?
Un projet de société
Pour réusÂsir une telle évoÂluÂtion, indisÂpenÂsable mais telÂleÂment à contre-couÂrant, il fauÂdra résoudre de nomÂbreuses quesÂtions, à comÂmenÂcer par celle de l’emploi. « La croisÂsance, c’est l’emploi » a telÂleÂment été marÂteÂlé qu’il est difÂfiÂcile de parÂler de sobriéÂté sans faire peur.
MalÂgré l’évidence des urgences enviÂronÂneÂmenÂtales, toute radiÂcaÂliÂté écoÂloÂgique, toute évoÂluÂtion régleÂmenÂtaire ou fisÂcale d’envergure, même proÂgresÂsive, toute réflexion de fond même, est interÂdite par la terÂreur – légiÂtime – de détruire des emplois. Une fois acté le fait que la croisÂsance ne revienÂdra pas (on y vient douÂceÂment), et tant mieux compte tenu de ses effets enviÂronÂneÂmenÂtaux, il fauÂdra se convaincre que le plein-emploi, ou la pleine actiÂviÂté, est parÂfaiÂteÂment atteiÂgnable dans un monde post-croisÂsance écoÂnome en resÂsources.
Il fauÂdra ausÂsi se poser la quesÂtion de l’échelle terÂriÂtoÂriale à laquelle mener cette tranÂsiÂtion, entre une gouÂverÂnance monÂdiale, imposÂsible dans les délais imparÂtis, et des expéÂriences locales indiÂviÂduelles et colÂlecÂtives, forÂmiÂdables mais insufÂfiÂsantes. Même enchâsÂsé dans le sysÂtème d’échanges monÂdial, un pays ou un petit groupe de pays pourÂrait prendre les devants, et, proÂtéÂgé par des mesures douaÂnières bien réfléÂchies, amorÂcer un réel mouÂveÂment, porÂteur d’espoir et de radiÂcaÂliÂté.
Compte-tenu des forces en préÂsence, il y a bien sûr une part utoÂpique dans un tel proÂjet de sociéÂté. Mais n’oublions pas que le scéÂnaÂrio de staÂtu quo est proÂbaÂbleÂment encore plus irréaÂliste, avec des proÂmesses de bonÂheur techÂnoÂloÂgique qui ne seront pas tenues et un monde qui s’enfoncera dans une crise sans fin, sans parÂler des risques de souÂbreÂsauts poliÂtiques liés aux frusÂtraÂtions touÂjours plus grandes. PourÂquoi ne pas tenÂter une autre route ? Nous avons larÂgeÂment les moyens, techÂniques, orgaÂniÂsaÂtionÂnels, finanÂciers, sociéÂtaux et cultuÂrels pour mener une telle tranÂsiÂtion. A condiÂtion de le vouÂloir.
PhiÂlippe Bihouix
IngéÂnieur, spéÂciaÂliste de la finiÂtude des resÂsources minières
et de son étroite interÂacÂtion avec la quesÂtion énerÂgéÂtique.

(58mn) Une conféÂrence de PhiÂlippe Bihouix, ingéÂnieur, spéÂciaÂliste de la finiÂtude des resÂsources minières et de son étroite interÂacÂtion avec la quesÂtion énerÂgéÂtique. Auteur de L’Âge des low tech, vers une civiÂliÂsaÂtion techÂniÂqueÂment souÂteÂnable, éd. du Seuil, coll. AnthroÂpoÂcène, 2014. Toutes les soluÂtions techÂnoÂloÂgiques exisÂteÂraient pour une alterÂnaÂtive énerÂgéÂtique aux énerÂgies fosÂsiles. Mais c’est oublier que innoÂvaÂtions telles que les nano et bioÂtechÂnoÂloÂgies, l’informatique et les réseaux intelÂliÂgents, les éoliennes indusÂtrielles et les panÂneaux phoÂtoÂvolÂtaïques, se révèlent grandes consomÂmaÂtrices d’énergie et de resÂsources minières pour leur proÂducÂtion. Le recyÂclage des métaux utiÂliÂsés dans les objets high tech se révèle très difÂfiÂcile. Une proÂducÂtion basse techÂnoÂloÂgie (low tech) serait la seule alterÂnaÂtive souÂteÂnable à l’économie high tech.
Une conféÂrence du cycle « ModerÂniÂté en crise » donÂnée à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris en mai 2016.
Pour aller plus loin :
https://partage-le.com/2017/07/letrange-logique-derriere-la-quete-denergies-renouvelables-par-nicolas-casaux/
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Afficher les commentaires Hide commentsCe n’est pas pour défendre PhiÂlippe, mais je note que, même si l’auÂteur n’inÂsiste pas sur les proÂblèmes enviÂronÂneÂmenÂtaux des actiÂviÂtés minières au début, il en a bien conscience et parle de « Le sacÂcage de la plaÂnète ne fait que commenÂcer. » quand il s’aÂgit de retomÂbées dans les big data, les nano, etc. depuis pluÂsieurs années. Même si le sacÂcage, à grande échelle, en quesÂtion date au moins depuis l’éÂpoÂpée de GilÂgaÂmesh pour DGR 🙂 et depuis l’éÂraÂdiÂcaÂtion de la mégaÂfaune pour d’autres biologistes/paléotologistes ainÂsi que la maîÂtrise du feu il y a 400000 voire même 1.5M années (soit effecÂtiÂveÂment peu de temps dans l’hisÂtoire de cette plaÂnète).
J’ai la convicÂtion que les impacts sur notre bioÂsphère n’éÂtaient pas le proÂpos prinÂciÂpal ici, mais le disÂcours est plus axés sur la démonsÂtraÂtion de l’abÂsurÂdiÂté de notre monde proÂducÂtiÂviste et sa fuite en avant techÂnoÂloÂgiques en une foncÂtion inverse : vouÂloir touÂjours plus pour avoir touÂjours moins. Si on pouÂvait l’éÂcrire : « dura leges natuÂrae, sed leges ». 🙂
[…] de la croisÂsance verte à un monde post-croisÂÂsance (par PhiÂlippe Bihouix) :https://partage-le.com/2017/09/du-mythe-de-la-croisÂsance-verte-a-un-monde-post-croisÂsance‑p… ; […]
[…] « Du mythe de la croisÂsance verte à un monde post-croisÂsance » : https://partage-le.com/2017/09/du-mythe-de-la-croissance-verte-a-un-monde-post-croissance-par-philipp… ; […]
L’énerÂgie verte proÂduite ne supÂprime pas de l’énerÂgie « noire » mais se rajoute çà elle pour engenÂdrer plus de comÂpéÂtiÂtiÂviÂté, plus consomÂmaÂtion de resÂsources priÂmaires. Le capiÂtaÂlisme vide la plaÂnète de ses resÂsources et préÂpare une guerre écoÂnoÂmique qui peut dégéÂnéÂrer.
https://lejustenecessaire.wordpress.com/2019/04/22/resistance/
Tant que les états cherchent la puisÂsance en s’acÂcroÂchant à l’éÂcoÂnoÂmie, la plaÂnète et ceux qui l’haÂbitent sont en danÂger. Il faut démonÂter ce mécaÂnisme qui remonte à la nuit des temps, quand quelques milÂlions d’huÂmains consomÂmaient 1000 fois moins et se faiÂsaient la guerre. MainÂteÂnant le risque touche des milÂliards d’huÂmains.