« Ce que je constate, ce sont les ravages actuels ; c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales ; et le fait que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne – si je puis dire – et je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. »
— Claude-Lévi Strauss
« Je hais mon époque de toutes mes forces. »
— Antoine de Saint-Exupéry
En n’appelant pas un chat un chat, en minimisant, en relativisant, en s’accommodant, en n’allant pas au fond des choses, en oubliant, collectivement, nous nous habituons graduellement et docilement à un véritable enfer. Ce n’est pas une discussion facile, mais c’est une discussion vitale :
Lundi 27 novembre 2017, le Scientific American, un magazine de vulgarisation scientifique américain à parution mensuelle, publiait un article écrit par un médecin et psychologue pour enfants de l’école médicale d’Harvard, Jack Turban, intitulé « Nice Brains Finish Last[1] » (Les cerveaux gentils finissent derniers) ; sous-titre : « une étude suggère que les cerveaux les plus “prosociaux” sont les plus exposés à la dépression » (la prosocialité désigne « l’ensemble des conduites intentionnelles et volontaires dirigées dans le but d’aider ou d’apporter un bénéfice à autrui »).
L’article commence par ce paragraphe :
« Nous aimons à croire qu’être gentil, responsable et juste procure une vie heureuse. Et si nous avions tort ? Et si les gens gentils étaient finalement les plus désavantagés ? Une nouvelle étude publiée dans la revue scientifique Nature Human Behavior suggère que ceux qui, au plus profond de leur cerveau, se soucient de l’équité économique, risquent davantage de souffrir de dépression. Ceux qui ne se soucient que d’eux-mêmes tendent à être plus heureux. »
Le reste du texte détaille l’étude en question. Vers la fin, Jack Turban se pose la question suivante : « n’y a‑t-il aucun espoir pour les “prosociaux” ? » À laquelle il répond que non, pas vraiment, mais que, cela étant, les prosociaux pourraient se faire aider, se soigner, en quelque sorte, afin d’apprendre à maîtriser leur prosociabilité (« contrôler leurs émotions »), notamment par le biais d’une psychothérapie. Et plus précisément d’une psychothérapie cognitivo-comportementale, visant à leur permettre de « mieux contrôler leurs réactions face à l’iniquité ».
Si vous n’appréciez pas l’injustice, vous avez un problème, soignez-vous ! Jack Turban n’envisage tout simplement pas que les individus « prosociaux » sont peut-être tout à fait sains d’esprit, et que le problème se situe plutôt du côté de l’organisation politico-économique dominante, désormais mondialisée, du côté du capitalisme d’État, de la civilisation industrielle, du côté de la société marchande et technologique, du côté de la culture toxique dans laquelle nous baignons.
(À toutes fins utiles, rappelons que le prestigieux magazine Scientific American appartient à la coentreprise très lucrative (chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros) formée par l’association de deux poids lourds de la finance, le Holtzbrinck Publishing Group et le fonds d’investissement BC Partners.)
Ce très mauvais article ne nous apprend finalement rien de nouveau, mais expose une réalité fondamentale de la société industrielle et du capitalisme : les gens bien sont condamnés à y souffrir. La société industrielle capitaliste est un système qui décourage et brise les attitudes altruistes, généreuses, et qui récompense les mauvais comportements, les comportements inhumains et antisociaux, ceux qui relèvent de la sociopathie – un autre article publié[2] par le Scientific American en 2012 exposait le fait que la richesse est inversement proportionnelle à l’empathie, une autre manière de dire que les riches sont des sociopathes.
Seulement, ce constat, exposé par l’article en question, ne devrait (évidemment) pas nous amener à tenter de « soigner » ceux qui présentent un caractère prosocial – comme s’ils étaient malades ! À moins que l’on ne considère – au contraire de Krishnamurti – qu’il soit souhaitable d’être bien adapté à une société profondément malade.

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Dans un magnifique essai[3] intitulé « Résistance et activisme : comprendre la dépression grâce à l’écopsychologie », Will Falk, un avocat et militant écologiste américain, écrit :
« Je suis un activiste écologiste. Je souffre de dépression. Être un activiste tout en souffrant de dépression me place directement face à un dilemme sans issue : la destruction du monde naturel engendre un stress qui exacerbe la dépression. Mettre un terme à la destruction du monde naturel soulagerait le stress que je ressens, et, dès lors, apaiserait cette dépression. Cependant, agir pour mettre fin à la destruction du monde naturel m’expose à une grande quantité de stress, ce qui alimente à nouveau ma dépression.
Soit les destructions continuent, je suis exposé au stress, et je reste dépressif, soit je rejoins ceux qui résistent contre la destruction, je suis exposé au stress, et je reste dépressif.
