Le colonialisme, la mission civilisatrice, hier et aujourd’hui (par Nicolas Casaux)

LE COLONIALISME, LA MISSION CIVILISATRICE, HIER ET AUJOURD’HUI

« […] il faut bien s’i­ma­gi­ner qu’un peuple puis­sant et civi­li­sé comme le nôtre exerce par le seul fait de la supé­rio­ri­té de ses lumières une influence presque invin­cible sur de petites peu­plades à peu près bar­bares ; et que, pour for­cer celles-ci à s’in­cor­po­rer à lui, il lui suf­fit de pou­voir éta­blir des rap­ports durables avec elles. »

— Alexis de Toc­que­ville (Lettre sur l’Algérie, 1837)

« C’est la civi­li­sa­tion qui marche sur la bar­ba­rie. C’est un peuple éclai­ré qui va trou­ver un peuple dans la nuit. Nous sommes les grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. »

— Vic­tor Hugo, Choses vues (1887).

L’objectif de la colo­ni­sa­tion de l’Afrique, selon Hugo ?

« Refaire une Afrique nou­velle, rendre la vieille Afrique maniable à la civi­li­sa­tion, tel est le pro­blème. L’Eu­rope le résou­dra. Allez, Peuples ! Empa­rez-vous de cette terre. Pre­nez-la. À qui ? À per­sonne. Pre­nez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu donne l’A­frique à l’Eu­rope. Pre­nez-la. […] Pre­nez-la non pour le canon, mais pour la char­rue ; non pour le sabre, mais pour le com­merce ; non pour la bataille, mais pour l’in­dus­trie ; non pour la conquête, mais pour la fra­ter­ni­té. » (Dis­cours sur l’A­frique).

Ain­si pro­digue-t-il quelques conseils aux diri­geants européens :

« Ver­sez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résol­vez vos ques­tions sociales, chan­gez vos pro­lé­taires en pro­prié­taires. Allez, faites ! faites des routes, faites des ports, faites des villes ; crois­sez, culti­vez, colo­ni­sez, multipliez ; »

Hugo tou­jours :

« Faire l’é­du­ca­tion du genre humain, c’est la mis­sion de l’Europe.

Cha­cun des peuples euro­péens devra contri­buer à cette sainte et grande œuvre dans la pro­por­tion de sa propre lumière […] Tous ne sont pas propres à tout.

La France, par exemple, sau­ra mal colo­ni­ser et n’y réus­si­ra qu’a­vec peine […] Chose étrange à dire et bien vraie pour­tant, ce qui manque à la France en Alger, c’est un peu de bar­ba­rie. Les Turcs allaient plus vite, plus sûre­ment et plus loin ; ils savaient mieux cou­per des têtes.

La pre­mière chose qui frappe le sau­vage, ce n’est pas la rai­son, c’est la force.

Ce qui manque à la France, l’An­gle­terre l’a ; la Rus­sie également.

[…] L’en­sei­gne­ment des peuples a deux degrés, la colo­ni­sa­tion et la civi­li­sa­tion. L’An­gle­terre et la Rus­sie colo­ni­se­ront le monde bar­bare ; la France civi­li­se­ra le monde colonisé. »

Et encore :

« La bar­ba­rie est en Afrique, je le sais, mais […] nous ne devons pas l’y prendre, nous devons l’y détruire ; nous ne sommes pas venus l’y cher­cher, mais l’en chas­ser. Nous ne sommes pas venus […] ino­cu­ler la bar­ba­rie à notre armée, mais notre civi­li­sa­tion à tout un peuple. »

Dans un livre inti­tu­lé La colo­ni­sa­tion en Algé­rie (1922), le « Gou­ver­ne­ment géné­ral de l’Algérie » écrit :

« […] il est néces­saire de faire l’éducation de la popu­la­tion indi­gène : l’amener à per­fec­tion­ner pro­gres­si­ve­ment ses méthodes cultu­rales, lui apprendre à se ser­vir de notre outillage et l’initier aux pro­grès de la science agri­cole afin de lui per­mettre de tirer de la terre le meilleur ren­de­ment. Cette édu­ca­tion éco­no­mique, qui se fera sur­tout par l’exemple admi­rable don­né par nos colons, doit être la pre­mière étape de notre mis­sion civi­li­sa­trice, celle qui doit néces­sai­re­ment pré­cé­der l’éducation sociale et poli­tique, des­ti­née à réa­li­ser un jour, sinon l’assimilation com­plète, du moins la col­la­bo­ra­tion étroite et l’entente loyale des deux races : “De sujets vain­cus et rési­gnés, il nous appar­tient de faire des asso­ciés satis­faits, confiants et dont les pro­grès seront à notre béné­fice maté­riel et moral” (Hen­ri de Peyerimhoff). »

