I.
Nombre de ceux qui ont un jour commis ou qui commettent l’hérésie consistant à critiquer la technologie en utilisant la technologie (critiquer le numérique, l’ordinateur, le téléphone portable, internet ou les réseaux sociaux sur les réseaux sociaux ou sur internet) se le sont déjà vu reproché par quelque facétieux objecteur : « Comment oses-tu critiquer cette technologie en l’utilisant ? »
L’argument est très simple : si l’on cautionne, utilise ou interagit avec une chose, nous devrions nous abstenir d’en dire du mal. Dans la mesure où nous avons le choix, cela se tient. Problème :
« quel choix la déferlante technologique a t‑elle laissé aux hommes du XXIe siècle ? […] D’un côté, les technologies doivent tout “révolutionner”, d’un autre, on n’est pas forcés de les adopter. Certes, mais […] ceux qui refusent le “progrès” sont exclus de la société révolutionnée. […] Comment rester en lien avec ses congénères sans adopter leurs moyens de communication, a fortiori quand toute l’existence s’organise via ceux-ci ? Pour vivre ensemble, il faut a minima partager des modes de vie. Ceux précisément que la technologie révolutionne. L’argument du choix est non-valide. » (PMO, Trois jours chez les transhumanistes)
Ainsi que le gouvernement le reconnait, « aucun texte ne vous oblige à demander une carte d’identité », seulement, « si vous êtes soumis à un contrôle d’identité, la procédure sera plus longue si vous ne pouvez pas présenter de pièce d’identité ». Même chose pour le compte bancaire. Il n’est pas obligatoire d’en posséder un, mais vivre sans dans une société où tout est fait pour s’avère terriblement compliqué.
Plus généralement, avons-nous le choix de nous plier ou non aux règles établies il y a des siècles par une minorité régnante et désormais imposées par les dirigeants étatiques, si besoin par les milices (forces de l’ordre) à leur solde ? La propriété privée de la terre, par exemple : en France, « la Caisse des Dépôts gère 150.000 hectares. Autres gros propriétaires : la Société générale (30.000 hectares), Axa (22.000 hectares) et le Crédit agricole (12.000 hectares). » Dans le monde, « une vingtaine d’entreprises et de grandes familles, royales ou non, se partagent la bagatelle de 3,2 milliards d’hectares ». La Terre ayant été intégralement privatisée (par les États et des particuliers), nous, non-propriétaires, nous retrouvons dans l’obligation de nous soumettre aux diktats de ceux qui ont organisé cette privatisation, au fonctionnement du capitalisme mondialisé (sous peine de finir dans une de leurs prisons).
Pas le choix, donc. Obligé de payer des impôts. De financer l’État, de travailler (vendre son temps de vie à une entreprise). Même le numérique devient obligatoire. Pour beaucoup, payer son loyer, ses impôts, etc., sans y recourir, est mission impossible. Étant littéralement contraints de cautionner, d’une certaine manière, l’ensemble du système, nous devrions nous abstenir de le critiquer ? Et puis quoi encore ? Esclaves modernes et contraints de ne rien dire contre l’esclavage moderne ?
À la guerre comme à la guerre. Contraints d’utiliser l’horreur technologique, nous l’utiliserons pour l’exposer pour ce qu’elle est. Si nos contemporains se trouvent désormais beaucoup dans le monde virtuel, nous passerons par-là nous aussi.
D’ailleurs, ceux qui nous reprochent d’utiliser le numérique, internet ou les nouvelles technologies pour les critiquer en exposant leurs coûts sociaux et écologiques (travail d’enfants dans des mines ici et là en Afrique et ailleurs, impacts des mines sur l’environnement, etc.) sont donc, selon toute logique, tout à faits heureux de ces coûts sociaux et écologiques. N’est-ce pas ? De deux choses l’une. Soit ils n’en sont pas heureux, auquel cas ils sont d’accord avec nous, et leur reproche n’a aucun sens. Soit ils en sont réellement heureux, et ce sont des sociopathes ennemis de la nature.
La seule chose pire que d’utiliser la technologie en la critiquant, c’est de l’utiliser sans la critiquer.
II.