Dépressif si je ne fais rien, dépressif si j’agis. Je choisis de lutter. »
Plus loin, il se demande :
« Tandis que nos habitats sont au bord de la destruction, que l’horreur empoisse notre expérience quotidienne, que la protection de la vie exige que l’on affronte ces horreurs, l’élimination du stress est-elle possible ? Est-il honnête de s’adapter ? »
Puis apporte la réponse suivante :
« L’écopsychologie explique que l’élimination du stress n’est pas possible en cette période écologique. La psychologie étant l’étude de l’esprit, et l’écologie l’étude des relations naturelles créant la vie, l’écopsychologie expose l’impossibilité d’étudier l’esprit en dehors de ces relations naturelles et nous encourage à examiner les types de relations nécessaires à l’esprit pour qu’il soit vraiment sain. En observant la dépression au travers du prisme de l’écopsychologie, on peut l’expliquer comme le résultat de problèmes dans nos relations avec le monde naturel. La dépression ne peut être soignée tant que ces relations ne sont pas réparées. »
Il rappelle ensuite que :
« Les humains civilisés empoisonnent l’air et l’eau, modifient l’espace, assassinent les espèces, détruisent les champignons, les fleurs, et les arbres, contaminent les cellules, font muter les bactéries, et condamnent les levures. Bref, ils menacent la capacité de la planète à accueillir la Vie. Les civilisés détruisent non seulement ceux dont nous dépendons, avec qui nous avons besoin d’être en relation, mais ils détruisent également la possibilité que ces relations existent dans le futur. Chaque langue autochtone perdue, chaque espèce précipitée vers l’extinction, chaque hectare de forêt rasé est une relation condamnée aujourd’hui et à jamais.
En vivant de manière honnête dans cette réalité, nous nous ouvrons à la dépression. […]
Dans le monde civilisé, la douleur et le traumatisme sont le reflet d’innombrables phénomènes. La destruction est devenue si totale que la conscience ne trouve nulle part où s’apaiser, nul lieu préservé des stigmates de la violence. »
Et conclut :
« Accepter la nature immuable de la dépression me soulage de la recherche d’un traitement. La recherche personnelle d’un traitement est rapidement convertie par la dépression en injonction à aller mieux. Cette injonction se transforme en sentiment d’échec tandis que les symptômes de la dépression s’intensifient. Alors que le monde brûle, le stress à l’origine de la dépression est toujours présent. Je peux me protéger efficacement de cette dépression pendant un moment, mais, la violence est à ce point totale, le traumatisme tellement évident, qu’il y aura des moments où le stress surpassera mes défenses. Ce n’est pas un échec personnel, et ce n’est pas de ma faute. Je me bats avec autant de force que possible, mais je ne gagnerai pas toujours.
Le plus important, c’est que cette acceptation fait de moi un meilleur activiste. Je ne peux séparer mon expérience des innombrables humains et non-humains qui rendent cette expérience possible. Heureusement, l’écopsychologie m’offre un lexique pour parler des relations créant mon expérience. Comprendre que ce stress omniprésent, engendré par la destruction systémique des relations qui font de nous des humains, est à l’origine de ma dépression, me libère de la voix qui me dit que ma dépression est de ma faute.[…]
Vous n’entendrez peut-être pas la Vie prononcer les mots : « Arrêtez la destruction ». Mais les langages de la Vie sont aussi divers que les expériences physiques. La douleur de la dépression est une expérience physique, il s’ensuit que la Vie parle au travers de la dépression. Cette douleur me hantera le restant de mes jours. La vie continue de parler. Elle nous dit : « Résistez ! » »
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En plus d’encourager et de récompenser les comportements antisociaux entre ses propres membres (à travers le fonctionnement normal de ses institutions, de l’économie de marché, du capitalisme d’État), la civilisation industrielle anéantit les peuples indigènes qui subsistent encore (ainsi que l’ONU le formule, de manière impersonnelle et auto-déculpabilisante : « les cultures autochtones d’aujourd’hui sont menacées d’extinction dans de nombreuses régions du monde ») et ravage tous les biomes de la planète. Au point qu’il est désormais couramment admis, même par les institutions et les médias dominants, qu’elle génère une sixième extinction de masse (un euphémisme pour décrire le fait qu’elle massacre allègrement toutes les espèces vivantes, on devrait donc parler de première extermination de masse).
Et pourtant, il se trouve toujours, même au sein des sphères militantes, ou des milieux qui se veulent relativement conscients de ce qui se passe, des individus pour machinalement qualifier de « trop négatif », « trop sombre », « trop noir », des discours ne faisant qu’énoncer des faits établis. Ceux qui ont le malheur de relier entre elles quelques-unes des atrocités en cours (parce qu’il est important d’appeler un chat un chat, et comment qualifier autrement un ethnocide, un écocide, etc.) sont accusés de « voir tout en noir ».
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L’humanité industrielle a si peu de respect et d’amour pour ses propres enfants (ou tellement de mépris) qu’elle a mis en place un secteur publicitaire parfois qualifié de « marketing infantile » désignant « les processus utilisés par les entreprises pour conditionner les enfants à la consommation » ; processus qui visent à utiliser les caractéristiques psychologiques des enfants, dont leur naïveté, pour leur vendre les montagnes de merdes toxiques que produisent des industries toutes plus antiécologiques et antisociales les unes que les autres. L’humanité industrielle a si peu de respect et d’amour pour ses propres enfants (ou tellement de mépris) que la nourriture – spirituelle (éducation) et matérielle (alimentation) – qu’elle leur fournit n’est qu’un ersatz toxique de ce qu’elle a été et de ce qu’elle pourrait être.