Dans De la colo­ni­sa­tion du Séné­gal (1897), Joseph du Sor­biers de la Tour­rasse, lui, recon­nait sans ambages :

« La colo­ni­sa­tion d’un pays s’ob­tient de deux façons : par la culture du sol en friche et par l’i­ni­tia­tion de ses habi­tants aux pro­grès d’une civi­li­sa­tion basée sur la morale. Nous pré­ten­dons bien, nous autres, civi­li­ser les noirs, mais sommes-nous cer­tains de leur appor­ter le bon­heur parce que nous leur décou­vrons de nou­velles exi­gences sociales, que nous leur créons des besoins encore incon­nus et que nous leur ven­dons des liqueurs frelatées. »

Ce qui ne l’empêche pas de pen­ser que :

« Mais Dieu est bon. Il était temps que les voiles mys­té­rieux der­rière les­quels se cachait le conti­nent noir vinssent à se dis­si­per et que la lumière de la foi se fit enfin dans ces ténèbres. »

L’idéologie raciste et supré­ma­ciste dont pro­cède la colo­ni­sa­tion, la mis­sion civi­li­sa­trice, consi­dère que toutes les socié­tés sont enga­gées sur une seule et même voie, celle de la civi­li­sa­tion (euro­péenne), en direc­tion d’une seule et unique fin, celle que vise le « déve­lop­pe­ment », c’est-à-dire celui de la civi­li­sa­tion (plus seule­ment euro­péenne, désor­mais mon­dia­li­sée), de l’É­tat-capi­ta­lisme, de l’industrialisation, c’est-à-dire l’ex­pan­sion du Lévia­than. On parle alors de fina­lisme ou de fina­lisme téléo­lo­gique (le fina­lisme dési­gnant le fait d’expliquer un phé­no­mène par une fina­li­té : ici, en l’occurrence, l’existence de la nature, de la vie sur Terre, par l’avènement de la civi­li­sa­tion, désor­mais tech­no-indus­trielle). Ou d’i­déo­lo­gie du Pro­grès (la plu­part de ceux qui se disent pro­gres­sistes croient plus ou moins en cela, même si cer­tains s’en défen­draient cer­tai­ne­ment). Les dif­fé­rences tech­no­lo­giques, orga­ni­sa­tion­nelles, etc., obser­vées entre des groupes humains contem­po­rains étaient (et sont) sim­ple­ment expli­quées par une situa­tion plus ou moins avan­cée sur cette unique tra­jec­toire de l’évolution de l’humanité. À l’é­poque, les socié­tés non-euro­péennes, non-indus­trielles, non-« déve­lop­pées », n’étaient consi­dé­rées que comme des socié­tés en retard, arrié­rées, en regard de l’avancement de la civi­li­sa­tion par excel­lence, occi­den­tale, tech­nique et scien­ti­fique (c’est tou­jours le cas aujourd’­hui, même s’il est moins poli­ti­que­ment cor­rect de l’ex­pri­mer). « Les Occi­den­taux se sen­taient donc auto­ri­sés à conclure que les socié­tés avan­cées se devaient d’assister les socié­tés arrié­rées et de civi­li­ser les sau­vages », explique l’anthropologue cana­dien Wade Davis. Dans une for­mule célèbre, le Bri­tan­nique Cecil Rhodes décla­rait : « Nous sommes le meilleur peuple du monde et plus nous occu­pe­rons d’espace sur la pla­nète, mieux ce sera pour l’humanité ».

***

On note­ra tout de même que quelques rares voix se firent entendre en oppo­si­tion à l’entreprise colo­nia­liste et civi­li­sa­trice, y com­pris assez pré­co­ce­ment, à l’instar de celle de Dide­rot dans ce « Dis­cours aux Hot­ten­tots », tiré de l’His­toire des deux Indes (1770) :

« Vous riez avec mépris des super­sti­tions de l’Hottentot. Mais vos prêtres ne vous empoi­sonnent-ils pas en nais­sant de pré­ju­gés qui font le sup­plice de votre vie, qui sèment la divi­sion dans vos familles, qui arment vos contrées les unes contre les autres ? Vos pères se sont cent fois égor­gés pour des ques­tions incom­pré­hen­sibles. Ces temps de fré­né­sie renaî­tront, et vous vous mas­sa­cre­rez encore.

