Le texte suiÂvant est une traÂducÂtion d’un article iniÂtiaÂleÂment publié, en anglais, sur le site du ScienÂtiÂfic AmeÂriÂcan, en mai 2020.
Les PygÂmées coexisÂtaient avec la faune et la flore depuis des milÂléÂnaires – jusqu’à l’arrivée des proÂfesÂsionÂnels de la conserÂvaÂtion assoÂciés aux indusÂtries extracÂtives.
Dans l’obscurité totale, assis sur le sol de la forêt avec nos corps si proches qu’ils se touchent, nous chanÂtons, chaque voix proÂduiÂsant une méloÂdie difÂféÂrente et yodlée pour créer une dense harÂmoÂnie. Au fil des heures, les méloÂdies indiÂviÂduelles se fondent les unes aux autres, et nous comÂmenÂçons à nous perdre dans la fresque humaine et acousÂtique que nous avons créée. L’intensité du chant se construit, sa coorÂdiÂnaÂtion se perÂfecÂtionÂnant jusqu’à ce que la musique devienne si belle que le soi se disÂsous. Une telle splenÂdeur attire les esprits de la forêt vers le camp pour qu’ils se joignent à nous, telle est la croyance des BaYaÂka. Comme de minusÂcules points lumiÂnesÂcents, ils flottent autour de nous, s’approchent puis se réfuÂgient dans la forêt, leurs voix subÂtiles sifÂflant de douces méloÂdies se glisÂsant occaÂsionÂnelÂleÂment à traÂvers la polyÂphoÂnie. SubÂmerÂgés par la beauÂté que nous avons créée ensemble, cerÂtains lancent « Njoor ! » (« Ma parole ! »), « BisenÂgo » (« Quelle joie ! ») ou « To bona ! » (« Juste comme ça ! »).
Dans ces moments, vous avez l’impression d’être la forêt, votre conscience s’étendant pour engloÂber les arbres, les aniÂmaux et les perÂsonnes autour de vous. ExpéÂriÂmenÂter une telle généÂroÂsiÂté, comme j’en ai eu la chance durant ma recherche docÂtoÂrante parÂmi les PygÂmées BaYaÂka de la RépuÂblique du Congo dans les années 1990, est proÂfonÂdéÂment émouÂvante. Une connexion gaie et affecÂtueuse s’établit entre toutes les choses et tout le monde à proxiÂmiÂté. Durant ce « jeu des esprits », une forme intense de théâtre, les BaYaÂka se sentent comÂmuÂnier direcÂteÂment avec la forêt ; ils lui comÂmuÂniquent leur consiÂdéÂraÂtion et leur attenÂtion tout en réafÂfirÂmant leur proÂfonde relaÂtion mutuelle d’amour et de souÂtien. Comme disait mon ami EmeÂka : « Un BaYaÂka aime la forêt comme il aime son propre corps. »
Les BaYaÂka suivent des règles strictes dans la chasse et la cueillette. Ils récoltent les ignames sauÂvages en veillant à leur proÂliÂféÂraÂtion, ils évitent de tuer des femelles gesÂtantes, et consomment ce qu’ils peuvent trouÂver à proxiÂmiÂté. Durant pluÂsieurs milÂléÂnaires, leurs actiÂviÂtés et celle des autres triÂbus PygÂmées du basÂsin du Congo ont stiÂmuÂlé la proÂducÂtiÂviÂté de la forêt, pour toutes les créaÂtures, humains comÂpris. Les BaYaÂka n’ont pas de mot pour la famine. Un soir j’ai essayé d’expliquer à EmeÂka et à d’autres rasÂsemÂblés autour d’un feu qu’il existe des endroits où les gens meurent de faim, j’ai alors fait face à au scepÂtiÂcisme et à l’incrédulité.
Dans ces mêmes années 1990, des insÂtiÂtuÂtions interÂnaÂtioÂnales comme la Banque MonÂdiale, traÂvaillant en parÂteÂnaÂriat avec les gouÂverÂneÂments natioÂnaux et les agences de conserÂvaÂtion, mirent en Å“uvre des modèles de déveÂlopÂpeÂment durable dans le basÂsin du Congo. Ils diviÂsèrent la forêt vierge en larges secÂtions pour l’exploitation foresÂtière et d’autres actiÂviÂtés tout en metÂtant de côté des « aires proÂtéÂgées » comme refuge pour la faune et la flore. Selon une croyance née dans les poliÂtiques états-uniennes du XIXe siècle – la nature prosÂpère quand les humains n’y touchent pas –, les gouÂverÂneÂments régioÂnaux ont banÂni les groupes de PygÂmées des réserves sauÂvages.
Dès lors, j’ai pu voir une jungle luxuÂriante, grouillante d’éléphants, de gorilles, de chimÂpanÂzés, de sanÂgliers, de singes et d’antilopes deveÂnir une zone boiÂsée dégraÂdée par les marÂchés natioÂnaux et interÂnaÂtioÂnaux englouÂtisÂsant les proÂduits de la forêt. Les popuÂlaÂtions des éléÂphants d’Afrique cenÂtrale ont chuÂté de plus de 60 % entre 2002 et 2011, et le déclin se pourÂsuit. AupaÂraÂvant actifs, bien nourÂris et pleins de vie, les BaYaÂka aujourd’hui sont souÂvent des traÂvailleurs jourÂnaÂliers sous-aliÂmenÂtés, dépresÂsifs et alcooÂliques logés en borÂdure de leurs anciens terÂriÂtoires, terÂroÂriÂsés par les soi-disant éco-gardes, exploiÂtés comÂmerÂciaÂleÂment et sexuelÂleÂment par les étranÂgers. Ils ont prosÂpéÂré dans le basÂsin du Congo penÂdant des dizaines de milÂliers d’années avant de sucÂcomÂber en quelques décenÂnies à l’appétit de la civiÂliÂsaÂtion indusÂtrielle pour les resÂsources natuÂrelles et à son approche coloÂniale pour sécuÂriÂser ces richesses – en expulÂsant les indiÂgènes de leurs terres natales.

En oppoÂsiÂtion à une telle vision hiéÂrarÂchique de la conserÂvaÂtion, souÂvent assoÂciée aux indusÂtries extracÂtives et qui échoue réguÂlièÂreÂment à remÂplir ses objecÂtifs iniÂtiaux, une approche plus popuÂlaire de la défense des forêts et de la faune sauÂvage gagne réguÂlièÂreÂment du terÂrain. Un rapÂport de 2019 proÂduit par la PlaÂteÂforme InterÂgouÂverÂneÂmenÂtale ScienÂtiÂfique et PoliÂtique sur la BioÂdiÂverÂsiÂté et les SerÂvices écoÂsysÂtéÂmiques [IPBES, équiÂvalent du GIEC pour la bioÂdiÂverÂsiÂté] des Nations Unies affirme que les peuples indiÂgènes sont concrèÂteÂment les meilleurs pour mainÂteÂnir la bioÂdiÂverÂsiÂté sur leur terre. 80 % de la bioÂdiÂverÂsiÂté terÂrestre sur la plaÂnète coïnÂcident avec les 65 % de la surÂface de la Terre gérés par des indiÂgènes ou des comÂmuÂnauÂtés locales. Ce nouÂveau paraÂdigme de la conserÂvaÂtion cherche à donÂner les moyens aux comÂmuÂnauÂtés locales de résisÂter aux forces marÂchandes envaÂhisÂsant leurs terÂriÂtoires.
