Depuis qu’elle est obsédée par la reproduction de son cheptel humain, de multiplier ses « ressources humaines », la civilisation dégrade inversement le monde naturel. Cependant, elle n’a que faire d’imposer à ses sujets des conditions de vie exécrables, des vies misérables, indignes. Nous constatons tous la misère dans laquelle beaucoup sont confinés en temps normal. Les sans-abris. Les familles entassées dans des cages de béton. Les violences conjugales. Les viols et les violences contre les femmes et les enfants. Etc.
La qualité de la vie humaine ne lui importe en rien. Ce qui lui importe, c’est l’augmentation abstraite du nombre d’êtres humains. « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ». Et c’est aussi, en parallèle, de refouler la mort (d’où le délire transhumaniste). C’est pourquoi elle n’hésite pas à dépenser beaucoup de ressources (économiques, matérielles, humaines) afin de s’assurer que tel ou tel bébé, né avec telle ou telle pathologie (qu’elle aurait peut-être elle-même causée), survive. Ou que les personnes âgées meurent le plus tardivement possible, quitte à les conserver dans un état d’infirmité terrible. La mort humaine — du moins, des êtres humains potentiellement utiles à la civilisation — est jugée inacceptable. La vie doit être assurée. Pour la statistique. Obsession du quantitatif érigée au rang d’idéologie (le capitalisme en bref : « plus, c’est mieux »). Mais la vie seulement, en tant que fonction, que chiffre, que symbole du triomphe de l’être humain sur la mort. Par la suite, peu importe à la machine-civilisation que vous viviez dans une détresse infinie, dans le pire dénuement, que vous soyez dépossédé de tout ce qui devrait vous revenir de droit. Tandis qu’elle alloue d’importantes ressources au sauvetage ou à la préservation de nombre de vies humaines — un clochard accidenté pourrait bien être transporté d’urgence en hôpital, où on tentera de sauver la statistique de vie humaine en lui, pour, ensuite, le rendre à l’existence sordide qui est la sienne — elle ne fait rien pour assurer des vies décentes à toutes et tous. Bien au contraire, elle reproduit des inégalités colossales, des iniquités monstrueuses, impose un mode de vie, des conditions de vie et un environnement terriblement malsains.
C’est en effet le développement conjoint du capitalisme et de l’industrialisme, et même, plus largement, celui de la civilisation depuis déjà plusieurs millénaires, qui agglutinent toujours plus les êtres humains dans des villes, étiolant ainsi leurs organismes (d’où le caractère « épidémique » des nombreuses « maladies de civilisation », diabète, obésité, cancers, etc. ; d’où cette récente étude australienne qui rapporte que près de la moitié des personnes ayant la quarantaine présentent autant de signes cliniques de fragilité que les personnes de soixante-dix ans ; et ainsi de suite), qui concentrent pareillement les animaux domestiques et d’élevages, qui détruisent le monde naturel, qui détraquent le climat, qui organisent un déplacement toujours plus massif et rapide d’humains toujours plus nombreux et de leurs marchandises tout autour du globe, déroulant un véritable tapis rouge à l’émergence et la propagation de toujours plus nombreuses maladies infectieuses.
La même société techno-industrielle qui fait montre d’un acharnement médical poussé pour sauver ou préserver la vie humaine d’un côté impose, de l’autre, des conditions de vie pathogènes (le covid19 est plus mortel et circule davantage dans les régions polluées, et s’avère plus dangereux pour les personnes atteintes de maladies de civilisation, notamment celles en surpoids ou obèses : encore une fois, la civilisation industrielle produit le mal et le remède, et remède est un bien grand mot), des dispositions sociales qui la rendent injuste, inique, violente, qui nous en dépossèdent pleinement. Les humains ne doivent pas mourir, mais, en même temps, on se fiche pas mal de comment ou de ce qu’ils vivent, on les soumet à un régime d’exploitation dépourvu de toute humanité.
Alors sauver des vies, pour quoi faire ? Quelles vies ? À quel prix pour la collectivité des humains ? Pour la planète ? Dans nos pays riches, on sait pourtant que chacun d’entre nous, à l’exception peut-être des sans-abris et de quelques individus ou groupes d’individus ci et là, mène une existence largement anti-écologique, dont l’impact environnemental est insoutenable, négatif, autrement dit, une existence qui nuit au monde naturel. Tout le monde s’accorde pourtant à dire qu’il faut sauver toutes les vies humaines. Détestons-nous donc tous la planète à ce point ?