Vous êtes fiers de vos lumières : mais à quoi vous servent-elles ? De quelle uti­li­té seraient-elles à l’Hottentot ? est-il donc si impor­tant de savoir par­ler de la ver­tu sans la pra­ti­quer ? Quelle obli­ga­tion vous aura le Sau­vage, lorsque vous lui aurez por­té des arts sans les­quels il est satis­fait, des indus­tries qui ne feraient que mul­ti­plier ses besoins et ses tra­vaux, des lois dont il ne peut se pro­mettre plus de sécu­ri­té que vous n’en avez !

Encore si, lorsque vous avez abor­dé sur ses rivages, vous vous étiez pro­po­sé de l’amener à une vie plus poli­cée, à des mœurs qui vous parais­saient pré­fé­rables aux siennes, on vous excu­se­rait. Mais vous êtes des­cen­dues dans son pays pour l’en dépouiller. Vous ne vous êtes appro­chés de sa cabane que pour l’en chas­ser, que pour le sub­sti­tuer, si vous le pou­viez, à l’animal qui laboure sous le fouet de l’agriculteur, que pour ache­ver de l’abrutir, que pour satis­faire votre cupidité.

Fuyez, mal­heu­reux Hot­ten­tots, fuyez ! enfon­cez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redou­tables que les monstres sous l’empire des­quels vous allez tom­ber. Le tigre vous déchi­re­ra peut-être, mais il ne vous ôte­ra que la vie. L’autre vous ravi­ra l´innocence et la liber­té. Ou si vous vous en sen­tez le cou­rage, pre­nez vos haches, ten­dez vos arcs, faites pleu­voir sur ces étran­gers vos flèches empoi­son­nées. Puisse-t-il n’en res­ter aucun pour por­ter à leurs citoyens la nou­velle de leur désastre !

Mais hélas ! vous êtes sans défiance, et vous ne les connais­sez pas. Ils ont la dou­ceur peinte sur leurs visages. Leur main­tien pro­met une affa­bi­li­té qui vous en impo­se­ra. Et com­ment ne vous trom­pe­rait-elle pas ? c’est un piège pour eux-mêmes. La véri­té semble habi­ter sur leurs lèvres. En vous abor­dant, ils s’in­cli­ne­ront. Ils auront une main pla­cée sur la poi­trine. Ils tour­ne­ront l’autre vers le ciel, ou vous la pré­sen­te­ront avec ami­tié. Leur geste sera celui de la bien­fai­sance ; leur regard celui de l’hu­ma­ni­té : mais la cruau­té, mais la tra­hi­son sont au fond de leur cœur. Ils dis­per­se­ront vos cabanes ; ils se jet­te­ront sur vos trou­peaux ; ils cor­rom­pront vos femmes ; ils sédui­ront vos filles. Ou vous vous plie­rez à leurs folles opi­nions, ou ils vous mas­sa­cre­ront sans pitié. Ils croient que celui qui ne pense pas comme eux est indigne de vivre.

Hâtez-vous donc, embus­quez-vous ; et lors­qu’ils se cour­be­ront d’une manière sup­pliante et per­fide, per­cez-leur la poi­trine. Ce ne sont pas les repré­sen­ta­tions de la jus­tice qu’ils n’é­coutent pas, ce sont vos flèches qu’il faut leur adres­ser. Il en est temps ; Rie­beck approche. Celui-ci ne vous fera peut-être pas tout le mal que je vous annonce ; mais cette feinte modé­ra­tion ne sera pas imi­tée par ceux qui le sui­vront. Et vous, cruels Euro­péens, ne vous irri­tez pas de ma harangue. Ni l’Hot­ten­tot, ni l’ha­bi­tant des contrées qui vous res­tent à dévas­ter ne l’en­ten­dront. Si mon dis­cours vous offense, c’est que vous n’êtes pas plus humains que vos pré­dé­ces­seurs ; c’est que vous voyez dans la haine que je leur ai vouée celle que j’ai pour vous. »

***

Mais ces quelques récri­mi­na­tions ne purent pas grand-chose face aux élu­cu­bra­tions supré­ma­cistes, racistes, qui ne tar­dèrent pas à être appuyées par la Science, dieu moderne, reli­gion de l’âge indus­trielle. D’où l’avènement du « racisme scien­ti­fique », que la même Science récu­se­ra quelques décen­nies plus tard, sans que cela ne porte véri­ta­ble­ment atteinte à l’idéologie désor­mais lar­ge­ment domi­nante du Pro­grès, de la civilisation.