Les BaYaÂka eux-mêmes m’ont aidé dans cet effort. Le proÂgramme de la « Science Extrême des Citoyens » (Extreme CitiÂzen Science ou ExCiteS) perÂmet aux locaux de carÂtoÂgraÂphier leurs resÂsources et les danÂgers les menaÂçant et de parÂtaÂger leurs connaisÂsances écoÂloÂgiques avec les étranÂgers. Les outils et méthoÂdoÂloÂgies que nous avons conçus dans le basÂsin du Congo se sont révéÂlés utiles dans diverses parÂties du monde. Le réseau comÂmuÂnauÂtaire dans la forêt de Prey Lang au CamÂbodge a renÂconÂtré un tel sucÂcès en utiÂliÂsant la derÂnière verÂsion de notre outil carÂtoÂgraÂphique – l’application SapelÂli – pour proÂtéÂger la forêt – qu’elle a remÂporÂté le presÂtiÂgieux Prix ÉquaÂteur des Nations Unies en 2015, le Prix de l’Innovation de la SociéÂté InterÂnaÂtioÂnale des Forêts TroÂpiÂcales de Yale en 2017 et l’Energy Globe Award en 2019.
L’homme bayaka idéal
Lorsque ma femme, Ingrid, notre fils de trois ans, NanÂdo, et moi sommes desÂcenÂdus avec appréÂhenÂsion du canoë sur les rives sableuses de la Rivière SanÂgha dans le nord-ouest du Congo en 1994, ce fut EmeÂka qui nous accueillit avec un large souÂrire. Homme chaÂrisÂmaÂtique dans la trenÂtaine, il était l’un des membres d’un groupe d’environ quaÂrante PygÂmées qui camÂpaient là . Vivant à traÂvers le basÂsin du Congo – de l’Ouganda en pasÂsant par le RwanÂda et le BurunÂdi à l’est jusqu’à l’océan AtlanÂtique à l’ouest – les bandes de chasÂseurs-cueilleurs pygÂmées parlent un évenÂtail de difÂféÂrentes langues et leur nombre est estiÂmé entre 300 000 et un milÂlion. Tout tend à prouÂver que ce sont les habiÂtants oriÂgiÂnels de la forêt ; les études ADN indiquent que leurs ancêtres ont vécu dans la région penÂdant au moins 55 000 ans.
MalÂgré leurs difÂféÂrences superÂfiÂcielles, ces groupes de PygÂmées vivant touÂjours dans des forêts intactes parÂtagent des approches simiÂlaires pour bien vivre dans cet enviÂronÂneÂment – leurs huttes en forme d’igloo faites de lianes et de feuilles, les outils qu’ils utiÂlisent pour chasÂser ou colÂlecÂter le miel, les caracÂtéÂrisÂtiques de leurs chants pour comÂmuÂnier avec les esprits de la forêt. Durant les trois années suiÂvantes, Ingrid, NanÂdo et moi avons parÂcouÂru pluÂsieurs milÂliers de kiloÂmètres à voyaÂger à traÂvers la forêt avec EmeÂka, sa femme, MamÂbuÂla, et de nomÂbreux autres membres de sa famille élarÂgie. Nous parÂtaÂgions leur mode de vie aniÂmé et égaÂliÂtaire. Nos comÂpaÂgnons nous apprirent à vivre comme des chasÂseurs-cueilleurs : comÂment marÂcher et proÂgresÂser à traÂvers des maréÂcages ; se repéÂrer en utiÂliÂsant la piste des éléÂphants ; chasÂser des aniÂmaux ; récolÂter des fruits, des tuberÂcules, des feuilles comesÂtibles et des insectes saiÂsonÂniers ; construire une digue sur les ruisÂseaux de la forêt pour piéÂger des poisÂsons ; et jouer avec les esprits de la forêt.
EmeÂka — chasÂseur couÂraÂgeux et fort, père et mari attenÂtionÂné, indulÂgent et appliÂqué, médiaÂteur d’humeur constante, sage conseiller, talenÂtueux oraÂteur, chanÂteur, conteur et direcÂteur de proÂducÂtions théâÂtrales improÂviÂsées sur le camp, et généÂreux de surÂcroît — était notre guide. L’économie des BaYaÂka repose sur le prinÂcipe suiÂvant ; si quelqu’un posÂsède une chose que vous désiÂrez, vous lui demanÂdez, tout simÂpleÂment. Vivre dans une telle écoÂnoÂmie du parÂtage et de la demande (comme les anthroÂpoÂlogues l’appellent) s’apparente à vivre dans un monde où les biens sont graÂtuits. Même si vous y contriÂbuez rareÂment – par exemple, si vous êtes un enfant ou une perÂsonne âgée, ou si vous êtes menÂtaÂleÂment ou phyÂsiÂqueÂment hanÂdiÂcaÂpé – perÂsonne ne remet jamais en quesÂtion votre droit de demanÂder une part de tout ce qui est rapÂporÂté au camp. EmeÂka donÂnait invaÂriaÂbleÂment tout ce qui était en sa posÂsesÂsion.

Les BaYaÂka rejettent avec véhéÂmence la réducÂtion du monde natuÂrel à une proÂpriéÂté priÂvée. « KomÂba [le créaÂteur] a créé la forêt pour qu’elle puisse être parÂtaÂgée par toutes les créaÂtures », disait EmeÂka. Une fois, durant une chasse nocÂturne, nous avons camÂpé près d’un groupe de gorilles. Le mâle au dos argenÂté, senÂtant la fumée de notre feu, s’est mis à rugir et à érucÂter pour nous intiÂmiÂder. EmeÂka était furieux. Criant et injuÂriant, il répriÂmanÂda le dos argenÂté qui imaÂgiÂnait que la forêt était sienne : elle est là pour satisÂfaire les besoins de toutes les créaÂtures. Une autre fois, mon ami Tuba, désiÂgnant son jeune fils, me dit alors : « Regarde, il mange la nourÂriÂture de la forêt, et son corps devient plus fort. » En effet, les BayaÂka se voient comme la forêt transÂforÂmée en perÂsonnes – si bien qu’ils ne peuvent imaÂgiÂner en vendre une parÂtie comme je suis incaÂpable de vendre mon pouce ou mon pied.