« On nous opposera platement que personne n’échappe aux conditions présentes, que nous ne sommes pas différents, etc. Et certes qui pourrait se targuer de faire autrement que de s’adapter aux nouvelles conditions, de “faire avec” des réalités matérielles aussi écrasantes, même s’il ne pousse pas l’inconscience jusqu’à s’en satisfaire à quelques réserves près ? Personne n’est en revanche obligé de s’adapter intellectuellement, c’est-à-dire d’accepter de “penser” avec les catégories et dans les termes qu’a imposés la vie administrée. »
— René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008).
En outre, le reproche du tu cautionnes ou tu utilises cette chose tout en la critiquant se change parfois, chez certains, en argument permettant de conclure que ce que l’on souligne n’a alors aucune valeur. Il s’agit, bien entendu, d’un sophisme, d’une manière de faire dévier le débat. Ce sophisme, assez répandu, porte d’ailleurs un nom[1], on l’appelle le sophisme du tu quoque (ce qui signifie « toi aussi », en latin). On parle aussi parfois d’appel à l’hypocrisie. Il s’agit d’un sophisme « souvent employé comme diversion car il empêche l’interlocuteur de défendre son argument en détournant la conversation du sujet vers la personne elle-même », ce qui le place dans la catégorie des ad hominem (des « attaques personnelles »).
Aux États-Unis, de nombreux climato-sceptiques ou négationnistes du changement climatique, et de nombreux anti-écologistes en général, fervents défenseurs du néolibéralisme, du progrès et de la civilisation industrielle, attaquent régulièrement les activistes qui militent contre l’extraction et l’utilisation des combustibles fossiles, contre les pipelines, etc., au motif que ces activistes utilisent ces combustibles (ils sont venus en voiture, les salauds !) et en dépendent dans leur vie de tous les jours. Ainsi, selon la rhétorique perverse de ces chiens de garde du statu quo, tous ceux qui critiquent les combustibles fossiles devraient n’en dépendre aucunement, être irréprochables à ce niveau dans leur vie de tous les jours, et plus généralement, tous ceux qui critiquent une chose devraient n’avoir aucun lien avec elle, ne devraient la cautionner d’aucune manière que ce soit.
À cet argument fallacieux du « mais-vous-utilisez-du-pétrole-vous-ne-pouvez-donc-pas-critiquer-les-énergies-fossiles », l’historienne d’Harvard Naomi Oreskes (auteure, entre autres, du livre Les marchands de doute) répond :
« Bien sûr que nous le faisons, et les gens des États du Nord portaient des vêtements dont le coton avait été récolté par des esclaves. Mais cela ne fit pas d’eux des hypocrites lorsqu’ils rejoignirent le mouvement pour l’abolition de l’esclavage. Cela signifiait juste qu’ils faisaient partie de cette économie esclavagiste, et qu’ils le savaient. C’est pourquoi ils ont agi pour changer le système, et pas simplement leurs habits ».
Nous pourrions nous en tenir à ça. Mais dans la mesure où cette rhétorique est bien trop répandue et où ses promoteurs ne sont peut-être pas en mesure de comprendre ce qu’explique Naomi Oreskes, continuons. L’écologiste britannique George Monbiot note :
« L’hypocrisie est le fossé entre vos aspirations et vos actions. Les écologistes ont d’importantes aspirations — ils veulent vivre de manière plus éthique — qu’ils n’atteindront pas. Cependant, l’alternative à l’hypocrisie n’est pas la pureté morale (personne n’y parvient), mais le cynisme. Je choisirai toujours l’hypocrisie. »
Sa remarque sur le cynisme est juste (ceux qui tentent d’utiliser l’appel à l’hypocrisie comme argument sont toujours, par élimination, des cyniques) mais, ainsi que la citation de Naomi Oreskes le suggère, il est trop réducteur, trop simpliste, de parler d’hypocrisie — George Monbiot n’est pas connu pour sa compréhension et sa dénonciation des systèmes d’oppressions, des mécanismes de pouvoir, des impostures démocratiques.
Car cet argument, ou plutôt, ce sophisme, sert précisément à défendre les intérêts de ceux au pouvoir.
