Nous vivons tous à Bhopal (par David Watson)

(Pho­to de cou­ver­ture : Rag­hu Rai ; des crânes jetés après des recherches à l’hôpital Hami­dia de Bho­pal. Les experts médi­caux pensent que le gaz toxique inha­lé par les habi­tants de Bho­pal a peut-être affec­té leurs cerveaux.)

Le texte sui­vant a ini­tia­le­ment été publié, en anglais, dans la revue d’écologie radi­cale états-unienne Fifth Estate, peu de temps après l’ex­plo­sion chi­mique dévas­ta­trice de Bho­pal, en décembre 1984, qui conti­nue encore à tuer aujourd’­hui. Des enfants naissent défor­més ou morts, la terre est conta­mi­née. Ceux qui ont sur­vé­cu au mas­sacre — les familles de réfu­giés de l’industrie ayant fui le nuage chi­mique — se voient mou­rir len­te­ment de can­cer et d’autres mala­dies liées à la pol­lu­tion ou au stress. Nous en publions une tra­duc­tion aujourd’hui, à la suite de la catas­trophe indus­trielle ayant pris place dans le port de Bey­routh, parce que ce texte est, mani­fes­te­ment, tou­jours d’actualité, et parce que mieux vaut tard que jamais.

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Les cendres des bûchers funé­raires de Bho­pal étaient encore chaudes et les fosses com­munes encore fraîches lorsque les laquais média­tiques du monde de l’En­tre­prise enton­nèrent leurs homé­lies en défense de l’in­dus­tria­lisme et de ses innom­brables hor­reurs. Quelque 3 000 per­sonnes avaient été mas­sa­crées par le nuage de gaz mor­tel et 20 000 res­te­raient han­di­ca­pées à vie. Le gaz toxique avait infec­té une bande de 40 kilo­mètres car­rés où humains et autres ani­maux mou­raient tan­dis qu’il s’é­loi­gnait de l’u­sine d’U­nion Car­bide vers le sud-est. « Nous pen­sions que c’é­tait la peste », décla­ra une vic­time. Il s’agissait, en effet, d’une peste chi­mique, d’un fléau indus­triel. [Ce que l’on constate, plus de 30 ans après Bho­pal, c’est qu’aujourd’hui, il n’est plus vrai­ment besoin pour les thu­ri­fé­raires du Pro­grès (ou de l’industrialisation, ou de la moder­ni­sa­tion, ou du « déve­lop­pe­ment », ou peu importe l’expression employée pour dési­gner l’idée, tou­jours la même), de défendre sa néces­si­té. La néces­si­té et le bien-fon­dé du pro­grès (ou du déve­lop­pe­ment, ou de l’industrialisation ou de la moder­ni­sa­tion) étant d’ores et déjà van­tés par­tout et en per­ma­nence dans la plu­part des médias de masse, son hégé­mo­nie étant désor­mais aus­si bien éta­blie maté­riel­le­ment que spi­ri­tuel­le­ment, une catas­trophe telle que celle de Bey­routh n’est pas pour remettre grand-chose en ques­tion. Du moins, rien de fon­da­men­tal. NdT] 

L’appareil de pro­pa­gande à pro­mou­voir le Pro­grès, l’Histoire et « notre mode de vie moderne » nous ras­su­rait : il ne s’agissait que d’un « acci­dent », certes ter­rible et mal­heu­reux. Ledit Pro­grès, ou mode de vie moderne, avait, bien enten­du, un coût, un prix — cer­tains risques sont néces­saires afin d’assurer un « niveau de vie plus éle­vé », une « vie meilleure ».