Dans le même esprit, les BaYaÂka souÂtiennent que la forêt conserve son abonÂdance ausÂsi longÂtemps que chaÂcun resÂpecte cerÂtains prinÂcipes. La rareÂté ou le manque sont les conséÂquences des agisÂseÂments d’individus qui ne parÂtagent pas corÂrecÂteÂment, et de la disÂharÂmoÂnie qui s’ensuit – pas seuleÂment de l’incapacité de la nature à subÂveÂnir aux besoins. Un ensemble de règles appeÂlé ekiÂla assure la pléÂniÂtude. Si une parÂcelle de forêt devient improÂducÂtive, par exemple, les BaYaÂka en interÂdisent l’accès pour que plus perÂsonne n’y chasse et colÂlecte ; l’interdiction est levée quand la zone se rétaÂblit. ChaÂcun, dans le camp, doit receÂvoir une porÂtion de viande de la chasse et traiÂter la carÂcasse de l’animal avec resÂpect. La forêt se souÂcie de ses habiÂtants et désire entendre des sons agréables émaÂnant d’eux ; parÂtaÂger des chants et des rires avec la forêt l’incitera à être muniÂfiÂcente. AinÂsi, les insÂtiÂtuÂtions sociales clés des BaYaÂka n’assurent pas seuleÂment l’abondance mais célèbrent et génèrent ausÂsi la joie.
Notre temps pasÂsé à vagaÂbonÂder dans la forêt durant les années 1990 fut idylÂlique. Nous manÂgions des aliÂments sauÂvages et nous nous déplaÂcions libreÂment et sans crainte. Nous danÂsions et praÂtiÂquions les scènes d’esprits penÂdant des jours, parÂfois des semaines. « C’était un peuple qui avait trouÂvé dans la forêt quelque chose qui renÂdait la vie plus que digne d’être vécue, quelque chose qui en faiÂsait, avec toutes ses difÂfiÂculÂtés, ses proÂblèmes et ses traÂgéÂdies, une chose merÂveilleuse, pleine de bonÂheur et exempte de traÂcas », écriÂvait il y a trois décenÂnies l’anthropologue Colin TurnÂbull au sujet des PygÂmées BaMÂbuÂti du nord-est du Congo, à presque 1 400 kiloÂmètres de là . Je resÂsens à peu près la même chose au sujet des BaYaÂka.
Mais les proÂblèmes couÂvaient. En 1993, la WildÂlife ConserÂvaÂtion SocieÂty (WCS) avait traÂvaillé avec la Banque MonÂdiale pour étaÂblir le parc natioÂnal de NouaÂbaÂlé-NdoÂki en RépuÂblique DémoÂcraÂtique du Congo. CouÂvrant 4 000 kiloÂmètres carÂrés à la fronÂtière du pays avec la RépuÂblique CenÂtraÂfriÂcaine, il était cenÂsé proÂtéÂger les éléÂphants, les antiÂlopes bonÂgo, les chimÂpanÂzés et les gorilles. Comme les PygÂmées laisÂsaient très peu de traces de leur préÂsence, les autoÂriÂtés et les scienÂtiÂfiques de la WCS ont déclaÂré que la zone était inhaÂbiÂtée. Lorsque les patrouilles de gardes foresÂtiers ont croiÂsé des chasÂseurs-cueilleurs dans la réserve, ils les ont expulÂsés. En résulÂtat, les clans BaYaÂka du Congo ont été sépaÂrés de leurs proches de RépuÂblique CenÂtraÂfriÂcaine et ont perÂdu l’accès à de larges parÂcelles de forêts qu’ils connaisÂsaient intiÂmeÂment depuis des généÂraÂtions.
Les fronÂtières du parc se trouvent à quelques 150 kiloÂmètres au nord de l’endroit où je me trouÂvais avec le clan d’Emeka, nous n’avions donc pas resÂsenÂti l’impact de sa créaÂtion. Mais nous nous trouÂvions dans l’immense « zone tamÂpon » qui comÂpreÂnait de vastes concesÂsions dédiées à l’exploitation foresÂtière autour de la zone proÂtéÂgée. AinÂsi débuÂtait la fin d’un espace d’abondance et floÂrisÂsant où une large diverÂsiÂté d’espèces s’épanouissait.

L’arbre Sapele
Je me souÂviens de la preÂmière fois où nous sommes tomÂbés sur une route foresÂtière, en 1994. Mes comÂpaÂgnons BaYaÂka se plaiÂgnaient de la dureÂté de la surÂface sous la plante de leurs pieds, de la chaÂleur sans l’ombre des arbres, et des nomÂbreuses mouches qui nous imporÂtuÂnaient. EmeÂka et moi avons ri lorsque les femmes se réfuÂgièrent loin dans la forêt, comme si un buffle les chasÂsait, lorsque le preÂmier camion gruÂmier pasÂsa sur la route. Avec le temps, les routes en sont venues à quaÂdriller la forêt, faciÂliÂtant l’extraction de la viande de brousse, des plantes comesÂtibles et d’autres marÂchanÂdises à desÂtiÂnaÂtion des marÂchés urbains.
Le magniÂfique sapele (EntanÂdroÂphragÂma cylinÂdriÂcum) [autres dénoÂmiÂnaÂtions : sapelÂli ou sapaÂli] préÂsenÂtait un intéÂrêt parÂtiÂcuÂlier pour les entreÂprises du bois. ImperÂméable, incroyaÂbleÂment solide, résisÂtant aux paraÂsites et posÂséÂdant un beau grain iriÂsé, ce bois dur est très demanÂdé sur les marÂchés interÂnaÂtioÂnaux. Mais le sapele était essenÂtiel au mode de vie des PygÂmées. Un jour, après un trek de 60 kiloÂmètres, alors que je me plaiÂgnais de mes pieds endoÂloÂris, EmeÂka a découÂpé une plaque d’écorce en forme de diaÂmant dans un sapele non loin de là – une couche de sa peau, juste au-desÂsous de l’écorce, constiÂtue un puisÂsant agent analÂgéÂsique et antiÂbacÂtéÂrien. EmeÂka l’a plaÂcée à l’envers sur le feu de camp pour chaufÂfer les huiles de la couche aux verÂtus médiÂciÂnales. Puis il la posa sur le sol et me demanÂda d’appliquer mes pieds desÂsus. Le souÂlaÂgeÂment fut insÂtanÂtaÂné, et merÂveilleux. J’ai souÂvent vu des enfants BaYaÂka atteints du paluÂdisme inhaÂler des vapeurs d’eau chaude infuÂsée avec de l’écorce de sapele pour réduire la fièvre.
Plus imporÂtant encore sont les grands sapeles, s’élevant bien au-desÂsus de la canoÂpée. Juste avant la saiÂson des pluies, ils attirent des hordes de papillons (ImbraÂsia oyeÂmenÂsis) qui pondent des Å“ufs sur les feuilles. À l’éÂcloÂsion, les larves se transÂforment rapiÂdeÂment en de grosses cheÂnilles tout à fait déliÂcieuses et très nutriÂtives, si abonÂdantes qu’elles recouvrent le sol d’un épais tapis au pied de ces grands arbres. Les PygÂmées appréÂcient les cheÂnilles non seuleÂment pour leur saveur mais ausÂsi parce qu’elles arrivent au bon moment : les pluies disÂpersent les aniÂmaux qui ne se rasÂsemblent plus autour des mêmes points d’eau, renÂdant la chasse impréÂviÂsible. « KomÂba envoie les cheÂnilles pour nourÂrir les gens quand la chasse est difÂfiÂcile », m’a un jour dit EmeÂka alors que nous en faiÂsions rôtir en broÂchette sur des braises chaudes et que nous savouÂrions leur goût authenÂtique et leur texÂture charÂnue.