Un tel simplisme permet, confortablement, d’occulter tous les rapports de domination, tous les mécanismes d’oppression et de coercition qui organisent la vie au sein de la civilisation industrielle. Derrière cette rhétorique, on retrouve la croyance selon laquelle il est possible et très aisé, pour l’individu qui vit au sein de la société industrielle, de ne cautionner aucune des choses qu’il pourrait être amené à critiquer ; la croyance selon laquelle nous sommes parfaitement affranchis de toute sujétion, selon laquelle l’individu ne fait face à aucune contrainte, aucune entrave, qu’il est libre comme l’air, qu’il ne connaît aucune servitude, aucune astreinte.
Comme si la simple survie au sein de la société industrielle n’imposait pas par défaut un certain nombre de contraintes et de compromis, comme si l’État, ses lois, sa bureaucratie, ses forces de l’ordre, son esclavage salarial, ses impôts, son emprise territoriale (propriété privée), etc., n’existaient pas. Comme si nous vivions réellement en démocratie. Comme si la civilisation industrielle n’imposait pas ses propres règles, ses propres modalités (souvent technologiques) à tous les aspects de la société humaine, de manière totale. Comme si ce n’était pas jusqu’aux peuples indigènes de toute la planète qui se retrouvaient à devoir plaider leur cause et à communiquer au travers des institutions de la civilisation mondialisée qui les oppresse et qui les détruit.
Ceux qui promeuvent la rhétorique de la pureté personnelle et ceux qui formulent l’accusation d’hypocrisie dont nous discutons ici ne font que nous indiquer leur ignorance (ou leur occultation) de ces réalités fondamentales de la civilisation industrielle. Sont-ils à ce point aveugles qu’ils ignorent que la plupart des gens, dans la société industrielle capitaliste, sont obligés d’accepter des emplois qu’ils n’apprécient pas (voire, qu’ils détestent) dans le seul but de ne pas mourir de faim ? Une belle bande d’hypocrites !
Une autre manière de percevoir l’absurdité et la dangerosité d’une telle rhétorique consiste à l’inverser et à la retourner contre celui qui la promeut. En effet, celui-là n’a logiquement aucune critique à émettre à l’endroit de la réalité dont il participe. Tout lui convient. Autrement, il n’y participerait pas, il ne la cautionnerait pas. Ainsi que Monbiot le souligne, il s’agit d’un cynique dont le cynisme est une soumission totale à l’état de fait.
C’est-à-dire que l’exploitation et l’utilisation des combustibles fossiles, l’organisation de la société de manière hautement hiérarchique, flagramment inique, l’exploitation et l’asservissement des populations des pays pauvres comme des pays riches (de différentes manières), l’esclavage salarial (ou esclavage moderne, ou servitude moderne), l’oppression de certaines classes sociales et de certains groupes sociaux (le racisme institutionnalisé), l’extractivisme planétaire, les pollutions généralisées de tous les milieux, la destruction des écosystèmes, la sixième extinction de masse, etc., tout cela leur convient très bien. Ils approuvent.
Alors à tous les petits malins qui utilisent cette rhétorique : surtout, qu’on ne vous prenne pas en train de critiquer quoi que ce soit !
***
Tous les assoiffés de pouvoir savent qu’il n’y a pas de meilleur moyen de contrôler une population que de faire en sorte qu’elle se police elle-même selon les règles qu’ils ont établies. Il s’agit d’une évidence soulignée de longue date par la critique sociale. Dans son livre 1984, George Orwell décrit des individus soumis à l’autorité de Big Brother et qui le défendent envers et contre tout (à l’instar de nos cyniques, qui défendent la civilisation industrielle) :
« Au contraire, ils adoraient le parti et tout ce qui s’y rapportait : les chansons, les processions, les bannières, les randonnées en bandes, les exercices avec des fusils factices, l’aboiement des slogans, le culte de Big Brother. C’était pour eux comme un jeu magnifique. Toute leur férocité était extériorisée contre les ennemis de l’État, contre les étrangers, les traîtres, les saboteurs, les criminels par la pensée. »
***
La vie, ou la survie, au sein de la société industrielle, implique forcément des compromis déplaisants. L’accusation d’hypocrisie est ainsi perverse dans le sens où elle joue sur la culpabilité que nous éprouvons à participer (malgré nous) de cette société — comme si, encore une fois, nous avions le choix, et on en revient à l’imposture que sont les démocraties modernes, à l’emprise écrasante et totale de la civilisation industrielle.