Racisme scien­ti­fique ou non, cette idéo­lo­gie ne consi­dère pas qu’il puisse exis­ter d’autres voies de déve­lop­pe­ment, « d’autres façons de pen­ser et d’interagir avec la pla­nète », qu’il puisse exis­ter « des che­mins dif­fé­rents du nôtre et que notre des­ti­née » ne soit donc « pas écrite à l’encre indé­lé­bile sur un ensemble de choix dont il est prou­vé scien­ti­fi­que­ment et dont il appa­raît mani­fes­te­ment qu’ils ne sont pas les bons », comme le for­mule Wade Davis. L’idée qu’il puisse exis­ter des manières dif­fé­rentes d’être au monde, dif­fé­rentes pos­si­bi­li­tés d’existence, que cer­tains humains puissent déli­bé­ré­ment choi­sir d’ar­pen­ter des sen­tiers de vie non-tech­no­lo­giques, non-indus­triels, etc., lui est into­lé­rable, impensable.

Pour­tant, ain­si que Wade Davis le sou­ligne, la myriade des cultures humaines non-capi­ta­listes, non-indus­tria­li­sées (peuples tri­baux, « pre­miers », socié­tés autoch­tones dites « tra­di­tion­nelles », etc.) encore exis­tantes (bien qu’elle ait été en grande par­tie détruite, ces der­niers siècles, par le Pro­grès, la colo­ni­sa­tion, la mis­sion civi­li­sa­trice, l’expansion du Lévia­than, de l’État-capitalisme), ne sont pas des « ten­ta­tives ratées d’être nous, des ten­ta­tives ratées de par­ve­nir à la moder­ni­té ». Non, elles sont « des facettes uniques de l’imagination humaine », des « réponses uniques à une ques­tion fon­da­men­tale : qu’est-ce qu’être humain ? », com­ment vivre sur cette Terre, ou, plus pré­ci­sé­ment, au sein de tel ou tel ter­ri­toire spé­ci­fique ? Ce qui ne signi­fie pas qu’il faille ver­ser dans un rela­ti­visme cultu­rel absurde sug­gé­rant que toutes ces cultures sont (ou étaient, pour celles qui ne sont plus) de bonnes et res­pec­tables réponses à cette ques­tion. Cer­taines le sont, ou l’étaient (ayant été exter­mi­nées), qui sont (ou étaient) bien plus démo­cra­tiques que la nôtre (la civi­li­sa­tion, désor­mais indus­trielle et mon­dia­li­sée), plus heu­reuses, plus éga­li­taires, plus épa­nouis­santes, plus libres, et qui, en outre, ne détruisent (ou ne détrui­saient) pas la bio­sphère. D’autres non, d’autres s’avèrent (ou s’avéraient) vio­lentes, bel­li­queuses, inéga­li­taires — mais elles valent (ou valaient) tou­jours mieux que notre culture mon­dia­li­sée, la civi­li­sa­tion indus­trielle, véri­table entre­prise de des­truc­tion géné­rale de la bio­sphère autant que de l’ethnosphère.

Mal­heu­reu­se­ment, cette idéo­lo­gie du Pro­grès, cette idéo­lo­gie raciste et supré­ma­ciste, loin d’avoir dis­pa­rue, domine aujourd’­hui bien plus encore qu’hier. Les colons d’aujourd’hui, les civi­li­sa­teurs d’aujourd’hui, se donnent par exemple pour « mis­sion d’élec­tri­fier le conti­nent [afri­cain] en dix ans », comme Jean-Louis Bor­loo (pré­sident de la fon­da­tion Ener­gies pour l’A­frique). Ou, à l’instar d’Emmanuel Macron, « de créer en Afrique des emplois pour la jeu­nesse afri­caine[1] ». La civi­li­sa­tion, la colo­ni­sa­tion, la mis­sion civi­li­sa­trice (dif­fé­rentes appel­la­tions pour une seule idée), désor­mais, a aus­si pour nom « déve­lop­pe­ment » (et « déve­lop­pe­ment durable »). D’où l’aide au déve­lop­pe­ment. L’en­tre­prise colo­niale, civi­li­sa­trice, a d’a­bord com­men­cé par la for­ma­tion des pre­mières cités-États, puis des pre­miers États, qui deviennent États-nations, les­quels ont par la suite, et tou­jours de toutes pièces, fabri­qué des États-nations à leur image en Amé­rique (États-Unis, etc.) et en Afrique (le fameux « par­tage de l’A­frique ») et ailleurs. Elle se pour­suit aujourd’­hui, très logi­que­ment, par l’in­dus­tria­li­sa­tion, la moder­ni­sa­tion des États moins avan­cés que les autres dans la voie unique de l’é­vo­lu­tion de l’humanité.