Bien que les BaYaÂka aient été proÂfonÂdéÂment bouÂleÂverÂsés lorsque des bûcheÂrons ont abatÂtu des arbres « cheÂnilles » qu’ils exploiÂtaient depuis des généÂraÂtions, leur puisÂsante éthique du parÂtage les ameÂnait à ne pas resÂsenÂtir le besoin de résisÂter ou de s’y oppoÂser. « Il y a beauÂcoup d’arbres dans la forêt, pour tout le monde ; nous pouÂvons en parÂtaÂger cerÂtains », déclaÂraient iniÂtiaÂleÂment pluÂsieurs d’entre eux.
Ma famille et moi avons quitÂté le Congo en 1997, au début de la guerre civile, mais j’ai contiÂnué à réguÂlièÂreÂment me rendre dans la région pour mon traÂvail de recherche. Après la fin du conflit, en 2000, un nouÂveau gouÂverÂneÂment a ouvert toutes les forêts resÂtantes aux bûcheÂrons, pour raiÂsons lucraÂtives. Ils ont construit de nomÂbreuses routes, ce qui leur a perÂmis d’atÂteindre des régions de plus en plus recuÂlées. En 2003, la proÂducÂtion annuelle de grumes avait plus que douÂblé par rapÂport aux années 1990, pour atteindre plus de 1,3 milÂlion de mètres cubes, et elle contiÂnuait à augÂmenÂter.
En découÂvrant cette tenÂdance, les écoÂloÂgistes ont fait presÂsion sur les sociéÂtés d’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière opéÂrant dans le basÂsin du Congo afin qu’elles suivent les direcÂtives du Forest SteÂwardÂship CounÂcil (FSC). Cette cerÂtiÂfiÂcaÂtion oblige les sociéÂtés à resÂpecÂter les lois natioÂnales, à miniÂmiÂser leurs impacts enviÂronÂneÂmenÂtaux, à se tenir à l’éÂcart des zones à haute valeur de conserÂvaÂtion (comme les parÂcelles où la denÂsiÂté de chimÂpanÂzés est plus éleÂvée) et à resÂpecÂter les droits des traÂvailleurs et des popuÂlaÂtions habiÂtant la forêt. La mulÂtiÂnaÂtioÂnale CongoÂlaise IndusÂtrielle des Bois (CIB) qui opéÂrait depuis son siège situé à PokoÂla – une ville foresÂtière sur la rivière SanÂgha – sur 1,3 milÂlion d’hecÂtares dans la forêt des BaYaÂka, a déciÂdé de tenÂter d’obÂteÂnir la cerÂtiÂfiÂcaÂtion FSC.
Selon moi, la sociéÂté allait proÂbaÂbleÂment contiÂnuer à abattre des arbres avec ou sans le label FSC – ce qui offrait une occaÂsion rare et préÂcieuse de proÂtéÂger les droits et les resÂsources des PygÂmées. Ayant aupaÂraÂvant étuÂdié comÂment mettre en Å“uvre les prinÂcipes du « consenÂteÂment libre, préaÂlable et inforÂmé » lorsque des popuÂlaÂtions vulÂnéÂrables sont confronÂtées à la persÂpecÂtive de proÂjets de déveÂlopÂpeÂment sur leurs terÂriÂtoires, je suis deveÂnu consulÂtant rémuÂnéÂré auprès du TroÂpiÂcal Forest Trust (actuelÂleÂment appeÂlé EarÂthÂworm), une orgaÂniÂsaÂtion non gouÂverÂneÂmenÂtale que la CIB avait engaÂgée pour l’aiÂder à résoudre les proÂblèmes sociaux liés à la cerÂtiÂfiÂcaÂtion FSC. Le trust m’a charÂgé de mettre en place un sysÂtème perÂmetÂtant aux PygÂmées habiÂtant les concesÂsions de la CIB de déterÂmiÂner s’il falÂlait autoÂriÂser l’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière sur leurs terÂriÂtoires.
Lorsque j’ai disÂcuÂté de l’imÂporÂtance sociale et écoÂnoÂmique du sapele pour les PygÂmées avec les diriÂgeants de la CIB, ils se sont inquiéÂtés d’un conflit avec les quelque 10 000 BaYaÂka qui habiÂtaient leurs concesÂsions, ce qui les aurait empêÂché d’obtenir le cerÂtiÂfiÂcat FSC. Des réunions tenÂdues entre les BaYaÂka et le perÂsonÂnel de l’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière ont suiÂvi, lors desÂquelles je serÂvais de médiaÂteur, mais le fosÂsé cultuÂrel s’est avéÂré insurÂmonÂtable. Les chasÂseurs-cueilleurs étaient extrêÂmeÂment mal à l’aise dans les immeubles de bureaux : des actes appaÂremÂment anoÂdins, comme ouvrir des portes, leur semÂblaient intiÂmiÂdants, sans parÂler de tâches plus spéÂciaÂliÂsées, comme comÂprendre les ordres du jour et les forÂmuÂlaires. Dans leurs camÂpeÂments, cepenÂdant, EmeÂka et d’autres ont expliÂqué que seuls les sapeles dont la couÂronne émerÂgeait de la canoÂpée accueillaient de manière cerÂtaine les cheÂnilles. Les BaYaÂka ont demanÂdé que les bûcheÂrons proÂtègent ces arbres, ainÂsi que les sources natuÂrelles, les tombes de leurs ancêtres, les bosÂquets sacrés, les arbres médiÂciÂnaux et quelques autres resÂsources imporÂtantes.
J’ai proÂpoÂsé aux resÂponÂsables de la CIB de souÂteÂnir les BaYaÂka dans la carÂtoÂgraÂphie de ces sites et, à mon grand souÂlaÂgeÂment, ils ont accepÂté. Ingrid, qui traÂvaillait dans le domaine de la sanÂté publique, avait conçu un ensemble d’iÂcônes pour aider les guéÂrisÂseurs BaYaÂka à lire les étiÂquettes des médiÂcaÂments à utiÂliÂser dans une pharÂmaÂcie mobile qu’elle avait mise en place avec eux pour traiÂter les vers, le paluÂdisme et d’autres pathoÂloÂgies. Cela m’a donÂné une idée. En colÂlaÂboÂraÂtion avec les BaYaÂka et une sociéÂté priÂvée de logiÂciels appeÂlée HelÂveÂta, qui déveÂlopÂpait des outils pour suivre les chaînes d’apÂproÂviÂsionÂneÂment de matéÂriaux rares (dans ce cas, des bois durs), nous avons conçu une interÂface graÂphique pour l’éÂcran tacÂtile d’un ordiÂnaÂteur de poche équiÂpé d’un GPS. L’un des BaYaÂka se renÂdait sur un site à proÂtéÂger – par exemple, un sapele émergent de la canoÂpée – et touÂchait simÂpleÂment le symÂbole de la « cheÂnille » pour marÂquer son emplaÂceÂment.