Le Wall Street Jour­nal, tri­bune de la bour­geoi­sie, nous infor­ma : « Il est utile de rap­pe­ler que l’u­sine d’in­sec­ti­cides d’Union Car­bide et les gens qui se trou­vaient autour se trou­vaient à cet endroit pré­cis pour des rai­sons impé­rieuses. Si l’‘agriculture indienne a pros­pé­ré, appor­tant une vie meilleure à des mil­lions de ruraux, c’est en par­tie grâce à l’u­ti­li­sa­tion de la tech­no­lo­gie agri­cole moderne qui com­prend l’utilisation d’insecticides ». L’essentiel, selon ce ser­mon, c’é­tait l’admission indis­pu­table du fait que les Indiens, comme tous les humains, « ont besoin de tech­no­lo­gie. Les scènes de pri­va­tion humaine, à Cal­cut­ta, peuvent être oubliées aus­si vite que le pays importe les béné­fices de la révo­lu­tion indus­trielle et de l’é­co­no­mie de mar­ché occi­den­tales ». Ain­si, mal­gré les dan­gers encou­rus, « les béné­fices l’emportent sur les coûts ». (13/12/84)

[À pro­pos de la catas­trophe de Bey­routh, le quo­ti­dien fran­çais L’Union nous rap­porte, le plus nor­ma­le­ment du monde : « Cette tra­gé­die n’est pas la pre­mière et sans doute pas la der­nière, tant, d’un conti­nent à l’autre, la vie éco­no­mique repose aus­si sur une indus­trie chi­mique sen­sible et néces­saire aux pro­duc­tions agri­coles ». NdT] 

Le Jour­nal voyait cer­tai­ne­ment juste sur un point — les rai­sons de la pré­sence de l’u­sine et des gens qui se trou­vaient aux alen­tours étaient cer­tai­ne­ment impé­rieuses : les rela­tions capi­ta­lis­tiques du mar­ché et l’in­va­sion tech­no­lo­gique sont aus­si impé­rieuses qu’un oura­gan pour les petites com­mu­nau­tés dont ces per­sonnes ont été déra­ci­nées. Il omet cepen­dant oppor­tu­né­ment de rap­pe­ler que les États comme l’Inde n’im­portent pas les bien­faits du capi­ta­lisme indus­triel ; ces bien­faits sont expor­tés sous la forme de rem­bour­se­ments de prêts qui rem­plissent les coffres des ban­quiers et des vam­pires d’entreprise qui lisent le Wall Street Jour­nal pour suivre leurs inves­tis­se­ments. Les Indiens ne font que prendre les risques et payer les coûts ; en réa­li­té, pour eux, comme pour tous les dépos­sé­dés vivant dans les bidon­villes du tiers monde, il n’y a pas de risques, seule­ment une cer­taine faim et une cer­taine mala­die, seule­ment la répres­sion, les esca­drons de la mort lorsqu’ils osent dénon­cer le sta­tu quo.

La révolution verte est un cauchemar

D’ailleurs, la misère, à Cal­cut­ta, est le résul­tat de l’in­dus­tria­li­sa­tion du « tiers monde » et de la soi-disant « révo­lu­tion verte » indus­trielle agri­cole. Cette « révo­lu­tion verte », qui devait révo­lu­tion­ner l’a­gri­cul­ture des pays « arrié­rés » et pro­duire de meilleurs ren­de­ments, ne fut un miracle que pour les banques, les entre­prises et les dic­ta­tures mili­taires qui les défendent. L’af­flux d’en­grais chi­miques, de tech­no­lo­gies, d’in­sec­ti­cides et d’une admi­nis­tra­tion bureau­cra­tique anéan­tit des éco­no­mies rurales mil­lé­naires fon­dées sur l’a­gri­cul­ture de sub­sis­tance, créant une classe d’a­gri­cul­teurs dépen­dant des tech­no­lo­gies occi­den­tales pour leurs cultures d’exportation, comme le café, le coton et le blé. La grande majo­ri­té des com­mu­nau­tés agri­coles furent ain­si détruites par la concur­rence du mar­ché capi­ta­liste, et leurs habi­tants chan­gés en réfu­giés dans des villes en expan­sion. Ces vic­times, qui rap­pellent la pay­san­ne­rie détruite par la Révo­lu­tion indus­trielle euro­péenne plu­sieurs siècles aupa­ra­vant, rejoi­gnirent la sous-classe des habi­tants des bidon­villes sans emploi ou sous-employés qui cherchent à sur­vivre aux marges de la civi­li­sa­tion, ou devinrent la chair à canon des Bho­pals, Sao Pau­los et Dja­kar­tas d’un monde en voie d’in­dus­tria­li­sa­tion — pro­ces­sus d’in­dus­tria­li­sa­tion dont le coût est tou­jours le pillage de la nature et la des­truc­tion des com­mu­nau­tés humaines rurales autonomes.