Le coût des hôpitaux et de la médecine moderne, high-tech, c’est la dépossession totale de l’immense majorité d’entre nous, c’est l’asservissement à un complexe techno-industriel — pas d’hôpitaux et de médecine moderne high-tech sans l’ensemble du système techno-industriel : industrie du BTP, industrie pharmaceutique, etc. — sur lequel nous n’avons aucune prise, « à un système qui décide de ce qui est bon pour nous et qui, en prétendant œuvrer pour notre bien, ruine notre autonomie », comme le formule Olivier Rey. À un complexe techno-industriel qui, en outre, est en train de ravager la nature à grande vitesse, dans un mouvement fatalement suicidaire : voilà pour le coût écologique.
Mais les fanatiques d’une soi-disant « sécurité » dépourvue d’objet (la « sécurité » pour elle-même), se fichant pas mal de la liberté, y ayant pleinement renoncé, y compris pour et aux noms des autres, ne voient là que du bien. L’État et les Entreprises garantissent la sécurité de tous — de tous leurs sujets, ou objets (cela revient au même) — et tout va pour le mieux dans Le Meilleur des mondes. Et tant pis si le système sociotechnique qu’ils imposent nous dépossède et nous aliène effectivement tous, à tous les niveaux, ainsi que le dénonçait Lewis Mumford dans Le Mythe de la machine :
« […] l’organisation de la vie est devenue si complexe et les processus de production, distribution et consommation si spécialisés et subdivisés, que la personne perd toute confiance en ses capacités propres : elle est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle effectif, en chemin vers une destination qu’elle n’a pas choisie. […] l’individu conditionné par la machine se sent perdu et désespéré tandis qu’il pointe jour après jour, qu’il prend place dans la chaîne d’assemblage, et qu’il reçoit un chèque de paie qui s’avère incapable de lui offrir les véritables biens de la vie.
Ce manque d’investissement personnel routinier entraîne une perte générale de contact avec la réalité : au lieu d’une interaction constante entre le monde intérieur et extérieur, avec un retour ou réajustement constant et des stimuli pour rafraîchir la créativité, seul le monde extérieur – et principalement le monde extérieur collectivement organisé, exerce l’autorité ; même les rêves privés nous sont communiqués, via la télévision, les films et les disques, afin d’être acceptables.
Parallèlement à ce sentiment d’aliénation naît le problème psychologique caractéristique de notre temps, décrit en termes classiques par Erik Erikson comme la “crise d’identité”. Dans un monde d’éducation familiale transitoire, de contacts humains transitoires, d’emplois et de lieux de résidences transitoires, de relations sexuelles et familiales transitoires, les conditions élémentaires pour le maintien de la continuité et l’établissement d’un équilibre personnel disparaissent. L’individu se réveille soudain, comme Tolstoï lors d’une fameuse crise de sa vie à Arzamas, dans une étrange et sombre pièce, loin de chez lui, menacé par des forces hostiles obscures, incapable de découvrir où et qui il est, horrifié par la perspective d’une mort insignifiante à la fin d’une vie insignifiante. »
Entièrement dépossédés de nos vies, nous nous rassurons : au moins, nous ne sommes pas morts, nous existons. D’où, peut-être, cette remarque d’Oscar Wilde : « Vivre est la chose la plus rare du monde. La plupart des gens ne font qu’exister. » Ce qui, ainsi que Victor Hugo le soulignait, n’a rien d’agréable : « Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre ». La dessinatrice Natalie Babbitt nous le rappelait : « Ne craignez pas la mort, craignez une vie non-vécue. »
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Bien entendu, si je suis très gravement malade, il se pourrait que j’aille à l’hôpital. Le système techno-industriel m’a rendu entièrement dépendant de son système médical, comme tout un chacun. Il centralise les savoir-faire dans les mains de quelques spécialistes, les soins dans les cliniques et les hôpitaux, et les règlementations dans les ministères. Sa médecine est à son image, centralisée, dominée par une caste de sachants, froide, déshumanisée. Mais cela ne signifie pas pour autant que j’approuve ces désastreux choix de société. Simplement qu’en la situation, nous n’avons pas vraiment d’alternative — même s’il existe des individus et des groupes d’individus qui font le choix de se passer de la médecine moderne high-tech, d’éviter les hôpitaux et de se réapproprier les compétences sanitaires dont ils ont besoin, dans une démarche d’autonomisation, d’émancipation (et qui s’en sortiraient donc bien mieux que nous en cas de réel effondrement du système). Quoi qu’il en soit, je n’écris évidemment pas ça dans l’espoir que les hôpitaux ferment tous et qu’on en finisse avec la médecine moderne high-tech dès demain matin, à la première heure.
