Note du traÂducÂteur : Le texte qui suit est une traÂducÂtion de l’inÂtroÂducÂtion rédiÂgée par l’anÂthroÂpoÂlogue canaÂdien Wade Davis d’un excellent livre (en anglais) que je viens de finir, intiÂtuÂlé RainÂfoÂrest Hero : The Life and Death of BruÂno ManÂser (en franÂçais : « Héros de la forêt troÂpiÂcale : la vie et la mort de BruÂno ManÂser »), écrit par RueÂdi Suter et publié en 2015. Cet ouvrage retrace l’hisÂtoire de cet actiÂviste suisse qui a dédié sa vie à la lutte pour la proÂtecÂtion de la forêt troÂpiÂcale de BorÂnéo, où vivait l’un des derÂniers peuples de chasÂseurs-cueilleurs nomades de la plaÂnète, le peuple Penan. À la suite de ce texte, vous trouÂveÂrez un docuÂmenÂtaire intiÂtuÂlé BruÂno ManÂser — Laki Penan, réaÂliÂsé par ChrisÂtoÂpher Kühn en 2007, qui retrace la vie incroyable de cet infaÂtiÂgable miliÂtant.
Mon avion pour New York ayant été retarÂdé de quatre heures, BruÂno ManÂser m’attendait dans le lobÂby de l’hôtel RegenÂcy. Il porÂtait une veste en laine sans manches, un panÂtaÂlon délaÂvé et des sanÂdales. Ses bras étaient nus, à l’exception de ses poiÂgnets, le long desÂquels étaient susÂpenÂdus des dizaines de braÂceÂlets de rêve des Penans. Petit et tout en muscles, avec des cheÂveux noirs qu’il se couÂpait lui-même et des lunettes sans monÂture, il resÂsemÂblait vraiÂment à GandÂhi, ainÂsi que la presse malaise l’avait rapÂporÂté.
Il avait faim mais, sans tenue de soiÂrée, on lui avait interÂdit l’accès au resÂtauÂrant de l’hôtel. Lui qui avait disÂpaÂru dans la forêt troÂpiÂcale de BorÂnéo penÂdant six ans, renonÂçant au moindre contact avec le monde moderne pour vivre en chasÂseur-cueilleur parÂmi le peuple nomade Penan. BerÂger suisse dont la vision d’un monde sans avaÂrice s’était effonÂdrée face à la défoÂresÂtaÂtion la plus viruÂlente du globe. ComÂbatÂtant réserÂvé qui avait aidé les Penans à barÂrer les routes des exploiÂtants foresÂtiers, élecÂtriÂfiant le mouÂveÂment écoÂloÂgiste interÂnaÂtioÂnal et stuÂpéÂfiant le gouÂverÂneÂment malais, qui offrit une récomÂpense pour sa capÂture et le pourÂchasÂsa avec sa police et ses comÂmanÂdos miliÂtaires. Deux fois arrêÂté et deux fois échapÂpé, il avait été proÂtéÂgé par les Penans, qui lui perÂmirent d’éviter d’être capÂtuÂré penÂdant trois ans. DéniÂgré en MalaiÂsie comme un vulÂgaire TarÂzan des temps modernes, il devint un cataÂlyÂseur pour toutes les forces rasÂsemÂblées dans le comÂbat pour sauÂver la forêt troÂpiÂcale la plus menaÂcée du monde. Mais à New York, sans veste, il ne pouÂvait pas entrer dans un resÂtauÂrant.