Dans cer­tains cas, la pro­duc­tion ali­men­taire aug­men­ta, bien enten­du, mais il ne s’agit que d’une mesure quan­ti­ta­tive — cer­tains ali­ments dis­pa­rurent, tan­dis que d’autres sont désor­mais pro­duits toute l’an­née, même pour l’ex­por­ta­tion. La sub­sis­tance fut détruite. Non seule­ment le pay­sage rural souf­frit des consé­quences de la pro­duc­tion agri­cole inces­sante et de l’u­ti­li­sa­tion de pro­duits chi­miques, mais les masses — les tra­vailleurs de la terre et les habi­tants des innom­brables tau­dis qui poussent autour des usines — furent de plus en plus affa­mées dans un cercle vicieux d’ex­ploi­ta­tion, tan­dis que le blé est absur­de­ment exploi­té pour ache­ter des mar­chan­dises et des armes.

La sub­sis­tance est aus­si une culture, un art de vivre. Détruire la sub­sis­tance, c’est détruire cet art de vivre. C’est pré­ci­pi­ter les gens dans le laby­rinthe tech­no­lo­gique. L’i­déo­lo­gie du pro­grès, plus que jamais célé­brée par ceux qui ont quelque chose à cacher, afin de dis­si­mu­ler les pillages et les des­truc­tions attei­gnant des niveaux jamais vus aupa­ra­vant, est au fon­de­ment de tous ces développements.

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La science aide à construire une nou­velle Inde — Des bœufs tra­vaillant les champs… le Gange éter­nel…  des élé­phants peints en parade. Aujourd’hui, ces sym­boles de l’Inde ancienne existent en paral­lèle d’une nou­velle vision — l’industrie moderne. L’Inde a entre­pris d’audacieux pro­jets pour construire son éco­no­mie et garan­tir un futur meilleur à ses plus de 400 mil­lions d’habitants. Mais l’Inde a besoin du savoir tech­nique du monde occi­den­tal. En tra­vaillant avec des ingé­nieurs indiens, par exemple, Union Car­bide a récem­ment uti­li­sé ses vastes res­sources scien­ti­fiques afin d’aider à la construc­tion d’une usine majeure de pro­duc­tion de pro­duits chi­miques et de plas­tiques près de Bom­bay. Dans tout le monde libre, Union Car­bide s’engage acti­ve­ment dans la construc­tion d’usines de pro­duc­tion de pro­duits chi­miques, de plas­tiques, de car­bone, de gaz et de métaux. Les employés d’Union Car­bide appré­cient l’opportunité d’utiliser leurs com­pé­tences et leurs connais­sances en par­te­na­riat avec les citoyens de nom­breux pays.

L’industrialisation du tiers monde

L’in­dus­tria­li­sa­tion du « tiers monde » n’est pas une nou­veau­té. Pour les entre­prises du capi­ta­lisme, les pays colo­ni­sés consti­tuent à la fois des décharges, des stocks de res­sources et des réser­voirs de main-d’œuvre bon mar­ché. Les tech­no­lo­gies obso­lètes y sont expé­diées en même temps que la pro­duc­tion de pro­duits chi­miques, de médi­ca­ments et d’autres pro­duits désor­mais inter­dits dans le monde déjà « déve­lop­pé ». La force de tra­vail y est peu chère, il y a peu ou pas de normes de sécu­ri­té, les coûts sont réduits. La for­mule du rap­port coût-béné­fice tient tou­jours : les coûts sont sim­ple­ment sup­por­tés par d’autres, les vic­times de Union Car­bide, Dow et Stan­dard Oil.

