Du mythe de la croissance verte à un monde post-croissance (par Philippe Bihouix)

L’ar­ticle sui­vant, qui dénonce l’illu­sion des solu­tions hau­te­ment tech­no­lo­giques (dont les éner­gies dites renou­ve­lables) dans la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique, est tiré de l’ou­vrage col­lec­tif Crime cli­ma­tique stop ! : L’ap­pel de la socié­té civile (éd. du Seuil, 2015). Son auteur, Phi­lippe Bihouix, est un ingé­nieur bor­de­lais auteur de L’Âge des low tech, vers une civi­li­sa­tion tech­ni­que­ment sou­te­nable (éd. du Seuil, 2014).


Nous connais­sons main­te­nant les consé­quences sur le cli­mat de notre uti­li­sa­tion mas­sive d’énergies fos­siles. Pour les rem­pla­cer, le nucléaire, toutes géné­ra­tions confon­dues, n’est cré­dible ni indus­triel­le­ment, ni mora­le­ment. Indé­nia­ble­ment, nous pou­vons et nous devons [sic] déve­lop­per les éner­gies renou­ve­lables. Mais ne nous ima­gi­nons pas qu’elles pour­ront rem­pla­cer les éner­gies fos­siles et main­te­nir notre débauche éner­gé­tique actuelle.

Les pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face ne pour­ront pas être réso­lus sim­ple­ment par une série d’innovations tech­no­lo­giques et de déploie­ments indus­triels de solu­tions alter­na­tives. Car nous allons nous heur­ter à un pro­blème de res­sources, essen­tiel­le­ment pour deux rai­sons : il faut des res­sources métal­liques pour cap­ter les éner­gies renou­ve­lables ; et celles-ci ne peuvent qu’être impar­fai­te­ment recy­clées, ce phé­no­mène s’aggravant avec l’utilisation de hautes tech­no­lo­gies. La solu­tion cli­ma­tique ne peut donc pas­ser que par la voie de la sobrié­té et de tech­no­lo­gies adap­tées, moins consommatrices.

Énergies et ressources sont intimement liées

Les argu­ments sont connus : les éner­gies renou­ve­lables ont un poten­tiel énorme ; et même si elles sont dif­fuses, pour par­tie inter­mit­tentes, et à date encore un peu trop chères, les pro­grès conti­nus sur la pro­duc­tion, le sto­ckage, le trans­port, et leur déploie­ment mas­sif devraient per­mettre de réduire les coûts et les rendre abordables.

Certes, la Terre reçoit chaque jour une quan­ti­té d’énergie solaire des mil­liers de fois plus grande que les besoins de l’humanité… Les sce­na­rii sur des mondes « éner­gé­ti­que­ment ver­tueux » ne manquent pas : troi­sième révo­lu­tion indus­trielle du pros­pec­ti­viste Jere­my Rif­kin, plan Wind Water Sun du pro­fes­seur Jacob­son de l’université de Stan­ford, pro­jet indus­triel Deser­tec, ou, à l’échelle fran­çaise, simu­la­tions de l’association Nega­watt ou de l’ADEME.

Tous sont basés sur des déploie­ments indus­triels très ambi­tieux. Wind Water Sun pro­pose de cou­vrir les besoins en éner­gie de l’ensemble du monde, uni­que­ment avec des renou­ve­lables, d’ici 2030. Pour cela, il fau­drait 3,8 mil­lions d’éoliennes de 5 MW et 89 000 cen­trales solaires de 300 MW, soit ins­tal­ler en 15 ans 19 000 GW d’éoliennes (30 fois le rythme actuel de 40 GW au plus par an), et inau­gu­rer quinze cen­trales solaires par jour.

Économie de guerre

Rien d’impossible sur le papier, mais il fau­drait alors une véri­table éco­no­mie de guerre, pour orga­ni­ser l’approvisionnement en matières pre­mières – acier, ciment, résines poly­uré­thanes, cuivre, terres rares (pour four­nir le néo­dyme des aimants per­ma­nents pour les géné­ra­trices de ces éoliennes, il fau­drait – si tant est qu’il y ait les réserves dis­po­nibles – mul­ti­plier la pro­duc­tion annuelle par 15 !) –, la pro­duc­tion des équi­pe­ments, la logis­tique et l’installation (bateaux, grues, bases de sto­ckage…), la for­ma­tion du per­son­nel… Sans par­ler des dis­po­si­tifs de trans­port et de sto­ckage de l’électricité !

