Les Premiers Agriculteurs (par Helga Vierich)

Tra­duc­tion d’un article écrit par Hel­ga Vie­rich, une anthro­po­logue cana­dienne, publié le 24 sep­tembre 2017 sur son site.


Le déve­lop­pe­ment de la domes­ti­ca­tion des plantes et des ani­maux s’est dérou­lé plu­tôt comme la dis­per­sion aléa­toire des che­vro­tines d’une car­touche de fusil de chasse que comme le lan­ce­ment ciblé d’un missile.

C’est pour­quoi l’avènement de cette domes­ti­ca­tion n’est le résul­tat ni d’une obser­va­tion pers­pi­cace, ni d’une brillante inven­tion. Tous les chas­seurs-cueilleurs savent per­ti­nem­ment que les graines et les tuber­cules pous­se­ront si vous les plan­tez en terre.

Il y a un inté­rêt majeur à dis­tin­guer un sys­tème appa­ren­té au four­ra­geage pro­cu­rant un béné­fice immé­diat et un autre dont le béné­fice sera dif­fé­ré. Cette dis­tinc­tion est tou­te­fois gra­duelle et non une franche oppo­si­tion binaire. Un sur­plus ali­men­taire dépas­sant les seuls besoins quo­ti­diens est fré­quem­ment rame­né au camp par les four­ra­geurs du Kala­ha­ri. C’est géné­ra­le­ment parce qu’ils cueillent et ramassent – déli­bé­ré­ment – suf­fi­sam­ment de nour­ri­ture pour deux jours. Au matin du troi­sième jour, tout ce qui n’a pas été consom­mé ain­si que les bulbes et racines alté­rés les ren­dant impropres à la consom­ma­tion directe sont enter­rés der­rière les huttes. Les femmes plai­santent à ce sujet en le qua­li­fiant d’ « agri­cul­ture » – et effec­ti­ve­ment, lors de périples pour la cueillette, elles feront un détour par les sites de leurs anciens cam­pe­ments pour récol­ter ces plan­ta­tions de racines goû­teuses mises ain­si en culture.

Si de la nour­ri­ture moins péris­sable se trou­vait en excé­dent elle était alors sto­ckée. J’ai vu des gens entre­po­ser des quan­ti­tés de noix sau­vages après une récolte par­ti­cu­liè­re­ment géné­reuse et ils sto­ckaient éga­le­ment de la viande séchée.

Iro­ni­que­ment la séden­ta­ri­té et des sys­tèmes dans les­quels les retours sur inves­tis­se­ments sont par­ti­cu­liè­re­ment longs furent une adap­ta­tion humaine à des condi­tions éco­lo­giques qui étaient carac­té­ri­sées par des apports mas­sifs de nour­ri­ture dense en éner­gie (sau­mons remon­tant les cours d’eau pour aller frayer, céréales sau­vages mûris­sant toutes en même temps une fois dans l’année, migra­tions sai­son­nières mas­sives cana­li­sées le long de par­cours défi­nis res­treints, etc.) sui­vis par une sai­son sèche ou froide syno­nyme de pénu­rie alimentaire.

Le pro­blème com­mun ? Le fran­chis­se­ment de points de bas­cu­le­ment déclen­chant des flux tro­phiques néga­tifs dans l’écosystème envi­ron­nant ! Des espèces sau­vages locales s’adaptent à une intense acti­vi­té humaine de récolte en deve­nant plus amères ou plus dif­fi­ciles à cueillir, pour ce qui est des plantes, ou se font plus rares, plus dan­ge­reuses[1], voire disparaissent.

Les chas­seurs-cueilleurs peuvent l’éviter en res­tant nomades. Mais même séden­ta­ri­sés, tant qu’ils ne se retrouvent pas à court de solu­tions pour dis­per­ser leur excé­dent de popu­la­tion vers de nou­velles implan­ta­tions, ils peuvent concen­trer en prio­ri­té leur atten­tion sur des res­sources qui sont mobiles, comme les migra­tions sai­son­nières des pois­sons en période de frai, ou des trou­peaux emprun­tant des iti­né­raires migra­toires iden­ti­fiés, repous­sant ain­si de plu­sieurs mil­liers d’années les problèmes.

Confron­tés à des res­sources ali­men­taires décrois­santes une fois le point de bas­cu­le­ment fran­chi, les humains réso­lurent ce pro­blème en accrois­sant leur contrôle sur l’écosystème. Ils le firent de deux manières : soit en y intro­dui­sant des semences de varié­tés moins amères pour les culti­ver, soit en réen­se­men­çant – inten­tion­nel­le­ment – les céréales qui étaient deve­nues trop dif­fi­ciles à récolter.