Les avertissements de scientifiques de plus en plus nombreux (cf. le récent appel de 15 000 scientifiques) se succèdent, les conférences climatiques aussi, tandis que l’exploitation des combustibles fossiles et les émissions de CO2 ne font qu’augmenter[4] (il est prévu[5] qu’elles continuent ainsi jusqu’en 2040) et avec elles le réchauffement climatique et ses conséquences dont on réalise qu’elles sont et seront à la fois plus graves et plus nombreuses qu’on ne l’imaginait. La société de consommation industrielle en expansion perpétuelle cancérise une portion toujours plus vaste de la planète. L’humanité industrielle noie le monde entier dans ses herbicides, insecticides et pesticides (le glyphosate a été autorisé par l’UE pour 5 ans de plus). Les déchets nucléaires s’accumulent (parfois au fond des océans, dans des épaves coulées n’importe comment, aux risques et périls de toutes et de tous, par une mafia du déchet, aux côtés du « million et demi de tonnes d’armes chimiques non utilisées qui gisent sur les fonds marins de la planète »)[6]. Et il n’y a pas que de produits en ‑cide que l’humanité industrielle submerge la planète : parmi les millions de substances de synthèse qui sont déversées un peu partout, les perturbateurs endocriniens, massivement dispersés, contaminent d’ores et déjà la quasi-totalité des milieux naturels et attaquent la santé des êtres humains[7] (« baisse du QI, troubles du comportement et autisme ») comme celles de tous les êtres vivants.
Un article récemment publié sur le site du quotidien Les Echos expose une autre catastrophe majeure de notre temps :
« Au cours des cent dernières années, un milliard d’hectares de terres fertiles, l’équivalent de la surface des États-Unis, se sont littéralement volatilisés. Et l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’inquiète de l’avenir des surfaces restantes. Dans un rapport de 650 pages, publié en décembre à l’occasion de la clôture de l’Année internationale des sols, elle constate qu’un tiers des terres arables de la planète sont plus ou moins menacées de disparaître. »
Là encore, la sémantique qu’ils utilisent dissimule jusqu’à l’existence d’une responsabilité. « Un milliard d’hectares de terres fertiles […] se sont littéralement volatilisés ». « Se sont littéralement volatilisés » et non pas « ont été détruits ». La faute à personne, la faute à la terre qui choisit de se volatiliser. Même chose juste après : « sont plus ou moins menacées de disparaître » et non pas « sont en train d’être détruites ». Car c’est bien la civilisation et son agriculture industrielle et sa bétonisation compulsive et son artificialisation effrénée qui sont à l’origine de ce désastre.
Au cours des soixante dernières années, 90% des grands poissons[8], 70% des oiseaux marins[9] et, plus généralement, 52% des animaux sauvages[10], ont été tués ; depuis moins de 40 ans, le nombre d’animaux marins, dans l’ensemble, a été divisé par deux[11]. Sachant que ces déclins en populations animales et végétales ne datent pas d’hier et qu’une diminution par rapport à il y a 60 ou 70 ans masque en réalité des pertes bien pires encore (phénomène que l’on qualifie parfois d’amnésie écologique[12]). D’après le rapport Planète vivante 2018 du WWF, « entre 1970 et 2014, l’effectif des populations de vertébrés sauvages a décliné de 60% ». On estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun poisson[14]. D’autres projections estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plastiques que de poissons dans les océans[15]. On estime également que d’ici à 2050, la quasi-totalité des oiseaux marins auront ingéré du plastique[16]. Enfin, ainsi qu’un article de Forbes nous le rapporte, « des scientifiques estiment qu’au cours des vingt prochaines années, 70 à 90% de tous les récifs coralliens seront détruits en raison du réchauffement des océans, de leur acidification et de leur pollution ».
L’humanité industrielle produit actuellement environ 50 millions de tonnes de déchets électroniques (ou e‑déchets) par an[17], dont l’immense majorité (90%) ne sont pas recyclés[18]. En raison de la course au « développement » (électrification, industrialisation, modernisation, « progrès ») des continents qui ne l’étaient pas encore entièrement (Afrique, Asie, Amérique du Sud, notamment), il est prévu que la production annuelle globale déjà faramineuse (50 millions de tonnes) de déchets électroniques (ou e-déchets) croisse de 500%, environ[19], au cours des décennies à venir (en raison d’explosions des ventes de téléphones portables, d’ordinateurs, de télévisions, de tablettes, etc.). Il est aussi prévu que la quantité totale des déchets solides produits par l’humanité industrielle mondiale triple d’ici 2100, pour atteindre plus de 11 millions de tonnes, par jour.
L’humanité industrielle épuise (et pollue) également les eaux douces du monde entier : ainsi qu’un rapport de la NASA le soulignait en 2015, 21 des 37 aquifères les plus importants sont passés en-dessous du seuil de durabilité — ils perdent plus d’eau qu’ils n’en accumulent.