Les pro­duits chi­miques jugés dan­ge­reux et inter­dits en Europe et aux États-Unis sont fabri­qués à l’é­tran­ger — le DDT est un exemple bien connu, mais nom­breux sont les pro­duits de ce genre, comme le pes­ti­cide non homo­lo­gué Lep­to­phos expor­té par la socié­té Vel­si­col en Égypte, qui tua et bles­sa de nom­breux agri­cul­teurs égyp­tiens au milieu des années 1970. D’autres pro­duits sont encore plus sim­ple­ment déver­sés sur les mar­chés du tiers monde, comme le blé conta­mi­né au mer­cure, en pro­ve­nance des USA, qui cau­sa la mort de pas moins de 5 000 Ira­kiens en 1972. Autre exemple : la conta­mi­na­tion gra­tuite du lac Mana­gua, au Nica­ra­gua, par une usine de chlore et de soude caus­tique appar­te­nant à la Penn­walt Cor­po­ra­tion et à d’autres inves­tis­seurs, qui pro­vo­qua une impor­tante épi­dé­mie d’empoisonnement au mer­cure au tra­vers d’une source pri­maire de pois­son pour les habi­tants de Managua.

L’u­sine d’U­nion Car­bide à Bho­pal ne répon­dait même pas aux normes de sécu­ri­té amé­ri­caines selon leur propre ins­pec­teur de sécu­ri­té. Un expert des Nations unies sur le com­por­te­ment des entre­prises inter­na­tio­nales décla­ra au New York Times : « De nom­breux cri­tères cru­ciaux pour garan­tir une sécu­ri­té indus­trielle adé­quate ne sont pas rem­plis » dans tout le tiers monde. « Union Car­bide ne dif­fère pas de nombre d’entreprises chi­miques à cet égard ». Selon le Times : « Dans une usine de bat­te­ries d’U­nion Car­bide à Jakar­ta, en Indo­né­sie, plus de la moi­tié des tra­vailleurs ont subi des lésions rénales suite à une expo­si­tion au mer­cure. Dans une usine d’a­miante-ciment appar­te­nant à la Man­ville Cor­po­ra­tion, à 300 kilo­mètres à l’ouest de Bho­pal, en 1981, les tra­vailleurs étaient régu­liè­re­ment recou­verts de pous­sière d’a­miante, une pra­tique qui ne serait jamais tolé­rée ici ». (12/9/84)

Quelque 22 500 per­sonnes sont tuées chaque année par l’ex­po­si­tion aux insec­ti­cides, dont un pour­cen­tage beau­coup plus éle­vé dans le tiers monde que l’utilisation de ces pro­duits chi­miques ne le laisse sup­po­ser. De nom­breux experts dénoncent l’ab­sence de « culture indus­trielle » dans les pays « sous-déve­lop­pés » comme un fac­teur majeur d’ac­ci­dents et de conta­mi­na­tion. Mais là où une « culture indus­trielle » pros­père, la situa­tion est-elle vrai­ment meilleure ?

Culture industrielle et fléau industriel

Dans les pays indus­tria­li­sés, il exis­te­rait une « culture indus­trielle » (et, en termes de culture, c’est à peu près tout). Pour autant, les catas­trophes y sont-elles inexis­tantes, ain­si que les affir­ma­tions de ces experts vou­draient nous le faire croire ?

Un autre évé­ne­ment aux pro­por­tions aus­si gigan­tesques que celui de Bho­pal sug­gère le contraire — en l’occurrence, la pol­lu­tion indus­trielle tua quelque 4 000 per­sonnes dans un grand centre de popu­la­tion. C’é­tait à Londres, en 1952, lorsque plu­sieurs jours de pol­lu­tion « nor­male » se sui­virent, accu­mu­lant des sub­stances toxiques dans un air stag­nant pour, en fin de compte, tuer et bles­ser des mil­liers de Britanniques.