Rap­pe­lez-vous qu’un chan­ge­ment géné­tique s’était opé­ré condui­sant à des grains ne se sépa­rant plus aus­si faci­le­ment du rachis tel que c’était le cas aupa­ra­vant, sim­ple­ment par la manière dont les chas­seurs-cueilleurs récol­taient les céréales sau­vages, en entre­cho­quant les épis fai­sant ain­si tom­ber les grains mûrs direc­te­ment dans un réci­pient. D’ailleurs la dépen­dance envers de telles céréales en tant qu’instauration de flux tro­phiques néga­tifs serait une pre­mière réponse évi­dente condui­sant à l’abandon d’alternatives plus aisées. La plu­part des femmes San que je connais­sais consi­dé­raient la récolte de céréales sau­vages comme une acti­vi­té plu­tôt déses­pé­rée, ardue et minu­tieuse, qui ne se jus­ti­fiait que lors d’années par­ti­cu­liè­re­ment mau­vaises. Ain­si, la dépen­dance aux céréales sau­vages condui­sit à une sélec­tion accrue – bien qu’inconsciente – des rachis résis­tant à la bri­sure dans la mesure où c’était ceux-là mêmes qui res­taient après le pas­sage des cueilleurs. Fina­le­ment, cela condui­sit éga­le­ment à une ger­mi­na­tion natu­relle défi­ciente puisque beau­coup de ces graines sau­vages res­taient obs­ti­né­ment atta­chées au rachis et n’atteignaient ain­si jamais le sol. Alors qu’à l’origine on avait des plan­ta­tions typiques d’herbacées sau­vages à matu­ra­tion annuelle se réen­se­men­çant elles-mêmes dans la mesure où les grains une fois mûrs s’éparpillaient alen­tour en se déta­chant faci­le­ment du rachis à la moindre per­tur­ba­tion. Entrèrent en jeu des groupes de cueilleurs met­tant à pro­fit cette facul­té en bros­sant déli­ca­te­ment les épis pour en faire tom­ber les graines dans leur panier en pas­sant d’un rang à l’autre. Que res­tait-il donc après leur pas­sage ? Les rares graines plus fer­me­ment cram­pon­nées aux tiges. Au fil des géné­ra­tions les cueilleurs consta­tèrent que de moins en moins de graines tom­baient dans leur panier. Fina­le­ment ils se seraient ren­dus compte que le seul moyen de déta­cher les grains mûrs du rachis était de les frot­ter ou de les battre méca­ni­que­ment. Cou­per la tête de la plante et la trans­por­ter vers un endroit dédié au bat­tage était la meilleure solu­tion. Évi­dem­ment, ceci impli­qua de déve­lop­per de nou­velles tech­no­lo­gies comme les fau­cilles et les fléaux. Mettre les épis en gerbes, comme on le voit sur cette pein­ture de Brue­gel l’Ancien réa­li­sée à la fin du 16ème siècle, repro­duite ici, implique un tra­vail sup­plé­men­taire consé­quent, de même que toute la pro­cé­dure de pré­pa­ra­tion per­met­tant ensuite le sto­ckage des graines. Si vous fau­chez des champs entiers de céréales sau­vages vous lais­sez très peu de semences der­rière vous per­met­tant aux plantes de se régé­né­rer l’année sui­vante. Vous avez rom­pu le cycle natu­rel de repro­duc­tion de la plante. A ce stade les chas­seurs-cueilleurs affai­rés à leur tâche ne man­que­ront pas de remar­quer une dimi­nu­tion de la den­si­té des rangs de ces céréales d’une année sur l’autre. Et d’autres plantes, tels que les pis­sen­lits, l’herbe à cochon et les char­dons, dont le pro­ces­sus natu­rel de réen­se­men­ce­ment n’aura quant à lui subi aucune alté­ra­tion, com­men­ce­ront alors à les sup­plan­ter. C’est alors avec logique que le chas­seur-cueilleur, de retour à son cam­pe­ment, se diri­ge­ra vers sa réserve de graines, en rem­pli­ra quelques sacs et ira en semer des poi­gnées à la volée par­tout où les rangs de la céréale convoi­tée qui avait l’habitude d’y pous­ser se seront éclair­cis. Ain­si, le besoin de réen­se­men­cer de manière déli­bé­rée – le bas­cu­le­ment vers l’« agri­cul­ture » – est sur­ve­nu afin de résoudre un pro­blème (et de résoudre de nou­veaux risques). Et c’est arri­vé de nom­breuses fois aux nom­breux endroits où la séden­ta­ri­té a été per­mise par des récoltes de céréales sau­vages au départ suf­fi­sam­ment géné­reuses pour que le sur­plus per­mette d’en consti­tuer des stocks.