Rechercher la perfection individuelle, la pureté morale, dans le cadre de la plus destructrice, de la plus inique et totalitaire des organisations (a)sociales, est une logique qui mène au suicide, et qui n’est d’aucun effet sur la perpétuation de la civilisation industrielle, qui bénéficie à ceux au pouvoir plutôt qu’à la résistance, ainsi que Derrick Jensen l’explique dans cette vidéo :
La complexité de la situation, ou plutôt, la complexité de la vie et de ses situations, implique une complexité des comportements à adopter. C’est pourquoi il est absurde de considérer la question de la fin et des moyens aussi dogmatiquement que le suggèrent la rhétorique de la pureté personnelle et l’accusation d’hypocrisie, comme l’explique Derrick Jensen dans son livre Endgame Volume 2 : Resistance :
« Le prochain argument pacifiste est que la fin ne justifie jamais les moyens. Bien qu’ajouter le mot presque juste avant le mot jamais rende cette idée vraie vis-à-vis de beaucoup de fins triviales — je ne serais pas prêt, par exemple, à détruire un territoire afin de faire gonfler mon compte en banque — elle n’a aucun sens quand il s’agit d’auto-défense. Ceux qui se rangent derrière cette idée disent-ils qu’une fin que constituerait le fait de ne pas être violé ne justifie pas les moyens qui consisteraient à tuer son agresseur ? Disent-ils que la fin que constitue le fait de sauver les saumons — qui ont survécu pendant des millions d’années — et les esturgeons — ne justifie pas les moyens que constitue le fait d’enlever les barrages sans attendre l’approbation de ceux qui affirment espérer que les saumons disparaissent afin qu’ils puissent continuer à vivre [sic] ? Disent-ils que la fin que constitue le fait de protéger les enfants des cancers et des déficiences mentales liés aux pesticides ne vaut pas les moyens qui seraient nécessaires pour l’atteindre ? Si c’est le cas, leur sentiment est obscène. Nous ne jouons pas ici à un jeu théorique, spirituel ou philosophique. Nous parlons de survie. D’enfants empoisonnés. D’une planète que l’on détruit. Je ferai tout ce qui est nécessaire pour défendre ceux que j’aime.
Ceux qui disent que la fin ne justifie jamais les moyens sont, par définition, de mauvais penseurs, des hypocrites, ou simplement des gens qui se trompent. Si la fin ne justifie jamais les moyens, comment peuvent-ils monter dans une voiture ? Par cela, ils montrent que la fin que constitue leur déplacement d’un point A à un point B justifie les moyens de la conduite, qui implique les coûts liés au pétrole, et toutes les horreurs associées. La même chose est vraie de l’utilisation de métal, de bois, d’un bout de tissu, et ainsi de suite. Vous pourriez dire la même chose du fait de manger. Après tout, la fin que constitue le fait de vous garder en vie à travers l’alimentation justifie manifestement les moyens de prendre les vies de ceux que vous mangez. Même si vous ne mangez que des baies, vous en privez d’autres — des oiseaux aux bactéries — de la possibilité de manger ces baies-là.
Vous pourriez penser que je pousse cet argument jusqu’à l’absurde, mais je ne suis pas celui qui affirme que la fin ne justifie jamais les moyens. S’ils acceptaient de laisser tomber le mot jamais, nous pourrions quitter le royaume du dogme et entamer une discussion raisonnable concernant les fins dont nous pensons qu’elles justifient certains moyens, et réciproquement. […]
On m’accuse parfois d’être un hypocrite, en raison du fait que j’utilise des hautes technologies comme un moyen dans l’objectif de démanteler la civilisation technologique. Bien que puisse être un hypocrite, de certaines manières, ce n’en est pas une, parce que je n’ai jamais prétendu que la fin ne justifiait jamais les moyens. J’ai expliqué à plusieurs reprises que je suis prêt à faire tout ce qui est nécessaire pour sauver les saumons. Il ne s’agit pas d’un langage codé pour désigner le fait de faire sauter des barrages. Tout ce qui est nécessaire, pour moi, comprend l’écriture, les conférences, l’utilisation d’ordinateurs, la réhabilitation de cours d’eau, le chant de chanson pour les saumons, et tout ce qui peut s’avérer approprié.