Mais l’irréalisme tient davan­tage aux res­sources qu’aux contraintes indus­trielles ou finan­cières. Car il faut des métaux pour cap­ter, conver­tir et exploi­ter les éner­gies renou­ve­lables. Moins concen­trées et plus inter­mit­tentes, elles pro­duisent moins de kWh par uni­té de métal (cuivre, acier) mobi­li­sée que les sources fos­siles. Cer­taines tech­no­lo­gies uti­lisent des métaux plus rares, comme le néo­dyme dopé au dys­pro­sium pour les éoliennes de forte puis­sance, l’indium, le sélé­nium ou le tel­lure pour une par­tie des pan­neaux pho­to­vol­taïques à haut ren­de­ment. Il faut aus­si des métaux pour les équi­pe­ments annexes, câbles, ondu­leurs ou batteries.

Nous dis­po­sons de beau­coup de res­sources métal­liques, de même qu’il reste énor­mé­ment de gaz et pétrole conven­tion­nels ou non, d’hydrates de méthane, de char­bon… bien au-delà du sup­por­table pour la régu­la­tion cli­ma­tique pla­né­taire, hélas.

Mais, comme pour le pétrole et le gaz, la qua­li­té et l’accessibilité de ces res­sources minières se dégradent (pour le pétrole et le gaz, le rap­port entre quan­ti­té d’énergie récu­pé­rée et quan­ti­té d’énergie inves­tie pour l’extraire est pas­sé de 30–50 dans les champs onshore, à 5–7 dans les exploi­ta­tions deep ou ultra­deep off­shore, et même 2–4 pour les sables bitu­mi­neux de l’Alberta). Car nous exploi­tons un stock de mine­rais qui ont été créés, enri­chis par la nature « vivante » de la pla­nète : tec­to­nique des plaques, vol­ca­nisme, cycle de l’eau, acti­vi­té biologique…

Deux problèmes au même moment

Logi­que­ment, nous avons exploi­té d’abord les res­sources les plus concen­trées, les plus simples à extraire. Les nou­velles mines ont des teneurs en mine­rai plus basses que les mines épui­sées (ain­si du cuivre, pas­sé d’une moyenne de 1,8–2% dans les années 1930, à 0,5% dans les nou­velles mines), ou bien sont moins acces­sibles, plus dures à exploi­ter, plus profondes.

Or, que les mines soient plus pro­fondes ou moins concen­trées, il faut dépen­ser plus d’énergie, parce qu’il faut remuer tou­jours plus de « sté­riles » miniers, ou parce que la pro­fon­deur engendre des contraintes, de tem­pé­ra­ture notam­ment, qui rendent les opé­ra­tions plus complexes.

Il y a donc une inter­ac­tion très forte entre dis­po­ni­bi­li­té en éner­gie et dis­po­ni­bi­li­té en métaux, et la négli­ger serait se confron­ter à de grandes désillusions.

Si nous n’avions qu’un pro­blème d’énergie (et de cli­mat !), il « suf­fi­rait » de tar­ti­ner le monde de pan­neaux solaires, d’éoliennes et de smart grids (réseaux de trans­port « intel­li­gents » per­met­tant d’optimiser la consom­ma­tion, et sur­tout d’équilibrer à tout moment la demande variable avec l’offre inter­mit­tente des éner­gies renouvelables).

Si nous n’avions qu’un pro­blème de métaux, mais accès à une éner­gie concen­trée et abon­dante, nous pour­rions conti­nuer à exploi­ter la croûte ter­restre à des concen­tra­tions tou­jours plus faibles.

Mais nous fai­sons face à ces deux pro­blèmes au même moment, et ils se ren­forcent mutuel­le­ment : plus d’énergie néces­saire pour extraire et raf­fi­ner les métaux, plus de métaux pour pro­duire une éner­gie moins accessible.

L’économie circulaire est une gentille utopie

Les res­sources métal­liques, une fois extraites, ne dis­pa­raissent pas. L’économie cir­cu­laire, basée en par­ti­cu­lier sur l’éco-conception et le recy­clage, devrait donc être une réponse logique à la pénu­rie métal­lique. Mais celle-ci ne pour­ra fonc­tion­ner que très par­tiel­le­ment si l’on ne change pas radi­ca­le­ment notre façon de pro­duire et de consommer.