Ce ne sont pas les humains qui sont plus com­pli­qués, c’est leur inter­ac­tion au sein de sys­tèmes éco­lo­giques qui le sont dès lors que les éco­no­mies humaines com­mencent à dépendre du contrôle de la repro­duc­tion des plantes et des ani­maux. A par­tir de là, bien plus de tra­vail et d’intense sur­veillance qu’auparavant doivent être assi­gnés au soin pro­di­gué à cer­taines espèces. Des équipes de tra­vail plus impor­tantes doivent être orga­ni­sées ; des ado­les­cents et même des enfants plus jeunes sont mis à contri­bu­tion. Ce qui influe éga­le­ment sur la manière dont les popu­la­tions gèrent ce qui reste d’espaces « natu­rels » dans leur éco­sys­tème. Tan­dis que ces popu­la­tions deve­naient plus séden­taires, la sur­ex­ploi­ta­tion de ce qui res­tait des biens « com­mu­naux » devint un pro­blème. Plu­tôt que de lais­ser s’instaurer une com­pé­ti­tion achar­née pour faire main basse sur les arbres des forêts locales et de lais­ser la sur­ex­ploi­ta­tion conduire à l’extinction des espèces sau­vages, de nom­breuses com­mu­nau­tés déve­lop­pèrent des sys­tèmes de ges­tion pré­ser­vant les com­mu­naux[2].

Consi­dé­rons main­te­nant les modèles anté­rieurs éla­bo­rés pour expli­quer l’émergence de la civi­li­sa­tion. Cer­tains ont polé­mi­qué pen­dant des années avec des thèses à pro­pos de l’ascension et de la chute des civi­li­sa­tions. Pre­nez par exemple la théo­rie géné­rale de la guerre, éla­bo­rée par Tur­chin, qui favo­ri­se­rait le déve­lop­pe­ment d’élites et l’émergence d’une auto­ri­té cen­tra­li­sée, ou encore la théo­rie des cycles sécu­laires qui vou­drait que les dif­fé­rentes civi­li­sa­tions ont un cycle d’existence pré­vi­sible et auraient ten­dance à finir par s’effondrer. Mais com­ment cela a‑t-il donc commencé ?

Je trouve oppor­tun que cer­tains théo­ri­ciens (Joseph Tain­ter et William Cot­ton) aient au moins inté­gré le concept de sou­te­na­bi­li­té. Cepen­dant, pour obte­nir un modèle plus per­ti­nent, il aurait fal­lu accen­tuer la contri­bu­tion des rétro­ac­tions éco­lo­giques. Le rôle de la dégra­da­tion envi­ron­ne­men­tale et des flux tro­phiques néga­tifs n’a jusqu’à pré­sent pas été suf­fi­sam­ment inté­gré à nos modèles d’évolution sociale et de diver­si­fi­ca­tion économique.

Nous avons été bien trop pré­oc­cu­pés par l’idée que le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion était une forme d’évolution posi­tive, alors qu’une ana­lyse éco­lo­gique révèle que ce déve­lop­pe­ment inter­vient sur­tout pour ten­ter déses­pé­ré­ment de pré­ser­ver les inves­tis­se­ments anté­rieurs. Il me semble que ceux d’entre nous qui sont pié­gés dans des éco­no­mies indus­trielles – quelle que soit leur teinte poli­tique, du com­mu­nisme au capi­ta­lisme – doivent à pré­sent réap­prendre une ancienne véri­té : il n’y a pas d’honneur à nuire aux autres. La Règle d’Or, en fin de compte, concerne l’éthique poli­tique et non la mora­li­té individuelle.

J’ai vécu pour un temps dans plu­sieurs sys­tèmes éco­no­miques qui sont bien plus anciens et sou­te­nables que le sys­tème indus­triel mon­dia­li­sé actuel. Tan­dis que je gran­dis­sais je n’ai jamais vrai­ment beau­coup réflé­chi au concept d’honneur ; c’était pour­tant la clé pour com­prendre plei­ne­ment la vision du monde des chas­seurs-cueilleurs avec les­quels j’ai vécu en Afrique du sud dans le Kala­ha­ri ain­si qu’avec les peuples sahé­liens d’Afrique de l’ouest pra­ti­quant une éco­no­mie pas­to­rale et hor­ti­cole de sub­sis­tance. Dans ces sys­tèmes, l’honneur indi­vi­duel avait des consé­quences directes sur le pres­tige et l’influence de ceux qui avaient démon­tré leur cou­rage, leur com­pas­sion, leur sens de la jus­tice et leur générosité.