Le marÂquage a perÂmis de pasÂser outre les barÂrières linÂguisÂtiques et cultuÂrelles. LorsÂqu’ils ont superÂpoÂsé les cartes que les BaYaÂka avaient faites sur celles des sapeles qu’ils avaient marÂqués pour l’aÂbatÂtage, les bûcheÂrons ont réaÂliÂsé qu’ils pouÂvaient encore abattre sufÂfiÂsamÂment d’arbres pour réaÂliÂser un bénéÂfice. En colÂlaÂboÂraÂtion avec les chasÂseurs-cueilleurs et les direcÂteurs d’enÂtreÂprises, j’ai mis au point un ensemble de proÂcéÂdures (par exemple, emmeÂner des familles entières en excurÂsion carÂtoÂgraÂphique, car les hommes et les femmes BaYaÂka ne s’inquiètent pas de proÂtéÂger les mêmes entiÂtés) visant à déterÂmiÂner les condiÂtions auxÂquelles les difÂféÂrents groupes BaYaÂka autoÂriÂseÂraient les bûcheÂrons à entrer dans leur forêt. En 2006, la CIB est deveÂnue la preÂmière grande sociéÂté d’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière à obteÂnir un cerÂtiÂfiÂcat FSC dans le basÂsin du Congo. D’autres sociéÂtés de cette vaste région ont égaÂleÂment utiÂliÂsé ce modèle, par la suite, dans leurs efforts de proÂtecÂtion des droits des PygÂmées et d’obtention de la cerÂtiÂfiÂcaÂtion FSC.
Bûcherons, braconniers, conservationnistes
Au fil des ans, j’ai vu tous ces efforts échouer. Le perÂsonÂnel surÂmeÂné de l’enÂtreÂprise a entaÂmé un proÂcesÂsus lent mais inexoÂrable de démanÂtèÂleÂment de toutes ces proÂcéÂdures – en contourÂnant des obliÂgaÂtions pesantes (en n’emmenant qu’un seul homme BaYaÂka pour réaÂliÂser la carÂtoÂgraÂphie d’une zone, par exemple) ou en ignoÂrant les proÂblèmes techÂniques qui affecÂtaient le matéÂriel. PourÂtant, les resÂsources marÂquées par les PygÂmées étaient larÂgeÂment proÂtéÂgées. Si les chasÂseurs-cueilleurs – ou moi-même, en tant que médiaÂteur avec le monde extéÂrieur – avions antiÂciÂpé ces impacts colÂlaÂtéÂraux imporÂtants de l’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière, les BaYaÂka auraient peut-être refuÂsé de donÂner leur consenÂteÂment.
AupaÂraÂvant, si quelÂqu’un vouÂlait entrer dans la forêt, il devait avoir des guides PygÂmées avec lui, et si les chasÂseurs-cueilleurs n’approuvaient pas le visiÂteur, ils refuÂsaient de l’accompagner. Mais le réseau de routes d’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière a perÂmis aux braÂconÂniers comÂmerÂciaux – qui chasÂsaient non pas pour leur propre consomÂmaÂtion mais pour des marÂchés intéÂrieurs et interÂnaÂtioÂnaux insaÂtiables – d’acÂcéÂder à des zones vierges sans que les PygÂmées puissent les contrôÂler. Ils ont utiÂliÂsé les nouÂvelles routes pour effecÂtuer des raids intenÂsifs dans la forêt afin d’y trouÂver de la viande pour nourÂrir les consomÂmaÂteurs urbains. Le comÂmerce de la viande de brousse était si lucraÂtif qu’il a engenÂdré des réseaux de braÂconÂnage bien orgaÂniÂsés avec à leur tête des comÂmanÂdiÂtaires apparÂteÂnant aux élites étaÂtiques comÂpreÂnant des miliÂtaires ou des poliÂciers. De plus, comme les camps d’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière se sont déveÂlopÂpés au plus proÂfond de la forêt, ils ont attiÂré les vilÂlaÂgeois banÂtous de sa périÂphéÂrie qui sont arriÂvés pour fourÂnir de la nourÂriÂture et d’autres serÂvices aux traÂvailleurs. Les bidonÂvilles qui en ont résulÂté se sont déveÂlopÂpés pour conteÂnir chaÂcun des cenÂtaines de colons, dont beauÂcoup ont égaÂleÂment comÂmenÂcé à chasÂser des aniÂmaux pour la viande de brousse.
FrusÂtrés par la situaÂtion, les proÂfesÂsionÂnels de la conserÂvaÂtion de la WCS, du Fonds monÂdial pour la nature (WWF) et d’autres orgaÂniÂsaÂtions ont réagi en employant des escouades d’éÂco-gardes afin de répriÂmer les crimes contre les espèces sauÂvages, créant sans le vouÂloir des milices qu’ils ne pouÂvaient pas contrôÂler. BeauÂcoup de ces gardes ont comÂmenÂcé à extraire des richesses de la forêt, coopéÂrant parÂfois avec les réseaux de braÂconÂnage. Ils batÂtaient et torÂtuÂraient les PygÂmées qu’ils trouÂvaient avec de la viande sauÂvage, même si cette derÂnière avait été chasÂsée légaÂleÂment. Après que les orgaÂniÂsaÂtions de défense des droits de l’homme aient renÂdu publics ces abus dans les années 2000, les orgaÂniÂsaÂtions de proÂtecÂtion de la nature ont offiÂcielÂleÂment pris leurs disÂtances avec les éco-gardes en encouÂraÂgeant les gouÂverÂneÂments locaux à les intéÂgrer dans leurs minisÂtères des forêts resÂpecÂtifs. Elles ont contiÂnué à souÂteÂnir les éco-gardes finanÂcièÂreÂment et logisÂtiÂqueÂment, mais elles ne pouÂvaient plus les disÂciÂpliÂner ou les licenÂcier, ce qui réduiÂsait leurs obliÂgaÂtions à rendre des comptes.