Nous pourrions continuer encore et encore, en évoquant pêle-mêle le réseau d’exploitation sexuelle et d’esclavage salarial qui sévit actuellement dans l’agriculture sicilienne, au sein duquel des milliers de femmes sont violées et battues[20] ; les viols et violences à l’encontre des mineurs et des femmes, épidémiques dans de nombreux pays, y compris en France (« 19.700 mineurs victimes de violences sexuelles en France en 2016, dont 78% de filles ») ; l’internet qui « déborde d’images d’agressions sexuelles d’enfants » (pour reprendre le titre d’une récente enquête, édifiante, du New York Times) ; le réseau d’esclavage moderne qui exploite près de 40 000 femmes en Italie continentale, des Italiennes et des migrantes, dans des exploitations viticoles[21] ; les épidémies de suicides et la pollution massive qui frappent actuellement la région de Bangalore (qualifiée de capitale mondiale du suicide) en Inde, où le « développement » détruit les liens familiaux et le monde naturel[22] ; l’exploitation de Burkinabés de tous âges dans les camps d’orpaillage du Burkina Faso[23], où ils vivent et meurent dans des conditions dramatiques, entre malaria et maladies liées à l’utilisation du mercure, au bénéfice des riches et puissantes multinationales des pays dits « développés » ; le sort des Pakistanais qui se retrouvent à trier les déchets électroniques cancérigènes des citoyens du « monde libre » [sic] en échange d’un salaire de misère (et de quelques maladies)[24] ; l’exploitation de Nicaraguayens sous-payés (la main d’œuvre la moins chère d’Amérique centrale) dans des maquiladoras, où ils confectionnent toutes sortes de vêtements pour des entreprises souvent nord-américaines, coréennes ou taïwanaises[25] ; les épidémies de maladies liées à la malbouffe industrielle, qui ravagent les populations du monde entier, dont les communautés du Mexique[26], deuxième pays au monde en termes de taux d’obésité et de surpoids, après les USA, particulièrement touché par les maladies liées au gras et au sucre, où 7 adultes sur 10 sont en surpoids ou obèses, ainsi qu’1 enfant sur 3 – d’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les Mexicains sont les premiers consommateurs de soda (163 litres par personne et par an), et la population la plus touchée par la mortalité liée au diabète de toute l’Amérique latine ; l’exploitation d’enfants et d’adultes au Malawi dans des plantations de tabac[27] (où ils contractent la « maladie du tabac vert » par intoxication à la nicotine) destiné à l’exportation, au bénéfice des groupes industriels comme British American Tobacco (Lucky Strike, Pal Mal, Gauloises…) ou Philip Morris International (Malboro, L&M, Philip Morris…) ; la transformation de l’Albanie en poubelle géante[28] (où l’on importe des déchets d’un peu partout pour les traiter, ce qui constitue un secteur très important de l’économie du pays, des milliers de gens vivent de ça, et vivent dans des décharges, ou plutôt meurent de ça, et meurent dans des décharges) ; dans la même veine, la transformation de la ville de Guiyu en Chine, en poubelle géante de déchets électroniques[29] (en provenance du monde entier), où des centaines de milliers de Chinois, enfants et adultes, travaillent à les trier, et donc en contact direct avec des centaines de milliers de tonnes de produits hautement toxiques (les toxicologues s’intéressent aux records mondiaux de toxicité de Guiyu en termes de taux de cancer, de pollutions des sols, de l’eau, etc.) ; la transformation de la zone d’Agbogbloshie, au Ghana, également en poubelle géante de déchets électroniques[30] (en provenance du monde entier, de France, des USA, du Royaume-Uni, etc.), où des milliers de Ghanéens, enfants (dès 5 ans) et adultes, travaillent, en échange d’un misérable salaire, à trier les centaines de milliers de tonnes de produits hautement toxiques qui vont ruiner leur santé et contaminer les sols, l’air et les cours d’eau et les êtres vivants de la région ; la transformation de bien d’autres endroits, toujours dans des pays pauvres (Inde, Égypte, Bangladesh, Philippines, Malaisie, etc.) en poubelles géantes de déchets[31] (électroniques, plastiques, etc.) ; l’enfouissement de déchets électroniques en France, dans différents endroits discrètement réservés à cet effet ; les pollutions environnementales en Mongolie[32] (liées au « développement » du pays et notamment à son industrie minière), où des villes parmi les plus polluées au monde suffoquent dans ce que certains décrivent comme « un enfer » ; les destructions des récifs coralliens, des fonds marins et des forêts des îles de Bangka et Belitung en Indonésie, où des mineurs d’étain légaux et illégaux risquent et perdent leur vie à obtenir ce composant crucial des appareils électroniques, embourbé dans une vase radioactive[33] ; la destruction en cours de la grande barrière de corail, en Australie, à cause du réchauffement climatique[34] ; la contamination des sols et des cours d’eau de plusieurs régions tunisiennes, où du cadmium et de l’uranium sont rejetés, entre autres, par le raffinage du phosphate qui y est extrait, avant d’être envoyé en Europe comme engrais agricole (raffinage qui surconsomme l’eau de nappes phréatiques et qui génère une épidémie de maladies plus ou moins graves sur place)[35] ; les déforestations massives en Afrique, en Amazonie, en Indonésie, et un peu partout sur le globe, qui permettent l’expansion de monocultures de palmiers à huile, d’hévéa, d’eucalyptus et d’autres arbres (parfois génétiquement modifiés) au profit de différentes industries ; l’expansion des plantations de soja et des surfaces destinées à l’élevage industriel, toujours au détriment des forêts et des biotopes naturels ; l’épuisement de nombreuses « ressources » non-renouvelables, dont différents métaux et minerais (épuisement que le déploiement actuel des infrastructures et des technologies industrielles liées à la production d’énergies soi-disant vertes ne fait et ne va faire qu’accélérer[36]) ; les épidémies de maladies dites de civilisation (diabètes, asthme, allergies, maladies cardio-vasculaires, cancer, obésité, schizophrénie, troubles mentaux en tous genres, angoisses, stress, dépression et désormais, même, la solitude : « 66% des moins de 35 ans déclarent se sentir seuls, soit deux personnes sur trois »), qui témoignent d’un mal-être généralisé et engendrent une consommation record de psychotropes, ainsi qu’un récent article de France Inter le rapporte : « Intensification des conditions de travail, isolement et hyper-disponibilité, 20 millions d’actifs en France (sur 29 millions) consomment des médicaments psychotropes légaux ou illégaux » ; et ainsi de suite, ad nauseam.