Au-delà de la rhétorique, il n’existe aucune base factuelle qui soutienne l’affirmation selon laquelle la fin ne justifie pas les moyens. Il s’agit d’un jugement de valeurs déguisé en jugement moral. Celui qui dit que la fin ne justifie pas les moyens dit simplement : j’accorde plus d’importance au processus qu’à son issue. Celui qui dit que la fin justifie les moyens dit simplement : j’accorde plus d’importance à l’issue qu’au processus. Ainsi considéré, il devient absurde de proférer des jugements absolus à ce sujet. Certaines fins justifient certains moyens, et certaines fins ne les justifient pas. De la même manière, les mêmes moyens pourraient être justifiés, aux yeux de certaines personnes, pour certaines fins, et pas pour ou par d’autres (par exemple, je serais prêt à tuer celui qui essaierait de tuer mes proches, mais pas celui qui m’a fait une queue de poisson sur l’autoroute). Il en est de ma joie, de ma responsabilité et de mon honneur, en tant qu’être sensible, d’établir de telles distinctions, et j’ai pitié de ceux qui ne se considèrent pas capables de prendre de telles décisions, et qui comptent sur des slogans pour guider leurs actions. »
Et ainsi qu’il le formule dans son livre Endgame Volume 1 : The Problem of Civilization :
« La vie est circonstancielle. La moralité est circonstancielle. Une action qui peut être morale au point de s’imposer comme une obligation dans certaines circonstances peut très bien être immorale dans d’autres circonstances.
Tout cela ne revient pas à dire qu’il n’y a pas d’absolus moraux. Mais cela signifie que nous ne savons plus vraiment les distinguer, les discerner, et les ayant discernés, que nous ne savons plus comment leur donner un sens et leur permettre d’informer nos vies. »
Nous devrions faire au mieux dans les circonstances qui sont les nôtres, et envoyer paître la rhétorique perverse et toxique exposée ici, qui est à l’image de la culture qu’elle vise à défendre.
III.
Dans son livre Le Téléphone portable : gadget de destruction massive, PMO note :
« Vous critiquez la technologie, pourtant vous utilisez un ordinateur ! », s’égosillent les dévots des high-tech grenobloises, dont le raisonnement reproduit le code binaire. Nous critiquons la technologie parce que nous utilisons un ordinateur et que nous n’avons d’autre choix si nous voulons vivre parmi nos contemporains. Si nous voulons recueillir, traiter, transmettre des informations confisquées dans des « banques de données », à une population « d’internautes » maintenant « formatée » à chercher et recevoir ses informations via le Net, il nous faut bien ajouter ce moyen aux imprimés que nous répandons et aux prises de parole, dans des réunions, dans le monde réel.
Vivre dans ce monde nous contraint, techno-conformistes comme contestataires, à l’usage de la technologie. L’ordinateur, la voiture, le téléphone, le nucléaire constituent notre milieu, que l’on nomme désormais fort à propos « technosphère ». Prétendre qu’on aurait le choix de les utiliser, comme le font ceux qui les produisent, c’est vendre au poisson la possibilité de vivre hors de l’eau.
Cette suppression du choix, caractéristique de la tyrannie technologique, devrait motiver l’opposition – au moins le doute – des prétendus esprits libres, à qui celle-ci s’impose autant qu’à nous.
Essayez de trouver un « job » sans voiture ni portable, de vous passer de l’eau du robinet, pour boire celle de l’Isère, de communiquer avec vos relations par courrier postal, plutôt que par SMS ou par mail. Politique de la terre brûlée : le système technicien détruit au fur et à mesure de son avance l’écosystème, l’organisation sociale, les conditions de vie qui justement nous permettaient le choix.