Autour de 2010, les agences de conserÂvaÂtion ont comÂmenÂcé à colÂlaÂboÂrer avec les sociéÂtés d’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière pour contrôÂler le braÂconÂnage dans les concesÂsions borÂdant les zones proÂtéÂgées. Les bûcheÂrons ont audiÂté le traÂvail des éco-gardes afin d’estimer le nombre d’arÂresÂtaÂtions et de saiÂsies de proÂduits de contreÂbande (comme la viande de brousse). IncaÂpables d’aÂgir contre les puisÂsants resÂponÂsables du comÂmerce illéÂgal d’aÂniÂmaux sauÂvages, les éco-gardes ont comÂmenÂcé à s’atÂtaÂquer à des cibles plus faciles : les chasÂseurs-cueilleurs et les vilÂlaÂgeois. Bien que les popuÂlaÂtions locales aient été légaÂleÂment autoÂriÂsées à chasÂser cerÂtaines espèces pour leur subÂsisÂtance en utiÂliÂsant des méthodes traÂdiÂtionÂnelles, dans la praÂtique, les éco-gardes consiÂdéÂraient tout morÂceau de viande comme preuve d’un acte de braÂconÂnage pour jusÂtiÂfier des intiÂmiÂdaÂtions, des torÂtures et des pasÂsages à tabac.
À parÂtir de 2007, la Chine a aggraÂvé le proÂblème en construiÂsant des routes et d’autres infraÂstrucÂtures au Congo […]. Des cenÂtaines de traÂvailleurs chiÂnois sont arriÂvés pour la construcÂtion des routes, un afflux qui a coïnÂciÂdé avec une augÂmenÂtaÂtion imporÂtante du braÂconÂnage des éléÂphants. Les routes construites par les bûcheÂrons étaient reliées aux routes natioÂnales construites par les entreÂpreÂneurs chiÂnois afin d’éÂtaÂblir un réseau de transÂport effiÂcace pour l’iÂvoire et la viande de brousse.
Les proÂtecÂteurs de la vie sauÂvage ont réagi à l’intensification du braÂconÂnage en metÂtant les bouÂchées doubles sur la « conserÂvaÂtion forÂteÂresse », comme l’appelle VicÂtoÂria TauÂli-CorÂpuz, rapÂporÂteuse spéÂciale des Nations unies sur les droits des peuples indiÂgènes. D’autres acteurs font une anaÂlyse simiÂlaire. La WCS, le WWF et d’autres orgaÂniÂsaÂtions ont étenÂdu les parcs natioÂnaux exisÂtants en les reliant à des « zones de conserÂvaÂtion transÂfronÂtaÂlière », tels que le parc triÂnaÂtioÂnal de la SanÂgha, avec ses 750 000 hecÂtares comÂpreÂnant le parc natioÂnal de NouaÂbaÂlé-NdoÂki. TraÂvaillant souÂvent de concert avec les indusÂtriels de l’extractivisme, les agences de déveÂlopÂpeÂment et les orgaÂniÂsaÂtions de conserÂvaÂtion ont contiÂnué créer de nouÂvelles zones proÂtéÂgées dans le basÂsin du Congo, sans le consenÂteÂment des popuÂlaÂtions locales. En mars derÂnier, des enquêÂteurs du ProÂgramme des Nations unies pour le déveÂlopÂpeÂment ont rapÂporÂté que les PygÂmées Baka du nord-ouest du Congo accuÂsaient les éco-gardes superÂviÂsés et finanÂcés par le WWF « de vioÂlences graÂtuites, d’humiliations et d’intimidations ». Les éco-gardes expulÂsaient les Baka en dehors des fronÂtières du proÂjet de parc natioÂnal de MesÂsok Dja, une situaÂtion dénonÂcée par les cherÂcheurs : « En conséÂquence, les actiÂviÂtés de chasse traÂdiÂtionÂnelle des Baka ont été criÂmiÂnaÂliÂsées ».
Peur, faim et alcool
La quaÂsi-totaÂliÂté de la forêt étant diviÂsée en zones de conserÂvaÂtion et en concesÂsions foresÂtières, où les PygÂmées sont perÂséÂcuÂtés pour la chasse et la cueillette, les BaYaÂka ne peuvent plus prosÂpéÂrer ni conserÂver leur idenÂtiÂté, qui se fonde sur la forêt, qui est liée à la forêt. « Oh, c’éÂtait bien, telÂleÂment bien ! Du miel pour tout le monde ! Plus d’ignames sauÂvages que vous ne pouÂviez en transÂporÂter ! », déclaÂrait MonÂgemÂba, le frère aîné hanÂdiÂcaÂpé d’EÂmeÂka, en 2013. « MainÂteÂnant tout est fini, terÂmiÂné ! MainÂteÂnant, il n’y a plus que de la trisÂtesse ! Nous avons telÂleÂment faim. La peur, la peur ! Les garÂçons ont peur d’alÂler dans la forêt. » MaindÂja, une grand-mère de 45 ans, explique : « Si nous allons dans la forêt, nous sommes capÂtuÂrés par des éco-gardes. C’est pourÂquoi nous ne metÂtons plus notre corps dans la forêt. MainÂteÂnant, nous resÂtons dans les vilÂlages, pas dans les camps de la forêt. Et c’est ainÂsi que la sagesse des ancêtres et de leurs praÂtiques disÂpaÂraissent. »
CraiÂgnant de camÂper dans la forêt comme ils le faiÂsaient aupaÂraÂvant et contraints par la nécesÂsiÂté écoÂnoÂmique, de nomÂbreux BaYaÂka traînent autour des camps de bûcheÂrons ou des vilÂlages de payÂsans agriÂculÂteurs, cherÂchant du traÂvail comme ouvriers agriÂcoles, ou serÂvant d’aide à domiÂcile. La pluÂpart des hommes sont trop effrayés pour aller chasÂser. Étant donÂné que la valeur cultuÂrelle et sociale de ces hommes a touÂjours été condiÂtionÂnée par le fait qu’ils rapÂportent de la viande pour nourÂrir leur famille – ce qu’ils ne peuvent plus faire – leur estime de soi s’est effonÂdrée. ExerÂçant désorÂmais comme traÂvailleurs marÂgiÂnaux et souÂvent payés uniÂqueÂment en alcool disÂtilÂlé illéÂgaÂleÂment, beauÂcoup deviennent alcooÂliques, avec tous les proÂblèmes psyÂchoÂloÂgiques, sociaux et écoÂnoÂmiques que cette dépenÂdance entraîne. De nomÂbreuses femmes BaYaÂka souffrent de vioÂlences domesÂtiques, et celles qui vivent autour des camps d’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière sont souÂvent exploiÂtées sexuelÂleÂment par des étranÂgers.
Du point de vue des PygÂmées, leur forêt a été converÂtie en une gamme de biens floÂraux et fauÂniques accaÂpaÂrés par des étranÂgers pour en tirer des proÂfits mysÂtéÂrieux. La logique du déveÂlopÂpeÂment durable – répondre à la demande monÂdiale de resÂsources en ouvrant la forêt aux indusÂtries extracÂtives tout en comÂpenÂsant les dégâts par des zones proÂtéÂgées miliÂtaÂriÂsées – leur échappe comÂplèÂteÂment. Les exploiÂtants foresÂtiers jusÂtiÂfient la pourÂsuite de l’aÂbatÂtage comme une forme de déveÂlopÂpeÂment, mais les popuÂlaÂtions de la forêt en bénéÂfiÂcient rareÂment. Les proÂfesÂsionÂnels de la conserÂvaÂtion mettent l’accent sur les domÂmages cauÂsés aux espèces menaÂcées par l’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière, les routes et les presÂsions du marÂché pour jusÂtiÂfier les resÂtricÂtions draÂcoÂniennes impoÂsées aux chasÂseurs-cueilleurs et les abus des éco-gardes. Mais d’après l’exÂpéÂrience des PygÂmées, les éléÂphants, les léoÂpards, les gorilles et les chimÂpanÂzés étaient autreÂfois comÂmuns dans leur forêt – et leur rareÂté actuelle découle direcÂteÂment de la préÂsence d’éÂtranÂgers.