L’issue hautement prévisible de tout ceci est évidente : la civilisation industrielle, dont pas un seul aspect n’est soutenable, qui n’est plus qu’une insupportable fuite en avant incontrôlable et incontrôlée, en épuisant, polluant et détruisant ainsi l’intégralité de la biosphère, finira, selon toute probabilité, par s’autodétruire elle-même. Et le plus tôt, le mieux. Car seul son effondrement, son autodestruction (ou sa destruction), mettra un terme à la destruction du monde naturel, à l’extermination des espèces vivantes, à l’anéantissement des conditions biosphériques ayant permis aux nombreuses espèces composant actuellement la toile du vivant (dont l’espèce humaine) de prospérer. Espèces et espaces qui pourront ensuite, enfin, commencer à récupérer.

« Je te remercie de dire que l’avenir a besoin de moi ; mais, tel que je me le représente, il n’a pas plus besoin de moi que moi de lui. Si seulement j’avais la machine à parcourir le temps, ce n’est pas vers l’avenir que je la tournerais, c’est vers le passé. Et je ne m’arrêterais même pas aux Grecs ; j’irais au moins jusqu’à l’époque égéo-crétoise. Mais cette seule pensée me fait l’effet que fait un mirage à un homme perdu dans le désert. Cela me fait soif. Il vaut mieux ne pas y penser, puisqu’on est enfermé dans cette minuscule planète et qu’elle ne redeviendra grande, féconde et variée, comme elle le fut autrefois, que longtemps après nous — si jamais elle le redevient. »
— Simone Weil, lettre de février 1940 à son frère André
La destruction de la civilisation industrielle, qui est une torture pour la plupart, sinon pour la totalité de ses propres membres, ainsi que pour toutes les espèces vivantes et pour le monde naturel en général, devrait être considérée comme une chose hautement souhaitable. Ainsi que le formule Olivier Rey dans son livre Une question de taille, « la perspective de revenir à des modes de vie plus sobres, comparables à ceux qu’a connus l’humanité depuis ses origines et jusqu’à une date très récente, n’a rien d’effrayant. » À supposer, bien sûr, « que la nature puisse en partie récupérer des ravages » que lui inflige la civilisation industrielle. C’est-à-dire, pour reprendre la formulation d’un autre mathématicien, moins académique (Theodore Kaczynski), à supposer que l’effondrement advienne au plus tôt, afin que « le développement du système-monde technologique » ne se poursuive pas « sans entrave jusqu’à sa conclusion logique », qui est, « selon toute probabilité », que « de la Terre il ne restera qu’un caillou désolé — une planète sans vie, à l’exception, peut-être, d’organismes parmi les plus simples — certaines bactéries, algues, etc. — capables de survivre dans ces conditions extrêmes. »
Et plutôt que de l’encourager, de l’accepter ou de l’observer passivement, chacun de nous peut, à sa manière et à son échelle, à sa mesure, participer à l’entrave du « développement du système-monde technologique », voire à sa perte.
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De nombreux auteurs plus ou moins célèbres, à travers la planète entière, avaient parfaitement réalisé l’insoutenabilité fondamentale de la civilisation industrielle, l’inéluctabilité de son effondrement, et nous en avertissaient, comme Aldous Huxley, en 1928, dans un essai intitulé “Progress : How the Achievements of Civilization Will Eventually Bankrupt the Entire World” (en français : « Le progrès : comment les accomplissements de la civilisation vont ruiner le monde entier ») :
« La colossale expansion matérielle de ces dernières années a pour destin, selon toute probabilité, d’être un phénomène temporaire et transitoire. Nous sommes riches parce que nous vivons sur notre capital. Le charbon, le pétrole, les phosphates que nous utilisons de façon si intensive ne seront jamais remplacés. Lorsque les réserves seront épuisées, les hommes devront faire sans… Cela sera ressenti comme une catastrophe sans pareille. »
Ou Simone Weil, en 1934, dans son livre Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale :
« Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l’organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l’humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu’il nous est absolument impossible de prévoir. »
Ou Pierre Fournier, en 1969 :
« Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieures. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La seule vraie question qui se pose n’est pas de savoir s’il sera supportable une fois né mais si, oui ou non, son avortement provoquera notre mort. »
Ou Bernard Charbonneau, en 1969 également, dans son livre Le jardin de Babylone :
« Si nous n’envisageons pas les effets de la civilisation industrielle et urbaine, il faut considérer comme probable la fin de la nature, avec pour quelques temps une survie confortable dans l’ordure : solide, liquide ou sonique. »
Et depuis le rapport du Club de Rome en 1972, les avertissements se sont multipliés : ce sont désormais des universités, des universitaires, des institutions internationales et des experts en tous genres qui nous avertissent (de Joseph Tainter à Ugo Bardi en passant par Pablo Servigne et Raphael Stevens, la Banque mondiale, la NASA et plusieurs collectifs universitaires).
