Article original publié le 30 novembre 2015, sur le site de Deep Green Resistance.
« Ceux qui ‘abjurent’ la violence ne peuvent le faire que parce que d’autres commettent des actes de violence en leur nom. »
— George Orwell, Notes sur le nationalisme
Notre société moderne, la civilisation industrielle, repose sur la violence.
Cette violence passe largement inaperçue. Lorsqu’on la remarque, on la perçoit souvent comme une série d’incidents isolés plutôt que comme faisant partie intégrante de la culture dominante.
Voici une matinée type, au sein de cette culture.
Elle commence alors que tu te réveilles sur un matelas en mousse, dont la lente décomposition libère des composés volatiles et toxiques. Pendant 10 000 ans, des morceaux de ce matelas continueront à empoisonner l’environnement. Tu es levé, donc, et les vêtements que tu enfiles portent les étiquettes du Bangladesh, de Puerto Rico ou de la « République » Dominicaine. Les gens qui ont fait ces vêtements travaillent comme des esclaves.

Tu descends pour te servir un verre d’eau. En ouvrant le robinet l’eau coule immédiatement. Elle provient d’une rivière domestiquée par un système de barrages, depuis 127 ans. Les espèces qui vivaient dans ces eaux sont beaucoup moins présentes depuis. Tu la bois.
Tu te sers un bol de céréales. Elles proviennent du blé et du maïs qui sont cultivés là où poussaient les hautes herbes, dans les Grandes-Plaines de l’est. 90% de ces prairies, sur des milliers de km², ont vu leur habitat labouré et systématiquement détruit pour faire place à l’agriculture. Les sols ont été épuisés, et seuls les engrais et dérivés du pétrole rendent ton repas possible aujourd’hui.
Tu verses le lait, sachant que la ferme-usine dont il provient entasse les vaches dans des mangeoires crasseuses, pour leur servir un mélange d’antibiotiques et d’hormones de croissances obtenues par modification génétique (les rBGH), qui augmente leur productivité. Les vaches souffrent, et leur concentration pollue les terres environnantes. Pour autant, le bol de céréales a bon goût.
Il est temps d’aller travailler alors, tu te diriges vers la voiture. Parce que tu te soucies de l’environnement, tu as investi dans une voiture électrique, elle te donne bonne conscience. Cette voiture possède 400 kilos de lithium sous le capot. Utilisé dans les batteries, il a été extrait de mines dans le désert péruvien. Là-bas, le mode de vie traditionnel des populations a été dévasté par l’exploitation minière, par la pollution et la destruction des terres qu’elle engendre. Tu montes en voiture et allumes le moteur. C’est un bouton-poussoir, avec un affichage LCD intégré. Le style est moderne et élégant ; tu t’engages à présent sur la chaussée.

Les rues sont asphaltées jusqu’à ta destination. En-dessous se trouvent les tombes d’ancêtres indigènes. Une épaisse forêt primaire les bordait alors. Aujourd’hui, c’est un quartier branché, en plein développement. Quelques maisons délabrées sont encore présentes, mais les dépossédés qui vivaient là depuis des générations seront expulsés. Ils ne constituent qu’une vagues de réfugiés parmi les nombreuses qui seront passées par cet endroit.
Tu passes à côté d’un policier. Ce qui a donné naissance aux premières forces de police, ce sont les patrouilles de surveillance des esclaves, avant la guerre de Sécession. Il ne s’agit pas d’une rumeur, mais de l’origine avérée de cette institution. On voit comment leur mission continue aujourd’hui en stigmatisant les communautés noires et métisses. Beaucoup de gens vivent dans la peur constante d’être harcelés.
Dehors, il fait froid, mais dans la voiture tu es au chaud, et heureux. Tu écoutes la radio ; les antennes qui la diffusent sont impliquées dans la mort de quelques — centaines de milliers — d’oiseaux, chaque année. Au programme sur la radio : une séquence d’informations. Le présentateur parle de la toute dernière série de bombardements initiée par les gouvernants de ton pays. C’est à l’étranger, et tu évites de trop y penser.