Et puis, il y a des catas­trophes plus proches de nous ou de notre mémoire, par exemple le Love Canal (qui conti­nue de s’é­cou­ler dans les réseaux d’eau des Grands Lacs), ou les conta­mi­na­tions mas­sives à la dioxine à Seve­so, en Ita­lie, et à Times Creek, dans le Mis­sou­ri, où des mil­liers d’ha­bi­tants durent être défi­ni­ti­ve­ment éva­cués [et l’usine AZF en France, etc., NdT]. Et puis il y a la décharge de Ber­lin et Far­ro à Swart Creek, dans le Michi­gan, où s’é­taient accu­mu­lés du C‑56 (un sous-pro­duit des pes­ti­cides célèbres du Love Canal), de l’a­cide chlor­hy­drique et du cya­nure pro­ve­nant des usines de Flint. « Ils pensent que nous ne sommes pas des scien­ti­fiques, que nous ne sommes même pas édu­qués », décla­ra un résident enra­gé, « mais tous ceux qui ont été au lycée savent c’est en mélan­geant du cya­nure et de l’a­cide chlor­hy­drique qu’ils ont tué des gens dans les camps de concentration ».

Une image puis­sante : la civi­li­sa­tion indus­trielle comme un vaste camp d’ex­ter­mi­na­tion puant. Nous vivons tous à Bho­pal, cer­tains plus près des chambres à gaz et des fosses com­munes, mais tous assez près pour être vic­times, pour en souf­frir les effets. Et Union Car­bide n’est évi­dem­ment pas un acci­dent — les poi­sons qu’elle pro­duit sont éva­cués dans l’air et dans l’eau, déver­sés dans les rivières, les étangs et les ruis­seaux, ingé­rés par les ani­maux qu’on retrouve au mar­ché (des vaches folles dans un monde fou), pul­vé­ri­sés sur les pelouses et les routes, vapo­ri­sés sur les cultures vivrières, tous les jours, par­tout. Le résul­tat n’est peut-être pas aus­si dra­ma­tique que Bho­pal (qui en vient presque à ser­vir de diver­sion, de machine de dis­sua­sion pour nous détour­ner de la réa­li­té omni­pré­sente que Bho­pal repré­sente réel­le­ment), mais il est mor­tel. Lors­qu’ABC News deman­da à Jason Epstein, pro­fes­seur de san­té publique à l’u­ni­ver­si­té de Chi­ca­go et auteur du livre The Poli­tics of Can­cer (« La poli­tique du can­cer »), s’il pen­sait qu’une catas­trophe de type Bho­pal pou­vait se pro­duire aux États-Unis, il répon­dit : « Je pense que ce que nous voyons en Amé­rique est beau­coup plus lent — pas de fuites acci­den­telles aus­si impor­tantes avec pour résul­tat un excès de can­cers ou d’a­no­ma­lies de la reproduction ».

[Ain­si que Ber­nard Char­bon­neau le sou­li­gnait dans son livre Le Chan­ge­ment, les catas­trophes spec­ta­cu­laires sont sou­vent moins dom­ma­geables et donc moins graves que les catas­trophes qui ne le sont pas, qui sont moins visibles, voire qua­si­ment invi­sibles, donc plus insidieuses :

« Le chan­ge­ment nous échappe aus­si parce qu’il est à la fois spec­ta­cu­laire et quo­ti­dien. L’homme a débar­qué sur la Lune, mais sur terre, nous y sommes. La bombe A a explo­sé, mais silen­cieu­se­ment chaque jour les déchets s’accumulent. L’ex-Amoco Cadix a englué l’Armor, mais un par un les ruis­seaux sont trans­for­més en égouts par l’azote et le reca­li­brage. Méfions-nous de la catas­trophe spec­ta­cu­laire qui s’inscrit dans l’actualité, la pire est invi­sible. Le véri­table coût est cumu­la­tif, goutte à goutte, seconde après seconde s’accumule un Océan qui crè­ve­ra sur nos têtes. Quand la vraie catas­trophe aura lieu, il sera trop tard. Ne comp­tons pas trop sur la péda­go­gie de celles qui impo­se­raient l’obligation de maî­tri­ser le chan­ge­ment. Sauf prise de conscience il n’y en aura qu’une : la dernière.