Dans de tels sys­tèmes, les gens honorent la terre, ils honorent les êtres vivants, qu’ils soient ou non dans leur entou­rage immé­diat mais dont ils savent que leur propre futur dépend, et leur plus grand bon­heur est de se retrou­ver en com­pa­gnie de per­sonnes de confiance. Pas dans les pos­ses­sions ni dans l’exercice du pou­voir au détri­ment des autres, ou par l’acquisition d’une pros­pé­ri­té sym­bo­lique (l’argent) basée sur la des­truc­tion de la véri­table pros­pé­ri­té (nour­ri­ture, abri, com­mu­nau­té, éco­sys­tèmes vivants…).

Les per­sonnes les plus impor­tantes dans ces com­mu­nau­tés n’étaient pas pros­pères autre­ment que dans la confiance que leur accor­daient les autres membres. Ils étaient les fai­seurs de paix, les diseurs de véri­té, et les modèles de mora­li­té dont les jeunes s’inspiraient. Les « Big Men » (grands hommes) et les chefs exer­çaient beau­coup moins leur pou­voir sur les autres qu’ils n’engageaient leur res­pon­sa­bi­li­té en leur faveur[3].

Lais­sez-moi vous four­nir ici un exemple de ce que je veux dire : j’interviewais alors des ménages dans un vil­lage afri­cain du Bur­ki­na Faso à pro­pos de la quan­ti­té de grain qu’ils devaient sto­cker après la récolte. Tous avaient culti­vé plus qu’ils n’en avaient besoin afin de contri­buer aux stocks gérés par le chef de vil­lage. Allant alors l’interroger à son tour il me mon­tra fiè­re­ment les gre­niers les uns après les autres.

Il m’affirma qu’il y avait là suf­fi­sam­ment de grain en réserve pour nour­rir le vil­lage entier pen­dant sept années de séche­resse si nécessaire.

Ce fut pour moi une révé­la­tion. Je l’avais per­çu comme un homme puis­sant et cupide abu­sant de son sta­tut poli­tique pour s’enrichir per­son­nel­le­ment. Sou­dain, je le vis comme l’homme qu’il était vrai­ment – une per­sonne intran­si­geante avec l’éthique, métho­dique et assi­due s’efforçant de res­pec­ter au mieux l’écrasante res­pon­sa­bi­li­té dont on l’avait inves­ti. Il devait conti­nuel­le­ment véri­fier ces gre­niers à la recherche d’éventuels dom­mages cau­sés par la pour­ri­ture et la ver­mine ain­si qu’évaluer tous les pré­lè­ve­ments effec­tués sur ce fond commun.

Je décou­vris ensuite son foyer, le plus grand du vil­lage, et consta­tai que si ses dimen­sions étaient aus­si impor­tantes c’est parce qu’il y avait héber­gé des per­sonnes qui étaient han­di­ca­pées, malades ou vul­né­rables du fait de leur âge ou de par une quel­conque infor­tune. C’était aux réserves du chef que ces gens devaient leur filet de sécu­ri­té. Cela pour­rait-il expli­quer les ori­gines, pro­fon­dé­ment ancrées dans la nature humaine, de ces com­por­te­ments qui assi­milent des impé­ra­tifs « moraux » de cou­rage, de loyau­té, de com­pas­sion, de jus­tice et de géné­ro­si­té avec des impé­ra­tifs de résis­tance au fas­cisme, aux inéga­li­tés, au racisme et à la guerre ?

Quand vous voyez des théo­ries situant l’évolution de l’humanité dans un contexte de com­pé­ti­tion impi­toyable et de conflits entre groupes, un contexte de hié­rar­chies internes stres­santes et agres­sives, et un contexte de moti­va­tions indi­vi­dua­listes basé sur l’intérêt per­son­nel et le « tri­ba­lisme », vous pou­vez alors être sûr que de telles théo­ries ont pour voca­tion de RATIONNALISER le fas­cisme, les inéga­li­tés, le racisme et la guerre. De telles théo­ries pré­sentent les inéga­li­tés et les vio­lences poli­tiques comme étant le résul­tat d’une nature humaine INNéE[4]. Tou­te­fois, qu’en est-il à pré­sent si on nomme « poli­tique » quelque chose d’autre que l’intérêt per­son­nel, à savoir une pro­prié­té émer­geant des ori­gines ? On pour­rait peut-être même trou­ver un contexte évo­lu­tion­niste qui expli­que­rait notre aver­sion natu­relle envers l’injustice et l’arrogance ?

