Civilisation, écocide et ethnocide : l’exemple des Penan en Malaisie (par Wade Davis)

Le texte qui suit est un extrait du livre inti­tu­lé Pour ne pas dis­pa­raître de l’an­thro­po­logue cana­dien Wade Davis, publié en 2011 aux édi­tions Albin Michel. Il est assez inté­res­sant et signi­fi­ca­tif, pour plu­sieurs rai­sons. Entre autres, parce qu’il expose bien la rhé­to­rique absurde, insi­dieuse et men­son­gère de ceux qui se font les agents de l’ex­pan­sion du pro­grès, de la civi­li­sa­tion indus­trielle et des des­truc­tions qu’elle implique (ici, la défo­res­ta­tion et la des­truc­tion du peuple et de la culture des Penan : éco­cide et ethnocide).


Ce qui m’a le plus impres­sion­né chez les Penan, lorsque je me suis ren­du par­mi eux pour la pre­mière fois en 1989, c’était une façon d’être au monde, une pro­fonde huma­ni­té, non pas innée, mais consé­cu­tive à leur choix de vie. Ils n’avaient guère le sens du temps, mis à part les rythmes de la nature, la fruc­ti­fi­ca­tion, le cours du Soleil et de la Lune, l’apparition des abeilles deux heures avant la tom­bée de la nuit, le chant des cigales qui élec­trise la forêt tous les soirs à dix-huit heures tapantes. Ils igno­raient ce qu’était un emploi rému­né­ré, le tra­vail consi­dé­ré comme un far­deau, par oppo­si­tion à la concep­tion récréa­tive du loi­sir. Pour eux, il n’y avait que la vie, tout au long de la jour­née. Les enfants n’apprenaient pas à l’école mais par l’expérience, sou­vent aux côtés des parents. Compte tenu de la dis­per­sion des familles et des indi­vi­dus, l’autosuffisance était la norme, cha­cun étant capable d’assumer toutes les tâches néces­saires. En consé­quence, le sens de la hié­rar­chie était pra­ti­que­ment inexistant.

Com­ment éva­luer la richesse au sein d’une socié­té dépour­vue de spé­cia­listes, dans laquelle cha­cun peut tout fabri­quer à par­tir de maté­riaux bruts pris dans la forêt et où rien n’incite à accu­mu­ler des biens maté­riels, puisqu’il faut les trans­por­ter à dos d’homme ? Les Penan consi­dèrent que la richesse, c’est la force des rela­tions sociales entre indi­vi­dus, dans la mesure où tous seraient péna­li­sés si ces liens venaient à s’affaiblir ou à se dis­tendre. Qu’un conflit conduise à un schisme et à une sépa­ra­tion pro­lon­gée des familles, et les deux groupes, man­quant de chas­seurs, ris­que­raient de connaître la famine. C’est pour­quoi la cri­tique directe d’autrui est mal consi­dé­rée chez eux, comme dans de nom­breuses socié­tés de chas­seurs-cueilleurs. Prio­ri­té est tou­jours don­née à la soli­da­ri­té dans le groupe.

Il n’existe dans la langue des Penan aucun mot pour dire « mer­ci », car le par­tage est une obli­ga­tion. Ils ignorent lequel d’entre eux va appor­ter de quoi man­ger. Une fois, j’ai don­né une ciga­rette à une vieille femme. Elle a déchi­ré le papier pour dis­tri­buer équi­ta­ble­ment les brins de tabac dans chaque habi­ta­tion, ce qui a ren­du la ciga­rette inuti­li­sable, mais lui a per­mis de res­pec­ter son obli­ga­tion de par­tage. Et lorsque, quelque temps après ma visite, des Penan sont venus au Cana­da pour faire cam­pagne en faveur de la pro­tec­tion de leurs forêts, rien ne les a plus impres­sion­nés que la pré­sence des sans-abri. Ils ne par­ve­naient pas à com­prendre com­ment une chose pareille pou­vait exis­ter dans une ville aus­si riche que Van­cou­ver. Si notre édu­ca­tion nous fait consi­dé­rer cette pénible situa­tion comme un élé­ment certes regret­table, mais inévi­table de l’existence, pour les Penan, un seul pauvre est la honte de tous. Dans leur culture, il n’est pire trans­gres­sion que le sihun, un concept qui cor­res­pond par essence à l’idée d’échec dans le partage.