Que l’on com­prenne, le plus grave n’est pas ce que nous savons, mais ce que nous igno­rons. Nous sommes à peu près au clair sur les risques du nucléaire ou des « pluies acides » dues aux gaz des usines et des autos. Et avec plus ou moins de retard nous pou­vons espé­rer que la Science et la Tech­nique répa­re­ront leurs propres dégâts. Mais à plus long terme quels seront les effets d’une pol­lu­tion accu­mu­lée des mers et des océans ? Qu’en sera-t-il d’une modi­fi­ca­tion de la couche d’ozone ? Les spé­cia­listes en dis­cutent et ne sont pas d’accord sur les causes et les risques pour l’atmosphère et la vie. Mais nous pou­vons être sûrs d’une chose, c’est que nous n’en savons rien ; et qu’il est fou de conti­nuer à fon­cer ain­si dans le noir. Les maux infi­nis dont le chan­ge­ment aveugle nous menace ne se limitent pas à tel ou tel effet repé­rable par la Science et remé­diable par la loi à force d’argent et de contraintes, leur cause pre­mière est dans cette apti­tude à déchaî­ner la cause sans se sou­cier de ses effets. Et le remède n’est pas dans tel ou tel gad­get tech­nos­cien­ti­fique, mais dans la volon­té de réflé­chir avant d’agir. Une conver­sion, aux deux sens du terme, qui refuse l’imprévisible par amour de la terre, de l’homme et de sa liber­té. » NdT] 

En réa­li­té, les mal­for­ma­tions congé­ni­tales ont dou­blé au cours des 25 der­nières années. Et le can­cer est en aug­men­ta­tion [en ce qui concerne le can­cer en France, vous pou­vez consul­ter ce récent article de Célia Izoard publié sur le site de la revue Ter­restres, inti­tu­lé « Can­cer : l’art de ne pas regar­der une épi­dé­mie », ou bien le livre La socié­té can­cé­ri­gène : lutte-t-on vrai­ment contre le can­cer ? d’Ar­mand Far­ra­chi et Gene­viève Bar­bier, dont un extrait est à lire ici, NdT]. Dans une inter­view accor­dée au Guar­dian, le pro­fes­seur David Kotel­chuck de l’université de Hun­ter décri­vit les « cartes de l’at­las du can­cer » publiées en 1975 par le minis­tère de la san­té, de l’é­du­ca­tion et du bien-être. « Mon­trez-moi un point rouge sur ces cartes et je vous mon­tre­rai un centre indus­triel », expli­qua-t-il. « Il n’y a pas de noms de lieux sur les cartes, mais vous pou­vez faci­le­ment repé­rer les concen­tra­tions d’in­dus­tries. Vous voyez, ce n’est pas la Penn­syl­va­nie qui est en rouge, c’est juste Phi­la­del­phie, Erie et Pitts­burg. Regar­dez la Vir­gi­nie occi­den­tale, il n’y a que deux points rouges, la val­lée de Kanaw­ha, où se trouvent neuf usines chi­miques, dont celle d’U­nion Car­bide, et cette par­tie indus­tria­li­sée de l’O­hio. C’est par­tout la même his­toire. » [En ce qui concerne la France, on peut lire cet article inti­tu­lé « Les pauvres sont les pre­mières vic­times de la pol­lu­tion » publié en 2017 sur Repor­terre, NdT]