Patrick Clar­kin écrit :

[…] Sté­phane Sloane et ses col­lègues (2012) décou­vrirent que des enfants ne dépas­sant pour­tant pas l’âge de 19 à 21 mois s’attendent à ce que des récom­penses soient dis­tri­buées équi­ta­ble­ment entre deux indi­vi­dus. Ils notèrent que c’était conforme avec de récents pos­tu­lats vou­lant qu’un cer­tain nombre de normes sociales et morales – déve­lop­pées pour faci­li­ter des inter­ac­tions posi­tives et la coopé­ra­tion entre groupes sociaux – sont innées et uni­ver­selles bien qu’élaborées de diverses manières selon les cultures. Ce sont en d’autres termes des sortes de briques pour construire de l’équité qui ont pu être ins­tal­lées par la sélec­tion natu­relle afin de contri­buer à adou­cir cer­taines des ten­sions inhé­rentes à la vie en socié­té. On peut aus­si per­ce­voir des touches de ces briques de construc­tion chez d’autres espèces de primates.

Sarah Bros­nan et Frans de Waal ont entraî­né un groupe de singes capu­cins à échan­ger un caillou fai­sant office de jeton contre une récom­pense, habi­tuel­le­ment une ron­delle de concombre (Bros­nan et de Waal, 2003). Ils expé­ri­men­tèrent de ne don­ner déli­bé­ré­ment à cer­tains singes que du rai­sin à la place (un met bien plus enviable) et par­fois même sans contre­par­tie (sans caillou en échange). Les autres singes, témoins de ces récom­penses injus­ti­fiées accor­dées arbi­trai­re­ment à leurs congé­nères tan­dis qu’eux-mêmes ne se voyaient offrir que le concombre conven­tion­nel, refu­sèrent d’y par­ti­ci­per plus long­temps, ne man­gèrent pas le concombre, et allèrent même jusqu’à le jeter à la tête des cher­cheurs[5] […].

En fait, la plu­part des socié­tés humaines « com­plexes » (celles ayant une stra­ti­fi­ca­tion socio-éco­no­mique interne) semblent déve­lop­per une réponse au bas­cu­le­ment de flux tro­phiques posi­tifs vers des flux néga­tifs dans l’économie de sub­sis­tance. Le déve­lop­pe­ment de leurs tech­no­lo­gies inter­vient pour com­pen­ser les pertes et les conflits résul­tant de ce bas­cu­le­ment. Il a bien fal­lu une rai­son pour jus­ti­fier qu’un groupe par­ti­cu­lier se retrouve domi­né par les inéga­li­tés, le racisme et la guerre. Par exemple, si ces socié­tés ont sur­peu­plé leur ter­ri­toire et vu en consé­quence se dété­rio­rer leurs condi­tions de vie et un accrois­se­ment de l’insécurité, cer­tains de leurs membres peuvent alors décou­vrir qu’elles ont une pos­si­bi­li­té de résoudre leurs pro­blèmes en fai­sant usage de menaces et de vio­lence, en allant voler la nour­ri­ture des autres, par exemple.

A plus grande échelle, cer­taines com­mu­nau­tés peuvent agir par le biais de bandes orga­ni­sées afin d’entreprendre leur expan­sion pré­da­trice – que ce soit par la guerre (pour sou­mettre) ou plus radi­ca­le­ment par le géno­cide. Ce fai­sant, et en cas de suc­cès, elles peuvent alors amé­lio­rer leurs propres condi­tions de vie et réduire le risque de famine. L’option pré­cé­dente (la colo­ni­sa­tion et l’assujettissement) est bien sûr une forme de racket pro­cu­rant la sécu­ri­té : « On vous pren­dra ce dont on a besoin mais géné­ra­le­ment on vous lais­se­ra gérer vos affaires vous-mêmes tant que vous nous paie­rez régu­liè­re­ment », tan­dis que l’autre alter­na­tive pour pro­cé­der à l’expansionnisme est pré­co­ni­sée par le Dieu d’Abraham : « On va tous vous tuer et vous jeter à la mer », laquelle est elle-même un sub­sti­tut au : « On va d’abord s’occuper de vos affaires à votre place et on vous tue­ra ensuite. »