Natu­rel­le­ment on peut et il faut recy­cler plus qu’aujourd’hui, et les taux de recy­clage actuels sont sou­vent si bas que les marges de pro­gres­sion sont énormes. Mais on ne peut jamais atteindre 100% et recy­cler « à l’infini », quand bien même on récu­pé­re­rait toute la res­source dis­po­nible et on la trai­te­rait tou­jours dans les usines les plus modernes, avec les pro­cé­dés les mieux maî­tri­sés (on en est très loin).

D’abord parce qu’il faut pou­voir récu­pé­rer phy­si­que­ment la res­source pour la recy­cler, ce qui est impos­sible dans le cas des usages dis­per­sifs ou dis­si­pa­tifs. Les métaux sont cou­ram­ment uti­li­sés comme pro­duits chi­miques, addi­tifs, dans les verres, les plas­tiques, les encres, les pein­tures, les cos­mé­tiques, les fon­gi­cides, les lubri­fiants et bien d’autres pro­duits indus­triels ou de la vie cou­rante (envi­ron 5% du zinc, 10 à 15% du man­ga­nèse, du plomb et de l’étain, 15 à 20% du cobalt et du cad­mium, et, cas extrême, 95% du titane dont le dioxyde sert de colo­rant blanc universel).

Ensuite parce qu’il est dif­fi­cile de recy­cler cor­rec­te­ment. Nous conce­vons des pro­duits d’une diver­si­té et d’une com­plexi­té inouïes, à base de com­po­sites, d’alliages, de com­po­sants de plus en plus minia­tu­ri­sés et inté­grés… mais notre capa­ci­té, tech­no­lo­gique ou éco­no­mique, à repé­rer les dif­fé­rents métaux ou à les sépa­rer, est limitée.

Les métaux non fer­reux conte­nues dans les aciers alliés issus de pre­mière fonte sont fer­raillés de manière indif­fé­ren­ciée et finissent dans des usages moins nobles comme les ronds à béton du bâti­ment. Ils ont bien été recy­clés, mais sont per­dus fonc­tion­nel­le­ment, les géné­ra­tions futures n’y auront plus accès, ils sont « dilués ». Il y a dégra­da­tion de l’usage de la matière : le métal « noble » finit dans un acier bas de gamme, comme la bou­teille plas­tique finit en chaise de jardin.

La vraie voiture propre, c’est le vélo !

La voi­ture propre est ain­si une expres­sion absurde, quand bien même les voi­tures fonc­tion­ne­raient avec une éner­gie « 100% propre » ou « zéro émis­sion ». Sans remise en ques­tion pro­fonde de la concep­tion, il y aura tou­jours des usages dis­per­sifs (divers métaux dans la pein­ture, étain dans le PVC, zinc et cobalt dans les pneus, pla­tine reje­té par le pot cata­ly­tique…), une car­ros­se­rie, des élé­ments métal­liques et de l’électronique de bord qui seront mal recy­clés… La vraie voi­ture propre, ou presque, c’est le vélo !

Perte entro­pique ou par dis­per­sion (à la source ou à l’usage), perte « méca­nique » (par aban­don dans la nature, mise en décharge ou inci­né­ra­tion), perte fonc­tion­nelle (par recy­clage inef­fi­cace) : le recy­clage n’est pas un cercle mais un boyau per­cé, et à chaque cycle de pro­duc­tion-usage-consom­ma­tion, on perd de manière défi­ni­tive une par­tie des res­sources. On peut tou­jours pro­gres­ser. Mais sans revoir dras­ti­que­ment notre manière d’agir, les taux res­te­ront déses­pé­ré­ment bas pour de nom­breux petits métaux high tech et autres terres rares (pour la plu­part, moins de 1% aujourd’hui), tan­dis que pour les grands métaux nous pla­fon­ne­rons à un taux typique de 50 à 80% qui res­te­ra très insuffisant.