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Il se pourrait cependant — mais c’est extrêmement improbable — que la civilisation industrielle ne s’effondre pas, ne s’autodétruise pas, du moins pas sur le court terme, pas au cours des prochaines décennies, voire du prochain siècle, voire au-delà. Contrairement à ce que beaucoup espèrent, cela serait tout sauf une bonne chose. Cela signifierait, selon toute logique, que les humains, physiquement et psychiquement mutilés, continueraient d’être réduits à l’état de rouages impuissants de la civilisation techno-industrielle mondialisée, de la cybersociété planétaire, inhumaine (antisociale), autoritaire (mais qui pourrait bien leur faire croire, au moyen de diverses techniques, propagande, conditionnement, drogues, qu’ils sont libres et heureux) ; cybersociété dont le fonctionnement impliquera également le contrôle, la domination, l’asservissement de la planète entière et de tous ses habitants non-humains (du moins, de ceux qui n’auront pas été éliminés). Bienvenue dans le Pandémonium planétaire ultime.
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Si la situation continue inexorablement d’empirer, c’est aussi, d’une certaine manière, à cause de l’espoir. De l’espoir et des espérances illusoires. L’état des choses a beau se dégrader de jour en jour, le fonctionnement de la gigantesque machine sociale que constitue la civilisation industrielle a beau avoir depuis longtemps dépassé le moment où il était encore possible de la réformer, de la contrôler, ils sont nombreux, à gauche comme à droite, à proposer des plans dont ils prétendent qu’ils pourraient résoudre simultanément tous les problèmes de notre temps. Et ils sont encore plus nombreux à se nourrir de telles rassurances creuses (ouf, heureusement, il est encore possible de sauver la situation, de conserver l’essentiel du progrès technique, du Progrès, de la civilisation industrielle, et de la rendre démocratique, et égalitaire, et soutenable, il suffirait de suivre le plan de Naomi Klein, d’appliquer les préconisations d’Isabelle Delannoy, de Bill McKibben, de Cyril Dion, de Rob Hopkins, de Jean-Luc Mélenchon, de Paul Hawken, de Bernard Stiegler, d’Alexandria Ocasio-Cortez, etc.).
Theodore Kaczynski discute de ce phénomène dans son dernier livre, Anti-Tech Revolution, Why and How (« Révolution anti-technologique, pourquoi et comment ») :
« Aujourd’hui encore, des personnes dont on aurait espéré mieux continuent d’ignorer le fait que le développement des sociétés [complexes] ne peut jamais être contrôlé rationnellement. Ainsi voyons-nous souvent des technophiles déclarer des choses aussi absurdes que : “L’humanité est en charge de son propre destin” ; “[nous allons] prendre en charge notre évolution” ; ou “les gens [vont] parvenir à contrôler les processus évolutionnaires”. Les technophiles veulent “guider la recherche afin que la technologie améliore la société”, ils ont créé une “université de la Singularité” et un “institut de la Singularité”, censés “déterminer les avancées et aider la société à gérer les ramifications” du progrès technologique, et “garantir […] que l’intelligence artificielle […] demeure amicale” envers les humains.
Bien évidemment, les technophiles ne parviendront pas à “déterminer les avancées” du progrès technique, ni à s’assurer qu’elles “améliorent la société” et soient amicales envers les humains. Sur le long terme, les avancées technologiques seront “déterminées” par les luttes de pouvoir intestines entre les différents groupes qui développeront et utiliseront la technologie à seule fin d’obtenir plus de pouvoir. […]
Il est peu probable que la majorité des technophiles croient pleinement en ces âneries de “déterminer les avancées” de la technologie pour “améliorer la société”. En pratique, l’université de la Singularité sert surtout à promouvoir les intérêts de ceux qui investissent dans la technologie, tandis que les fantasmes concernant “l’amélioration de la société” servent à désamorcer la résistance du public vis-à-vis des innovations technologiques extrêmes. Une telle propagande n’est efficace que parce que le profane est assez naïf pour croire en toutes ces fantaisies.
Quelles que soient les raisons derrière l’ambition des technophiles souhaitant “améliorer la société”, certains d’entre eux semblent proposer des choses véritablement sincères. Pour des exemples récents, il faut lire les livres de Jérémy Rifkin (2011) et de Bill Ivey (2012). D’autres exemples semblent plus élaborés que les propositions de Rifkin et Ivey mais sont tout aussi impossibles à mettre en pratique. Dans un livre publié en 2011, Nicolas Ashford et Ralph P. Hall “offrent une approche unifiée et transdisciplinaire de la manière dont on pourrait parvenir à un mode de développement durable dans les nations industrialisées. […] Les auteurs promeuvent la conception de solutions multifonctionnelles au défi de la soutenabilité, intégrant l’économie, l’emploi, la technologie, l’environnement, le développement industriel, les règles juridiques nationales et internationales, le commerce, la finance, et la santé et la sécurité publique et des travailleurs.” Ashford et Hall ne proposent pas cela comme une abstraction type République de Platon ou Utopie de Thomas Moore ; ils croient véritablement proposer un programme pratique.
Pour prendre un autre exemple, Naomi Klein (2011) propose une “planification” massive, élaborée, mondiale, censée permettre de juguler le réchauffement climatique, régler nombre des autres problèmes environnementaux, nous apporter une “véritable démocratie”, “dompter le monde de l’entreprise”, résoudre le problème du chômage, minimiser le gaspillage des pays riches tout en aidant les pays pauvres à continuer leur croissance économique, nourrir “l’interdépendance plutôt que l’hyper-individualisme, la réciprocité plutôt que la dominance et la coopération plutôt que la hiérarchie”, “tisser toutes ces luttes dans un récit cohérent concernant la manière de protéger la vie sur terre” et, dans l’ensemble, promouvoir un agenda “progressiste” afin de créer “un monde sain et juste”.