L’origine de ces idées n’a rien de mys­té­rieux. Elle plonge ses racines dans des sys­tèmes cultu­rels ayant com­men­cé à géné­rer des flux tro­phiques néga­tifs dans leur éco­sys­tème. En d’autres termes leurs membres se sont trop repro­duits, la sur­po­pu­la­tion les condui­sant à abattre trop d’arbres, à culti­ver trop de terre, et à chas­ser trop d’animaux. Tan­dis que les espèces sau­vages s’éteignent (flore et faune), que les nappes phréa­tiques se vident, que la fer­ti­li­té des sols dimi­nue, et que l’érosion s’aggrave, la seule alter­na­tive à une mor­ta­li­té crois­sante et à la menace d’un effon­dre­ment est d’organiser la socié­té comme une véri­table machine de guerre pré­da­trice, ce qui engendre géné­ra­le­ment l’avènement d’une élite mili­ta­ri­sée sous une forme ou une autre. C’est habi­tuel­le­ment une caste qui élève ses enfants en les ber­çant de jeux comme les échecs, en les fami­lia­ri­sant avec la stra­té­gie des champs de bataille et le com­por­te­ment de « lea­der­ship[6]».

Les aca­dé­mies comme West Point ne sont pas récentes, pas plus que ne l’est le concept d’élites récom­pen­sées pour la pla­ni­fi­ca­tion et l’exécution de cam­pagnes vio­lentes à l’encontre de qui­conque mena­ce­rait le régime et per­tur­be­rait l’économie interne ou les routes com­mer­ciales, ces élites se défen­dant contre toute attaque exté­rieure fon­dée sur de sem­blables motivations.

Les vagues suc­ces­sives de défo­res­ta­tion et l’expansionnisme pré­da­teur agres­sif sont les mar­queurs visibles de la for­ma­tion des États au tra­vers des ves­tiges archéo­lo­giques. Cette der­nière, et le déli­cat pro­ces­sus de paix qui s’ensuit pour fina­le­ment l’établir entre de telles enti­tés, est fon­da­men­ta­le­ment ce qui carac­té­rise l’histoire du monde au cours des der­niers mil­liers d’années.

J’ai vécu par­mi les chas­seurs-cueilleurs du Kala­ha­ri et d’autres peu­plades tri­bales mino­ri­taires d’Afrique de l’Ouest. Tous ces gens, évi­dem­ment, se retrouvent à pré­sent inté­grés à une forme ou une autre de socié­té « éta­tique » dans laquelle c’est l’élite clas­sique qui « gou­verne ». Jusqu’à il y a envi­ron 500 ans le monde avait tou­jours des socié­tés « libres » tri­bales ou cla­niques qui vivaient comme des chas­seurs-cueilleurs, pra­ti­quaient la culture sur brû­lis, ou fonc­tion­naient sur une éco­no­mie pas­to­rale, et qui ÉTAIENT sou­te­nables. Ces socié­tés géné­raient des flux tro­phiques posi­tifs. En fait, la pré­sence humaine créé plus de diver­si­té éco­sys­té­mique et de sta­bi­li­té, et non pas moins. Ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient tou­jours paci­fiques : le déclen­che­ment spo­ra­dique de batailles ran­gées pro­vo­quées par des désac­cords sur divers sujets a sans doute tou­jours été la norme.

La guerre tri­bale a ten­dance à être – de manière presque jubi­la­toire – inti­me­ment liée à l’idéologie des sys­tèmes éta­tiques qui ratio­na­lisent tout à la fois la menace du « bar­bare sau­vage » et la supé­rio­ri­té de ses habi­tants civi­li­sés. Des gens comme Law­rence Kee­ley (auteur de Les Guerres Pré­his­to­riques) et Ste­ven Pin­ker, qui a uti­li­sé les sta­tis­tiques de Kee­ley (les­quelles, sou­li­gnons-le en pas­sant, confondent homi­cide et guerre orga­ni­sée) ont popu­la­ri­sé ce récit conven­tion­nel[7]. Les gens adorent cette his­toire tant qu’ils n’en grattent pas l’épais ver­nis pour fina­le­ment décou­vrir la réa­li­té, à savoir que la civi­li­sa­tion est prin­ci­pa­le­ment une gigan­tesque escro­que­rie sécu­ri­sante dont la fonc­tion est de tenir ses membres à l’abri tant qu’ils acceptent de se sou­mettre à l’autorité de ses dirigeants.