Un ami, ayant antiÂciÂpé cette évenÂtuaÂliÂté, arriÂva avec une veste en plus qui perÂmit à BruÂno d’avoir l’air assez absurde pour satisÂfaire le maître d’hôtel. C’était un dimanche soir et le resÂtauÂrant était vide. Le repas se dérouÂla calÂmeÂment jusqu’au moment de payer, lorsqu’un rat appaÂru qui traÂverÂsa le resÂtauÂrant d’un bout à l’autre. ImméÂdiaÂteÂment, trois serÂveurs et le maître d’hôtel se confonÂdirent en excuses. BruÂno leva son verre. « C’était un rat de NorÂvège, dit-il, et il ne porÂtait pas de veste. »
Ce trait d’esÂprit était typique de BruÂno ManÂser. Durant ses camÂpagnes à traÂvers la plaÂnète en faveur des droits des Penans, tanÂdis qu’il renÂconÂtrait des diriÂgeants étaÂtiques, reliÂgieux, des ambasÂsaÂdeurs et des céléÂbriÂtés, il garÂdait touÂjours une cerÂtaine légèÂreÂté, un sens de la fanÂtaiÂsie qui lui attiÂrait beauÂcoup de symÂpaÂthie, et qui en agaÂçait sûreÂment quelques-uns. ConvainÂcu de la jusÂtesse de sa cause, il aurait fait n’importe quoi pour la porÂter devant l’attention du monde : s’enÂchaîÂner en haut d’un réverÂbère à Londres, se faire paraÂchuÂter lors du SomÂmet de la Terre de Rio, escaÂlaÂder une tour de cent mètres de haut à Bruxelles pour y accroÂcher une banÂdeÂrole. Il a même tenÂté de faire la paix avec le Ministre en chef notoiÂreÂment corÂromÂpu du SaraÂwak, Taib MahÂmud, en lui apporÂtant un agneau. Il a ausÂsi entreÂpris une grève de la faim penÂdant soixante jours. Lorsque je l’ai préÂsenÂté à un agent litÂtéÂraire de l’éditeur William MorÂris à New York, il a stuÂpéÂfié l’équipe préÂsente en planÂtant un couÂteau dans le mur en bois de leur luxueuse salle de conféÂrence en expliÂquant qu’il était fait de bois troÂpiÂcal. Lors d’un entreÂtien chez WarÂner BroÂthers à Los Angeles, il a laisÂsé un chef de proÂducÂtion et son équipe bouche bée en leur raconÂtant la fois où il avait été morÂdu par une vipère dont le venin est morÂtel. Sur un ton détenÂdu qui ne laisÂsait pas de doute quant à la véraÂciÂté de l’histoire, il leur a raconÂté comÂment il a dû couÂper la chair, plonÂger dans la plaie avec un hameÂçon pour en retiÂrer le muscle, puis resÂserÂrer sa jambe avec de la fibre de rotin [il a ainÂsi dû couÂper au couÂteau son muscle nécroÂsé, qui penÂdait à côté de sa jambe, entre son tibia et son molÂlet, NdT]. TanÂdis qu’il remonÂtait son panÂtaÂlon pour monÂtrer l’affreuse cicaÂtrice que cela lui avait laisÂsé, je suis sûr que pluÂsieurs, dans la pièce, étaient sur le point de s’évanouir.
BruÂno m’a un jour dit que les Penans ne séparent pas les rêves de la réaÂliÂté. « Chaque matin à l’aube, m’a‑t-il dit, les gibÂbons hurlent et leurs voix portent sur de très longues disÂtances, porÂtées par les difÂféÂrences therÂmiques qui existent entre la fraîÂcheur de la forêt et l’air de la canoÂpée chaufÂfée par le soleil. Les Penans ne mangent jamais les yeux des gibÂbons. Ils ont peur de se perdre dans l’horizon. Ils sont dépourÂvus d’horizon intéÂrieur. Si l’un d’entre eux rêve qu’un arbre tombe sur le camÂpeÂment, ils s’en vont au lever du jour. »
Hélas, à l’époque où BruÂno ManÂser a disÂpaÂru dans des condiÂtions non éluÂciÂdées, en l’an 2000, les bruits de la forêt avaient été remÂplaÂcés par ceux des machines. Dans les années 1980, alors que le desÂtin de la forêt amaÂzoÂnienne monoÂpoÂliÂsait l’attention, le BréÂsil proÂduiÂsait moins de 3 % des exporÂtaÂtions de bois troÂpiÂcaux. La MalaiÂsie, elle, en proÂduiÂsait presque 60 %, en majoÂriÂté à parÂtir du SaraÂwak et du terÂriÂtoire des Penans.
Le comÂmerce du bois sur la côte nord de BorÂnéo ne débuÂta qu’après la Seconde Guerre monÂdiale, et à petite échelle. En 1971, le SaraÂwak exporÂtait chaque année 4,2 milÂlions de mètres cubes de bois, oriÂgiÂnaire en majoÂriÂté des forêts du plaÂteau de l’arrière-pays. En 1990, les coupes annuelles atteiÂgnaient 18,8 milÂlions de mètres cubes.