L’on est tenté de se demander si tout cela ne constitue pas une sorte de blague sophistiquée ; mais non, à l’instar d’Ashford, de Hall, Klein est très sérieuse. Comment peuvent-ils croire un instant que les scénarios qu’ils imaginent pourront se concrétiser dans le monde réel ? Sont-ils totalement dénués de tout sens pratique concernant les affaires humaines ? Peut-être. Mais une explication plus réaliste nous est offerte par Naomi Klein elle-même : “Il est toujours plus confortable de nier la réalité que de voir votre vision du monde s’effondrer […]”. La vision du monde de la plupart des membres de la classe moyenne supérieure, qui comprend la plupart des intellectuels, est profondément dépendante de l’existence d’une société complexe et étendue, minutieusement organisée, culturellement “avancée”, caractérisée par un haut degré d’ordre social. Pour de tels individus, il serait extrêmement difficile, psychologiquement, de reconnaître que la seule chose pouvant nous permettre d’éviter le désastre qui se profile serait un effondrement total de la société organisée, une plongée dans le chaos. Ainsi se raccrochent-ils à n’importe quel programme, aussi fantaisiste soit-il, qui leur promet de préserver la société dont dépendent leurs vies et leur vision du monde ; et l’on suspecte qu’à leurs yeux, leur vision du monde soit plus importante que leurs propres vies. »
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Ainsi que l’écrit Olivier Rey, à la fin de son livre Une question de taille :
« On repousse les propos alarmistes en accusant leurs auteurs de jouer les Cassandre. Mais la malédiction qui touchait Cassandre n’était pas de voir tout en noir, elle était de prévoir juste sans être jamais être crue – moyennant quoi les Troyens firent entrer le cheval de bois dans leur cité. S’il faut se garder de céder à la “jouissance apocalyptique”, ne pas se complaire à énumérer les maux qui nous frappent ni goûter un plaisir pervers à annoncer le pire, la meilleure façon d’honorer le réel n’est pas de le peindre en rose mais de le voir tel qu’il est. »
Les neurosciences qualifient d’ailleurs de « biais d’optimisme » cette tendance à « surestimer la probabilité d’un événement positif dans un avenir proche et à sous-estimer le négatif » (Sciences et Avenir), qui conduit souvent à une évaluation irréaliste, illusoirement positive du futur. Ainsi que le formule la neurologue Tali Sharot : « La croyance que le futur sera mieux que le passé et le présent est qualifiée de biais d’optimisme. Elle touche tout le monde, peu importe la couleur de peau, la religion et le statut socioéconomique. » Bien qu’utile dans certains contextes, ce biais d’optimisme pose problème dans beaucoup d’autres. En effet, les promesses d’un avenir meilleur, à travers l’histoire, ont été et sont toujours utilisées par les religions du Salut, et également désormais par les classes dirigeantes d’une manière séculière (mythe du progrès, narratif hollywoodien où le bien finit toujours par l’emporter), afin de contrôler les populations : à partir du moment où l’on est persuadé que le bien va triompher, que l’on se dirige nécessairement vers du mieux, en attendant que cela arrive, on est à même de tolérer tout et n’importe quoi ; et plus notre situation empire, plus on se raccroche à cette croyance qui, paradoxalement, nous permet ainsi de supporter l’empirement de l’insupportable.
Le journaliste états-unien Chris Hedges le formule ainsi :
« La croyance naïve selon laquelle l’histoire est linéaire et le progrès technique toujours accompagné d’un progrès moral, est une forme d’aveuglement collectif. Cette croyance compromet notre capacité d’action radicale et nous berce d’une illusion de sécurité. Ceux qui s’accrochent au mythe du progrès humain, qui pensent que le monde se dirige inévitablement vers un état moralement et matériellement supérieur, sont les captifs du pouvoir. […]
L’aspiration au positivisme, omniprésente dans notre culture capitaliste, ignore la nature humaine et son histoire. Cependant, tenter de s’y opposer, énoncer l’évidence, à savoir que les choses empirent et empireront peut-être bien plus encore prochainement, c’est se voir exclure du cercle de la pensée magique qui caractérise la culture états-unienne et la grande majorité de la culture occidentale. La gauche est tout aussi infectée par cette manie d’espérer que la droite. Cette manie obscurcit la réalité au moment même où le capitalisme mondial se désintègre et avec lui l’ensemble des écosystèmes, nous condamnant potentiellement tous. »
Un autre phénomène psychologique influence potentiellement notre acceptation collective de l’empirement global de la situation : l’amnésie écologique ou amnésie environnementale (liée au concept anglo-américain de shifting baseline), qui consiste en une habituation progressive (intergénérationnelle ou intragénérationnelle) à un paysage écologique de plus en plus dégradé du simple fait que l’on n’en a pas connu d’autre ou que l’on oublie graduellement son état passé. En parallèle, on pourrait évoquer un phénomène d’amnésie sociale qui correspondrait à une habituation progressive à un milieu social (une société) de plus en plus dégradé (qui serait donc de moins en moins social et de plus en plus antisocial), du simple fait que l’on en a pas connu d’autre ou que l’on oublie graduellement son état passé, et que l’on s’acclimate à sa détérioration.