La croissance « verte » sera mortifère

La crois­sance « verte » se base, en tout cas dans son accep­tion actuelle, sur le tout-tech­no­lo­gique. Elle ne fera alors qu’aggraver les phé­no­mènes que nous venons de décrire, qu’emballer le sys­tème, car ces inno­va­tions « vertes » sont en géné­ral basées sur des métaux moins répan­dus, aggravent la com­plexi­té des pro­duits, font appel à des com­po­sants high tech plus durs à recy­cler. Ain­si du der­nier cri des éner­gies renou­ve­lables, des bâti­ments « intel­li­gents », des voi­tures élec­triques, hybrides ou hydrogène…

Le déploie­ment suf­fi­sam­ment mas­sif d’énergies renou­ve­lables décen­tra­li­sées, d’un inter­net de l’énergie, est irréa­liste. Si la méta­phore fleure bon l’économie « déma­té­ria­li­sée », c’est oublier un peu vite qu’on ne trans­porte pas les élec­trons comme les pho­tons, et qu’on ne stocke pas l’énergie aus­si aisé­ment que des octets. Pour pro­duire, sto­cker, trans­por­ter l’électricité, même « verte », il faut quan­ti­té de métaux. Et il n’y a pas de loi de Moore (pos­tu­lant le dou­ble­ment de la den­si­té des tran­sis­tors tous les deux ans envi­ron) dans le monde phy­sique de l’énergie.

Mais une lutte tech­no­lo­gique contre le chan­ge­ment cli­ma­tique sera aus­si désespérée.

Ain­si dans les voi­tures, où le besoin de main­te­nir le confort, la per­for­mance et la sécu­ri­té néces­site des aciers alliés tou­jours plus pré­cis pour gagner un peu de poids et réduire les émis­sions de CO2. Alors qu’il fau­drait limi­ter la vitesse et bri­der la puis­sance des moteurs, pour pou­voir dans la fou­lée réduire le poids et gagner en consom­ma­tion. La voi­ture à un litre aux cent kilo­mètres est à por­tée de main ! Il suf­fit qu’elle fasse 300 ou 400 kg, et ne dépasse pas les 80 km/h.

Ain­si dans les bâti­ments, où le niveau de confort tou­jours plus exi­geant néces­site l’emploi de maté­riaux rares (verres fai­ble­ment émis­sifs) et une élec­tro­ni­ci­sa­tion géné­ra­li­sée pour opti­mi­ser la consom­ma­tion (ges­tion tech­nique du bâti­ment, cap­teurs, moteurs et auto­ma­tismes, ven­ti­la­tion méca­nique contrôlée).

Avec la crois­sance « verte », nous aime­rions appuyer timi­de­ment sur le frein tout en res­tant pied au plan­cher : plus que jamais, notre éco­no­mie favo­rise le jetable, l’obsolescence, l’accélération, le rem­pla­ce­ment des métiers de ser­vice par des machines bour­rées d’électronique, en atten­dant les drones et les robots. Ce qui nous attend à court terme, c’est une accé­lé­ra­tion dévas­ta­trice et mor­ti­fère, de la ponc­tion de res­sources, de la consom­ma­tion élec­trique, de la pro­duc­tion de déchets ingé­rables, avec le déploie­ment géné­ra­li­sé des nano­tech­no­lo­gies, des big data, des objets connec­tés. Le sac­cage de la pla­nète ne fait que commencer.

La solution climatique passera par les low tech

Il nous faut prendre la vraie mesure de la tran­si­tion néces­saire et admettre qu’il n’y aura pas de sor­tie par le haut à base d’innovation tech­no­lo­gique – ou qu’elle est en tout cas si impro­bable, qu’il serait périlleux de tout miser des­sus. On ne peut se conten­ter des busi­ness models émer­gents, à base d’économie de par­tage ou de la fonc­tion­na­li­té, peut-être for­mi­dables mais ni géné­ra­li­sables, ni suffisants.

Nous devrons décroître, en valeur abso­lue, la quan­ti­té d’énergie et de matières consom­mées. Il faut tra­vailler sur la baisse de la demande, non sur le rem­pla­ce­ment de l’offre, tout en conser­vant un niveau de « confort » acceptable.

C’est toute l’idée des low tech, les « basses tech­no­lo­gies », par oppo­si­tion aux high tech qui nous envoient dans le mur, puisqu’elles sont plus consom­ma­trices de res­sources rares et nous éloignent des pos­si­bi­li­tés d’un recy­clage effi­cace et d’une éco­no­mie cir­cu­laire. Pro­mou­voir les low tech est avant tout une démarche, ni obs­cu­ran­tiste, ni for­cé­ment oppo­sée à l’innovation ou au « pro­grès », mais orien­tée vers l’économie de res­sources, et qui consiste à se poser trois questions.