Le chômeur convoqué à l’ANPE est saisi dans l’ordinateur. Le lecteur de la bibliothèque municipale est enregistré dans le logiciel de gestion des entrées-sorties. L’employé du guichet SNCF édite votre billet de train sur informatique. Le garçon de café enregistre votre commande sur écran tactile avant que le logiciel sorte la note.
Quelles relations les derniers enfants élevés en plein air peuvent-ils entretenir avec leurs copains gavés d’écrans ? Affolés à l’idée d’en faire des asociaux, leurs parents ne peuvent que céder aux demandes de portable, d’ordinateur, de DVD, de MP3.
Il se trouve toujours de fins contradicteurs pour nous conseiller la fuite en Ardèche, si nous refusons « le progrès ». Ils ne savent pas même dans quel monde ils vivent. Ils ignorent, ces Trissotin à haut débit, que les bergers sont contraints de pucer leurs troupeaux et que les cultures des paysans sont surveillées par satellite.
Il n’y a plus d’ailleurs. Nous sommes embarqués, sans l’avoir jamais choisi, dans cette galère. Qu’on ne nous reproche pas de nous servir y compris de nos chaînes technologiques pour nous mutiner.
Vivre en 2007, ce n’est pas vivre comme en 1950, l’ordinateur en plus, mais vivre dans le monde de l’ordinateur.
Nicolas Casaux
Révision : Lola Bearzatto
***
P. S. : Chose étrange, au sein même du mouvement écologiste, une telle rhétorique est parfois utilisée par des écologistes pour en dénigrer d’autres, jugés trop extrêmes ou « radicaux ». Un exemple : parmi les — désormais nombreux — « écologistes » qui critiquent l’extraction et l’utilisation de combustibles fossiles, il y en a pour attaquer ceux d’entre nous qui proposent également une critique des hautes technologies, au motif que nous les utiliserions tout en les dénonçant. Et pourtant, ces écologistes n’imagineraient ni ne supporteraient pas qu’on puisse utiliser leur rhétorique contre eux-mêmes, en leur faisant remarquer qu’ils utilisent des combustibles fossiles tout en les dénonçant. À bon entendeur…
- https://yourlogicalfallacyis.com/fr/tu-quoque ↑
Merci beaucoup ! Ce texte est très bon et me permet de repenser plus facilement mes positions.
En effet, je vous lis depuis quelques temps, ayant découvert avec bonheur vos analyses et traductions. Je me disais, enfin quelqu’un qui va « au bout ».
Mais je me posais aussi cette question : « Comment peut il être aussi virulent CONTRE les technologies tout en s’en servant pour les dénoncer ? » Mais la fin visée justifie en effet l’utilisation de ce moyen, simplement car sinon vous n’auriez aucune audience/visibilité qui permettrait aux idées de germées dans l’esprit des autres et de créer une masse suffisante de personnes qui seraient d’accord avec l’objectif.
Cela me réconforte également, car, ayant changé de vie assez radicalement depuis 6 ans (passé de chef de projet informatique dans l’industrie pharmaceutique à auto-constructeur de ma maison en paille et père de mes 3 enfants), je me retrouve dans une situation schyzophrénique dans laquelle je fais de nouveau de l’informatique pour pouvoir acheter ce que je ne peux pas faire (par exemple des vis, car je ne vais pas me mettre à extraire du minerai pour le fondre et le couler…).
Cela me rassure par rapport à mon hypocrisie de parfois, sur tout ces thèmes, hypocrisie qui me rendait honteux. Je sais maintenant que je peux en être plus fier que de me fondre simplement dans la masse des cyniques.
Je ne suis toujours pas confiant en l’avenir, mais au moins plus serein de mes choix après la lecture de cet article
Content de pouvoir aider, bon courage pour tout !
Pour fuir FB, il y a Diaspora, ou tout autre réseau social basé sur Diaspora, comme Framasphere.
L’idée est la même (réseau pour échanger), sauf que c’est à base de logiciels libres, fait par une communauté internationale de volontaires, cela fonctionne uniquement grâce aux dons. Votre vie privée est entièrement respectée ! Personne ne se fait du fric avec ! Pas de multinationale derrière ça.