Macron l’a très expli­ci­te­ment for­mu­lé dans un dis­cours pro­non­cé à New Del­hi le 11 mars 2018, por­tant sur l’Alliance solaire inter­na­tio­nale : l’industrialisation, l’électrification, c’est-à-dire le « déve­lop­pe­ment », c’est ce qui donne « accès à une vie nor­male[2] ». De façon par­fai­te­ment orwel­lienne, notre cri­mi­nel en chef de l’État fran­çais intro­dui­sait son dis­cours en affir­mant : « nous croyons à la leçon du Mahat­ma Gand­hi selon laquelle, une once de pra­tique vaut mieux que des tonnes de dis­cours ». Gand­hi, qui se pré­sen­tait comme un « amou­reux de la vie vil­la­geoise », détes­tait l’industrialisme. « Puisse Dieu pré­ser­ver l’Inde de l’in­dus­tria­li­sa­tion occi­den­tale », écri­vait-il dans un article de jour­nal en 1928. « Le fait est que la civi­li­sa­tion indus­trielle, inté­gra­le­ment mau­vaise, est une mala­die », affir­mait-il dans un autre. Dans un autre encore : « L’in­dus­tria­lisme consti­tue, j’en ai peur, une malé­dic­tion pour l’hu­ma­ni­té ». Et encore : « Pan­dit Neh­ru sou­haite l’in­dus­tria­li­sa­tion, parce qu’il pense qu’en la socia­li­sant, il devrait être pos­sible de la libé­rer des maux du capi­ta­lisme. Selon moi, ces maux sont inhé­rents à l’in­dus­tria­lisme, et aucune socia­li­sa­tion ne peut les éradiquer. »

L’idéologie indus­tria­liste, civi­li­sa­trice, déve­lop­pe­men­tiste, pro­gres­siste (c’est tout un), règne désor­mais de manière hégé­mo­nique presque par­tout sur Terre. Grâce à la colo­ni­sa­tion — qui est aus­si men­tale, idéo­lo­gique, que phy­sique, maté­rielle. Son règne découle autant de la poli­tique exté­rieure de l’État que de sa poli­tique inté­rieure. La colo­ni­sa­tion est un phé­no­mène externe et interne à l’État. À l’intérieur de ses fron­tières, la bureau­cra­tie et les forces de l’ordre consti­tuent les méca­nismes et les troupes d’une occu­pa­tion per­ma­nente. Xavier Noul­hianne en rend compte, concer­nant le domaine de l’a­gri­cul­ture (et de l’é­le­vage), dans son livre Le ménage des champs (2016) :

« Du haut de la col­line de Plan­té, il nous regar­da alter­na­ti­ve­ment moi et ma terre en se disant que je n’a­vais pro­ba­ble­ment rien com­pris à “ça”. Que tout cet espace devant moi était peut-être vrai­ment d’une com­plexi­té qui me dépas­sait, que lui per­ce­vait, mais que mal­heu­reu­se­ment il ne pou­vait rien pour m’ai­der. J’é­tais souf­flé. En l’es­pace d’un regard, il m’a­vait réduit au sta­tut d’in­di­gène ! Comme l’in­di­gène d’une de nos loin­taines colo­nies devant un admi­nis­tra­teur colo­nial qui a tout com­pris avant même d’a­voir posé un pied sur le ter­ri­toire. La fonc­tion publique, avec ses concours et sa science, avec ses bonnes inten­tions et son réflexe auto­ri­taire, est en mis­sion civi­li­sa­trice permanente. »

Occu­pa­tion ou mis­sion civi­li­sa­trice per­ma­nente qui s’exprime et se fait par­ti­cu­liè­re­ment sen­tir dans les ban­lieues, ain­si que Mathieu Rigouste le sou­ligne dans son livre La domi­na­tion poli­cière, une vio­lence indus­trielle (2012) :