Pour­quoi pro­duit-on ? Il s’agit d’abord de ques­tion­ner intel­li­gem­ment nos besoins, de réduire à la source, autant que pos­sible, le pré­lè­ve­ment de res­sources et la pol­lu­tion engen­drée. C’est un exer­cice déli­cat car les besoins humains – nour­ris par la riva­li­té mimé­tique – étant a prio­ri exten­sibles à l’infini, il est impos­sible de décré­ter « scien­ti­fi­que­ment » la fron­tière entre besoins fon­da­men­taux et « super­flus », qui fait aus­si le sel de la vie. D’autant plus déli­cat qu’il serait pré­fé­rable de mener cet exer­cice démo­cra­ti­que­ment, tant qu’à faire.

Il y a toute une gamme d’actions ima­gi­nables, plus ou moins com­pli­quées, plus ou moins acceptables.

Cer­taines devraient logi­que­ment faire consen­sus ou presque, à condi­tion de bien expo­ser les argu­ments (sup­pres­sion de cer­tains objets jetables, des sup­ports publi­ci­taires, de l’eau en bouteille…).

D’autres seront un peu plus dif­fi­ciles à faire pas­ser, mais fran­che­ment nous n’y per­drions qua­si­ment pas de « confort » (retour de la consigne, réuti­li­sa­tion des objets, com­pos­tage des déchets, limite de vitesse des véhicules…).

D’autres enfin pro­mettent quelques débats hou­leux (réduc­tion dras­tique de la voi­ture au pro­fit du vélo, adap­ta­tion des tem­pé­ra­tures dans les bâti­ments, urba­nisme revi­si­té pour inver­ser la ten­dance à l’hypermobilité…).

Qui est liberticide ?

Liber­ti­cide ? Cer­tai­ne­ment, mais nos socié­tés sont déjà liber­ti­cides. Il existe bien une limite, de puis­sance, de poids, fixée par la puis­sance publique, pour l’immatriculation des véhi­cules. Pour­quoi ne pour­rait-elle pas évo­luer ? Un des prin­cipes fon­da­men­taux en socié­té est qu’il est pré­fé­rable que la liber­té des uns s’arrête là où com­mence celle des autres. Puisque nous n’avons qu’une pla­nète et que notre consom­ma­tion dis­pen­dieuse met en dan­ger les condi­tions même de la vie humaine – et de bien d’autres espèces – sur Terre, qui est liber­ti­cide ? Le conduc­teur de 4×4, l’utilisateur de jet pri­vé, le pro­prié­taire de yacht, ou celui qui pro­pose d’interdire ces engins de mort différée ?

Que pro­duit-on ? Il faut ensuite aug­men­ter consi­dé­ra­ble­ment la durée de vie des pro­duits, ban­nir la plu­part des pro­duits jetables ou dis­per­sifs, s’ils ne sont pas entiè­re­ment à base de res­sources renou­ve­lables et non pol­luantes, repen­ser en pro­fon­deur la concep­tion des objets : répa­rables, réuti­li­sables, faciles à iden­ti­fier et déman­te­ler , recy­clables en fin de vie sans perte, uti­li­sant le moins pos­sible les res­sources rares et irrem­pla­çables, conte­nant le moins d’électronique pos­sible, quitte à revoir notre « cahier des charges », accep­ter le vieillis­se­ment ou la réuti­li­sa­tion de l’existant, une esthé­tique moindre pour les objets fonc­tion­nels, par­fois une moindre per­for­mance ou une perte de ren­de­ment… en gros, le mou­lin à café et la cafe­tière ita­lienne de grand-mère, plu­tôt que la machine à expres­so der­nier cri. Dans le domaine éner­gé­tique, cela pour­rait prendre la forme de la micro et mini hydrau­lique, de petites éoliennes « de vil­lage » inter­mit­tentes, de solaire ther­mique pour les besoins sani­taires et la cuis­son, de pompes à cha­leur, de biomasse…

Com­ment pro­duit-on ? Il y a enfin une réflexion à mener sur nos modes de pro­duc­tion. Doit-on pour­suivre la course à la pro­duc­ti­vi­té et à l’effet d’échelle dans des giga-usines, ou faut-il mieux des ate­liers et des entre­prises à taille humaine ? Ne doit-on pas revoir la place de l’humain, le degré de méca­ni­sa­tion et de robo­ti­sa­tion, la manière dont nous arbi­trons aujourd’hui entre main‑d’œuvre et ressources/énergie ? Notre rap­port au tra­vail (meilleur par­tage entre tous, inté­rêt d’une spé­cia­li­sa­tion outran­cière, répar­ti­tion du temps entre tra­vail sala­rié et acti­vi­tés domes­tiques, etc.) ?