Il faut du temps pour réa­li­ser que l’agriculture inten­sive et la sacro-sainte « crois­sance éco­no­mique » conti­nue ne sont ren­dues pos­sibles que par la per­pé­tua­tion de la des­truc­tion des éco­sys­tèmes natu­rels : conti­nuer l’urbanisation par ce biais garan­tit iné­luc­ta­ble­ment la catas­trophe. A moins que de telles socié­tés soient capables de res­tau­rer des flux tro­phiques posi­tifs, leur effon­dre­ment est inévi­table. Comme le firent de nom­breux empires au cours de l’histoire, les nations euro­péennes ont pu, ces 500 der­nières années et jusqu’à aujourd’hui, repous­ser cette échéance grâce au colo­nia­lisme en s’appropriant pro­gres­si­ve­ment l’énergie et les diverses res­sources de ces socié­tés qui, elles, géné­raient tou­jours des flux tro­phiques positifs.

La colo­ni­sa­tion de sys­tèmes éco­lo­giques entiers, les fai­sant pas­ser de flux tro­phiques posi­tifs à néga­tifs, est tou­jours en cours. Jusqu’à pré­sent elle a vain­cu toute résis­tance de la part des socié­tés aupa­ra­vant basées sur des éco­no­mies pas­to­rales, hor­ti­coles et de chas­seurs-cueilleurs, qui, au sein de leurs ter­ri­toires désor­mais colo­ni­sés, contri­buaient à conser­ver la diver­si­té éco­lo­gique et à main­te­nir une bio­masse natu­relle importante.

Hel­ga Vierich

Tra­duc­tion : Fred Moreau


  1. Les aca­cias agissent de même pour se pro­té­ger de la sur­ex­ploi­ta­tion par les girafes en pro­dui­sant une enzyme toxique qu’ils ajoutent à leurs feuilles dont elles se nour­rissent. Les girafes, incom­mo­dées, s’en détournent alors. Plus éton­nant, ils signalent le dan­ger à dis­tance aux autres arbres de leur espèce par­fois situés à plu­sieurs kilo­mètres de là. (Note du Tra­duc­teur, NdT)
  2. Gar­rett Har­din a entre­te­nu pen­dant des années et entre­tient encore la polé­mique à pro­pos de la pré­ten­due « Tra­gé­die des Com­muns » ayant pour objet de tota­le­ment dis­cré­di­ter la facul­té qu’auraient les com­mu­nau­tés à col­lec­ti­ve­ment gérer intel­li­gem­ment leurs res­sources locales, et ce afin de pro­mou­voir une éco­no­mie capi­ta­liste diri­gée par une élite mino­ri­taire. On trouve un dos­sier com­plet de plus de cent pages à ce sujet sur le blog : Et vous n’avez encore rien vu… Cri­tique de la science et du scien­tisme ordi­naire à l’adresse sui­vante : http://sniadecki.wordpress.com/. (NdT)
  3. Pour com­plé­ter cette notion de « chef » au ser­vice de la com­mu­nau­té, contrai­re­ment à la notion occi­den­tale eth­no­cen­trique qui vou­drait sys­té­ma­ti­que­ment faire croire à l’inverse quelle que soit la lati­tude, on se réfé­re­ra entre autres ouvrages à âge de pierre, âge d’abondance de Mar­shall Sah­lins. (NdT)
  4. C’est ce qu’ont vou­lu démon­trer plé­thore d’économistes et de « phi­lo­sophes » poli­tiques dès le 17ème siècle afin de faire col­ler la nature humaine (et même l’environnement) avec leur vision du monde toute per­son­nelle, et bien sou­vent mino­ri­taire, et leurs convic­tions reli­gieuses pour en quelque sorte mode­ler la socié­té à leur image – ce en quoi ils ont fina­le­ment « admi­ra­ble­ment » bien réus­si, tout comme ils ont réus­si à convaincre les poli­tiques pour les ral­lier à leurs vues éri­gées en dogmes, notre sys­tème socio-éco­no­mique en étant direc­te­ment issu. L’inégalitarisme est même reven­di­quée ouver­te­ment et de façon décom­plexée par les capi­ta­listes liber­ta­riens, qui n’ont rien à envier à Mal­thus de ce point de vue, en contra­dic­tion pour­tant fla­grante avec les sciences cog­ni­tives et la psy­cho­lo­gie, la bio­lo­gie, l’anthropologie, l’ethnologie, les neu­ros­ciences et d’autres domaines encore qui démontrent tous que les humains sont bel et bien une espèce sociale – comme le loup, ce qui confirme à tous ceux qui s’y connaissent un tant soit peu en étho­lo­gie, ce qui à l’évidence n’était le cas ni de Pleaute ni de Hobbes, qu’effectivement « l’homme est un loup pour l’homme » – basant les rela­tions de ses membres sur l’entraide et la coopé­ra­tion même si ces carac­té­ris­tiques inhé­rentes sont for­te­ment mises à mal par le modèle socio-éco­no­mique domi­nant. (NdT)
  5. On a d’ailleurs pu voir cette expé­rience fil­mée dans un docu­men­taire dif­fu­sé sur la chaîne Arte en 2017, « Ce que res­sentent les ani­maux », dis­po­nible sur You­tube en sui­vant ce lien : https://youtu.be/B8E5xgOoBbM. Frans de Waal aborde ce sen­ti­ment d’injustice éprou­vé par cer­tains ani­maux dans son livre L’âge de l’empathie. (NdT)
  6. Ce qu’on retrouve aus­si dans l’économie, d’ailleurs diri­gée par cette même élite, avec un dis­cours simi­laire au point de s’y méprendre tant le voca­bu­laire uti­li­sé et les états psy­cho­lo­giques sous-jacents – vio­lence, domi­na­tion, ambi­tion, orgueil, etc. – sont com­muns : « Un capi­taine d’industrie mobi­lise ses troupes afin de par­tir à la conquête des mar­chés grâce à une stra­té­gie com­mer­ciale agres­sive. Il les motive en leur décla­rant : Réa­li­sez vos objec­tifs, car nous avons une guerre à gagner ! » Si vous rayez les mots indus­trie, mar­chés, et com­mer­ciale, c’est alors un véri­table plan de bataille pré­sen­té par un mili­taire qui se des­sine. (NdT)
  7. Tout comme a été popu­la­ri­sé le mythe du grand singe tueur dont nous des­cen­drions. Jacques Lecomte se pose en détrac­teur de ce mythe et de l’ouvrage de Kee­ley, argu­ments à l’appui, dans son livre La Bon­té Humaine. (NdT)
Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Shares
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Le siècle du moi (série documentaire d’Adam Curtis, VOSTFR)