Mais quel genre de respect avons-nous pour la vie humaine lorsque nous nous soucions uniquement qu’elle se multiplie, et pas qu’elle soit bonne ? Et pas qu’elle soit juste ? Et quel genre de rapport à la mort, quand celle-ci nous semble inacceptable au point que pour nous en préserver, nous préférons « accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies » (Simone Weil) ? Devrions-nous vraiment tout faire pour préserver et multiplier les vies humaines, à n’importe quel prix ? Quitte à finir dans le Meilleur des mondes (et dans quelle mesure y sommes-nous déjà ?) ?
Nous nous sommes passés d’hôpitaux et de médecine high-tech moderne (comme nous nous sommes passés de toutes les technologies modernes) durant plus de 99% de notre histoire. En moins de 100 ans de médecine high-tech moderne (et de toute la société techno-industrielle qui va avec), nous avons détruit la planète et avons été ravalés au rang d’engrenages d’une mégamachine autant constituée de rouages humains que de machines et d’usines. Cela en vaut-il vraiment la peine ? On dirait davantage un pacte faustien que quelque soi-disant « Progrès ». Ne nous faudrait-il pas, de toute urgence, faire machine arrière ?
Le mot de la fin, je le laisse à un de mes écrivains préférés, B. Traven :
« L’homme peut justement s’habituer à tout, à naitre, à mourir, à tuer. C’est le tragique même de l’homme, et non son privilège, comme d’aucuns l’affirment. Au lieu de s’habituer, il vaudrait mieux que les hommes dépérissent et s’éteignent plus souvent, plus rapidement, et se donnent plus promptement la mort. Peut-être l’humanité finirait-elle alors par s’élever jusqu’à l’animal. »
Nicolas Casaux
A chaque fois, je suis impressionné par la qualité des interrogations posées ici. Une question très pertinente, au final.
Le passage de Lewis Mumford notamment est impressionnant et explique beaucoup de choses.
Je (PascalouDeMai)vous avais quitté rempli d’une colère sourde bien qu’exprimée, je vous en retrouve allégé ainsi que vos écrits analytiques, toujours aussi précis, exacts, mais tellement plus doux à lire… Merci !
Effectivement les 30′ ne furent pas glorieuses mais honteuses en réalité, si consacrées à ce que vous dénoncez brillamment.
Il est déjà trop tard, nous aurions pu (du) les utiliser à plus d’humanité, de maîtrise, de présence à ce qui est, tel que c’est, dans une vision réellement holistique & vivifiante.
Ainsi nous aurions pu accomplir ce futur _Avec Amour_ sans les énormes monticules de souffrances, de morts et de désillusions en cours… qui me portent peine, le temps d’une compassion, le temps de me rappeler qui je suis, libre et acceptant la liberté de l’autre. Ils ont choisi de ne pas l’être, tournant la tête, fermant leurs yeux et leurs cœurs…
Je respecterai leurs choix sans y aliéner ma liberté, ni ma vie. Je vais continuer à aimer, sans illusions, sans passivité . Sans pitié déplacée. Continuant à porter le poids de mes erreurs et de nos erreurs collectives fatales et mondialisées comme je l’ai toujours fait.
Cyril de rien et Mélanie Demain, leurs idoles et leurs idolâtres ont déjà « perdu », auront la mort qu’ils craignaient, à l’inverse de ceux affairés à vivre et construire un monde différent… à chacun selon son écot <3.
Le temps des forces à l’œuvre n’est pas le temps des huamains, Armageddon et l’apocalypse sont déjà en cours…
Je nous souhaite le plus doux !
Regards.