Et puis il y a la ques­tion aigüe de la ter­ri­to­ria­li­sa­tion de la pro­duc­tion. Après des décen­nies de mon­dia­li­sa­tion faci­li­tée par un coût du pétrole suf­fi­sam­ment bas et le trans­port par conte­neurs, le sys­tème est deve­nu absurde.

À l’heure des futures per­tur­ba­tions, des ten­sions sociales ou inter­na­tio­nales, des risques géo­po­li­tiques à venir, que le chan­ge­ment cli­ma­tique ou les pénu­ries de res­sources risquent d’engendrer, sans par­ler des scan­dales sani­taires pos­sibles, un sys­tème basé sur une Chine « usine du monde » est-il vrai­ment résilient ?

Un projet de société

Pour réus­sir une telle évo­lu­tion, indis­pen­sable mais tel­le­ment à contre-cou­rant, il fau­dra résoudre de nom­breuses ques­tions, à com­men­cer par celle de l’emploi. « La crois­sance, c’est l’emploi » a tel­le­ment été mar­te­lé qu’il est dif­fi­cile de par­ler de sobrié­té sans faire peur.

Mal­gré l’évidence des urgences envi­ron­ne­men­tales, toute radi­ca­li­té éco­lo­gique, toute évo­lu­tion régle­men­taire ou fis­cale d’envergure, même pro­gres­sive, toute réflexion de fond même, est inter­dite par la ter­reur – légi­time – de détruire des emplois. Une fois acté le fait que la crois­sance ne revien­dra pas (on y vient dou­ce­ment), et tant mieux compte tenu de ses effets envi­ron­ne­men­taux, il fau­dra se convaincre que le plein-emploi, ou la pleine acti­vi­té, est par­fai­te­ment attei­gnable dans un monde post-crois­sance éco­nome en ressources.

Il fau­dra aus­si se poser la ques­tion de l’échelle ter­ri­to­riale à laquelle mener cette tran­si­tion, entre une gou­ver­nance mon­diale, impos­sible dans les délais impar­tis, et des expé­riences locales indi­vi­duelles et col­lec­tives, for­mi­dables mais insuf­fi­santes. Même enchâs­sé dans le sys­tème d’échanges mon­dial, un pays ou un petit groupe de pays pour­rait prendre les devants, et, pro­té­gé par des mesures doua­nières bien réflé­chies, amor­cer un réel mou­ve­ment, por­teur d’espoir et de radicalité.

Compte-tenu des forces en pré­sence, il y a bien sûr une part uto­pique dans un tel pro­jet de socié­té. Mais n’oublions pas que le scé­na­rio de sta­tu quo est pro­ba­ble­ment encore plus irréa­liste, avec des pro­messes de bon­heur tech­no­lo­gique qui ne seront pas tenues et un monde qui s’enfoncera dans une crise sans fin, sans par­ler des risques de sou­bre­sauts poli­tiques liés aux frus­tra­tions tou­jours plus grandes. Pour­quoi ne pas ten­ter une autre route ? Nous avons lar­ge­ment les moyens, tech­niques, orga­ni­sa­tion­nels, finan­ciers, socié­taux et cultu­rels pour mener une telle tran­si­tion. A condi­tion de le vouloir.

Phi­lippe Bihouix
Ingé­nieur, spé­cia­liste de la fini­tude des res­sources minières
et de son étroite inter­ac­tion avec la ques­tion énergétique.

(58mn) Une confé­rence de Phi­lippe Bihouix, ingé­nieur, spé­cia­liste de la fini­tude des res­sources minières et de son étroite inter­ac­tion avec la ques­tion éner­gé­tique. Auteur de L’Âge des low tech, vers une civi­li­sa­tion tech­ni­que­ment sou­te­nable, éd. du Seuil, coll. Anthro­po­cène, 2014. Toutes les solu­tions tech­no­lo­giques exis­te­raient pour une alter­na­tive éner­gé­tique aux éner­gies fos­siles. Mais c’est oublier que inno­va­tions telles que les nano et bio­tech­no­lo­gies, l’informatique et les réseaux intel­li­gents, les éoliennes indus­trielles et les pan­neaux pho­to­vol­taïques, se révèlent grandes consom­ma­trices d’énergie et de res­sources minières pour leur pro­duc­tion. Le recy­clage des métaux uti­li­sés dans les objets high tech se révèle très dif­fi­cile. Une pro­duc­tion basse tech­no­lo­gie (low tech) serait la seule alter­na­tive sou­te­nable à l’économie high tech.