En 1993, quelques trente comÂpaÂgnies foresÂtières, dont cerÂtaines équiÂpées de mille deux cents bullÂdoÂzers, opéÂraient sur le seul basÂsin de draiÂnage du fleuve Baram. Elles défriÂchaient plus de quatre cent mille hecÂtares de forêt apparÂteÂnant traÂdiÂtionÂnelÂleÂment aux Penans et à leurs proches voiÂsins. Le gouÂverÂneÂment avait offiÂcielÂleÂment autoÂriÂsé l’abattage des arbres sur 70 % des terres des Penans, et les actiÂviÂtés illéÂgales menaÂçaient une grande parÂtie du reste.
En l’espace d’une seule généÂraÂtion, le monde des Penans basÂcuÂla. Des femmes qui avaient été éleÂvées dans la forêt se retrouÂvèrent domesÂtiques ou prosÂtiÂtuées dans les camps foresÂtiers qui encomÂbraient les rivières de débris et de vase, renÂdant la pêche imposÂsible. Des enfants qui n’avaient jamais connu les malaÂdies de la civiÂliÂsaÂtion sucÂcomÂbèrent à la rouÂgeole et à la grippe dans les lotisÂseÂments du gouÂverÂneÂment. Les Penans choiÂsirent de résisÂter en bloÂquant les routes foresÂtières avec des barÂriÂcades de rotin. SarÂbaÂcanes contre bullÂdoÂzers : c’était un geste couÂraÂgeux, mais don-quiÂchotÂtesque, ils n’avaient aucune chance face au pouÂvoir malais.
En 1960, la grande majoÂriÂté des Penans avait encore un mode de vie nomade. En 1998, une cenÂtaine de familles peut-être vivait excluÂsiÂveÂment dans la forêt. Aujourd’hui, il n’en reste plus aucune. Sur le terÂriÂtoire traÂdiÂtionÂnel des Penans, le sagou et le rotin, les palmes, les lianes et les arbres fruiÂtiers gisent un peu parÂtout sur le sol de la forêt. Le calao a fui avec les faiÂsans et tanÂdis que les arbres contiÂnuent d’être abatÂtus, un mode de vie unique, fonÂdaÂmenÂtaÂleÂment juste et moral, suiÂvi sans effort penÂdant des siècles, a cesÂsé d’exister en l’espace d’une généÂraÂtion.
BruÂno ManÂser a expoÂsé au grand jour comÂment les bases de l’existence d’une des cultures nomades les plus extraÂorÂdiÂnaires au monde ont été détruites. Ces nomades étaient ses amis. Il retourÂna à BorÂnéo en 2000 pour tourÂner un film. Une fois le tourÂnage terÂmiÂné, BruÂno s’est renÂdu seul dans la forêt, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il vivait avec les Penans. Il n’a plus donÂné signe de vie depuis le 25 mai. Des recherches menées par les Penans n’ont pas révéÂlé la moindre trace, ni aucun indice de ce qui lui est arriÂvé. Il est peut-être mort de causes natuÂrelles, ou d’un acciÂdent, en se noyant dans une rivière, en tomÂbant d’un arbre, ou en chuÂtant du haut d’une falaise. BruÂno adoÂrait grimÂper. CerÂtains pensent qu’il a été assasÂsiÂné.
L’histoire de BruÂno mérite d’être raconÂtée. Dans une civiÂliÂsaÂtion ganÂgréÂnée par l’aÂvaÂrice, dont l’éÂcoÂnoÂmie monÂdiaÂliÂsée se fonde sur le viol de la nature, sa vie et son mesÂsage détonnent et appaÂraissent comme des symÂboles de la géoÂgraÂphie de l’espoir. Il a lutÂté pour un nouÂveau rêve de la Terre. Il nous revient d’honorer sa mémoire en proÂlonÂgeant son comÂbat.
Wade Davis
VanÂcouÂver, CanaÂda, août 2015.
TraÂducÂtion : NicoÂlas Casaux
RéviÂsion : Lola BearÂzatÂto
BruÂno ManÂser — Laki Penan
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MerÂci pour le parÂtage…
Un préÂcurÂseur, un Grand MonÂsieur.
HonÂneur à lui ?
Wow, merÂci pour ce parÂtage, resÂpect à lui !