De la même manière que les individus « prosociaux » ne sont pas des malades mentaux à soigner mais des personnes saines d’esprit prises au piège dans une culture humaine profondément cinglée, les individus que l’on qualifie parfois de « catastrophistes » ne sont pas des dérangés qui verraient « tout en noir ». Le monde entier gagnerait à ce que les euphémistes invétérés et autres optimistes par déni le reconnaissent, et à ce qu’ils utilisent leur énergie pour lutter contre les désastres socio-écologiques en cours qui rendent la vie insupportable tout en la détruisant, plutôt que contre ceux qui les exposent et contre le sentiment de malaise que cela suscite chez eux.
Il n’y a qu’en saisissant pleinement l’ampleur et la profondeur du désastre qu’est la civilisation industrielle que l’on peut avoir une chance d’y remédier.
Nicolas Casaux
Correction : Lola Bearzatto
- https://www.scientificamerican.com/article/nice-brains-finish-last/ ↑
- https://www.scientificamerican.com/article/how-wealth-reduces-compassion/ ↑
- https://partage-le.com/2017/07/resistance-et-activisme-comprendre-la-depression-grace-a-lecopsychologie-par-will-falk/ ↑
- http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/apres-un-plateau-de-trois-ans-les-emissions-mondiales-de-co2-repartent-a-la-hausse_5214002_3244.html ↑
- http://www.novethic.fr/empreinte-terre/climat/isr-rse/des-emissions-de-co2-en-hausse-jusqu-en-2040-selon-l-aie-145045.html ↑
- https://partage-le.com/2017/11/8230/ ↑
- https://www.arte.tv/fr/videos/069096–000‑A/demain-tous-cretins/ ↑
- http://www.liberation.fr/sciences/2003/05/15/90-des-gros-poissons-ont-disparu_433629 ↑
- http://www.sudouest.fr/2015/07/16/environnement-70-des-oiseaux-marins-ont-disparu-en-seulement-60-ans-2025145–6095.php ↑
- http://tempsreel.nouvelobs.com/planete/20140930.OBS0670/infographie-52-des-animaux-sauvages-ont-disparu-en-40-ans.html ↑
- http://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/le-nombre-d-animaux-marins-divise-par-deux-en-40-ans_1716214.html ↑
- http://biosphere.ouvaton.org/annee-2012/1814–2012-la-grande-amnesie-ecologique-de-philippe-j-dubois- ↑
- https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/rapport-planete-vivante-2016-deux-tiers-des-populations-de-vertebres-pourraient-disparaitre-dici ↑
- http://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/20061102.OBS7880/des-oceans-a-sec-en-2048.html ↑
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- http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/09/01/d‑ici-a-2050-la-quasi-totalite-des-oiseaux-marins-auront-ingere-du-plastique_4741906_3244.html ↑
- https://www.theguardian.com/sustainable-business/50m-tonnes-ewaste-designers-manufacturers-recyclers-electronic-junk ↑
- https://www.theguardian.com/environment/2015/may/12/up-to-90-of-worlds-electronic-waste-is-illegally-dumped-says-un ↑
- https://www.theguardian.com/environment/2010/feb/22/electronic-waste ↑
- https://www.theguardian.com/global-development/2017/mar/12/slavery-sicily-farming-raped-beaten-exploited-romanian-women?CMP=Share_iOSApp_Other ↑
- https://www.nytimes.com/2017/04/11/world/europe/a‑womans-death-sorting-grapes-exposes-italys-slavery.html?_r=0 ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=F3vlJfePPec ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=POY0Z6wiBIQ ↑
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- https://www.youtube.com/watch?v=WxPFdegA6T8 ↑
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- http://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2008/08/20/guiyu-champion-mondial-toxicite ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=MYzf6idjmik ↑
- https://partage-le.com/2016/05/quels-sont-les-couts-humains-et-environnementaux-des-nouvelles-technologies-par-richard-maxwell-toby-miller/ ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=J3PQlGCKh6A ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=g6-WYb3Bidc ↑
- https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/australie-la-grande-barriere-de-corail-plus-que-jamais-menacee_108484 ↑
- https://www.youtube.com/watch?v=P9OGRMzQA4A ↑
- https://partage-le.com/2017/07/letrange-logique-derriere-la-quete-denergies-renouvelables-par-nicolas-casaux/ ↑
Merci
Excellent article, bien vu.
Tout est juste ici…
Le plus tôt sera le mieux, mais il faudra que le dragon remue la queue… car tant que la planète ne remuera pas la queue pour nous envoyer dans les cordes, toute catastrophe mineure ne sera qu’opportunités pour les dévoreurs de vie.
Car un des aspects psychologique majeur de la course au désastre est bien celui de la conservation des acquis par ceux qui sont insérés dans une pyramide quelconque.
Merci pour cet article.
Merci pour cet article.
Malheureusement, la plupart des « optimistes » passeront leur chemin et continueront à faire comme si rien ne se passait. :-/
Quand on sait,je viens de le verifier que des adultes se croyant informés refusent de lire des documents et ecrits comme ici au nom de leurs certitudes qui ne souffrent aucune information contraire au nom de la sécurité mentale que leur permet leur ignorence volontaire.
Article magistral, un chef d’œuvre. Qui donne envie de hurler et pleurer, mais c’est peut-être nécessaire. Merci Nicolas Casaux !
Le passage avec les propos de Will Talk m’a soulagé…je me sens moins seule et folle.
Merci pour cet article très complet…
great lucidity, enlightning, thank you !