Une confé­rence du cycle « Moder­ni­té en crise » don­née à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris en mai 2016.

Pour aller plus loin :

https://partage-le.com/2017/07/letrange-logique-derriere-la-quete-denergies-renouvelables-par-nicolas-casaux/

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  1. Ce n’est pas pour défendre Phi­lippe, mais je note que, même si l’au­teur n’in­siste pas sur les pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux des acti­vi­tés minières au début, il en a bien conscience et parle de « Le sac­cage de la pla­nète ne fait que commen­cer. » quand il s’a­git de retom­bées dans les big data, les nano, etc. depuis plu­sieurs années. Même si le sac­cage, à grande échelle, en ques­tion date au moins depuis l’é­po­pée de Gil­ga­mesh pour DGR 🙂 et depuis l’é­ra­di­ca­tion de la méga­faune pour d’autres biologistes/paléotologistes ain­si que la maî­trise du feu il y a 400000 voire même 1.5M années (soit effec­ti­ve­ment peu de temps dans l’his­toire de cette planète).
    J’ai la convic­tion que les impacts sur notre bio­sphère n’é­taient pas le pro­pos prin­ci­pal ici, mais le dis­cours est plus axés sur la démons­tra­tion de l’ab­sur­di­té de notre monde pro­duc­ti­viste et sa fuite en avant tech­no­lo­giques en une fonc­tion inverse : vou­loir tou­jours plus pour avoir tou­jours moins. Si on pou­vait l’é­crire : « dura leges natu­rae, sed leges ». 🙂

  2. Ping : Le Partage
  3. L’éner­gie verte pro­duite ne sup­prime pas de l’éner­gie « noire » mais se rajoute çà elle pour engen­drer plus de com­pé­ti­ti­vi­té, plus consom­ma­tion de res­sources pri­maires. Le capi­ta­lisme vide la pla­nète de ses res­sources et pré­pare une guerre éco­no­mique qui peut dégénérer.
    https://lejustenecessaire.wordpress.com/2019/04/22/resistance/
    Tant que les états cherchent la puis­sance en s’ac­cro­chant à l’é­co­no­mie, la pla­nète et ceux qui l’ha­bitent sont en dan­ger. Il faut démon­ter ce méca­nisme qui remonte à la nuit des temps, quand quelques mil­lions d’hu­mains consom­maient 1000 fois moins et se fai­saient la guerre. Main­te­nant le risque touche des mil­liards d’humains.

  4. « Nous devrons décroître, en valeur abso­lue, la quan­ti­té d’énergie et de matières consom­mées. Il faut tra­vailler sur la baisse de la demande, non sur le rem­pla­ce­ment de l’offre, tout en conser­vant un niveau de « confort » acceptable. »

    Mal­heu­reu­se­ment, le mode de fonc­tion­ne­ment de notre socié­té, le capi­ta­lisme, est basé sur une éco­no­mie de l’offre. On pro­duit mas­si­ve­ment d’a­bord en cher­chant la logique de ratio­na­li­té, en abais­sant le coût de pro­duc­tion, et on force la demande en consé­quence à coup de publi­ci­té, de mar­ke­ting, de lob­bying. Il faut écou­ler les stocks, quitte à les vendre à perte, quitte à les jeter. Per­sonne n’a jamais deman­dé une voi­ture hybride de 2 tonnes qui monte à 200 kmh. Per­sonne n’a jamais deman­dé une machine à café à dosettes jetables condi­tion­nées sous atmo­sphère, alors que du café en grain et un mou­lin coûtent une misère. Per­sonne n’a jamais deman­dé un télé­phone intel­li­gent avec trois appa­reils pho­to et un pro­ces­seur sur­puis­sant minia­tu­ri­sé, qui fonc­tionne 24h/24 et impose des cen­taines de noti­fi­ca­tions par jour. Tout cela nous a été impo­sé, par le « mar­ché », par l’i­ner­tie tech­no­lo­gique et indus­trielle, par les inté­rêts finan­ciers, à l’aide de la pro­pa­gande com­mer­ciale. Cette demande qu’il fau­drait abais­ser n’existe pas. C’est l’offre qu’il faut abais­ser, de force.

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