Il existe 50 000 décharges de déchets toxiques aux États-Unis. L’EPA [le minis­tère de l’environnement U.S., plus ou moins, NdT] admet que 90 % des 40 mil­lions de tonnes de déchets toxiques pro­duits annuel­le­ment par l’in­dus­trie amé­ri­caine (dont 70 % par des entre­prises chi­miques) sont éli­mi­nés « incor­rec­te­ment » (mais qu’est-ce qu’une éli­mi­na­tion « cor­recte » ?!). Ces pro­duits mor­tels de la civi­li­sa­tion indus­trielle — arse­nic, mer­cure, dioxine, cya­nure, et bien d’autres — sont sim­ple­ment déver­sés dans des décharges, « léga­le­ment » et « illé­ga­le­ment », par­tout où l’industrie par­vient à s’en débar­ras­ser. Quelque 66 000 com­po­sés dif­fé­rents sont uti­li­sés dans l’in­dus­trie [bien plus aujourd’hui : Mai 2019 – RTBF : « En novembre 2018, l’Echa, l’Agence euro­péenne des pro­duits chi­miques, avait déjà expli­qué devant des dépu­tés euro­péens que pas moins de 71 % des sub­stances chi­miques fabri­quées en Europe pré­sentent des lacunes en matière de tests ou d’informations sur leur dan­ge­ro­si­té éven­tuelle. Selon l’Agence, la sécu­ri­té de deux tiers des pro­duits chi­miques n’est donc pas garan­tie, per­sonne ne peut dire avec cer­ti­tude si ces pro­duits sont sans dan­ger pour les humains et les ani­maux. Mais ces deux tiers ne sont que des esti­ma­tions, pré­cise Tatia­na San­tos du Bureau euro­péen de l’environnement, car l’Echa ne véri­fie que 5 % des dos­siers. » / Août 2019 — Le Soir : « 99 % des molé­cules des pro­duits chi­miques euro­péens ne sont pas tes­tées. […] Sur 145 297 pro­duits chi­miques réper­to­riés en Europe, seule une cen­taine a été éva­luée quant à leur dan­ge­ro­si­té. » NdT]. Près d’un mil­liard de tonnes de pes­ti­cides et d’her­bi­cides com­pre­nant 225 pro­duits chi­miques dif­fé­rents ont été pro­duits aux États-Unis l’an­née der­nière (1984), et 36 000 tonnes sup­plé­men­taires ont été impor­tées. À peine 2 %, envi­ron, des sub­stances chi­miques ont été tes­tées afin de déter­mi­ner leurs effets secon­daires. On compte 15 000 usines chi­miques aux États-Unis, qui pro­duisent chaque jour des mar­chan­dises mortelles.

Tous les pro­duits chi­miques entas­sés en décharges s’in­filtrent dans les eaux. Quelque trois à quatre mille puits, selon l’a­gence gou­ver­ne­men­tale que l’on consulte, sont conta­mi­nés ou fer­més aux États-Unis. Rien que dans le Michi­gan, 24 sys­tèmes d’eau muni­ci­paux ont été pol­lués, et un mil­lier de sites ont subi un empoi­son­ne­ment majeur. Selon le Detroit Free Press, « le bilan final pour­rait atteindre 10 000 sites » rien que dans le « pays des mer­veilles de l’eau » du Michi­gan (14/4/84).

Ici comme dans le tiers monde, les jus­ti­fi­ca­tions et les dis­si­mu­la­tions se suc­cèdent sans relâche. La dioxine nous en four­nit un exemple ; lors des pro­cé­dures d’enquête sur l’agent orange, il est appa­ru que Dow Che­mi­cal avait men­ti depuis le début sur les effets de la dioxine. Mal­gré les résul­tats d’études sug­gé­rant que la dioxine est « excep­tion­nel­le­ment toxique » et qu’elle pré­sente « un poten­tiel énorme de pro­duc­tion d’acné chlo­rique et de lésions sys­té­ma­tiques », le toxi­co­logue le plus impor­tant de Dow, V.K.Rowe, écri­vit en 1965 : « Nous ne cher­chons en aucune façon à cacher nos pro­blèmes sous un tas de sable. Mais nous ne vou­lons cer­tai­ne­ment pas que se pro­duisent des situa­tions qui feraient que les auto­ri­sa­tions régle­men­taires devien­draient restrictives. »

[Pour un autre exemple signi­fi­ca­tif, il faut voir le film Dark Waters, réa­li­sé par Todd Haynes, avec Mark Ruf­fa­lo, sur le PFOA (can­cé­ri­gène) et le Teflon de l’entreprise de pro­duits chi­miques DuPont, un des plus grands groupes indus­triels du monde en la matière, qui était lié à Dow Che­mi­cal jusqu’en 2019. NdT] 

Aujourd’­hui, le Viet­nam souffre d’une épi­dé­mie de can­cer du foie et d’une mul­ti­tude d’autres can­cers, ain­si que de divers pro­blèmes de san­té cau­sés par l’u­ti­li­sa­tion mas­sive de l’agent orange dans ce pays pen­dant la guerre géno­ci­daire entre­prise par les États-Unis. La dioxine est éga­le­ment pré­sente par­tout dans notre envi­ron­ne­ment, sous la forme de « pluie de dioxine ».