Les Penan ne connais­sant pas l’écriture, c’était depuis tou­jours le meilleur nar­ra­teur d’histoires qui dis­po­sait de la tota­li­té du voca­bu­laire de la langue. Ce qui avait éga­le­ment des consé­quences. Tout en étant une extra­or­di­naire inno­va­tion dans l’histoire des êtres humains, l’écriture est par défi­ni­tion un brillant rac­cour­ci qui pro­voque et même encou­rage l’engourdissement de la mémoire. Les tra­di­tions orales aiguisent la remé­mo­ra­tion, tout en enta­mant un mys­té­rieux dia­logue avec le monde de la nature. Les Penan per­çoivent la voix des ani­maux dans la forêt comme nous, nous enten­dons la voix des per­son­nages en lisant un roman. Chaque bruit de la forêt est un élé­ment du lan­gage de l’esprit. Les arbres fleu­rissent quand les Penan entendent le joli chant du kran­ka­putt. Quand le chant des oiseaux vient d’une cer­taine direc­tion, c’est un bon pré­sage ; quand il vient d’une autre, ce peut être de mau­vais augure. L’appel du mar­tin-chas­seur mignon ou le cri du fau­con des chauves-sou­ris peut ren­voyer tous les chas­seurs au cam­pe­ment. D’autres oiseaux, comme l’arachnothère, les guident vers une proie. Avant d’effectuer un long tra­jet, ils doivent voir un fau­con à tête blanche et entendre le cri du geai hup­pé ou celui, sem­blable à un aboie­ment, du cerf muntjac.

Rares sont les étran­gers à la culture des Penan capables de com­prendre l’importance de ce dia­logue dans la vie de ce peuple. Bru­no Man­ser était de ceux-ci. Ce mili­tant suisse vécut par­mi eux pen­dant six ans, puis revint plus tard sur leur ter­ri­toire, où il mou­rut dans de mys­té­rieuses cir­cons­tances. « Chaque matin à l’aube, écri­vait-il, les gib­bons hurlent et leur voix porte loin, trans­mise par la couche limite ther­mique entre la fraî­cheur de la forêt et l’air de la cano­pée chauf­fée par le soleil. Les Penan ne mangent jamais les yeux des gib­bons. Ils ont peur de se perdre sur l’horizon. Ils n’ont pas d’horizon inté­rieur. Ils ne font pas la dif­fé­rence entre leurs rêves et la réa­li­té. Si quelqu’un rêve qu’une branche d’arbre s’abat sur le cam­pe­ment, ils s’en vont au lever du jour. »

Hélas, à l’époque où Bru­no Man­ser a dis­pa­ru dans des condi­tions non élu­ci­dées, en l’an 2000, les bruits de la forêt avaient été rem­pla­cés par ceux des machines. Dans les années 1980, alors que le des­tin de la forêt ama­zo­nienne mono­po­li­sait l’attention, le Bré­sil pro­dui­sait moins de 3 % des expor­ta­tions de bois tro­pi­caux. La Malai­sie, elle, en pro­dui­sait presque 60 %, en majo­ri­té à par­tir du Sara­wak et du ter­ri­toire des Penan. Le com­merce du bois sur la côte nord de Bor­néo ne débu­ta qu’après la Seconde Guerre mon­diale, et sur une petite échelle. En 1971, le Sara­wak expor­tait chaque année 4,2 mil­lions de mètres cubes de bois, ori­gi­naire en majo­ri­té des forêts du pla­teau de l’arrière-pays. En 1990, les coupes annuelles attei­gnaient 18,8 mil­lions de mètres cubes. En 1993, quand je suis reve­nu chez les Penan, quelque trente com­pa­gnies fores­tières, dont cer­taines équi­pées de mille deux cents bull­do­zers, opé­raient sur le seul bas­sin de drai­nage du fleuve Baram. Elles défri­chaient plus de quatre cent mille hec­tares de forêt appar­te­nant tra­di­tion­nel­le­ment aux Penan et à leurs proches voi­sins. Le gou­ver­ne­ment avait offi­ciel­le­ment auto­ri­sé l’abattage des arbres sur 70 % des terres des Penan, et les acti­vi­tés illé­gales mena­çaient une grande par­tie du reste.

En l’espace d’une seule géné­ra­tion, le monde des Penan bas­cu­la. Des femmes qui avaient été éle­vées dans la forêt se retrou­vèrent domes­tiques ou pros­ti­tuées dans les camps fores­tiers qui encom­braient les rivières de débris et de vase, ren­dant la pêche impos­sible. Des enfants qui n’avaient jamais connu les mala­dies de la civi­li­sa­tion suc­com­bèrent à la rou­geole et à la grippe dans les lotis­se­ments du gou­ver­ne­ment. Les Penan choi­sirent de résis­ter en blo­quant les routes fores­tières avec des bar­ri­cades de rotin. Sar­ba­canes contre bull­do­zers : c’était un geste cou­ra­geux, mais don-qui­chot­tesque, car ils n’avaient aucune chance face au pou­voir malais.