« Les rondes et la simple pré­sence, l’occupation virile et mili­ta­ri­sée des quar­tiers, les contrôles d’identité et les fouilles au corps, les chasses et les rafles, les humi­lia­tions et les insultes sexistes, les inti­mi­da­tions et les menaces, les coups et les bles­sures, les per­qui­si­tions et les pas­sages à tabac, les tech­niques d’immobilisations et les bru­ta­li­sa­tions, les muti­la­tions et les pra­tiques mor­telles ne sont pas des dys­fonc­tion­ne­ments ; il ne s’agit ni d’erreurs, ni de défauts de fabri­ca­tion, ni de dégâts col­la­té­raux. Tous ces élé­ments sont au contraire les consé­quences de méca­niques ins­ti­tuées, de pro­cé­dures légales, de méthodes et de doc­trines ensei­gnées et enca­drées par des écoles et des administrations. »

L’anthropologue Stan­ley Dia­mond résume tout cela au tra­vers d’une brève formule :

« La civi­li­sa­tion découle de la conquête exté­rieure et de la répres­sion intérieure. »

En ce qui concerne l’extérieure, la plu­part des gens sont ravis qu’on apporte la lumière (élec­trique, cette fois, et non plus seule­ment méta­pho­rique), la moder­ni­té tech­no­lo­gique, l’industrialisation, aux Afri­cains et à tous ces pauvres gens aux­quels elles font défaut. La plu­part des colo­ni­sés, dont les socié­tés et les modes de vie ont au préa­lable été anéan­tis, ou sont en voie d’anéantissement, le réclament. Cer­tains luttent encore, admi­ra­ble­ment, contre ce déve­lop­pe­ment — de même que ceux dont les com­mu­nau­tés et les modes de vie sécu­laires n’ont pas (encore) été détruits — mais ne sont pas nom­breux, et le sont de moins en moins.

La jeune Gre­ta Thun­berg pro­meut le plus nor­ma­le­ment du monde l’industrialisation des pays qui ne le sont pas encore inté­gra­le­ment dans sa pré­sen­ta­tion TED sans que cela ne choque qui que ce soit. Des éco­lo­gistes vouent un culte à l’ex-éco­no­miste en chef de l’AFD (Agence fran­çaise de déve­lop­pe­ment, ex-Caisse cen­trale de la France d’outre-mer, orga­nisme qui sert tou­jours à pro­mou­voir l’in­dus­tria­lisme dans les colo­nies, par­don, ex-colo­nies, et ailleurs), Gaël Giraud.

Un mode de vie anti-vie, un mode de non-vie, fon­ciè­re­ment insou­te­nable, incroya­ble­ment des­truc­teur, machine à dévo­rer le monde et à asser­vir les humains, conti­nue de se pro­pa­ger. La mis­sion civi­li­sa­trice est en bonne voie. Il pleut du plas­tique. Son ultime triomphe se profile.

Nico­las Casaux


  1. https://www.jeuneafrique.com/429951/politique/emmanuel-macron-defendrai-respect-de-democratie-partout-afrique/
  2. https://www.vie-publique.fr/discours/205206-declaration-de-m-emmanuel-macron-president-de-la-republique-sur-lall

Print Friendly, PDF & Email
Total
1
Partages
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Portrait d’Arthur, la Gueule Ouverte (par Juliette Keating)

Arthur (Henri Montant 1939-2010) fut l'un des journalistes fondateurs de la Gueule Ouverte, le canard d'écologie politique des années 1970. Militant de la lutte contre le programme nucléaire français et la menace de l'atome mondialement imposé pour un "progrès" aux conséquences écologiques désastreuses, Arthur dénonça, dans les colonnes de la G.O., d'une plume mordante, souvent humoristique mais toujours engagée, les hypocrisies du pouvoir prétendument démocratique.
Lire

35 ans de pollution océanique : un terrible bilan illustré par la NASA

L'océan contient huit millions de tonnes de déchets - assez pour remplir cinq sacs de transport par pied (33 cm) le long de toutes les côtes de la planète. Portés par les courants marins, ces déchets se rassemblent en cinq "îles d'ordures" géantes qui tournent autour des grands gyres océaniques de la planète. La Nasa vient de créer une visualisation de cette pollution mettant en évidence l'étendue des océans que l'humanité est en train de détruire avec ses déchets.