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Lorsque les auto­ri­tés indiennes, de concert avec Union Car­bide, com­men­cèrent à trai­ter les gaz res­tants dans l’u­sine de Bho­pal, des mil­liers d’ha­bi­tants prirent la fuite, mal­gré les ras­su­rances des auto­ri­tés. Le New York Times cita un homme qui décla­ra : « Ils ne croient ni les scien­ti­fiques, ni le gou­ver­ne­ment de l’É­tat, ni per­sonne. Ils veulent seule­ment sau­ver leur vie. »

Le même jour­na­liste écri­vit qu’un homme était allé à la gare avec ses chèvres, « espé­rant qu’il pour­rait les emme­ner avec lui — n’im­porte où, tant que c’est loin de Bho­pal ». (14/12/84) Le même vieil homme cité plus haut affir­ma au jour­na­liste : « Tout le monde est allé au vil­lage ». Le jour­na­liste expli­quait ensuite qu’aller au vil­lage était une expres­sion qui désigne ce que font les Indiens en cas de pro­blèmes. Une stra­té­gie de sur­vie sécu­laire, empreinte de sagesse, grâce à laquelle les petites com­mu­nau­tés par­ve­naient tou­jours à se per­pé­tuer tan­dis que des Empires de bronze, de fer et d’or aux pieds d’ar­gile tom­baient en ruine. Seule­ment, la sub­sis­tance a été anéan­tie, et avec elle, la culture. Que faire quand il n’y a plus de vil­lage où se réfu­gier ? Quand nous vivons tous à Bho­pal, que Bho­pal est par­tout ? Les com­men­taires de deux femmes, l’une réfu­giée de Times Creek, Mis­sou­ri, et l’autre de Bho­pal, me viennent à l’es­prit. La pre­mière femme sou­pi­ra, à pro­pos de son ancienne mai­son : « C’é­tait un endroit agréable, autre­fois. Main­te­nant, nous devons l’en­ter­rer ». L’autre : « La vie ne peut pas reve­nir. Le gou­ver­ne­ment peut-il payer pour les vies ? Pou­vez-vous faire reve­nir ces gens ? »

Les vam­pires d’en­tre­prise sont cou­pables de cupi­di­té, de pillage, de meurtre, d’esclavagisme, d’ex­ter­mi­na­tion et de dévas­ta­tion. Lorsque le moment sera venu pour eux de payer pour leurs crimes contre l’hu­ma­ni­té et le monde natu­rel, nous devrons évi­ter tout sen­ti­men­ta­lisme. Mais nous devrons éga­le­ment regar­der au-delà d’eux, en nous-mêmes : la sub­sis­tance, et avec elle la culture, ont été détruites. Nous devons retrou­ver le che­min qui mène au vil­lage, qui mène hors de la civi­li­sa­tion indus­trielle, hors de ce sys­tème exterminateur.

Les Union Car­bide, les War­ren Ander­son, les « experts opti­mistes » et les pro­pa­gan­distes doivent tous dis­pa­raître, et avec eux les pes­ti­cides, les her­bi­cides, les usines chi­miques et ce mode de vie chi­mique qui n’est rien d’autre qu’une manière de pro­pa­ger la mort. Cet « endroit autre­fois agréable » ne peut être enter­ré, nous n’avons pas d’autre pla­nète ou tout recom­men­cer. Nous devons retrou­ver le che­min du vil­lage ou, comme le disaient les indi­gènes d’A­mé­rique du Nord, « reve­nir à la cou­ver­ture », non pas en essayant de sau­ver la civi­li­sa­tion indus­trielle, qui est condam­née, mais en renou­ve­lant la vie dans ses ruines. En aban­don­nant ce mode de vie moderne, nous n’a­ban­don­nons rien, nous ne sacri­fions rien, nous nous débar­ras­sons d’un ter­rible far­deau. Agis­sons avant qu’il ne soit trop tard.

David Wat­son


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Relec­ture : Lola Bearzatto

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