La posi­tion du gou­ver­ne­ment était en effet sans équi­voque. « Nous vou­lons peu à peu rame­ner tous les habi­tants de la jungle vers la norme, décla­rait le Pre­mier ministre Maha­thir bin Moha­mad. Il n’y a rien de roman­tique chez ces peuples sans défense, malades et à moi­tié affa­més. » Et James Wong, ministre du Loge­ment et de la San­té du Sara­wak, d’ajouter : « Nous ne tenons pas à ce qu’ils courent par­tout comme des ani­maux. Sur le plan éthique, nul n’a le droit de pri­ver les Penan du droit de s’assimiler à la socié­té malaise. »

Telle était pour l’essentiel la posi­tion des auto­ri­tés. Pour l’État-nation, les nomades sont une gêne. S’il vou­lait faire sor­tir les Penan de leur arrié­ra­tion, le gou­ver­ne­ment malais devait les libé­rer de leur condi­tion. Les peuples autoch­tones comme les Penan sont cen­sés repré­sen­ter une entrave au déve­lop­pe­ment, ce qui sert de pré­texte pour les dépos­sé­der et anéan­tir leur mode de vie. Leur dis­pa­ri­tion est alors jugée inévi­table, dans la mesure où l’on ne peut s’attendre à ce que des gens aus­si archaïques puissent sur­vivre au XXIe siècle.

« Est-ce juste de leur refu­ser de béné­fi­cier des pro­grès du monde moderne ? deman­dait, exas­pé­ré, le ministre malais des Matières pre­mières, Lim Keng Yaik. Lais­sons-les choi­sir le style de vie qu’ils veulent. Qu’ils séjournent pen­dant deux ans au Wal­dorf Asto­ria de New York, avec Cadillac, air condi­tion­né et steaks savou­reux tous les jours sur leur table. Puis, à leur retour, qu’ils décident de ce qu’ils pré­fèrent : vivre comme des New-Yor­kais ou comme des Penan dans la forêt humide tropicale. »

En 1992, une délé­ga­tion de Penan se ren­dit effec­ti­ve­ment à New York, sans pour autant des­cendre au Wal­dorf, si ma mémoire est bonne. Le 10 décembre, devant l’Assemblée géné­rale des Nations unies, Ander­son Mutang Urud [un acti­viste, membre du peuple des Penan, NdE] décla­rait : « Le gou­ver­ne­ment dit qu’il nous apporte le déve­lop­pe­ment. Mais tout ce que nous en voyons, ce sont des routes fores­tières pous­sié­reuses et des camps de relo­ca­li­sa­tion. Pour nous, ce pré­ten­du pro­grès signi­fie seule­ment la famine, la dépen­dance, l’impuissance, la des­truc­tion de notre culture et la démo­ra­li­sa­tion de notre peuple. Le gou­ver­ne­ment déclare qu’il crée des emplois pour notre peuple. Pour­quoi aurions-nous besoin d’emplois ? Mon père et mon grand-père n’ont pas eu à deman­der du tra­vail au gou­ver­ne­ment. Ils n’étaient jamais sans tra­vail. La terre et la forêt leur four­nis­saient le néces­saire. C’était une belle vie. Nous n’avions pas faim, nous n’étions pas dans le besoin. Ces emplois fores­tiers dis­pa­raî­tront avec la forêt. Dans dix ans, il n’y en aura plus et la forêt qui nous aura nour­ris pen­dant des mil­liers d’années aura dis­pa­ru avec eux. »

En 1960, quand j’avais sept ans, la grande majo­ri­té des Penan avait encore un mode de vie nomade. En 1998, lors de ma troi­sième visite sur place, une cen­taine de familles peut-être vivait exclu­si­ve­ment dans la forêt. Il y a un an, j’ai reçu un cour­rier de Ian Mac­ken­zie, un lin­guiste cana­dien qui se consacre à l’étude de la langue des Penan. Il confir­mait que la der­nière famille s’était séden­ta­ri­sée. La base de l’existence de l’une des cultures nomades les plus extra­or­di­naires du monde avait été détruite. Sur le ter­ri­toire tra­di­tion­nel des Penan, le sagou et le rotin, les palmes, les lianes et les arbres frui­tiers gisaient un peu par­tout sur le sol de la forêt. Le calao a fui avec les fai­sans et tan­dis que les arbres conti­nuent d’être abat­tus, un mode de vie unique, fon­da­men­ta­le­ment juste et moral, sui­vi sans effort pen­dant des siècles, a ces­sé d’exister en l’espace d’une génération.

Wade Davis

Le livre dont ce texte est tiré
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