Tu arrives enfin au travail, à l’hôpital. Sur cette colline, avant l’implantation du béton et des bâtiments, il y avait une clairière. Au printemps, elle se couvrait de fleurs, et les insectes venaient de loin pour s’en alimenter. Les fleurs en bénéficiaient. Nombreux étaient ceux qui traversaient cette clairière, à l’époque : la vue était belle, et parfois les amoureux venaient ici pour se retrouver seuls. Tout a changé quand les colons sont arrivés avec leurs engins de terrassement et d’aménagement des routes.
Après avoir garé ta voiture, tu te diriges vers l’entrée. Le soleil brille, c’est une belle journée. Tu croises les jardiniers qui travaillent au jardin et pulvérisent de l’herbicide sur les plantes. Aucune mauvaise herbe ne doit subsister. Ces jardiniers ont la peau brune, ils viennent du Mexique. Bien que leurs cultures vivrières leur permettaient de se nourrir et de vendre l’excédent au village voisin, les accords de libre-échange les ont placés en concurrence avec Cargill, et ils n’ont pas pu rester. Ils ont franchi la frontière et sont devenus des réfugiés. Techniquement, ils sont en situation irrégulière, même si leur nouveau lieu de vie appartenait au Mexique, avant la guerre.
Dans l’hôpital, les gens attendent leur consultation sur rendez-vous. Ils lisent des magazines, la plupart montrent des photos de femmes. Celles-ci portent peu de vêtements. Elles servent à vendre des produits. Une fille regarde l’un de ces magazines. Elle semble avoir 10 ans, au plus. Chez des filles à peine plus âgées qu’elle, les premières causes de décès sont les troubles de l’alimentation.
Une autre espère avorter, elle n’a que 19 ans. L’hôpital est de confession catholique ; on ne lui autorisera pas ce niveau de contrôle sur son corps et son avenir.
Tu les croises sur ton chemin, marchant le long des salles d’examen, de chirurgie et de réveil. Partout on trouve ces réceptacles pour les gants, les aiguilles et autres déchets médicaux. Tous les déchets sont envoyés dans un incinérateur car l’enfouissement est illégal. Cet incinérateur a été installé dans un quartier pauvre, dans un État voisin. Sa fumée libère les substances les plus toxiques que la science ait étudiées. À quelques rues de l’incinérateur se trouve une école. L’administration donne pour consigne de garder les fenêtres fermées et les enfants à l’intérieur, chaque fois que la fumée est visible depuis les cheminées du complexe industriel. Ce genre de mesures ne change pas grand-chose.
Te voilà arrivé à ton bureau. Ta main glisse sur la porte en entrant. Le bois aggloméré dont elle se compose était autrefois le corps d’une forêt boréale primaire ; du formol et d’autres colles chimiques font tenir les miettes. Ils maintiennent aussi l’interrupteur, l’ordinateur, le plan de travail, les chaises, le bureau, les dalles du sol et les appliques, la peinture sur la porte, qui elle aussi, est un dérivé du pétrole. Ce même pétrole brûlé pour son extraction et son transport, depuis des pays comme l’Arabie Saoudite, le Niger, le Canada ou l’état du Texas.
Tu t’assoies et tu commences à travailler.
Cette description de la violence culturelle moderne, je la laisse très incomplète. Il s’agit d’une guerre, soyez en certains.
Au moment où l’on reconnaît avec honnêteté le niveau de violence de cette société, on éprouve un dégoût tel que la résistance nous apparaît comme un impératif .
Pourtant les fausses solutions abondent, et presque toutes celles qui sont mises en avant ne font que perpétuer la violence sous une autre forme, en la déplaçant d’un endroit de la planète à un autre, ou en altérant simplement l’environnement d’une façon différente.
Les solutions véritables sont celles qui entravent la capacité de la civilisation industrielle à poursuivre sa destruction. La victoire s’assure en retirant à l’ennemi toute possibilité, ou volonté, de continuer la lutte. C’est une maxime militaire de longue date. Nous sommes au stade de l’auto-défense planétaire. Toutes les options sont sur la table, des législations les plus révolutionnaires aux opérations de sabotage de l’infrastructure industrielle, en passant par des actions stratégiques de non-violence.
Si vous songez sérieusement à vous joindre au combat, gardez en tête cette fameuse citation d’Andrea Dworkin : « N’obtempérez pas, résistez. »
Max Wilbert
Traduction : Bruno Malier
Édition : Nicolas Casaux
très juste !
Le lien « les fausses solutions abondent » vers la vidéo sur Vimeo ne fonctionne pas.