Ils ont raiÂson. FioÂna MaiÂsels de l’uÂniÂverÂsiÂté de StirÂling en Écosse et ses colÂlègues ont estiÂmé en 2013 que les popuÂlaÂtions d’éÂléÂphants dans le basÂsin du Congo ne repréÂsentent plus qu’un tiers de leur effecÂtif du début du milÂléÂnaire. Le nombre de gorilles des plaines occiÂdenÂtales a égaÂleÂment forÂteÂment dimiÂnué. Le U.S. Fish and WildÂlife SerÂvice rapÂporte qu’enÂviÂron cinq milÂlions de tonnes d’aÂniÂmaux sauÂvages sont extraites chaque année de ces forêts, ce qui proÂvoque des extincÂtions locales. Et selon le ProÂgramme des Nations Unies pour l’enÂviÂronÂneÂment (PNUE), 80 % des grands mamÂmiÂfères de nomÂbreux parcs natioÂnaux de la RépuÂblique DémoÂcraÂtique du Congo (qui est voiÂsine de la RépuÂblique du Congo) avaient disÂpaÂru en 2010.
La déconÂnexion entre les chasÂseurs-cueilleurs et les défenÂseurs de l’enÂviÂronÂneÂment résulte en fin de compte de leurs phiÂloÂsoÂphies contraÂdicÂtoires. Pour les BaYaÂka, l’aÂbonÂdance, l’éÂtat natuÂrel des choses, est assuÂrée par un parÂtage équiÂtable entre toutes les parÂties preÂnantes. La forêt est un être senÂsible avec lequel ils entreÂtiennent des relaÂtions sociales d’enÂtraide et de souÂtien par le biais de tabous, de rituels, de chants et de danses. La kyrielle d’aÂniÂmaux renÂconÂtrés dans cette région jusÂqu’à très récemÂment témoiÂgnait du sucÂcès et de la souÂteÂnaÂbiÂliÂté, sur le long terme, de cet art de vivre. En revanche, les conserÂvaÂtionÂnistes et les experts en déveÂlopÂpeÂment repréÂsentent un sysÂtème écoÂnoÂmique monÂdial réiÂfiant la nature, encouÂraÂgeant sa transÂforÂmaÂtion en marÂchanÂdise et perÂmetÂtant à des élites de déciÂder de la disÂtriÂbuÂtion des resÂsources, ce qui entraîne la raréÂfacÂtion des espèces.
Un nouveau paradigme
CepenÂdant, un nouÂveau paraÂdigme, dans la conserÂvaÂtion de la nature, est en train de se constiÂtuer dans le monde entier. Des cherÂcheurs, des miliÂtants et d’autres perÂsonnes issues de la sociéÂté civile en généÂral comÂprennent que les comÂmuÂnauÂtés locales sont les meilleurs proÂtecÂteurs de la nature et cherchent à les aider. Bien que le concept de carÂtoÂgraÂphie qu’EÂmeÂka et d’autres m’ont aidé à conceÂvoir n’ait finaÂleÂment pas pu sauÂver le mode de vie des PygÂmées, il s’aÂvère plus effiÂcace dans des endroits moins comÂpliÂqués sur les plans insÂtiÂtuÂtionÂnel et techÂnoÂloÂgique – ceux où il y a moins de corÂrupÂtion, plus de démoÂcraÂtie et une gouÂverÂnance plus forte, par exemple, ou un meilleur accès aux réseaux de téléÂphoÂnie mobile.
Mes expéÂriences dans le basÂsin du Congo m’ont finaÂleÂment conduit au groupe de recherche ExCiteS à l’UÂniÂverÂsiÂty ColÂlege LonÂdon. Nous avons depuis déveÂlopÂpé SapelÂli, une appliÂcaÂtion modiÂfiable pour smartÂphone perÂmetÂtant de colÂlecÂter des inforÂmaÂtions sur les resÂsources vitales, les actiÂviÂtés des braÂconÂniers et d’autres variables ; GeoÂkey, un sysÂtème de stoÂckage de donÂnées ; ComÂmuÂniÂty Maps, des cartes utiÂliÂsées pour visuaÂliÂser les donÂnées dans un contexte approÂprié ; et une méthoÂdoÂloÂgie pour la concepÂtion conjointe de proÂjets avec les comÂmuÂnauÂtés indiÂgènes et vilÂlaÂgeoises basée sur les préÂocÂcuÂpaÂtions et les besoins qu’elles idenÂtiÂfient. Ces outils aident les popuÂlaÂtions locales à gérer les resÂsources en colÂlecÂtant des donÂnées, en surÂveillant les chanÂgeÂments et les défis, en déterÂmiÂnant comÂment y répondre et en les assoÂciant à des parÂteÂnaires extéÂrieurs afin qu’elles atteignent leurs objecÂtifs.
Grâce à ces disÂpoÂsiÂtifs, les Ju/‘hoan San de NamiÂbie docuÂmentent les déplaÂceÂments illéÂgaux de bétail de leurs voiÂsins étranÂgers vers les points d’eau de leur réserve qui sont utiÂliÂsés par les aniÂmaux sauÂvages. Les Ju/‘hoan San contriÂbuent ausÂsi à surÂveiller les popuÂlaÂtions d’animaux sauÂvages qu’ils chassent pour leur subÂsisÂtance. Au Kenya, les MasÂsaïs du MaaÂsai Mara s’inÂquiètent de la rareÂté croisÂsante des plantes médiÂciÂnales sauÂvages qu’ils utiÂlisent. Afin de comÂprendre l’origine des domÂmages, ils ont recenÂsé 123 espèces de plantes médiÂciÂnales dont 52 % sont saines et indemnes. Il s’est avéÂré que le nombre croisÂsant de camps de touÂristes était resÂponÂsable d’une grande parÂtie des dégâts cauÂsés aux 48 % de plantes dégraÂdées. Les MasÂsaïs étendent mainÂteÂnant le proÂjet au comÂplexe de la forêt de Mau. Mieux encore, un groupe de l’uÂniÂverÂsiÂté de CopenÂhague a traÂvaillé avec la comÂmuÂnauÂté de Prey Lang au CamÂbodge pour mettre fin à l’exÂploiÂtaÂtion foresÂtière illéÂgale. En comÂmuÂniÂquant par téléÂphone porÂtable, les volonÂtaires traquent les bûcheÂrons illéÂgaux, tombent sur eux en nombre, phoÂtoÂgraÂphient et géoÂloÂcaÂlisent leurs actiÂviÂtés avec SapelÂli et confisquent les tronÂçonÂneuses. Avec le souÂtien des admiÂnisÂtraÂteurs locaux, ils ont pu mettre fin à toutes les coupes de bois non autoÂriÂsées.