Et si cela est nécessaire (pour toucher plus de monde), il existe un paramètre à régler pour que vos posts de Diaspora s’affichent aussi sur votre compte FB. En attendant que vos « amis » vous rejoignent sur Diaspora.
Pour contrer Twitter, il y a aussi des équivalents libres, mais je ne connais pas, n’utilisant pas ce service.
On peut parfaitement vivre sans FB, microsoft, apple et leurs copains (sans être un « geek »), aussi bien que l’on peut vivre sans la malbouffe.
Bravo encore pour vos textes !
Oui, j’y pense régulièrement, il faut que je regarde Diaspora.
Un autre truc qui m’a aidé, connexe à ce sujet : repenser les actions et stratégies selon l’axe pureté / diversité.
Le raisonnement sur les fins et les moyens n’est pas mené à bout. Il a une histoire très concrète. Est-ce que la victoire finale (du communisme par exemple, ou de la libération coloniale) justifie les victimes ? Il faudrait être omniscient pour savoir que certains moyens sont inévitables à une fin, par contre, les moyens utilisés contaminent avec certitude les fins. Si par exemple un parti organise une disciplinaire militaire sans discussion pour être efficace, c’est cette culture qu’il installera s’il gagne. La détermination non-violente, ou l’humour situationniste, me semble des inspirations plu stimulantes. L’action politique est d’abord un mode de vie et de relations.
En conséquence, l’argument du « toi aussi » me semble légitime, du moins, appliqué à soi-même. L’adresser aux autres est une critique facile sans effet, par contre, je me l’applique le plus possible, et modifie mes opinions pour ne pas demander aux autres ce que je ne peux pas m’imposer. Si le modèle de vie que l’on propose n’est pas viable, alors il n’est pas sage. C’est peut-être pur, saint, mais pas pour autant vrai.
L’usage conventionnel du smartphone ou FaceBook sont des addictions qui nuisent à l’intelligence. Internet et l’ordinateur à clavier sont des conquêtes intellectuelles à conserver, dès lors qu’ils sont utilisés à produire (plutôt que de consommer ou redistribuer). La question est de savoir comment les rendre écologiquement durables. C’est un problème technique à résoudre. Première piste facile, attaquer la pub sur Internet et tout ce qui mange de la bande passante et du processeur. Revendre les macs et s’habituer à des ordinateurs plus rustiques en linux. Apprendre à les réparer…
Merci pour ce chouette texte, et bien sûr je vous rejoins tout à fait sur la nécessité de nuire à toutes les formes de pureté morale, dont le cynisme fait à mon sens partie intégrante. Cependant, n’y aurait-il pas dans la vie de chacun comme une trame de petits gestes, d’incohérences, d’hésitations, de trahisons ou de contradictions ? Il faudrait être attentifs à ces motifs diffractés dont nous sommes, me semble-t-il, porteurs. D’un côté, votre idée d’hypocrisie me gène car elle semble supposer qu’on connaît ou qu’on serait en mesure de connaître la « vie droite » ; qu’on continuerait toujours de courir, au fond, après une forme de pureté (dont on sait pertinemment, comme vous le soulignez, qu’on ne l’atteindra pas). Cette pureté serait l’horizon de nos comportements. D’un autre côté, comment serait-il possible, sans instruire de procès moraux envers une personne, de néanmoins apprécier une certaine cohérence entre sa forme de vie et ses idées ? N’est-ce pas le propre d’une certaine occidentale d’avoir réussi à totalement découpler les registres théorique et pratique ? Pour ma part, j’ai des difficultés à écouter quelqu’un qui me parle de la vie bonne et qui est odieux envers son entourage, ou quelqu’un qui me fait des grands discours sur l’écologie tapi dans sa mansarde à Paris qu’il ne quitte jamais… Bref, en dé-massifiant et en compliquant un peu les catégories d’hypocrisie, de cynisme et de pureté que vous proposez ici, je pense qu’on pourrait mieux apprécier les incohérences, les contradictions qui permettent de situer chacun d’entre nous selon ses propres titres et mérites, en différents pans de la vie.