Réalisée pour la BBC en 2002, la série documentaire en quatre parties d'Adam Curtis intitulée, en anglais, The Century of the Self, que l'on pourrait traduire par Le siècle du moi, expose des évènements et des personnages trop peu connus du 20ème siècle, qui ont pourtant joué un rôle crucial dans l'élaboration des mal-nommées "démocraties" modernes (d'Edward Bernays à Matthew Freud, en passant par Anna Freud et bien d'autres). [...]
Lire

Rangez les drapeaux ! & « Notre » guerre contre le terrorisme (par Howard Zinn)

Oui, nous pouvons tenter de nous protéger de toutes les façons possibles contre des attaques futures, en tentant de sécuriser nos aéroports, nos ports, nos voies ferrées, et les autres centres de transports. Oui, nous pouvons tenter de capturer les terroristes connus. Mais aucune de ces actions ne mettra fin au terrorisme, qui émerge du fait que des millions de gens au Moyen-Orient et ailleurs sont en colère à cause des politiques États-Uniennes, et de ces millions de gens, certains verront leur colère se changer en fanatisme extrême.
Lire

Penser hors de la civilisation (par Kevin Tucker)

Mais ce qui est évident c’est que notre situation est en train d’empirer. Avec cette dépendance croissante des combustibles fossiles, nous spolions le futur d’une façon tout à fait inédite. Nous nous retrouvons dans une situation familière: comme les civilisations Cahokia, Chacoan, Maya, Aztèque, Mésopotamienne et Romaine avant nous, nous n’apercevons pas les symptômes de l’effondrement qui caractérisent notre époque. Nous ne pensons à rien sauf à ce qui est bon et bien pour nous ici et maintenant. Nous ne pensons pas hors de notre conditionnement. Nous ne pensons pas hors de la civilisation.
Lire

Permaculture, agroécologie, jardins-forêts : des pratiques millénaires, l’exemple des Yanomami (par Thierry Sallantin)

Vers une réintroduction des méthodes douces d’artificialisation des forêts en décolonisant notre imaginaire d’occidentaux ne jurant que par l’AGER (guerre à la nature) / Nouvelles interrogations autour des notions de SYLVA, AGER et HORTUS / Exemples des agricultures Wayampi (Guyane française) et Yanomami (Venezuela)