Ces traÂvaux reposent sur une réaÂliÂté ; de nomÂbreuses régions du monde sont riches en bioÂdiÂverÂsiÂté grâce aux comÂmuÂnauÂtés qui y vivent depuis des cenÂtaines ou des milÂliers d’anÂnées, et non pas malÂgré elles. Les popuÂlaÂtions locales sont égaÂleÂment les plus ardents défenÂseurs de l’enÂviÂronÂneÂment, car ce sont elles qui ont le plus à perdre lorsque celui-ci est dégraÂdé.
Lors de ma derÂnière visite au Congo, en décembre 2019, EmeÂka m’a donÂné un mesÂsage à transÂmettre aux lecÂteurs de ScienÂtiÂfic AmeÂriÂcan : « Nous sommes les garÂdiens de la forêt. Nous avons touÂjours été là , à prendre soin de la forêt. Depuis le comÂmenÂceÂment, nous avons tué des aniÂmaux, et ils ont touÂjours été là pour nous. Nous tuons des aniÂmaux pour nourÂrir nos enfants. Nous ne praÂtiÂquons pas l’aÂgriÂculÂture ! Nous ne pêchons pas ! Mais mainÂteÂnant, les éco-gardes nous arrêtent, notre forêt nous est interÂdite… Nous vouÂlons que nos enfants n’aient pas à aller loin pour trouÂver des aniÂmaux – mais qu’ils en trouvent tout près de chez nous, comme c’éÂtait le cas avant, quand nous nous occuÂpions de la forêt. Mais notre monde a été pillé. C’est un gros proÂblème. Nous vouÂlons être en bonne sanÂté. Tâchez de régler ces proÂblèmes, afin que nous puisÂsions à nouÂveau connaître la joie ! »
Jerome Lewis
TraÂducÂtion : PhiÂlippe OberÂlé
RelecÂture : Lola BearÂzatÂto
Nota bene : L’enÂthouÂsiasme de ce Jerome Lewis pour des iniÂtiaÂtives techÂno-gouÂverÂneÂmenÂtales n’ayant aucuÂneÂment prouÂvé leur utiÂliÂté, et parÂfaiÂteÂment intéÂgrées au déveÂlopÂpeÂment de la sociéÂté techÂno-indusÂtrielle capiÂtaÂliste, celle-là même qui détruit les comÂmuÂnauÂtés qu’il espère préÂserÂver, est plus que douÂteux. L’inÂtéÂrêt de cet article est bien pluÂtôt l’illusÂtraÂtion qu’il nous fourÂnit de l’abÂsurÂdiÂté, de l’éÂchec, de la nuiÂsance que constiÂtue le déveÂlopÂpeÂment durable.
Vous avez réagi à cet article !
Afficher les commentaires Hide commentsMerÂci, temoiÂgnage et deveÂlopÂpeÂment tres interÂresÂsant mais ce titre et ce Nota Bene on est a 2 doigts d’apÂpeÂler la Police des moeurs pour racoÂlage.
Tres senÂsaÂtioÂnaÂliste ; il est tres peu quesÂtion de deveÂlopÂpeÂment durable dans l’arÂticle, excepte un vague constat d’eÂchec a la fin, c’est domÂmage c’est mal conclu et ca pourÂrait aller telÂleÂment plus loin.
C’est encore un exemple du fait qu’on s’ofÂfusque de la coloÂniÂsaÂtion quand elle est visible dans sa vioÂlence mais qu’on refuse de remettre en quesÂtion nos modes de vie, qu’on refuse de s’atÂtaÂquer a l’oÂriÂgine du proÂbleme qui est la consomÂmaÂtion de bois troÂpiÂcaux en OcciÂdent, notre maniere d’etre au monde, notre confort d’inÂdiÂviÂdus avec nos meubles Ikea ou Roche Bobois mis au desÂsus de celui du groupe que nous forÂmons tous avec les vivants.
La grande majoÂrite des archiÂtectes, concepÂteurs et marques de mobiÂlierque l’on trouve n’en ont aucune conscience. Ils se disent que c’est pas posÂsible que du bois de foret priÂmaire puisse arriÂver legaÂleÂment sur leur etaÂbli : les gouÂverÂneÂments sont corÂromÂpus et les labels sont soient tout petes (voir FSC qui etait pourÂtant le plus exiÂgeant) soient falÂsiÂfies.
Ce qu’on peut orgaÂniÂser faciÂleÂment c’est deja d’arÂreÂter les proÂduits indusÂtriels qui contiennent de l’huile de palme (soit 50% de ce qui se retrouve en superÂmarche), arreÂter d’aÂcheÂter des terÂrasses et meubles a usage unique en plaÂcage Wenge de chez Leroy MerÂlin, acheÂter des proÂduits locaux et des beaux meubles anciens en seconde main ou au pire du neuf en feuillus ou coniÂferes plantes et transÂformes en France et creer des adresses mails sur proÂton et bomÂbarÂder en arguÂmenÂtaires, posts TwitÂter ou InsÂtaÂgram, orgaÂniÂser un bon gros lynÂchage mediaÂtique et actions sur les grandes enseignes de meubles, briÂcoÂlage, fourÂnisÂseur de bois ou desiÂgners c’est proÂbaÂbleÂment bien plus effiÂcace que d’enÂvoyer des docÂtoÂrants dans le basin du Congo pour y deveÂlopÂper des apps sur iPad pour PygÂmees.
Pour faire simple, du bois exoÂtique (en plaÂcage ou en masÂsif) exploite duraÂbleÂment ca n’existe pas. Qqs exemples de pays d’oÂriÂgine ou il n’y a praÂtiÂqueÂment aucune planÂtaÂtion d’arbres, que de l’exÂploiÂtaÂtion de foret :
Pins pour terÂrasses venÂdues en grande surÂface ou chez Ikea : une parÂtie proÂvient des forets priÂmaires de Suede et RusÂsie.
Teck : BirÂmaÂnie
Acajou/mahogany, Noyer du PaciÂfique : PapouaÂsie
PalÂdao, Tali, Oka, Ebene, Wenge/Palissandre : Congo
Kapur : MalaiÂsie, IndoÂnéÂsie
CumaÂru (teck) : AmaÂzoÂnie
etc, etc
BonÂjour,
Article très intéÂresÂsant refléÂtant les contraÂdicÂtions de notre monde moderne. Ce M. LEWIS ne voit pas qu’il défend l’aÂgresÂseur avec ses appliÂcaÂtions mobiles. On ne défend pas la nature avec ce qui la détruit.
Sans saintes valeurs point de salut !
Amen